Réponse de M. Cuvillier-Fleury
au discours de M. John Lemoinne
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 2 mars 1876
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Vous l’avez dit avec raison, et je le dirai à mon tour, sans être arrêté par votre modestie : vous entrez ici comme journaliste. Laissez-moi ajouter que si vous avez été, dès votre première candidature acceptée par notre compagnie, c’est que comme publiciste, vous avez été distingué parmi les meilleurs, que vous avez gardé un style original dans cette confusion des langues qui caractérise trop souvent les luttes de la presse périodique, et enfin que vous avez montré, dans une circonstance récente et terrible de notre histoire, comment la plume peut devenir, au milieu d’un grand péril social, une arme vaillante dans la main d’un homme de cœur.
Pourquoi ne pas le dire, Monsieur ? ce n’est un « quatrième pouvoir », c’est la plus réelle puissance des temps modernes que vous représentez ici. C’est comme un de ses ministres que nous vous recevons. Vous représentez la presse, non pas dans sa forme générale et abstraite qui se confond avec celle de l’esprit lui-même, mais dans son acception qu’on pourrait croire la plus réduite, la presse quotidienne, le journalisme, le journal. Un de vos plus éminents prédécesseurs, assis en ce moment près de vous, se félicitait un jour, entrant dans cette enceinte, de n’avoir jamais écrit que dans les journaux. Il venait rejoindre sur ces bancs un autre publiciste comme lui, un ami de vingt ans, un nom illustre dans l’Université, la politique et les lettres, une chère mémoire pour chacun de nous. J’ai nommé Saint-Marc-Girardin.
Ce n’est pas d’aujourd’hui, Monsieur, que la liberté de la presse compte comme un pouvoir dans l’État. Sans cesse remaniée et réglementée depuis un siècle, on a pu ralentir son allure, calmer son ardeur, refréner sa véhémence naturelle ; on ne l’a jamais, ni sérieusement atteinte comme influence, ni diminuée comme pouvoir. Elle reste un pouvoir.
« Nous avons vu, disait un grand sage, la vieille société périr, et avec elle cette foule d’institutions domestiques et de magistratures indépendantes qu’elle portait dans son sein, faisceaux puissants des droits privés, vraies républiques dans la monarchie… Pas une n’a survécu, et nulle autre ne s’est élevée à leur place. La Révolution n’a laissé debout que les individus… De la société en poussière est sortie la centralisation… La charte de 1814 (après la dictature de l’Empire) avait donc à constituer à la fois le gouvernement et la société... Elle aurait trop peu fait (ayant établi l’un) pour relever l’autre, si elle s’était arrêtée à la division des pouvoirs. À la place d’un despotisme simple, nous aurions eu un despotisme composé, l’omnipotence parlementaire après l’omnipotence d’un seul... Ce n’est qu’en fondant la liberté de la presse, comme droit public, que la charte a véritablement fondé toutes les libertés et rendu la société à elle-même. La liberté de la presse doit fonder à son tour la liberté de la tribune, qui n’a pas un autre principe ni une autre garantie. Ainsi la publicité veille sur les pouvoirs. Elle les éclaire, les avertit, les réprime, leur résiste. S’ils se dégagent de ce frein salutaire, ils n’en ont plus aucun ; les droits écrits sont aussi faibles que les individus. Il est donc rigoureusement vrai que la liberté de la presse a le caractère et l’énergie d’une institution politique ; que cette institution est la seule qui ait restitué à la société des droits contre les pouvoirs qui le régissent, et que le jour où elle périra, ce jour-là nous retournerons à la servitude ( 1)... »
J’ai voulu, Monsieur, vous montrer les titres de noblesse de votre profession, rédigés par un philosophe chrétien, un royaliste, nullement suspect d’enthousiasme pour les conquêtes de l’esprit moderne, mais qui en avait reconnu l’imprescriptible nécessité. Ce philosophe, vous le connaissez ; il a été pendant soixante ans, avec Chateaubriand, avec M. Guizot, avec le duc de Broglie, M. de Salvandy, M. de Montalembert ( 2), l’invariable et infatigable défenseur de la liberté de la presse : c’était M. Royer-Collard. J’aime à opposer un tel témoignage aux superbes dégoûts qui, de nos jours encore, après tant d’épreuves qui le confirment, s’attaquent au principe même de la publicité périodique.
La liberté de la presse a, malgré tout, un grand défaut. Elle a été faite pour des hommes, non pour des anges. On s’en aperçoit tous les jours. Elle est une institution humaine avec les faiblesses et les imperfections de l’humanité. Née d’une grande nécessité sociale, non d’une fantaisie d’innovation, elle est aussi une industrie, un métier ; elle tient boutique, et l’on a peine à faire sortir quelquefois, de ces échoppes banales où elle vend ses produits, l’idée de sa grandeur, de son utilité et de sa puissance. Il faut pourtant s’y résoudre. Et savez-vous ce qui la relève de ces misères matérielles de sa condition et de son ménage ? C’est qu’elle a quelque chose au-dessus d’elle, d’où elle tire la force et la dignité. Si humble que soit le journaliste, si cachée que soit sa vie, si masqué que soit son visage, il est au service d’une opinion ; il ne vaut quelque chose moralement, et le talent à part, que par l’opinion qu’il représente, si elle est honnête. Sans elle, sa voix se perd dans l’immense étourdissement des pensées creuses et des paroles sans écho.
On dirait, quand on parle de l’opinion, que c’est le dix-neuvième siècle qui a inventé le mot et la chose. Notre siècle a inventé et surtout il a détruit beaucoup de choses. Ce qu’on appelle l’opinion existait avant lui. « Il faut, disait Fénelon de sa voix la plus douce, avoir grand égard à l’improbation du public. » Écoutez aussi ce qu’écrivait M. Necker en 1784 : « La plupart des étrangers, disait-il, ont peine à se faire une idée de l’autorité qu’exerce en France aujourd’hui l’opinion publique. Ils comprennent difficilement ce que c’est que cette puissance invisible qui commande jusque dans le palais du roi ( 3). » Et plus tard, M. Fiévée, le correspondant secret de Napoléon, lui écrivait un jour : « Méfiez-vous, Sire ! Sous un gouvernement absolu, l’opinion, c’est ce qu’on ne dit pas. » Aussi, revenu aux Tuileries après le 20 mars, et à peine établi : « Nous rendrons dès demain la liberté de la presse, disait l’empereur. Pourquoi la craindrais-je désormais ? Après ce qu’elle a écrit depuis un an, elle n’a plus rien à dire sur moi, et il lui reste encore quelque chose à dire de mes adversaires ( 4). » Il se croyait réconcilié avec l’opinion.
Calme ou irritée, invisible ou présente, silencieuse ou grondante comme la mer que les vents déchaînent, l’opinion, depuis la chute de l’ancien régime, était donc devenue maîtresse ; les livres, ceux de Montesquieu lui-même, ne lui suffisaient plus. « N’aie pas peur ; parle et ne te tais pas, disait Dieu à saint Paul ; car j’ai un grand peuple à moi dans cette ville (5 ). » À une telle puissance il fallait un organe pour ses combats comme pour ses victoires, pour ses bons et ses mauvais jours, — un organe actif, vigilant, quotidien, passionné comme elle, mais capable de se décider pourtant le jour où le sentiment public l’emporte sur l’obstination égoïste des partis. — Ce jour-là, par l’accord qui se fait entre l’opinion et la presse, le journal est le maître. Le talent du journaliste y peut beaucoup, mais à cette condition. Chateaubriand met le sien au service d’une ambition personnelle, blessée à mort ; mais à ses colères sourit l’opinion, et il réussit plus qu’il ne l’a voulu. Armand Carrel, avec l’entraînante âpreté d’un adversaire sans merci, essaye une lutte pareille contre la royauté de Juillet ; il échoue. Tant vaut l’opinion, tant vaut l’écrivain. Tantôt elle prête son prestige au plus humble de ses organes ; tantôt elle l’emprunte, en lui communiquant sa force, à l’écrivain lui-même. Junius, masqué, a besoin d’avoir mille fois raison contre le duc de Grafton ; mais il a raison. Voyez-vous cette lumière qui brille dans cette rue de Londres, là-haut, à cette mansarde ? Il y a là un inconnu, une plume à la main. Son existence, il y a cent ans, était un mystère ; elle l’est encore. Il écrit sur l’évènement du jour, sur un projet de loi présenté aux Communes, sur un incident diplomatique. Cet homme par lui-même n’est rien. Mais, demain, la page qu’il vient d’écrire sera descendue de son bureau dans l’atelier du journal, ( 6). Elle sera lue dès l’aube du jour par des milliers d’acheteurs. Elle circulera dans le monde. Elle fera sensation dans les assemblées. L’ouvrier obscur de cet écrit anonyme, c’est un des ministres de la plus grande puissance du monde moderne, l’opinion.
C’est parce que vous avez ainsi compris, Monsieur, tout ce que la profession, adoptée par vous dès votre jeune âge, comportait de sérieux devoirs, que votre talent, qui aurait pu vous soutenir partout ailleurs, vous a, dans cette carrière, particulièrement servi. Votre indépendance naturelle, volontiers rétive, s’accommodait de ce rôle qu’on se crée à soi-même, de ce droit qu’on s’arroge de juger, sans mandat, les hommes et les choses, et de rendre des arrêts que l’opinion enregistre, même si elle les combat. Votre originalité même ne répugnait pas à cette tâche attrayante des controverses périlleuses. Elle s’y trouvait à l’aise comme la salamandre, dit-on, au milieu du feu.
Vous avez, en effet, cette qualité que son nom seul définit. Vous avez l’originalité, don précieux en toute espèce d’écrit, mais rare dans le journalisme ; car, lui aussi, s’appelle « Légion ». Le journaliste est par nécessité improvisateur. L’improvisation ne s’arrange guère d’une certaine délicatesse dans la forme de la pensée. Elle vise à l’effet plus qu’à la finesse. Il faut qu’elle frappe fort, s’il ne lui est pas donné de toucher toujours juste. Elle est condamnée aux redites, aux phrases toutes faites, aux métaphores banales. C’est elle qui a inventé ce « vaisseau de l’État » sur lequel nous avons navigué si longtemps. Doit-on se plaindre si elle a quelques défauts inévitables ? Comment suffirait-elle autrement à cette immense consommation de publicité qui se fait dans un grand pays : nouvelles de partout, des assemblées et de leurs comités soi-disant secrets, nouvelles des chancelleries et des palais, de la rue et du salon, du tribunal et de l’Église, de la bourse et du théâtre, sans compter les coulisses, qui ont leurs historiographes, et sans parler du foyer domestique où la chronique s’introduit trop souvent sans droit, non sans scandale, son carnet à la main ? Ah ! Monsieur, que deviendrait le style, dans cette grande mêlée, si quelques écrivains tels que vous n’en avaient reçu l’étincelle et gardé la flamme ? Le style, qui s’en inquiète ? Est-ce l’écrivain ? Personne ne lui en demande. Est-ce le lecteur ? Il n’est qu’avide, non difficile. Il a faim et soif. Il veut être pourvu promptement, servi à point. Sa délicatesse littéraire, s’il lui en reste, il y a encore de bons livres et de bonnes Revues pour la satisfaire. Au journal il demande le pain quotidien, cuit à ce four toujours allumé, qu’entretient sa curiosité insatiable, et dont s’accommode son goût facile.
Vous avez été, Monsieur, plus sévère à vous-même, quoique vous ayez commencé de bonne heure. Comme publiciste, voici bien trente-cinq ans que vous êtes à l’œuvre. L’historien illustre, qui a voulu être un de vos parrains académiques, a été quelque temps le guide de vos premiers travaux. Dès vos débuts votre goût se prononce. Français de cœur, l’étranger vous attire. Vous avez comme une nostalgie de l’Angleterre. Vous l’étudiez, vous la lisez, vous vous pénétrez de sa littérature, de son esprit, sauf à vous en servir contre elle un peu plus tard. Vous passez tour à tour la Manche et le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. Vous êtes un des créateurs de la polémique extérieure dans les journaux français ; vous leur donnez le goût de s’occuper des affaires des pays étrangers. Bien peu de nous, avant que la vapeur eût abrégé les routes et les traversées, connaissaient vraiment l’Angleterre. Voltaire l’avait tour à tour glorifiée et raillée. M. de Staël nous l’avait montrée dans un livre agréable. Le Globe nous avait révélé, dans des lettres spirituelles, les secrets de son ménage électoral (7 ). Votre correspondance de 1841 a complété l’œuvre. Revenu en France, vous avez eu dans la presse un véritable département des affaires étrangères, ministre par votre plume, sans l’être toujours au gré de ceux qui l’étaient par l’autorité. Chose singulière ! votre nom fut d’abord beaucoup plus connu hors de France qu’au dedans, et il fallait, sortant de nos frontières, compter avec vous. On vous observait, et l’on vous craignait. Je me rappelle le temps où l’Autriche se plaignait de vous à notre cher Armand Bertin, et où l’Angleterre, qui vous attirait, ne vous plaisait guère. Elle a continué longtemps à exercer sur vous ce double et singulier effet : ni avec elle, ni sans elle. Au fait, le monde ne peut renoncer à l’influence anglaise ni s’y livrer aveuglément, même sur le canal de Suez. Vous avez très-finement marqué ces délicatesses de nos rapports avec nos puissants voisins. Vous avez été passionné, et avec raison, pour l’indépendance de l’Italie, quand elle ne semblait, aux cabinets de l’Europe monarchique, qu’un mauvais rêve, et vous n’avez jamais fait de vœux contre la liberté de l’Espagne. Quant au fameux « malade », celui d’Orient, dont le régime intérieur excite aujourd’hui, à un si haut degré, la sollicitude plus ou moins désintéressée de ses voisins immédiats, vous n’avez jamais eu depuis trente ans aucune illusion sur son état.
Vous apparteniez, Monsieur, à la bonne école de la diplomatie française, contemporaine de la liberté parlementaire que lui rapporta la Restauration. Avant cette époque, et depuis la chute de l’ancien régime, la politique étrangère de notre pays s’était montrée tantôt provocante jusqu’à l’atrocité, tantôt fière jusqu’à l’insulte. « L’Europe nous menace, disait Danton, jetons-lui pour la défier la tête d’un roi !... » Plus tard, Dieu permit que cette horrible politique fût arrêtée court. Le ton changea. Une certaine brutalité guerrière, puis une certaine emphase républicaine, remplacèrent l’anathème démagogique. « Avant trois mois, disait le général Bonaparte à M. de Cobentzel, pendant les conférences d’Udine, et fatigué des lenteurs du plénipotentiaire autrichien, avant trois mois je briserai votre monarchie comme je brise cette porcelaine !... » et le précieux cabaret, don de l’impératrice Catherine, tombait en éclats sur le parquet. « La République française est comme le soleil, disait-on plus tard ; aveugle qui ne la voit pas ! » C’était l’âge héroïque de la diplomatie nouvelle. Bientôt après, avec quelques phrases aiguës comme de l’épée, insérées au Moniteur universel, l’Empereur suffisait au service de son système, qui parlait mieux encore par la bouche de ses canons. Quant à la Restauration, si sa politique extérieure subit par instants les contraintes que son origine lui imposait, elle eut des négociateurs comme l’amiral de Rigny à Navarin, le maréchal de Bourmont à Alger, qui ne parurent très-soucieux, ni l’un ni l’autre, d’attendre pour vaincre le bon plaisir de l’Angleterre.
Je n’insiste pas sur cette période de la diplomatie française antérieure à votre entrée dans le journalisme.
Une fois engagé dans la carrière, vous avez compris ce qu’exigeait de vous, pour être bien faite, la polémique internationale : l’instinct du patriote, l’information exacte, l’indépendance du jugement, la verve parfois irritée, la sagacité clairvoyante. Nous avons traversé des temps difficiles. Les révolutions, dont la presse quotidienne n’est pas toujours la cause la plus innocente, tournent parfois contre elle, soit en renversant les barrières qui la contenaient prudemment, soit en la livrant par des lois d’exception à des répressions tyranniques. Une de ces lois, nullement, sévère en apparence, causa pour un temps plus de sérieux embarras à la polémique des journaux qu’elle ne leur fit de mal. Je veux parler de la loi que vous avez rappelée, celle de 1849, sur les signatures. Tout article, inséré dans un journal, à quelque titre que ce fût, dut être signé. Quelques noms furent bientôt distingués. Ce que perdait le journal dans sa valeur collective, le hardi talent de jeunes écrivains s’en empara, Le pouvoir n’y gagna rien. On le vit bien sous le second Empire. La presse ne s’avançait qu’en trébuchant sur ce terrain semé d’embûches que la législation d’alors lui avait préparé avec un art infini, lui laissant trop peu de liberté pour être puissante, assez pour se compromettre. Elle en profita pourtant pour donner très-vite à quelques-uns de ses organes une célébrité sérieuse. On vit de jeunes débutants se raffiner du premier coup dans cette lutte de l’esprit libéral contre les pièges de la légalité. La réticence eut ses Tacite à la touche vigoureuse et discrète. Suétone aussi fit parler de lui. Le sous-entendu devint un genre de littérature, et l’art de lire entre les lignes fut porté à sa dernière perfection. Vous avez eu, Monsieur, à cette époque, un de ces habiles écrivains pour collaborateur, nous pour confrère. Vous savez comment, n’ayant pas le choix des armes, il combattait pourtant avec un mélange de hardiesse et de prudence, sachant s’arrêter à temps, proposant des énigmes que tout le monde devinait, rangeant en bataille, par moments, des lignes de points comme des tirailleurs devant l’ennemi ; devenu ainsi, par des mérites de style dont le génie de notre langue s’accommodait presque plus que de la véhémence déclamatoire, un des maîtres de cette polémique si insidieusement entravée.
Vous étiez de ceux que, bien avant cette loi, leur style trahissait dans leur incognito volontaire, et dont le nom brillait, par son absence même, au bas de leurs articles. Vous étiez de ces anonymes qu’il ne fallait pas chercher dans le Dictionnaire de Barbier, et qui conservaient, associés sans confusion à la même œuvre, leur personnalité persistante. Aucun ne l’eut jamais à un plus haut degré que vous, et il faudrait reprendre presque jour par jour l’histoire de nos relations extérieures depuis 1830, pour y relever la trace que, sur ce sol mouvant de la polémique quotidienne, votre plume a laissée, glissant toujours, suivant le précepte du poète, n’appuyant jamais. Votre sillon était à fleur de terre : on vous le reprochait. Au bout de quelques mois, votre moisson d’esprit, de bon sens, de saine discussion, n’en était pas moins belle.
Vous aviez à défendre une politique qu’on ne disait pas fière, et qui l’était pourtant, celle de la liberté et de la paix ; car elle avait à braver, à l’extérieur, bien des mauvais vouloirs devant lesquels elle ne voulait ni se compromettre ni s’abaisser, et, au dedans, bien des passions moins dangereuses encore à combattre qu’à satisfaire. La politique de la liberté dans la paix est jugée aujourd’hui. Elle a permis de donner à la France de bonnes finances, une belle armée, des forteresses bien approvisionnées, tout un grand réseau de chemins de fer, Paris fortifié, l’Algérie conquise, une prospérité féconde, même pour ses successeurs ; en un mot, quoique interrompu par une révolution dont l’histoire a déjà signalé l’inexplicable insanité, ce pacifique gouvernement de nos affaires avait préparé pour la France un avenir qu’une autocratie belliqueuse devait interrompre à son tour, mais par des causes que la postérité jugera.
Vous avez eu l’honneur, Monsieur, de servir la politique de la liberté et de la paix ; avouez que votre patriotisme n’en a pas souffert, que votre orgueil ne s’en est pas ému. La royauté abattue, il n’y avait plus à faire de politique extérieure. C’est la société française qu’il fallait défendre. Vous avez eu vos actions d’éclat dans cette seconde campagne comme dans la première. L’occasion était bonne de percer à jour bien des ridicules devenus puissants, de bien petits hommes gonflés de leur importance d’un jour, d’étranges et fatales ambitions qui aboutissaient à des combats dans les rues et à des catastrophes dans l’État. Pendant ce triste interrègne du pouvoir monarchique, qui ne devait plus reparaître en France que sur un trône semé d’abeilles, symbole infidèle d’une paix imaginaire, une mission qui vous fut donnée par le directeur de votre journal vous avait conduit à Rome. Vous y fûtes le témoin ému, l’éloquent narrateur de ce triomphant retour du Saint-Père dans sa capitale temporelle, qui parut alors un si grand évènement : car cette restauration du pape par des mains françaises semblait promettre, au monde catholique, une confirmation des espérances libérales de son avènement’ et, à l’Église de France, le maintien de ses antiques libertés... Votre récit se ressentait de ces consolantes pensées. Il était ému, comme vous l’êtes si facilement, je ne dis pas quand vous le voulez, mais quand vous ne résistez pas à votre émotion.
« L’éloquence, a dit La Bruyère, peut se trouver dans les entretiens et dans tout genre d’écrits. Elle est rare où on la cherche. Elle est quelquefois où on ne la cherche pas ! »
Un sentiment non moins spontané parut vous animer lorsque, vingt ans plus tard, deux branches d’un même tronc royal semblèrent près de s’unir pour rendre à la France, sous l’ombrage traditionnel d’une royauté nationale, les garanties monarchiques de la liberté. Nationale, cette royauté ne pouvait l’être que par la reconnaissance des droits de la nation, antérieurs et supérieurs au sien. Votre imagination se laissa prendre à cette pensée généreuse ; votre cœur vous inspira, et vous fûtes ainsi associé un instant, pour le triomphe de l’accord projeté, à ceux qui n’en voulaient le succès qu’aux mêmes conditions que vous, non à ceux qui le voulaient à tout prix. Mais ce fut en vain que cette cause avait trouvé un défenseur tel que vous dans le journal même qui, depuis, a si justement réservé tous les efforts de son habileté politique et toute la puissance de son crédit à la défense d’un gouvernement libéral, sous une constitution respectée.
Un orateur illustré par les luttes de la tribune, un publiciste éprouvé dans les combats de la presse, sont-ils obligés de faire encore preuve de littérature, pour que cette enceinte leur soit ouverte ?
L’éloquence et la polémique, ces deux sœurs qui se sentent nécessaires l’une à l’autre, quoiqu’elles ne s’accordent pas toujours, n’ont jamais longtemps attendu nos suffrages quand ceux du pays leur étaient sérieusement acquis. Vous me pardonnerez pourtant si, sorti du domaine si encombré de la discussion politique, j’essaye de vous compromettre un moment dans ce chœur plus tranquille et de renommée moins bruyante qui se compose des écrivains de la critique littéraire. Il faut, Monsieur, vous y résigner. Je ne dirai pas que vous avez voulu être un juge des écrits, comme M. de Lamartine a voulu être un homme politique et M. Ingres un musicien. L’Académie vous a rendu plus de justice. Elle connaissait, elle avait lu, elle avait distingué les deux volumes, d’apparence modeste, où vous avez mis toute votre littérature, laissant à penser au public, par le peu que vous lui donniez, tout le prix de ce que vous avez gardé. Vous êtes de ceux qui disent comme La Fontaine : « Les longs ouvrages me font peur. » Les vôtres, de courte haleine, sont autant de petits tableaux aussi achevés que ceux qui ont ouvert, même avant les grands, les portes d’une Académie voisine de la nôtre à un célèbre peintre d’histoire en miniature. L’Académie française, elle aussi, avait fort distingué votre touche sobre et fine, ayant plus de relief que d’éclat, plus de profondeur que d’étendue, votre talent de peindre en réduisant, sans les rapetisser, les proportions de vos modèles.
On a dit spirituellement d’un fabuliste resté populaire, même après La Fontaine : « Il trouve la naïveté, quoiqu’il la cherche. » Quant à vous, Monsieur, si vous ne cherchez pas l’originalité, tout au moins aimez-vous les sujets qui la procurent, ceux où elle vient pour ainsi dire, sans trop minauder, au-devant de l’écrivain. Sur une trentaine d’études dont se compose votre recueil, portraits ou tableaux, notices et récits de voyage, les Anglais et les Américains vous en ont fourni libéralement plus de la moitié. Comme observateur moraliste, leurs mœurs et leur caractère vous attirent, de même que, comme polémiste, leur politique vous avait souvent provoqué. Vous ne savez guère résister à cette amorce toute pleine pour vous d’électricité sous-marine. Vous allez à eux comme à d’intarissables sujets d’amusante analyse, de malicieuse observation, et par un secret plaisir de tourner contre eux ce genre d’esprit qui semble leur appartenir en propre, et qu’exprime, dans leur langue, un mot qu’on a vainement essayé de traduire dans la nôtre. Les hommes d’État de l’Angleterre et ses petits-maîtres, les éloquents et les excentriques, ceux qui font de beaux discours et ceux qui mettent bien leur cravate, ses philosophes et ses poètes, ses peintres et ses diplomates ; sir Robert Peel et Brummel, Shakspeare et Johnson, Haydon et Malmesbury, quelle variété de types, de prototype d’attitudes ! que de contrastes sur un fond uniforme ! et dans vos réflexions sur ces personnages si caractérisés et si semblables, que de bon sens, que de vérité, que de bonne humeur, que de raison ! Lord Wellington fut-il un grand homme ? « Il fut, répondez-vous, un grand Anglais. » — « L’Irlande, dites-vous ailleurs, a certainement produit de plus grands orateurs que O’Connell ; mais aucun n’avait comme lui ces dons secrets et sympathiques qui désignent un homme entre tous à l’instinct populaire… Quand il parlait à cent mille hommes, les premiers placés recevaient le choc de sa parole ; puis ils faisaient la chaîne, et le tressaillement passait à toutes les extrémités avec la rapidité de l’éclair. » Après le grand général et l’orateur populaire, le « duc de fer », comme on l’appelait, et l’agitateur sans frein, voici le portrait d’un de ces hommes qui semblent résumer, dans leur personne, tout le côté frivole de cette société sérieuse, et tout le fantasque égoïsme de ces cœurs parfois si magnanimes. Vous voyez que je fais allusion à la piquante notice que vous avez consacrée à Georges Brummel. Vous avez marqué, Monsieur, d’un trait profond ce personnage léger, favori d’un prince, idole des salons anglais, logé, nourri, vêtu, pourvu d’argent pendant vingt-cinq ans par les compagnons de ses plaisirs « et qui, dites-vous, le jour où il perdit son caniche, se plaignit d’avoir perdu son meilleur ami ».
Comme vous traitez les hommes, vous savez peindre aussi les peuples, tantôt d’un mot, tantôt par d’ingénieux rapprochements. « Aux funérailles de Nelson, écrivez-vous, il y eut dans la foule de véritables sanglots, et des femmes se trouvèrent mal... J’ai assisté aux funérailles de Wellington, et le trait principal de la journée a été une gigantesque consommation de vivres... » Essayant de caractériser ailleurs cette affinité querelleuse et indélébile qui unit, quoi qu’elles fassent, les deux races anglaises, séparées aujourd’hui par l’Atlantique, vous indiquez, avec beaucoup de finesse et de gaieté, ce qui les rapproche et ce qui les divise. « Un Américain, dites-vous, a beau être un citoyen des États-Unis, il n’en a pas moins le sang anglo-saxon dans les veines, et il est fier d’être de la race anglaise quand il regarde la colonne de Trafalgar... Les Américains ont toujours l’air, je ne dirai pas de jeter le gant, mais de montrer le poing à l’Angleterre, et au fond ils tirent vanité de leur descendance ; la grandeur de la mère-patrie flatte leur orgueil... Les Anglais, de leur côté, éprouvent à l’endroit des Américains une certaine faiblesse paternelle. Comme ces pères nobles qui, tout en maugréant, sont cependant flattés de voir leurs grands garçons faire des fredaines, ils regardent avec une certaine complaisance les tours de force de leurs confrères transatlantiques. Jonathan (l’Américain) est toujours, pour John Bull, l’enfant terrible qui fait ses dents. Il est un peu casseur d’assiettes ; il met les pieds dans le plat..., il fait l’école buissonnière et rentre avec ses habits déchirés..., mais il ira au bout du monde, et il arrivera le premier partout. Bon sang ne peut mentir... »
Je ne voudrais pas prolonger ces citations ( 8) ; mais comment ne pas dire un mot d’une question délicate que vous soulevez quelque part, et qui ne pouvait laisser indifférente une académie investie, depuis sa fondation, du privilège de rédiger le dictionnaire de la langue française ? On s’étonne que notre travail, commencé il y a deux siècles, ne soit pas encore fini ; et l’on se livre, sur ce propos, à des plaisanteries presque aussi anciennes que l’Académie. On oublie que si un dictionnaire n’est jamais fini, c’est qu’une langue ne finit jamais, à moins qu’elle ne soit morte. On oublie encore que nous sommes à la veille d’achever la septième édition de notre Dictionnaire. Je ne crois pas, comme vous, que la langue de notre pays soit sérieusement menacée de perdre, en Europe, ni même dans le monde, la prééminence qu’elle a jusqu’à ce jour conservée. On aura beau faire, la forte langue de sir Robert Peel et de M. Cobden pourra voir son domaine s’étendre dans les relations commerciales, dans l’économie industrielle, sur le terrain des courses et au skating-club ; la langue française restera plus particulièrement la langue des idées générales, celle de la sociabilité et des mœurs ; elle restera surtout celle de la diplomatie universelle. « Je suis toujours émerveillé, écrivait Voltaire à ses confrères de l’Académie, des progrès que notre langue a faits dans les pays étrangers. On est en France, de quelque côté que l’on se tourne. Vous avez acquis, Messieurs, la monarchie universelle qu’on reprochait à Louis XIV, et qu’il était bien loin d’avoir... » Si l’Académie de 1876 ne donne tout à fait raison ni à Voltaire, ni à vous, elle vous a prouvé du moins qu’elle tient grand compte de vos alarmes ; et sur ces questions-là, une fois mêlé à nos travaux, vous trouverez, Monsieur, à qui parler.
Toutes ces études critiques, les anciennes et les nouvelles, qui ont certainement contribué à vous ouvrir les portes de l’Académie, vous prédestinaient aussi à y remplacer celui de nos confrères qui vous était le plus connu. Vous le connaissiez si bien que personne n’aurait pu, je crois, ni dans cette enceinte ni au dehors, lui rendre plus de justice et le peindre d’un trait plus ferme et plus sûr. Comment oserais-je m’y aventurer après vous, si l’usage seul m’en donnait le droit, et si l’amitié ne m’en faisait un devoir ? Nous étions depuis quarante ans, lui et nous, en compagnie d’éminents esprits, les ouvriers de la même œuvre, les fils de la même maison dans ce grand pays de la publicité ; vous savez les habiles directions que, jeunes encore, nous y avons reçues de ces âmes bienveillantes qui présidaient à nos travaux. Vous savez aussi quelles amitiés le courant de la vie nous y apportait ! Je suis presque obligé, pour parler après vous de notre vieil ami, de me défendre de ces souvenirs ; la justice littéraire peut se passionner, non s’attendrir.
Un des grands mérites de M. Jules Janin, le principal peut-être, celui qui a fait sa popularité sérieuse, c’est qu’il était resté très-français par le style à une époque où le vent qui soufflait des sommets du romantisme naissant poussait les esprits dans toute sorte de tentatives antipathiques au génie de notre race. Il avait, comme vous l’avez si bien dit, « la note française ». Il a toujours été un amoureux de notre langue, « amoureux, disait-il, jusqu’a la passion, jusqu’au délire, de la plus belle langue et de la plus difficile que les hommes aient parlée depuis les jours glorieux de Périclès et d’Auguste ». Je ne médis pas plus que vous de l’école romantique. Elle a été la contemporaine des premiers essais du gouvernement libre dans notre pays. Elle s’essayait à la liberté comme lui. Elle a eu ses illusions, son éclat, ses météores, ses éclipses. Elle a compté de vrais maures qui n’ont jamais eu que de médiocres disciples ; puissance déchue après tant d’autres, et qu’il faut respecter comme tout ce qui a péri dans un effort généreux. « Que sont-ils devenus, écrivait M. Janin vers 1857, ces beaux jours de force, de grâce et de turbulence, de malaise et de poésie, où chacun osait tout vouloir, parce que chacun croyait tout pouvoir ? Hélas ! tout vouloir est d’un jeune homme, tout pouvoir est d’un insensé... » Quant à lui, il appartenait à ce limpide courant des esprits naturels, primesautiers, faciles, qui a de tout temps coulé sur la terre de France, comme pour ajouter à ce limon vigoureux dont l’intelligence française est formée,
Queis meliore luto finxit præcordia Titan,
ses sables dorés et ses eaux jaillissantes. C’est à ce signe de race qu’il a été reconnu presque au début de sa carrière, accueilli, applaudi et fêté, même dans le plus hasardeux de ses essais. Les peuples aiment ce qui leur ressemble, comme les pères se reconnaissent volontiers, même avec leurs défauts, dans leurs enfants. Rabelais, Saint-Évremond, Bussy-Rabutin, Diderot, Duclos, Voltaire (dans ses lettres familières qui sont d’incomparables feuilletons), quelque différents que soient les degrés où le jugement public a placé ces écrivains, sont tous fils du génie français ; et, quoiqu’il ne soit pas prudent de hasarder en une telle compagnie une renommée encore si jeune pour l’avenir, M. Janin, s’il n’était pas un aîné dans cette famille de race gauloise, pouvait sembler un de leurs frères, le dernier venu du même sang.
« Onc ne furent à touts toutes grâces données, »
avait dit, dans un sonnet, le célèbre ami de Montaigne, Estienne de la Boëtie. « Et aussi veoyons nous, ajoute Montaigne, qu’au don d’éloquence les uns ont la facilité et la promptitude, et, ce qu’on dict, le boutehors si aisé, qu’à chasque bout de champ ils sont prests ; les aultres, plus tardifs, ne parlent jamais rien qu’élaboré et prémédité... Je cognoy par expérience cette condition de nature qui ne peult soustenir une véhémente préméditation et laborieuse ; si elle ne va gayment et librement, elle ne va rien qui vaille... » Une pareille allure, qui était bien celle de son esprit, nous autoriserait presque à exposer votre célèbre prédécesseur à un rapprochement redoutable. Nous ne le tenterons pas. Il faut laisser Montaigne à sa place, Janin à la sienne. Ce que nous voulions dire, c’est qu’il avait bien la marque française, le jet naturel et rapide, le bon sens enjoué, ce don de critique spontanée, inventive, cette insouciance de l’effet dans la malice de l’intention, cette façon de mettre le feu aux fusées volantes sans se détourner pour en voir l’explosion ; pour tout dire, cette vivacité franche et cette pétulance originale qui rappelait, sans jamais donner l’idée d’une imitation, ou même d’un souvenir très-précis, quelques-unes des pages les plus piquantes de notre littérature nationale ; car c’est une remarque à faire : M. Jules Janin citait plus volontiers les poètes latins que les écrivains français les plus en rapport avec sa manière. Ceux-là, il les nommait rarement. Il n’avait plus le temps de les lire. Il les connaissait bien. Peut-être ne les avait-il jamais beaucoup étudiés. Il se contentait de leur ressembler. Vous avez fait allusion au service qu’il rendit à la scène française quand il y conduisit, par la main pour ainsi dire, la jeune muse, qui allait réveiller au fond de leurs tombes séculaires nos grands tragiques endormis. Il renouait ainsi entre le passé et le présent une chaîne qui semblait brisée. Il rattachait par une sorte d’électricité morale un continent à un autre. Qui n’a souvenir de cette traînée merveilleuse qui ranima tout à coup, dans notre pays, ces flammes vivaces que recouvrait une cendre trompeuse ? Quel heureux instinct des goûts durables de notre nation ! Avec quelle confiance ce jeune critique avait évoqué le vieux goût classique, qui fit pendant vingt ans les plus belles recettes du premier théâtre du monde !
Vous ne m’en voudrez pas, Monsieur, d’avoir ajouté, quelques traits à ceux qui vous ont servi à nous rendre si vivante et si vraie la physionomie de M. Janin. Pouvions-nous oublier le théâtre ? La critique dramatique a été sa vie. Il ne s’y gênait pas toujours. Cette façon de battre les buissons, au lieu de s’attarder dans les analyses, vous a trouvé peut-être bien indulgent. C’était un défaut agréable, mais un défaut. C’était charmant, parfois agaçant. L’homme d’esprit qui a eu la fortune de recevoir M. Janin à l’Académie française en 1871, disait de lui : « Dans ses feuilletons il parlait de tout beaucoup, et même un peu de la pièce nouvelle. » J’ajoute que, quand il en parlait, c’était en maître. Vous m’avez ôté le droit de le dire après vous. Mais à tant d’autres œuvres attrayantes, quelques-unes éphémères, ses romans, ses contes, ses notices ; à cette diversité incessante et inépuisable dont l’énumération est impossible, comment aurions-nous suffi, Monsieur, même en nous partageant les rôles ? Vous avez pris plaisir cependant à rajeunir un de ces essais de M. Janin, le premier, je crois, dans la carrière qu’il a si abondamment remplie. Vous avez eu raison. Ce début a été comme le coup d’épée de Rodrigue, un « coup de maître ». Le souvenir en est resté, et c’est à juste titre que, dans la collection des Œuvres diverses de votre aimable prédécesseur, qu’une main pieuse s’applique à rassembler, cet ouvrage figure au premier rang avec son étrange préface et son titre à surprise. Le succès de cette fantaisie satirique fut, en effet, très-grand ; aucune autre œuvre de M. Jules Janin, son feuilleton à part, n’en a peut-être obtenu un pareil. L’auteur de la Métromanie avait beaucoup écrit, vous le savez, sans trop de succès. Un jour qu’on lui faisait compliment de sa nouvelle comédie : « Ne m’en parlez pas, dit-il, c’est une misérable qui a tué tous mes autres enfants ! » L’Âne mort de M. Janin n’avait pas fait moins de ravages dans la série de ses œuvres, dont quelques-unes méritaient un meilleur sort. On les oubliait trop ; on ne les avait jamais beaucoup lues, ni longtemps. C’était injuste. Le lien d’or et de soie qui le rattachait au feuilleton se relâchait quelquefois sans perdre son éclat, ne se rompait jamais. Une certaine élasticité, sans lui assurer toujours la durée, lui permettait l’espace. Sa fidélité exemplaire à son métier de critique mêlait comme un assaisonnement de vertu à toutes les fantaisies de cette improvisation opiniâtre, toujours attendue, toujours imprévue, fantasque et correcte, se jouant des idées et respectant la langue. Et aussi, tous ces livres jetés à toute époque au travers de son œuvre principale n’en étaient que la distraction, non le repos. Il y a peu d’exemples, même dans ce siècle où le travail est la loi de tout le monde, d’un travail si continu avec une si complète liberté d’esprit. Jamais écrivain n’a paru moins asservi à son œuvre, même en ne l’interrompant jamais, et n’a marché plus libre dans un labeur plus assujettissant. Rien ne le gênait. Il n’avait de parti pris que de n’en avoir d’aucun genre, d’idées arrêtées que celles du jour, de principes littéraires que ceux qu’il jetait au vent, avec une raillerie spirituelle, dans son célèbre combat pour la littérature facile contre un illustre jouteur, dont il devint plus tard le confrère à l’Académie. Mais, s’il n’avait pas une règle fixe pour le contraindre, il avait des instincts très-fermes qui le dominaient doucement. Je crois qu’il se vante, même en ayant l’air de s’humilier, quand il raconte dans son amusante biographie qu’il a été « le faible animal qui a rompu de ses dents le réseau dans lequel était enfermé le lion ( 9) » Le lion, c’était le romantisme, qui avait bien su faire son chemin tout seul. M. Janin ne l’avait ni délivré ni muselé. Il n’a été ni son maître ni son disciple. Il est resté lui-même. C’est le grand honneur de sa vie, n’étant étant guère philosophe, d’avoir pu dire comme Horace, son poète favori :
Et mihi res, non me rebus submittere conor.
Ce souvenir d’Horace m’obligerait peut-être à dire que l’indépendance de M. Janin n’était pas aussi complète qu’il le croyait. Au fond, il avait un maître, c’était Horace. Il avait subi ce joug aimable dès son jeune âge, et c’est au collège même, entre deux pensum, qu’il avait commencé à traduire l’incomparable auteur de l’Épître aux Pisons. La tâche était rude. M. Janin s’y était voué. Il n’avait que sur ce point aliéné sa liberté. Horace le possédait, le maîtrisait, lui imposait le travail en apparence le plus antipathique à une telle nature, une traduction. Je ne sais qui a dit : « Craignez un homme qui lit toujours le même livre. » M. Janin, condamné à tant de lectures de tout genre, revenait toujours à celle-là. Un jour (c’était aux eaux de Spa, où il venait tous les ans), deux baigneurs l’aperçoivent de loin. « Tiens, » dit l’un, « c’est Janin ! Le voilà à la même place, sous le même arbre, dans la même posture et avec le même livre que je lui vois à la main chaque année… — Je parie que non, » dit l’autre, qui, à la distance où ils étaient encore, avait cru s’apercevoir de quelque différence. Les deux amis s’approchent. « Monsieur, » dit le dernier en s’adressant au critique, « n’est-il pas vrai que vous ne lisez pas en ce moment le même livre que vous lisiez l’an dernier à la même place ? J’ai parié que non..., —Vous avez perdu, Monsieur. Je lis le même livre et la même édition. Seulement, Capé s’est chargé de mettre cette année une reliure nouvelle à mon Horace… » M. Jules Janin lisait donc Horace tous les ans. Disons mieux, il le lisait toute l’année. Il l’a traduit comme il l’a lu, plus pénétré de son esprit qu’attentif aux difficultés du texte parfois inexact et toujours fidèle.
M. Janin aurait pu avoir de l’orgueil. Il avait beaucoup d’amis. « Vous allez me faire tant d’amis que vous m’ôterez tout mon esprit, » dit-il un jour à une dame qui le présentait dans un salon, à une quantité de personnages. Au fait, il n’avait pour les salons qu’un goût médiocre. On y faisait, selon lui, trop de politique, pas assez de littérature. Avait-il des opinions politiques ? Il avait, dirai-je, cette infirmité ou ce bonheur de n’avoir pas d’opinions, j’entends de celles qui font devenir un homme de parti. Était-il royaliste à la Quotidienne ? ultra-libéral dans la petite feuille de Roqueplan ? républicain dans la Préface de Barnave ? juste-milieu au Journal des Débats ? adversaire de l’Empire, en professant, après la chute du trône de Juillet, le culte des vaincus et le respect du malheur ? Il n’avait, de fait, appartenu à aucun parti ; car c’est n’en pas être que d’en approcher seulement à la distance où l’on peut les juger sans s’y compromettre, et où on les regarde par-dessus le mur. Il assistait, sans y prendre part, aux grandes luttes des politiques, aimant, comme Mme de Sévigné, « ces grands coups d’épée » qu’ils se donnent réciproquement en paroles, souriant aux habiletés relevées par l’éloquence, honorant M. Guizot, écrivant à M. Thiers, qui lui répondait ; gardant la maison quand la foule se précipitait sur les pas de Catilina, de César ou de Cicéron. Mais, si quelque évènement politique prenait la forme d’une tragédie, n’eût-elle qu’un acte, si le malheur entrait dans une maison royale par la porte que Dieu avait ouverte, ou qu’avait enfoncée l’émeute, son âme s’élevait à une pathétique hauteur, son accent s’attendrissait, ses larmes coulaient. Il n’était plus ni poète, ni conteur, ni critique, mais un moraliste profondément touché des misères et des crimes de l’humanité. C’est ainsi qu’il avait pleuré le duc d’Orléans, brisé, comme autrefois le Germanicus de Tacite, « dans la fleur de son âge et de sa popularité » ! Ainsi avait-il regretté cette royauté libérale, qui n’avait reçu ses hommages que tombée et déchue ! Ainsi avait-il voué une sorte de culte à la reine Marie-Amélie, qu’il était allé saluer dans son exil, sur un de ces degrés de l’épreuve humaine qui la conduisaient lentement jusqu’au ciel.
Si j’en crois, Monsieur, l’estime qu’un écrivain si généreux et si honnête professait pour votre caractère, nous avons eu, en vous appelant par nos votes à sa succession, la main particulièrement heureuse. Non que vous lui ressembliez en toute chose ; vous êtes sur bien des points son contraire. Où il n’a que des effusions, vous avez des opinions. Où il hésite, vous êtes décidé. Le sceptique en lui devient en vous le raisonneur affirmatif et convaincu. Il aime à tourner autour de l’obstacle ; vous allez droit à la difficulté. Il invoque volontiers, coiffé comme le roi d’Yvetot, « le dieu des bonnes gens », et ne demanderait qu’à changer sa férule en houlette. Vous ne dépouillez guère ni votre humeur militante, ni vos armes de combat. Où il rit d’un si bon rire, « à ventre déboutonné », comme le chanoine Maucroix, vous n’avez, en dépit de votre franche nature, que le sourire qui n’engage pas. M. Janin se livre, vous vous réservez. Même contraste dans l’ordre littéraire ; il est abondant jusqu’à faire déborder sur ses rives le flot de sa phrase aux ondulations capricieuses. Vous avez la précision dans la finesse, et le trait acéré mais court. C’est de près que vous attaquez. Vous laissez à ceux qui aiment à frapper de loin les engins à longue portée. Vous ne faites pas le siège des erreurs, des préjugés, des passions auxquelles vous vous attaquez. Vous préférez à un long investissement une charge rapide et à brûle-pourpoint.
Mais je me trompe ; il y a un jour où M. Jules Janin et vous, Monsieur, vous vous êtes rencontrés, vous vous êtes unis dans le même sentiment, dans le même langage, où tout contraste a cessé entre vous : le jour où la France fut malheureuse. Quand elle entra, notre chère patrie, dans ce cercle de l’enfer que Dante avait oublié, celui où une grande nation se sent étreindre et étouffer, saisie en pleine prospérité par le démon de la guerre étrangère, déchaîné sur ses campagnes ; quand la France eut à subir cette formidable invasion qui ne fut une surprise que pour elle ; quand elle débuta par ce désastre héroïque où le chef actuel de notre république trouva la gloire dans une défaite, comme il l’avait trouvée à Magenta dans la victoire ; à ce moment, Monsieur, votre ami fut atteint comme vous par le spectacle de ces grandes détresses ; et son âme en est restée triste jusqu’à la mort. Mais il était vieux, d’une vieillesse prématurée, que sa santé, si longtemps brillante, ne soutenait plus. Il fut obligé de quitter, avec sa compagne inséparable, ses beaux tableaux, ses livres chéris, sa tranquille retraite de Passy, où déjà grondait, sur le rempart voisin, le tumulte de cette patriotique défense qui se préparait ; et il quitta aussi Paris où vous étiez resté ( 10).
Paris investi, vous avez continué votre œuvre de publiciste, sans découragement, sans jactance, dans une attitude ferme et sans illusion. Vous aviez gardé et vaillamment exercé votre plume pendant le siège. Elle avait quelques droits au repos et à l’air libre, quand la capitulation ouvrit les portes de la ville. Vous y êtes resté, après avoir mis vos chères affections en sûreté ; gardant votre plume, instrument de liberté périlleuse, arme de défense désespérée, et que toutefois vous n’avez jugée impuissante que le jour où elle fut brisée. Elle le fut par la Commune. Vous aviez poussé jusqu’à une sorte de généreux excès l’audace de votre polémique. Vous disiez un jour, à ce pouvoir monstrueux qui avait commencé par appliquer à la presse quotidienne la législation relativement modérée de l’Empire, sauf à crocheter les portes du journalisme quand le besoin s’en ferait sentir, vous lui disiez (dans le Journal des Débats du 23 mars) :
« Le Comité qui s’appelle un gouvernement nous donne ce matin un premier avertissement... Ce qui nous surprend, c’est qu’il s’imagine que nous nous soumettrons à ses décrets. Il nous menace des peines les plus sévères. Nous ne connaissons pas de peines plus sévères et plus déshonorantes que celle d’être forcés de lui obéir... nous refusons ! » (Signé : John Lemoinne.)
Le lendemain, après le massacre de la place Vendôme : « Le Comité de l’Hôtel de Ville, écriviez-vous, nous menace de sa justice. Le Comité n’est pas plus un tribunal qu’un fusil ou un couteau ne sont une raison. » (Signé John Lemoinne.)
Vous poursuivez ainsi pendant plusieurs jours et jusqu’au 5 avril votre résistance insurmontable. Mais ce dernier jour les ateliers du Journal des Débats furent envahis, les presses brisées. La liberté de la presse n’appartenait plus, de ce moment, qu’à ses destructeurs et à ses bourreaux. Une épreuve de votre dernier article, échappée au désastre, orne aujourd’hui, dans le cadre où on l’a placée, la salle de notre rédaction, où elle est, pour nos jeunes et dignes confrères, un noble souvenir et un bon exemple.
Vous n’en pouviez, au temps où nous sommes, donner un meilleur. Dire à des gens qui se croyaient un gouvernement parce qu’ils s’étaient abattus comme des oiseaux de proie sur la légalité impuissante, et qui se croyaient des juges pour avoir assassiné deux généraux français, leur dire qu’on ne leur obéirait pas, c’était poser en homme de cœur la limite où une autorité sans mandat, n’ayant de droit que la force et de légitimité que le crime, rencontre la résistance des citoyens. Vous étiez vraiment alors un « soldat de la plume », comme vous le disiez modestement tout à l’heure, et comme je le répète pour l’honneur de votre nom. Un tel soldat moralement valait une armée. Les vainqueurs du jour vous avaient appliqué, en brisant vos presses, ce qu’ils appelaient sans doute la raison d’État, et ils se sont crus des hommes politiques parce qu’ils ont mis, vous hors la loi, eux au-dessus des lois. Vous leur avez ôté ce masque. Vous avez ainsi montré, soit en résistant, soit en faisant l’intrépide commentaire de votre résistance, autant d’esprit politique que de courage. Vous n’étiez pas moins bien inspiré quand, une fois rentré dans Paris, après sa délivrance si habilement conduite et si héroïquement exécutée, — à la vue de ces désastres inénarrables laissés derrière elle par l’atroce Jacquerie qui avait régné deux mois dans la capitale de la France, vous paraissiez moins affecté de ces malheurs matériels que de cette grande destruction morale qui résulte toujours, dans les idées et les sentiments d’un pays, du triomphe, même éphémère, des ambitions subversives :
« Les malheureux ! disiez-vous (mai 1871), ils n’ont pas seulement massacré des hommes ; ils ont tué cette autre créature vivante, la liberté ; et, avant de la tuer, ils lui ont fait subir les derniers outrages. Nous ne le pressentons que trop : c’est elle, c’est la liberté, qui portera le poids et la peine de toutes ces horreurs ; c’est elle qu’on rendra responsable des crimes commis en son nom ! Nous prévoyons déjà les efforts laborieux que nous aurons à faire pour la rendre à la vie, et pour aller chercher ses restes au milieu du sang et des décombres. Tout est à recommencer »
Vous aviez raison, Monsieur, quand vous écriviez, le 31 mai 1871, cette belle page par laquelle je finis. Vous aviez raison, tout était à refaire. Le pays s’est remis à l’œuvre, inspiré, dirigé par de grands citoyens. Il a travaillé, il a payé, il a parlé, il a écrit. S’il n’a pas relevé toutes ses ruines, et si la patrie saigne encore de l’un de ses flancs mutilés, l’espoir lui reste. La République lui doit l’ordre, si elle veut fonder la liberté. L’Académie française ne croit pas avoir été étrangère à cette grande tâche en honorant par son choix, dans votre personne, non-seulement un talent littéraire de premier ordre, mais le courage civil, qui doit être désormais la première de nos vertus.
Notes :
2 « M. de Montalembert était plus de son temps qu’il ne le croyait lui-même. Il aimait la presse ; il éprouvait pour elle cet entraînement qui est de nos jours. Il redoutait ses excès, la blâmait sévèrement, et n’eut pas toujours à s’en louer ; mais toujours il lui revenait, et à ce propos il répétait ce vers d’une élégie amoureuse d’Ovide : ... Nec sine te, nec tecum vivere possum. Je ne puis vivre ni avec toi, ni sans toi. »
(Discours de réception de M. le duc d’Aumale à l’Académie française, le 3 avril 1871.)
3 Les Origines de la France contemporaine, par M. Taine, tome ler, p. 397.
4 M. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, tome IX, p. 238.
5 Actes des apôtres, chap. XVIII, vers. 9 et 10. (La vision à Corinthe.)
6 La première lettre de Junius parut le 21. janvier 1769, dans le Public advrertiser, le duc de Grafton étant premier ministre, lord North chancelier de l’échiquier. Soixante-neuf lettres du même inconnu furent publiées pendant trois ans dans le même journal. (Voir l’Angleterre au XVIIIe siècle, par Charles de Rémusat.)
7 Lettres écrites au journal le Globe par M. Duvergier de Hauranne.
8 Voir les Études critiques et biographiques (1852) et les Nouvelles Études (1863) de M. John Lemoinne. (Michel Lévy.)
9 Œuvres diverses de Jules Janin, publiées sous la direction de M. de La Fizelière (chez Jouaust), tome I.
10 On lira avec plaisir, sur ces dernières années de M. Janin, un livre charmant de M. Piédagnel, son secrétaire, publié par Jouaust et intitulé : Jules Janin (1804-1874).