Réponse au discours de réception de Joseph d’Haussonville

Le 31 mars 1870

Marc GIRARDIN, dit SAINT-MARC GIRARDIN

Réponse de M. Saint-Marc Girardin
au discours de Joseph d'Haussonville

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 31 mars 1870

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Oui, Monsieur, votre excellent prédécesseur a eu raison de vivre longtemps et d’attendre que sa renommée, obscurcie un instant dans l’agitation des luttes littéraires, reparût l’effet de ses propres mérites et justifiât la confiance qu’il n’avait jamais perdue lui-même.

O mes quatre-vingts ans... disait-il dans cette charmante épître que vous avez si bien louée,

O mes quatre-vingts ans, je vous avais prévus ;
Mais je ne vous dis pas : Soyez les bienvenus

Et pourquoi ne l’aurait-il pas dit ? quelles années pouvaient être mieux venues à notre cher et respecté confrère que celles qui lui apportaient tantôt l’aveu d’un critique qui louait la piquante vivacité des épîtres de M. Viennet, tantôt le regret d’un adversaire politique qui rendait hommage à la fermeté de ses convictions et à la noblesse de son caractère ? Quel plaisir d’assister aux résipiscences de son temps, soit en littérature, soit en politique, surtout quand elles se font en notre faveur ! Quelle satisfaction de bon aloi d’avoir donné à ses critiques et à ses adversaires le temps de désavouer leurs erreurs et de réparer leurs torts ! M. Viennet les aidait dans cette bonne œuvre par la jeunesse et l’entrain de son esprit, par sa verve abondante et variée, par tant de vers marqués au bon coin, pleins de malice sans méchanceté, dont tous les sentiments avaient l’élévation de l’honnête homme, du bon citoyen, jamais celle du rêveur. M. Viennet ne cherchait point le succès auprès des coteries ; il le trouvait toujours auprès du public. Aussi, comme il aimait le public de nos séances de l’Institut ! comme il en était aimé lorsque l’Institut demandait à l’Académie française de faire une lecture pour notre séance annuelle des cinq Académies, nous interrogions nos poëtes et nous leur demandions des vers ; personne n’avait rien à lire ; nous allions d’un poëte à l’autre sans rien trouver. Je voyais cependant M. Viennet qui, après s’être excusé comme les autres, attendait à sa place, d’un air malicieux, la défaillance générale ; et alors, heureux d’être toujours prêt, sans s’être empressé, il nous disait qu’il essayerait de faire quelque chose ; il avait même peut-être commencé une fable ou une épître qu’il tâcherait de finir. Il nous apportait cette fable ou cette épître, et chaque fois il obtenait un de ces succès vifs et charmants dont personne n’avait douté d’avance dans l’Académie : je dis personne, parce que je n’excepte pas l’auteur.

Les succès de M. Viennet ont eu plusieurs phases : ils ont été grands et faciles dans sa jeunesse ; ils ont été contestés pendant la première partie de son âge mûr ; ils ont couronné sans interruption sa longue et féconde vieillesse. Ce qui les explique, ce sont les rapports naturels qui existaient entre M. Viennet et l’esprit français. L’esprit français au XIXe siècle a acquis ou plutôt a montré des qualités d’imagination poétique qu’il avait un peu oublié de cultiver au XVIIIe. Mais ces qualités brillantes et de nouvelle date n’ont pas détruit les qualités propres à la poésie française du XVIIIe siècle : la grâce, la finesse, la moquerie sans emportement, l’élévation dans la clarté, une philosophie douce et tout humaine, le bon goût sans raffinement, le bon sens hors de la banalité, la sagesse du monde sans calcul d’ambition ou de fortune, l’amour de l’humanité libre et égale, voilà les qualités que l’esprit français du XVIIIe siècle avait montrées de préférence. L’imagination française, émue et échauffée par les grands et terribles spectacles de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe, réservait à notre temps une poésie plus ardente, plus élevée, plus méditative, qui était restée cachée jusque-là au fond de notre nature. Personne n’avait senti plus vivement que M. Viennet les contre-coups électriques de la liberté et de la guerre ; mais c’était comme citoyen qu’il les avait ressentis plutôt que comme poëte. Le public, qui n’est pas tenu de faire entre les diverses qualités de la poésie toutes les distinctions de la critique, aimait les qualités du XVIIIe siècle, quoique anciennes, et celles du XIXe, quoique nouvelles. Il donna pendant quelque temps son admiration presque exclusive au génie nouveau, afin de bien l’acclimater ; puis il revint, sans croire ni vouloir changer, à son vieil attachement pour les qualités d’autrefois ; et comme il en retrouvait la tradition et l’amour dans M. Viennet, il l’accueillit de nouveau avec une faveur qu’il lui conserva jusqu’à la fin, témoignant par là qu’il était vraiment un public français, c’est-à-dire qu’il n’oubliait pas ce qu’il semblait quitter, qu’il n’abjurait pas ce qu’il ne pratiquait point, et qu’en fait de goûts littéraires comme d’institutions politiques, il avait des retours qu’il fallait savoir attendre et des revendications qu’il était habile de devancer.

M. Viennet n’aimait pas la politique. Combien ne l’avons- nous pas entendu, en prose et en vers, maudire le jour où il était entré dans la carrière politique !

Il fut un jour néfaste, disait-il, où de ma solitude
Le vœu de mon pays vint troubler les douceurs
Et m’asseoir sur le banc de nos législateurs.
(Épître à mes quatre-vingts ans.)

Heureux temps, Monsieur, et qu’avait vu, ce semble, M. Viennet, où c’étaient les électeurs qui venaient chercher les députés ! Il fut donc député ; et c’est alors que commencèrent ses chagrins et ses tribulations : chagrins de bon citoyen qui, voyant de plus près la lutte des passions et des intérêts, se désespère et s’irrite, sans songer qu’en politique il faut souvent prendre son parti des tracas et des inquiétudes de chaque jour, afin d’éviter le mal qui dure, ou se résigner au mal qui dure, afin d’éviter les tracas et les inquiétudes de chaque jour : chagrins aussi de franc-diseur qui n’a jamais su ni taire ni adoucir la vérité. Or, la vérité que nous voyons le mieux, c’est la vérité des défauts de notre prochain. C’est cette vérité-là que M. Viennet, au milieu de ses prochains députés et ministres, poëtes et critiques, se sentait poussé à dire par je ne sais quelle sincérité instinctive. Voulant prendre leur revanche, les blessés de M. Viennet virent bientôt de quel côté il le fallait frapper.

À me calomnier leur ligue toujours prête
Des torts du député punissait le poëte.
(Épître à Mme de Montaran.)

Oui, voilà le grief que M. Viennet ne pardonnait pas à la politique. Elle lui avait fait perdre quelques-uns des succès qu’il aimait le mieux, quoiqu’il les aimât tous, les succès du théâtre.

Je me suis souvent demandé pourquoi, ayant cette passion pour la poésie tragique, M. Viennet n’a pas réussi aussi bien dans la tragédie que dans la comédie et surtout dans la satire, dans l’épître et dans la fable. Ce qui fait l’originalité et le charme du talent de M. Viennet, c’est que partout l’homme se montre dans le poëte, l’homme avec ses rares qualités d’âme, de cœur et d’esprit. Malheureusement, dans ses tragédies, il aime ses héros plus que lui-même ; il a tort. Qu’il nous permette de l’aimer plus que ses héros ! Ses héros tragiques, je les connais presque tous avant qu’il me les montre. Ce que je cherche dans ses tragédies et ce que je ne trouve pas assez, c’est lui-même, c’est sa verve entraînante, c’est l’ardeur naturelle de ses sentiments, c’est la vérité de ses émotions. On lui reprochait de ne pas aimer la nouveauté ; il était lui-même, par son caractère et par son esprit, une des plus sincères originalités de notre littérature ; seulement il semblait l’ignorer, et ses adversaires se plaisaient à l’ignorer d’après lui. C’est le public qui par ses applaudissements renouvelés pendant plus de trente ans lui a appris et a appris à ses adversaires ce qu’il y avait dans ses vers de nouveauté vive et piquante, d’inspiration franche et naturelle, qui ne devait rien aux conventions des écoles ou des coteries. Laissez donc de côté, lui dirais-je volontiers, mon cher et vénéré confrère, laissez vos Sicambres et vos Mérovingiens, vos Achille et vos Alexandre ; ils vous cachent à nos yeux, et c’est vous, surtout que nous cherchons.

J’ai dit, Monsieur, combien M. Viennet maudissait, la politique ; mais entendons-nous : il était sur ce point comme nous sommes tous. La politique qu’il maudissait, c’était celle de ses adversaires : c’est celle-là qu’il poursuivait de ses sarcasmes dans ses épîtres, dans ses satires, dans ses fables surtout ; car cet homme qui détestait la politique l’a mise partout dans ses fables, c’est-à-dire dans le genre de poésie qui la comporte le moins. La politique, en effet, a pour théâtre le monde des affaires et des intérêts, ou le monde des principes et des idées. Qu’est-ce qu’elle peut avoir à faire dans la fable, qui a pour théâtre le monde des animaux ? Heureusement que la Fontaine nous a appris que ce sont les hommes et non les animaux qu’il faut chercher dans la fable, les hommes avec leurs vices et leurs travers. Fort médiocre naturaliste, mais très-clairvoyant moraliste, la Fontaine a fait de ses fables comme il le dit lui-même : Une ample comédie à cent actes divers, mais une comédie humaine. M. Viennet a suivi l’exemple du maître. Les héros de ses fables sont aussi des hommes, et des hommes de notre temps, de notre monde, pris par M. Viennet à côté de lui, sur les bancs de la chambre des députés ou de la chambre des pairs ; que sais-je ? sur les bancs de l’Académie, de telle sorte qu’en relisant récemment le recueil complet de ses fables et rencontrant tant de portraits de connaissance, je me disais de temps en temps avec inquiétude : « Le mien va venir. » Heureusement que ç’a toujours été celui du voisin.

Autre témoignage de l’étroit accord de la personne de M. Viennet avec ses ouvrages. Il racontait beaucoup et fort bien. Que de piquantes anecdotes, que de charmants récits ma mémoire me rappelle au moment où je parle de lui ! Dans la conversation, il avait à un haut degré le talent du conteur, si fort prisé au XVIIIe siècle. Seulement, dans tous ses contes il avait son rôle et il ne prenait pas le plus mauvais. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il sentait, tout ce qui l’irritait ou l’affligeait ; nos travers, nos ridicules, notre instabilité de sentiments et d’idées, nos enthousiasmes qui ne créent rien et nos oublis qui, non plus, n’abolissent rien, tout cela qui était le monde de M. Viennet et le nôtre, était pour lui dans la conversation le sujet de contes amusants et caustiques, et dans ses ouvrages le sujet de fables ou de satires ; le récit et la satire, la prose et les vers se confirmant l’un l’autre. Grandeurs d’hier qui vous plaignez de n’être plus rien aujourd’hui, que de récits à votre occasion dans les entretiens de ce spectateur malicieux de quinze révolutions, et comme tous ces récits sont résumés d’une manière charmante dans la fable des Deux Almanachs, celui de l’année présente, toujours consulté, et celui de l’année dernière, désormais négligé !

Ainsi tout change et passe en ce monde fragile ;
N’être plus de son temps, c’est comme n’être pas.

Résignez-vous à ces tristes pensées,
Gens d’autrefois, puissances renversées,
Vieux serviteurs, anciens soldats,
Amants trahis, beautés passées,
Vous êtes de vieux almanachs !

Et ne croyez pas qu’il exceptât personne de ses gronderies. Il aimait beaucoup le roi Louis-Philippe. Il y a cependant deux ou trois fables, avant 1848, dans lesquelles le roi Louis-Philippe a pu, s’il y a mis de la bonne volonté, se reconnaître lui-même. Voici, au surplus, à ce propos, une anecdote que M. Viennet m’avait contée et qui prouve que tout était pour lui une occasion de poésie.

En 1837, au mois d’août, quelque temps avant une réélection générale de la Chambre des députés, M. Viennet était allé à Neuilly rendre ses devoirs au roi. « — Vous partez pour Béziers ? lui dit le roi. — Oui, sire. — Serez-vous réélu ? — J’ai répondu que non ; sa gracieuse majesté (c’est le mot dont M. Viennet se servait dans son récit) a pris cela comme la chose la plus simple du monde... J’ai commencé à voir que mes allures de grondeur universel m’avaient, pour ainsi dire, brouillé avec tout le monde politique, et que les ministres passés, présents et futurs ne seraient pas fâchés d’être débarrassés de moi. »

Vous attendez peut-être, Monsieur, quelques mots de reproche ou de dépit ? Il y en a un en effet, et c’est là que M. Viennet éclate tout entier. Voici le mot : « Ce sera le sujet d’une épître que j’adresserai à mon ami M. Bouilly ; » et c’est en effet à propos de cette épître à M. Bouilly dont je lui faisais compliment que M. Viennet me raconta sa conversation avec le roi.

Heureux homme qui, pour tempérer les boutades de son esprit, avait une belle âme et un bon cœur ! Il pouvait oublier la majesté du roi régnant ; il n’a jamais oublié celle du roi exilé.

Heureux homme encore par un autre côté, et digne aussi par là de nous servir d’exemple ! Il n’y avait pas d’échec de fortune ou de vanité dont le travail ne le consolât. Le roi prenait-il trop aisément son parti de la non-réélection de M. Viennet, il faisait son épître à M. Bouilly. Avait-il quelque querelle de tribune ou de théâtre, c’était le travail encore qui venait calmer ses ressentiments. « L’isolement de mon cabinet, voilà, dit-il quelque part, ma panacée universelle. C’est là, sous le feu d’une presse qui voulait me noyer dans le fiel, c’est là qu’après Arbogaste, je composai sept nouvelles pièces de théâtre, des épîtres, des fables, et tout cela sans l’espérance d’un succès, d’une publication possible, en présence d’une réprobation anticipée, d’un dénigrement opiniâtre (). »

Il y a plaisir et honneur, Monsieur, à retracer avec vous l’image d’une si noble vie, d’une si simple et si généreuse honnêteté. M. Viennet n’a été exempté d’aucun des tracas de notre monde disputeur, et il ne s’est pas non plus refusé l’usage de ses défauts. Il n’a eu pour soutenir la lutte aucune des forces que donne le pouvoir ou la fortune. Il n’a eu que deux appuis qu’il a trouvés en lui-même et que nous pouvons tous, grâce à Dieu, trouver en nous-mêmes, que nous soyons grands ou petits, puissants ou faibles, célèbres ou obscurs ; deux appuis que j’ai hâte d’appeler de leurs noms les plus simples, la bonne conscience et l’amour du travail. Avec cela on vit heureux, quoique parfois tracassé par le sort ; on meurt honoré et chéri par ses anciens adversaires qui s’étonnent et qui regrettent de l’avoir été ; on a droit enfin de dire en beaux vers, aux applaudissements du public :

Qu’on ne m’accuse point de brigues, de cabales,
De ces chutes de rois à mon pays fatales !
Non, je n’ai rien détruit et n’ai rien exploité ;
Mon nom dans un complot ne fut jamais compté ;
On chercherait en vain dans ma longue existence
Un acte que n’ait point dicté ma conscience,
Et dans les trois métiers que m’imposa le sort ()
J’ai connu les regrets, mais jamais le remords () !

Monsieur, un grand deuil qui n’a pas été seulement le deuil de votre famille, mais un vrai deuil public, vous a empêché de venir prendre place parmi nous aussi tôt que vous le vouliez. Ce deuil n’a été ressenti nulle part plus vivement que dans l’Académie ; nulle part la mort inattendue, sinon prématurée, de M. le duc de Broglie n’a excité de plus grands et de plus sincères regrets. Il y avait, selon l’âge et la carrière différente de chacun de nous, des degrés différents dans les sentiments que nous avions pour lui ; il n’y avait pas de différence dans l’attachement et dans le respect qu’il nous inspirait. Il était pour nous la plus belle personnification morale des institutions libérales que nous avons aimées, le vivant idéal du citoyen, du ministre et de l’orateur dans un gouvernement libre, tout cela vérifié par trente années de gloire parlementaire et couronné par vingt années de retraite paisible et fière. Cette retraite a eu une dernière joie. M. le duc de Broglie a vu se lever le jour qu’il attendait, et il a emporté avec lui une espérance dont j’ai retrouvé la touchante expression dans les généreuses pensées qui terminent votre discours.

Je ne veux parler, Monsieur, que de vos ouvrages qui ont depuis vingt ans attiré sur vous l’attention et l’espoir de l’Académie. Je ne dirai rien de votre vie commencée dans la carrière diplomatique, continuée dans les chambres et qui devait être une vie toute politique. Les révolutions ne l’ont pas voulu. Qu’avez-vous fait alors après le premier moment de stupeur, comme vous le disiez tout à l’heure, et de stupeur sans engourdissement, je dois le dire ? À ceux qui vous le demandaient alors, vous avez répondu comme beaucoup de nos amis : « Nous attendons. » Cette attente n’était point un défi ; c’était un rendez-vous de conciliation et qui a réussi, ce qui nous dispense d’épiloguer sur le temps qu’on a mis à s’y rendre. Si les uns ont été plus tardifs que les autres, c’est que sans doute ils avaient plus de chemin à faire.

Ce temps d’attente dont vous n’aviez certes pas retranché l’espérance, vous l’avez rempli par l’étude et le travail. Vous aviez publié en 1850 une Histoire de la politique extérieure du gouvernement français de 1830 à 1848. Tout le monde y avait déjà remarqué les heureuses qualités de votre talent pour écrire l’histoire ; la narration claire, facile, élégante qui vous est propre, le soin que vous avez d’avoir tout lu, afin de tout savoir, avec l’art de ne dire que ce qu’il faut pour mettre en lumière la vérité et la justice.

Avant de relire votre ouvrage, je croyais que, pour éviter la monotonie d’être toujours de votre avis, je pourrais reprocher à, votre livre de manquer d’unité, de passer à chaque chapitre d’une question et d’un pays à un autre ; je comptais même, pour excuser ma critique, m’en prendre à votre sujet et à son inévitable diversité. Je me trompais. C’est dans le sujet même de votre livre que s’est rencontrée l’unité que vous ne cherchiez pas. Partout, quelle que soit la diversité des questions et des événements, les négociations que vous racontez marchent au même but. Ce but est le maintien de la paix libérale, sans abaissement dans le présent, sans danger dans l’avenir. Cette paix libérale est de nos jours le but de tous les peuples européens, à mesure que leurs institutions deviennent plus libres ; ils respectent plus scrupuleusement leur indépendance réciproque, à mesure qu’ils pratiquent mieux leur liberté intérieure ; J’aurais donc mauvaise grâce, malgré la bonne envie que j’ai de vous contredire un peu, j’aurais mauvaise grâce, avouons-le, à reprocher à votre livre de manquer d’unité, quand ce livre est par la force même des choses l’exposé d’un système persévérant, et que ce système, c’est-à-dire la paix garantie par la liberté, devient chaque jour davantage le but commun de la civilisation européenne.

L’histoire de la réunion de la Lorraine à la France était un grand sujet historique, divers aussi dans ses parties, mais ayant aussi cette unité intérieure que vous savez si bien discerner et si bien montrer. Ce sujet avait pour vous toute sorte d’attraits. La première condition pour bien écrire l’histoire, c’est que l’histoire et l’historien se conviennent et qu’ils s’aiment, pour ainsi dire, l’un l’autre. Vous en étiez là avec la Lorraine. Lorrain et d’ancienne famille lorraine, vous aviez naturellement la tradition du vieux patriotisme lorrain, et vous n’étiez pas homme à blâmer l’héroïque attachement que vos pères avaient pour leur indépendance ; braves gens qui ne savaient pas que les lois de la philosophie de l’histoire avaient décidé de toute éternité que Nancy devait être le chef-lieu d’un département français. Vous ne croyez pas, Monsieur, à ces prétendus arrêts de la providence qui se prononcent sur les champs de bataille. Ce ne sont là pour vous que des événements fort humains et fort terrestres que les contemporains ont le droit de combattre et que l’histoire a le droit de juger, en repoussant loin d’elle, comme un outrage, l’ignoble devoir d’être toujours du parti des vainqueurs. Non, les Lorrains qui ont lutté courageusement contre Louis XIII et contre Louis XIV n’ont point manqué de respect à la providence, puisque la providence délibérait encore. Vous avez aimé à faire revivre dans vos récits ces généreux dévouements, et vous avez bien fait. Votre livre a pour sujet la glorification de deux grands et bons souvenirs : l’indépendance nationale de la Lorraine dans le passé et son heureuse association avec la France au XVIIIe siècle. Honorer les temps et les sentiments anciens, sans les regretter, et célébrer l’unité patriotique de la France, sans porter atteinte au respect de nos vieilles diversités nationales, voilà, Monsieur, l’inspiration et voilà l’œuvre et l’honneur de votre livre.

Fidèle aux vieux souvenirs de l’histoire de la Lorraine, vous n’avez pas dû oublier le plus aventureux et le plus singulier des héros de cette histoire, le duc Charles IV. Ç’a été, si j’ose ainsi parler, l’épisode romanesque de votre livre, et vous l’avez raconté avec beaucoup de charme et d’entrain, sans que vous ayez jamais négligé de suivre la marche de l’histoire à travers le roman. Charles IV eut le malheur de comprendre de très-bonne heure qu’il avait en ce monde un rôle impossible ou bien difficile à jouer, celui de prince d’un État qui ne pouvait pas durer. Comme c’était la fortune qui lui avait donné ce mauvais rôle, il prit lestement son parti d’ajouter aux aventures que lui faisait sa destinée toutes celles que lui conseillait son humeur fantasque ; de là le bizarre mélange des traits divers de son caractère, à la fois sceptique et romanesque, sérieux et bouffon, que traversent tour à tour la gaieté et la tristesse. Condottière intrépide, sans foi ni loi, qui, n’ayant plus qu’une armée pour toute principauté, la loue ordinairement à deux partis à la fois, aux Frondeurs et aux Mazarins, et s’arrange pour ne l’engager dans aucun combat : avec cela, très-brave soldat et bon général, qu’aucun péril n’effraye, qu’aucune aventure n’étonne, qu’aucune promesse n’oblige pas plus en politique qu’en amour ; qui s’est marié plusieurs fois et presque en même temps, sans que cela l’ait empêché de trouver dans celles qu’il épousait une fidélité qu’il ne leur rendait pas, mais qu’il avait le don d’inspirer ; personnage curieux qui conserva jusqu’à la fin les qualités aimables de l’homme du monde, ayant depuis longtemps renoncé aux qualités de prince ; devenu presque insensible aux vicissitudes du sort, à force de les avoir toutes ressenties ; détaché bien avant son peuple du soin de sa dynastie et détestant son neveu le grand Charles V, le vainqueur des Turcs et le libérateur de Vienne ; comprenant sans-doute le reproche que le sérieux du jeune prince faisait à sa frivolité sceptique, et se débarrassant du reproche en pensant que le neveu avec son sérieux ne perdrait ni plus ni moins la Lorraine que l’oncle avec son insouciance.

À côté de ce portrait que l’histoire vous a prêté pour égayer votre récit, personne n’a mieux que vous démêlé et expliqué les changements qui arrivent, avec l’aide du temps, dans la condition des peuples, et qui font qu’un pays cède, peu à peu à l’ascendant d’un autre pays et s’y associe sans se désavouer : accord admirable, qui s’accomplit par le travail invisible et quotidien des idées, des sentiments, mille fois plus efficace que le labeur brutal des combats. Cette vérité ne se découvre nulle part avec plus de force et de clarté que dans l’histoire de la réunion de la Lorraine à la France. Tant que la France a voulu soumettre la Lorraine par la guerre, la réunion ne s’est pas faite, et Louis XIV a été forcé, au traité de Riswick, de restituer la province qu’il croyait avoir conquise, comme pour proclamer en quelque sorte, par la voix d’un conquérant, l’impuissance de la force guerrière à faire toute seule la réunion d’un peuple à un autre.

Ici, Monsieur, permettez-moi de faire une réflexion historique. C’est, selon moi, une erreur fort impertinente de dire que la France a conquis la Bourgogne, la Bretagne, la Lorraine. Il y avait au moyen âge plusieurs Frances diverses, et ces Frances étaient très-françaises sans dépendre de Paris. Elles parlaient un très-bon français, témoin Froissard et Comines ; elles avaient le cœur français, témoin Jeanne d’Arc, la bonne Lorraine, comme dit notre vieux poëte Villon. Cette vitalité française s’est interrompue dans cette guerre quasi civile que Richelieu et Louis XIV ont suscitée entre la France et la Lorraine, pendant 75 ans ; mais elle s’est ranimée et a refleuri, pour ainsi dire, pendant la paix du XVIIIe siècle. À mesure que l’esprit français prenait en France un plus libre essor dans les lettres, dans la philosophie politique, dans les sciences, il se répandait plus aisément aussi en Lorraine, sans rencontrer la barrière des vieilles haines. Voilà, Monsieur, les œuvres de la paix, celles qu’elle oppose avec orgueil aux œuvres de la guerre. Et s’il fallait enfin un dernier témoignage de l’heureux esprit de conquête de la paix, ce que la puissance de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV n’avait pas pu faire par l’épée de Condé et de Turenne, le plus insouciant de nos rois, Louis XV, et le plus timide de nos ministres, le cardinal Fleury, l’ont fait sans efforts et presque sans habileté. Tant la paix avait rendu la Lorraine à son vieil instinct national ! Le jour où le mariage de son dernier duc força la Lorraine de choisir entre la France et l’Allemagne, elle quitta, étonnée plutôt qu’attristée, la dynastie qui la quittait. Elle ne devint pas française, elle le redevint, et elle n’eut, pour oublier une querelle de trois quarts de siècle, qu’à se ressouvenir de sept cents ans de confraternité.

Cette union aidée par tant de vieux souvenirs, troublée un instant par les passions ambitieuses des princes, s’est trouvée consolidée en 89 par l’avènement de la nouvelle société française. Vous avez eu raison, Monsieur, de montrer combien la liberté avait été efficace pour créer cette unité nationale, qui fait notre force et notre gloire. Je sais bien qu’on nous a beaucoup dit et qu’on nous dira peut-être encore que nous devons notre unité nationale à la puissance de notre administration centrale, à nos intendants d’autrefois, à nos préfets d’aujourd’hui, au génie militaire et politique du premier des Napoléons. Je ne veux me brouiller avec aucun grand souvenir ; mais il est un plus grand souvenir que tous ceux-là, qu’il m’est impossible d’oublier quand on parle des causes de l’unité française ; c’est le souvenir de cette glorieuse communauté de grandeurs et de malheurs, de succès et de revers, de bonne et de mauvaise fortune, que la France a traversée depuis 89. Aussi, quand parfois à l’étranger j’entends demander d’où vient l’unité de la France, et que les uns l’attribuent à sa géographie, d’autres à son bulletin des lois, je réponds sans hésiter que notre unité vient de notre histoire du XIXe siècle. Espérances et désespoirs des révolutions, enivrement de la gloire des conquêtes, amertumes de la défaite et de l’invasion, chutes de dynasties et de gouvernements tombant les uns sur les autres, libertés perdues et recouvrées, que n’avons-nous pas supporté ? Mais nous avons tout supporté ensemble. Qui donc d’entre nous, dans nos aventures nationales, s’est séparé de ses frères pour jouir ou pour souffrir ? qui donc a tenté de se faire une joie ou une douleur à part ? Qui donc s’est souvenu de sa province ou de sa ville pour lui souhaiter un sort distinct de celui de la France ? Voilà à travers quelles épreuves et avec quels sentiments s’est fondée et notre unité nationale. Elle est née de l’histoire de notre siècle ; elle est née du patriotisme de la France moderne. Mais, croyons-le bien, Monsieur, et avec qui suis-je plus à mon aise pour m’en féliciter qu’avec l’historien de la réunion de la Lorraine ? dans le patriotisme de la France moderne, il y a les patriotismes de nos vieilles provinces françaises qui sont venus s’y fondre comme dans une fournaise puissante, et nos tempêtes civiles et guerrières n’ont fait que hâter la fusion de ces métaux généreux apportés de tous côtés. Comme dans l’incendie de Corinthe, l’airain est sorti du feu plus brillant et plus indestructible que jamais.

J’arrive, Monsieur, a celui de vos ouvrages qui est, comme vous le dites dans votre préface, « le fruit de longues et consciencieuses recherches ;». Par l’importance du sujet, par la gravité et la nouveauté des révélations, par l’émotion qu’excite le récit, la publication de ce livre a été un des événements de notre temps. Je parle de l’Histoire de l’Église romaine et du premier empire de 1800 à 1814.

En lisant votre ouvrage, la première question qu’on se fait est de se demander comment tant de faits graves, tant de scènes douloureuses, une persécution si longue et si obstinée, ont pu rester ignorés du public contemporain. Ce n’est point ici un homme obscur qui est enlevé à sa famille et à ses travaux ; c’est le pape qui est enlevé de Rome, qui, est relégué, et enfermé dans une petite ville des bords de la mer ; c’est l’élu et le représentant du monde catholique qui disparaît tout à coup ; et autour du vide qui se fait inopinément, tout le monde se tait ; la surprise n’excite pas la curiosité ; l’affliction ne crée pas la plainte, et la voix qui retentissait naguère dans toutes les églises de la catholicité n’a plus un seul écho qui puisse ou veuille l’entendre. Comment a pu se faire un pareil silence, qui s’était si bien établi qu’il a duré même après la chute de celui qui l’ordonnait, et qu’il a fallu que la mort brisât tour à tour les sceaux imposés sur les lèvres des ministres de ce silence pour le rompre enfin et y substituer la vérité et la justice de l’histoire ?

Ce silence qui enveloppait l’administration et le gouvernement du premier empire, ce silence qui nous étonne, quoique nous en ayons passé tout près, se faisait à l’aide de deux choses, un grand prestige dans l’empereur et une censure très-vigilante dans l’administration. Soyons justes, Monsieur, on ne fait taire les hommes qu’à la condition de les occuper, et la première condition pour les empêcher de dire ce, qu’on veut cacher est de leur donner beaucoup à dire sur ce qu’on veut montrer. L’empereur Napoléon Ier, tant qu’il fut heureux, avait au suprême degré la qualité de donner beaucoup à dire sur ce qu’il voulait montrer. Avec le bruit de sa gloire il faisait aisément le silence sur sa politique. La censure et la police faisaient le reste. Le malheur, c’est qu’à mesure que la fortune abandonnait Napoléon, le prestige cessant, la censure et la police ne suffisaient plus à leur emploi. Comme il fallait non plus seulement se taire sur quelques points, mais sur toutes choses, le silence devenait pour le pays une souffrance qui aggravait toutes les autres. Chose singulière : de toutes les choses que le public ignorait, la lutte du pape et de l’empereur était celle qu’il ignorait le plus et qu’il a ignorée le plus longtemps. L’action se passait entre peu de personnes, point de confidents que les acteurs qui avaient intérêt à se taire. Surtout la curiosité publique était ailleurs. Elle n’était ni à Savone ni à Fontainebleau ; elle était sur les champs de bataille où se décidait la destinée de la France.

Ce sera votre mérite et votre honneur, Monsieur, d’avoir ouvert à tous les yeux ce coin obscur de l’histoire de l’empire. Alors s’est montré à nous un grand et curieux spectacle ou plutôt un grand et curieux contraste, plus dramatique qu’aucun de ceux que peut inventer l’imagination des poètes. D’un côté, toutes les grandeurs militaires, toutes les forces administratives, tout l’éclat des états-majors victorieux, toute l’activité et toute l’habileté des conseillers d’État et des directeurs généraux, et tout cela personnifié dans le génie le plus capable de faire marcher tous ces pouvoirs divers au but marqué par son impérieuse volonté. Quelle puissance, et, pour en témoigner les effets, quelles œuvres accomplies presque en un instant ! Au dehors, l’Europe vaincue ; au dedans, la révolution terrassée et domptée ; la France enfin ravie de la paix intérieure qu’elle avait retrouvée, éblouie de la gloire qu’on lui donnait et n’en calculant pas encore le prix, entraînée surtout par le goût naturel qu’elle a d’admirer les grandeurs dans leur nouveauté et de s’y asservir avec la fortune. De l’autre côté, et pour résister, s’il le fallait, à ce prodigieux ascendant, qu’y avait-il ?

Vous racontez dans votre premier volume qu’en 1800, notre ministre à Rome, allant retrouver le pape, le premier consul lui dit : « N’oubliez pas de traiter le pape comme s’il avait une armée de deux cent mille hommes à ses ordres. » Le mot fut rapporté au pape, qui se mit à sourire, étonné sans doute que son pouvoir fût pesé dans cette balance tout à fait terrestre. Ainsi, pour apprécier leurs forces réciproques, les deux antagonistes futurs, avant même qu’ils prévissent la lutte, n’avaient ni la même mesure, ni la même langue ; mais ce que nous devons surtout remarquer, c’est que si le pape eût eu cette armée de deux cent mille hommes que Napoléon lui attribuait poliment, il eût été perdu dans la lutte, il eût été vaincu comme l’Europe. Ce qui l’a sauvé, c’est de n’avoir point les armes qu’avait son adversaire et d’en avoir d’autres que son adversaire ne connaissait même pas. Il a retrouvé l’égalité par la différence absolue des forces. Il avait en effet la force qui ne compte ni dans l’inventaire des arsenaux ni dans l’effectif des corps d’armée ; il avait la force de la conscience individuelle, et c’est par là qu’il a été invincible, sans avoir eu besoin d’être infaillible.

Qu’est-ce qui a causé le rapprochement entre les deux puissances qui se partagent l’humanité, la force matérielle et la force morale, rapprochement qui fut d’abord une alliance et devint bientôt une rupture ? C’est la force matérielle qui a demandé une consécration à la force morale ; singulier aveu que Napoléon, par le couronnement, faisait à la force morale, s’il croyait ne pas l’avoir ; plus singulier encore, s’il croyait la recevoir. Quoi qu’il en soit, c’est l’empereur qui a appelé le pape à Paris ; c’est la force matérielle qui, dans son orgueil imprévoyant, s’est suscité à elle-même cette apparition de sa rivale, et qui, sans le savoir, a mêlé aux pompes de sa grandeur la première version d’un des écueils où cette grandeur devait échouer.

Qu’elle était douce et bienveillante, cette force morale, qui alors se croyait aimée, quoiqu’elle se sentît déjà un peu subjuguée ! Une subordination encore volontaire libre ne répugnait pas au pontife ; il croyait que la religion devait beaucoup à Napoléon. Les dignitaires du clergé répétaient sans cesse que c’était Napoléon qui avait relevé les autels, que c’était sur un signe de sa volonté souveraine que la France s’était du jour au lendemain retrouvée catholique. Triste et dangereuse erreur que Pie VII apprit plus tard à reconnaître, quand à Savone, repoussant les conseils de ceux qui lui disaient que tout le clergé de France était pour l’empereur contre le pape, il comprit, par l’intuition de la foi et du malheur, que le clergé français, qui avait traversé sans défaillir les épreuves de la révolution, ne pouvait pas être tombé tout entier dans la servilité des cours. Des voix généreuses, qui parvenaient jusqu’à lui à travers les murs de sa prison, l’avertissaient qu’il y avait çà et là dans le pays des résistances n’ayant, comme la sienne, d’autre force que la conscience individuelle. Eh bien, avant le concordat, c’était aussi l’effort des consciences individuelles, c’était le zèle persévérant des prêtres persécutés, c’était la piété de nos curés de campagne venant à travers tant de périls retrouver leurs vieilles églises et leurs vieux paroissiens, c’étaient les sentiments de tant de Français à qui le malheur avait rappris l’émotion religieuse, c’était enfin l’instinct du pays, c’était le mouvement des âmes qui avait relevé les autels et non pas la volonté du premier consul. La France ne s’était pas retrouvée catholique par l’effet d’une consigne militaire ; elle l’était parce qu’elle voulait l’être, laissant à chacun la consciencieuse liberté des refus. Il n’y eut que la cour de l’empereur à qui il fut ordonné de prendre part au catholicisme du couronnement.

Je ne fais que répéter, Monsieur, ce que vous avez si bien dit en restituant à la France de nos pères le mérite d’avoir restauré les autels qui plaisaient à leurs souvenirs ou à leurs espérances. Ç’aurait été, avouons-le, mal inaugurer un siècle de tolérance religieuse que de passer de l’incrédulité à la piété par l’ordre d’un maître qui ne faisait lui-même que de la politique, en nous faisant faire de la religion. Les flatteurs ecclésiastiques de Napoléon ne nous montrent derrière le concordat que l’unique et hautaine figure de l’empereur. Grâces vous soient rendues d’avoir replacé derrière le concorde la figure de la France, et d’avoir substitué à la volonté du prince qui décrète un credo l’émotion nationale d’un peuple qui reprend sa foi et ne la prescrit à personne !

Vous nous avertissez dans votre introduction que, si votre livre soulève quelques questions qui touchent aux rapports de l’Église et de l’État, vous n’avez pas songé un instant à les traiter ex professo ; vous avez voulu seulement raconter l’histoire de la lutte engagée entre le despotisme qui veut partout faire sa volonté et la conscience qui veut faire son devoir ; l’un qui dit : Je le veux ! et qui croit que tout doit céder à ce mot ; l’autre qui dit : Je ne puis pas ! et qui n’ayant peur, ni de la mort, ni de la souffrance, ni de la captivité, sait qu’avec ce mot, quoique prononcé par le plus faible des vieillards, elle vaincra le plus redouté des conquérant ; et elle a vaincu en effet, vaincu par la patience et par la résignation. Qui l’aurait dit quand le pape en 1809 était enlevé de Rome et conduit en France comme un coupable, qui l’aurait dit en 1812, quand malade et presque mourant il était transporté de Savone à Fontainebleau pour être de plus près sous la main de son terrible antagoniste, qui aurait dit qu’il viendrait un jour où il rentrerait à Rome et où il monterait à pas lents, avec le visage radieux d’un saint délivré de ses chaînes, l’escalier de Saint-Pierre, toujours humble quoique triomphant, et ne s’enorgueillissant pas d’un triomphe qui n’étonnait pas sa foi ? De quels traits vifs et naturels vous avez su peindre une de ces grandes journées de consolation et de justice qui traversent de temps en temps l’histoire ! Rien n’est donné à la fausse émotion ; aucun esprit de parti ; aucune déclamation. On sent seulement l’effet que produit sur les âmes élevées le spectacle des choses humaines, c’est-à-dire la vraie et grave pitié que l’histoire enseigne aux hommes d’avoir les uns pour les autres. Mais laissez-moi surtout admirer la belle et touchante inspiration que vous avez eue pour achever votre peinture.

Arrivé au terme de votre récit et en face du sort final que les événements ont fait aux deux acteurs du grand drame que vous venez de raconter, vous ne songez pas à faire entre eux un de ces parallèles qui plaisent aux écoles. Vous contemplez un instant les dernières scènes du spectacle qui nous est donné : à Rome, le retour triomphant de Pie VII et les larmes de joie que versent en se retrouvant le peuple et le pontife romain ; à Fontainebleau, les adieux que Napoléon forcé d’abdiquer fait à ses vieux soldats et les larmes que répandent ces fidèles compagnons de l’adversité. Est-ce pour opposer cruellement le triomphe à la chute, et les larmes de joie qui coulent à Rome aux pleurs douloureux de Fontainebleau ? Ah ! laissons à la fortune et à ceux qui la suivent la satisfaction de ces terribles expiations. Le miséricordieux prisonnier de Savone n’a rien ressenti de ces mauvaises joies, lui qui ne se souvient de sa captivité que pour prier en 1817 le prince régent d’Angleterre d’adoucir la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène. Vous n’avez rapproché un instant Rome et Fontainebleau que pour tirer de ce rapprochement une leçon vraiment grande et vraiment humaine. Oui, les révolutions de la fortune peuvent avoir leur grandeur parce qu’elles ont aussi leur justice. C’est par là que nous sommes tentés parfois de les glorifier ; mais l’impassibilité du destin qui prononce ces redoutables arrêts me les gâte, même quand ils sont justes. Partout où éclatent les révolutions, éclatent aussi les émotions humaines, les bonnes comme les mauvaises. C’est donc le devoir de l’historien de suivre l’homme à travers le tumulte des choses, de découvrir et de montrer les bons sentiments de l’âme humaine, ceux qui l’honorent et qui l’élèvent, de nous apprendre que c’est de ce côté qu’est la grandeur de l’histoire, parce que c’est de ce côté aussi qu’est la grandeur de l’humanité. Les catastrophes que racontent les annales des peuples ne sont pour ainsi dire que l’accomplissement des lois de la nature universelle, tant que nous n’y mêlons pas notre âme, et les choses n’ont de prix que par les larmes qu’elles tirent de l’homme : Sunt lacrymœ rerum et mentem mortalia tangunt.

La chute d’un conquérant, quelque grande qu’elle soit, n’est qu’une des mille et une aventures de ce monde. Mais, à Fontainebleau, les larmes de douleur de ces vieux soldats séparés de leur glorieux général, à Rome, les pleurs de joie du vieux prêtre rendu à son Église, voilà où est vraiment l’histoire humaine ; voilà où l’histoire a son spiritualisme ; et c’est ce spiritualisme que je vous remercie d’avoir recherché et d’avoir montré dans l’émotion des vieux grenadiers de la garde impériale. Vous avez replacé ainsi la chute du conquérant dans un cadre de douleurs généreuses et désintéressées qui le défend contre les duretés de la fortune.

J’avais à cœur, Monsieur, de vous féliciter, au nom de l’Académie, de votre fidélité aux grandes lois morales de l’histoire, à celles qu’ont suivies les maîtres de l’antiquité et que suivent les maîtres de nos jours : avant tout, l’amour de la vérité, l’horreur du mensonge, le dédain des arrêts de la fortune et le respect de la conscience humaine.

Notes :

Dictionnaire de la conversation.

Soldat, poëte, député.

Épître à mes quatre-vingts ans.