Réponse au discours de réception de l'abbé de Fénelon

Le 31 mars 1693

Jean-Louis BERGERET

Monsieur,

Le public qui sait combien l’Académie française a perdu à la mort de Monsieur Pellisson, n’a pas plutôt ouï nommer le successeur qu’elle lui donne, qu’en même temps il l’a louée de la justice de son choix, et de savoir si heureusement réparer ses plus grandes pertes.

Celle-ci n’est pas une perte particulière qui ne regarde que nous. Toute la république des lettres y est intéressée, et nous pouvons nous assurer que tous ceux qui les aiment regretteront notre illustre confrère.

Les ouvrages qu’il a faits en quelque genre que ce soit, ont toujours eu l’approbation publique qui n’est point sujette à la flatterie, et qui ne se donne qu’au mérite.

Ses poésies, soit galantes, soit morales, soit héroïques, soit chrétiennes, ont chacune le caractère naturel qu’elles doivent avoir, avec un tour et un agrément que lui seul pouvoit leur donner.

C’est lui aussi, qui pour faire naître dans les autres, et pour y perpétuer, à la gloire de notre nation, l’esprit et le feu de la poésie qui brilloit en lui, a toujours donné, depuis vingt ans, le prix des vers qui a été distribué par l’Académie.

Tout ce qu’il a écrit en prose sur les matières les plus différentes a été généralement estimé.

L’Histoire de l’Académie française par où il a commencé, laisse dans l’esprit de tous ceux qui la lisent, un désir de voir celle du roi qu’il a depuis écrite ; et que dès lors on le jugea capable d’écrire.

Le panégyrique du roi, qu’il prononça dans la place où j’ai l’honneur d’être, fut aussitôt traduit en plusieurs langues, à l’honneur de la nôtre.

La belle et éloquente préface qu’il a mise à la tête des Œuvres de Sarazin, si connue et si estimée, a passé pour un chef-d’œuvre en ce genre-là.

Sa paraphrase sur les Institutes de Justinien est écrite d’une pureté et d’une élégance dont on ne croyoit pas jusqu’alors que cette matière fût capable.

Il y a, dans les prières qu’il a faites pour dire pendant la messe, un feu divin et une sainte onction qui marquent tous les sentiments d’une véritable piété.

Ses ouvrages de controverses, éloignés de toutes sortes d’emportements, ont une certaine tendresse qui gagne le cœur de ceux dont il veut convaincre l’esprit, et la foi y est partout inséparable de la charité.

Il avoit fort avancé un grand ouvrage pour défendre la vérité du mystère de l’Eucharistie, contre les faux raisonnements des hérétiques, c’est sur un ouvrage si catholique et si saint, que la mort est venue le surprendre. Heureux d’avoir expiré, le cœur plein de ces pensées et de ces sentiments !

Le plus grand honneur que l’Académie française lui pouvoit faire, après tant de réputation qu’il s’est acquise, c’étoit, Monsieur, de vous nommer pour être son successeur, et de faire connoître au public que pour bien remplir la place d’un académicien comme lui, elle a jugé qu’il en falloit un comme vous.

Je sais bien que c’est faire violence à votre modestie, que de parler ici de votre mérite ; mais c’est une obligation que l’Académie s’est imposée elle-même de justifier publiquement son choix : et je dois-vous dire, en son nom, que nulle autre considération que celle de votre mérite personnel ne l’a obligée à vous donner son suffrage.

Elle ne l’a point donné à l’ancienne et illustre noblesse de votre maison, ni à la dignité et à l’importance de votre emploi ; mais seulement aux grandes qualités qui vous y ont fait appeler.

On sait que vous aviez résolu de vous cacher toujours au monde, et qu’en cela votre modestie a. été trompée par votre charité ; car il est vrai que vous étant consacré tout entier aux missions apostoliques, où vous ne pensiez qu’à suivre les mouvements d’une charité chrétienne, vous avez fait paraître, sans y penser, une éloquence véritable et solide, avec tous les talents, acquis et naturels qui sont nécessaires pour la former.

Et quoique ni dans vos discours, ni dans vos écrits, il n’y eût rien qui ressentît les lettres profanes, on ne pouvoit pas douter que vous n’en eussiez une parfaite connoissance, au-dessus de laquelle vous saviez vous élever, par la hauteur des mystères dont vous parliez, pour la conversion des hérétiques et pour l’édification des fidèles.

Ce ministère tout apostolique par lequel vous vous éloigniez de la cour, a été principalement ce qui a porté le roi à vous y appeler, ayant jugé que vous étiez d’autant plus capable de bien élever de jeunes princes, que vous aviez fait voir plus de charité pour le salut des peuples ; et, dans cette pensée, il vous a joint à ce sage gouverneur, dont la solide vertu a mérité qu’il ait été choisi pour un si grand emploi.

Le public apprit avec joie la part qui vous y étoit donnée ; parce qu’il sait que vous avez toutes les vertus nécessaires pour faire connoître aux jeunes princes leurs véritables obligations, et pour leur dire de la manière la plus touchante, que rien ne peut leur être plus glorieux, que d’aimer les peuples et d’en être aimé.

L’obligation de vous acquitter d’une fonction si importante, fit aussitôt briller en vous toutes ces rares qualités d’esprit, dont on n’avoit vu qu’une partie dans vos exercices de piété : une vaste étendue de connoissances en tout genre d’érudition, sans confusion et sans embarras : un juste discernement pour en faire l’application et l’usage : un agrément et une facilité d’expression, qui vient de la clarté, et de la netteté des idées : une mémoire dans laquelle, comme dans une bibliothèque qui vous suit partout, vous trouvez à propos les exemples, et les faits historiques, dont vous avez besoin : une imagination de la beauté de celle qui fait les plus grands hommes dans tous les arts, et dont on sait par expérience que la force, et là vivacité, vous rendent les choses aussi présentes, qu’elles le sont à ceux mêmes qui les ont devant les yeux.

Ainsi vous possédez avec cet avantage tout ce qu’on pouvoit souhaiter, non seulement pour former les mœurs des jeunes princes, ce qui est, sans comparaison le plus important, mais encore pour leur polir et leur orner l’esprit, ce que vous faites avec d’autant plus de succès que par une douceur qui vous est propre, vous avez su leur rendre le travail aimable, et leur faire trouver du plaisir dans l’étude.

L’expérience ne pouvoit être plus heureuse qu’elle l’a été jusqu’ici, puisque ces jeunes princes, si dignes de leur naissance, la plus auguste du monde, sont avancés dans la connoissance des choses qu’ils doivent savoir, bien au-delà de ce qu’on pouvoit attendre, et ils sont déjà l’honneur de leur âge, l’espérance de l’État et le désespoir de nos ennemis.

Celui de ces jeunes princes que la providence a destiné à monter un jour sur le trône, est un de ces génies supérieurs qui ont un empire naturel sur les autres, et qui dans l’ordre même de la raison, semblent être nés pour leur commander.

On peut dire que la nature lui a prodigué tous ses dons, vivacité d’esprit, beauté d’imagination, facilité de mémoire, justesse de discernement; et c’est par là qu’il est admiré chaque jour, des courtisans les plus sages, principalement dans les reparties vives et ingénieuses qu’il fait à toute heure sur les différents sujets qui se présentent.

Jusqu’où n’ira point un si heureux naturel, aidé et soutenu d’une excellente éducation ? Il est déjà si au-dessus de son âge, qu’en ne jugeant des choses que par les choses mêmes, on ne croiroit jamais que les traductions qu’il a faites, fussent les ouvrages d’un jeune prince de dix ans ; tant il y a de bon sens, de justesse et de style.

Quel sujet d’espérance et de joie pour tous ceux qui suivent les lettres, de voir ce jeune prince, qui se plaît ainsi à les cultiver lui-même, et qui dans un âge si tendre semble déjà vouloir partager avec César, la gloire que ce conquérant s’est acquise par ses écrits.

Vous saurez, Monsieur, vous servir heureusement d’une si belle inclination, pour lui parler en faveur des lettres ; pour lui en faire voir l’importance et la nécessité dans la politique ; pour lui dire que c’est en aimant les lettres qu’un prince les fait fleurir dans ses états ; qu’il y fait naître de grands hommes, pour tous les grands emplois, et qu’il a toujours l’avantage de vaincre ses ennemis par le discours et par la raison ; ce qui n’est pas moins glorieux, et souvent beaucoup plus utile que de les vaincre par la force et par la valeur.

Vous lui parlerez aussi quelquefois de l’Académie française. Vous lui ferez entendre, qu’encore qu’elle semble n’être occupée que sur les mots, il faut pour cela qu’elle connoisse distinctement les choses dont les mots sont les signes : qu’il n’y a que les esprits naturellement grossiers, qui n’ont aucun soin du langage ; que de tout temps les hommes se sont distingués les uns des autres par la parole comme ils sont tous distingués des animaux par la raison ; et qu’enfin l’établissement de cette Compagnie dans le dessein de cultiver la langue, a été l’un des plus grands soins du plus grand ministre que la France ait jamais eu ; parce qu’il comprenoît parfaitement combien les choses dépendent souvent des paroles et des expressions, jusque-là même que les choses les plus saintes et les plus augustes, perdent beaucoup de la vénération qui leur est due, quand elles sont exprimées dans un mauvais langage.

Ce seroit donc un grand avantage pour notre siècle, au- dessus de tous ceux qui l’ont précédé, si l’Académie française, comme il y a lieu de l’espérer, pouvoit fixer le langage que nous parlons aujourd’hui et l’empêcher de vieillir.

Ce seroit avoir servi utilement l’Église et l’État, si avec le secours d’un Dictionnaire, que le public verra dans peu de mois, la langue n’étoit plus sujette à changer, et si les grandes actions du roi, qui pour être trop grandes, perdent beaucoup de leur éclat par la faiblesse de l’expression, n’en perdoient plus rien dans la suite par le changement du langage.

Il est vrai, que quoi qu’il arrive de notre langue, la gloire de Louis le Grand ne périra jamais. Le monde entier en est le dépositaire ; et les autres nations ne sauroient écrire leur propre histoire, sans parler de ses vertus et de ses conquêtes.

On ne peut pas douter que sa dernière campagne ne soit déjà écrite dans chacune des langues de tant d’armées différentes, qui s’étoient jointes pour le combattre, et qui l’ont vu triompher.

Il n’est pas non plus possible que l’histoire la plus étrangère et la plus ennemie, ne parle avec éloge, je ne dis pas seulement des grands avantages que nous avons remportés, je dis même de la perte que nous avons faite : car si les vents ont été contraires au projet le plus sage, le mieux pensé, le plus digne d’un roi, protecteur des rois ; et si quelques-uns de nos vaisseaux sont péris faute de trouver un port, ç’a été après être sortis glorieusement d’un combat, où ils dévoient être accablés par le nombre, et après l’avoir soutenu avec tant de courage, tant de fermeté, tant de valeur, que la plus insigne victoire mériteroit d’être moins louée.

Le prodige de la prise de Namur peut-il aussi manquer d’être écrit dans toutes ses admirables circonstances ? Déjà long-temps avant que ce grand événement étonnât le monde, nos ennemis qui le croyoient impossible, avoient dit tout ce qui se pouvoit dire pour le faire admirer encore davantage, après qu’il seroit arrivé. Ils avoient eux-mêmes publié partout, que Namur étoit une place imprenable ; ils souhaitoient que la France fût assez téméraire pour en entreprendre le siège, et quand ils y virent le roi en personne, ils crurent que ce sage prince n’agissoit plus avec la même sagesse. Ils se réjouirent publiquement d’un si mauvais conseil, qui ne pouvoit avoir, selon eux, qu’un malheureux succès pour nous.

C’étoit le raisonnement d’un prince, qui passe pour un des plus grands politiques du monde, aussi bien que de tous les autres princes qui commandoient sous lui l’armée ennemie. Et il faut leur rendre justice. Quand ils raisonnoient ainsi sur l’impossibilité de prendre Namur, ils raisonnoient selon les règles. Ils avoient pour eux toutes les apparences, la situation naturelle de la place, les nouvelles défenses que l’art y avoit ajoutées, une forte garnison au dedans, une puissante armée au dehors, et encore des secours extraordinaires qu’ils n’avoient point espérés : car il sembloit que les saisons déréglées, et les éléments irrités fussent entrés dans la ligue. Les eaux des pluies avoient changé les campagnes en marais, et la terre dans la saison des fleurs n’étoit couverte que de frimas. Cependant malgré tant d’obstacles, ce Namur imprenable a été pris sur son rocher inaccessible et à la vue d’une armée de cent mille hommes.

Peut-on douter après cela que nos ennemis mêmes ne parlent de cette conquête avec tous les sentiments d’admiration qu’elle mérite ? Et puisqu’ils ont dit tant de fois qu’il étoit impossible de prendre cette place, il faut bien maintenant qu’ils disent, pour leur propre honneur, qu’elle a été prise par une puissance extraordinaire qui tient du prodige, et à laquelle ne peuvent résister ni les hommes ni les éléments.

Mais de toutes les merveilles de ce fameux siège, la plus grande est sans doute la constance héroïque et inconcevable, avec laquelle le roi en a soutenu et surmonté tous les travaux. Ce n’étoit pas assez pour lui de passer les jours à cheval, il veilloit encore une grande partie de la nuit ; et après avoir commandé à ses principaux officiers d’aller prendre du repos, lui seul recommençoit tout de nouveau à travailler. Roi, ministre d’état, et général d’armée tout ensemble, il n’avoit pas un seul moment sans une affaire de la dernière importance ; ouvrant lui- même les lettres, faisant les réponses, donnant tous les ordres, et entrant encore dans tous les détails de l’exécution.

Quelle ample matière à cette agissante vertu qui lui est naturelle, avec laquelle il suffit tellement à tout, que jusqu’à présent l’État n’a rien encore souffert, par la perte des ministres ! Ils disparoissent et quittent les plus grandes places sans laisser après eux le moindre vide. Tout se suit, tout se fait comme auparavant, parce que c’est toujours Louis le Grand qui gouverne.

Il revient enfin après cette heureuse conquête au milieu de ses peuples ; il revient faire cesser les craintes et les alarmes où ils étoient d’avoir appris qu’il entroit chaque jour si avant dans les périls, qu’un jeune prince de son sang avoit été blessé à ses côtés.

À peine fut-il de retour que les ennemis voulurent profiter de son éloignement, mais ils connurent bientôt que son armée toute pleine de l’ardeur qu’il lui avoit inspirée étoit une armée invincible.

Peut-on en avoir une preuve plus illustre et plus éclatante que le combat de Steinkerque ? Le temps, le lieu, tout favorisoit les ennemis, et déjà ils nous avoient enlevé quelques pièces de canon, quand nos soldats indignés de cette perte, courant sur eux l’épée à la main, renversèrent toutes leurs défenses, entrèrent dans leurs rangs, y portèrent l’épouvante et la mort, prirent tout ce qu’ils avoient de canon, et remportèrent enfin une victoire d’autant plus glorieuse, que les ennemis avoient cru d’abord l’avoir gagnée.

Tous ces merveilleux succès seront marqués dans l’Histoire comme les effets naturels de la sage conduite du roi, et des héroïques vertus par lesquelles il se fait aimer de ses sujets, d’un amour, qui en combattant pour lui, va toujours jusqu’à la fureur : mais lui-même par un sentiment de piété et de religion, en a rapporté toute la gloire à Dieu. Il a voulu que Dieu seul en ait été loué, et il n’a pas même permis que, suivant la coutume, les Compagnies soient allées le complimenter sur de si grands événements. Je dois craindre après cela de m’exposer à en dire davantage, et j’ajouterai seulement que plus ce grand prince fuit la louange, plus il fait voir qu’il en est digne.