Réception de Jean-Louis CURTIS
Monsieur,
Le lundi 8 décembre 1947, votre roman Les Forêts de la nuit obtenait le prix Goncourt. Et, ce jour-là, un très jeune journaliste se voyait confier le soin de vous interviewer au micro de la Radiodiffusion française. Eh bien, je pense, Monsieur, être mieux placé que personne pour vous assurer, aujourd’hui, que si l’on avait alors annoncé à ce jeune journaliste qu’environ quarante ans plus tard lui reviendrait l’honneur de vous accueillir sous cette coupole, pour votre entrée solennelle à l’Académie française, ce jeune journaliste aurait eu beaucoup de mal à le croire.
Oui, voilà quarante ans que nous nous connaissons ! Aussi viens-je d’éprouver quelque peine à vous appeler « Monsieur ». Mais c’est chez nous l’usage, en pareille circonstance. Et vous avez déjà pu constater, je crois, à quel point l’usage compte souvent, chez nous, beaucoup plus que la règle. Peut-être est-ce d’ailleurs lui qui nourrit le mieux ce qu’on appelle parfois notre collective « immortalité ». Donc vive l’usage, Monsieur !
Notez que nous aurions déjà pu nous rencontrer, vous et moi, au printemps 1945, du côté de la Schlossplatz ou du Königselhau de Stuttgart, qui n’étaient plus que ruines au cœur de la capitale du Wurtemberg anéantie par les bombes des forteresses volantes américaines et par les obus de nos chars. Dans le spectre de cette ville que noyait, lorsqu’elle tomba entre nos mains, une interminable pluie d’avril, on avait soudain l’impression de trouver réunis, en uniformes ou en haillons, presque tous les derniers figurants d’un long drame qui s’achevait, sans qu’on pût dire encore de quoi serait fait cet achèvement.
Soldats vainqueurs n’osant pas tout à fait croire à la victoire. Soldats vaincus ne croyant plus à rien. Prisonniers, déportés interrogeant soudain la liberté dans les yeux de leurs libérateurs. Et puis, ce peuple de la nuit surgi des profondeurs de l’Europe, tous ces clochards cosmopolites issus des longues transhumances du malheur, arrivés jusqu’ici comme à tâtons et prêts à répartir de même. À l’abri d’un char, un jeune médecin casqué fouillait des chairs déchiquetées pour en extraire un éclat ou une balle. Je n’apprendrais que plus tard qu’il s’appelait Jean-Paul Binet. Et je revois encore, debout sur sa jeep, Roger Vaillant distribuant des conserves et des cigarettes à des fantômes auxquels leurs mains tendues et décharnées tenaient lieu de visage.
Quant à vous, c’est de vos Pyrénées natales que vous aviez rejoint Stuttgart, dans les rangs du Corps franc Pommies, l’une des plus prestigieuses unités issues de l’armée des ombres et devenue le 49e régiment d’infanterie au sein de la Première armée française du général de Lattre de Tassigny.
Car vous êtes, Monsieur, natif d’Orthez, dans les Pyrénées-Atlantiques, où Francis Jammes, lui-même originaire des Hautes-Pyrénées, s’était installé en voisin. Enfant ou adolescent vous auriez très bien pu le connaître vieillard, mais vous avouez franchement ne l’avoir jamais approché. Tout en ajoutant que si l’on venait de la France entière — André Gide en tête — rendre visite au poète des Géorgiques chrétiennes, vos compatriotes orthéziens, dont Claudel disait à Francis Jammes, justement, qu’ils étaient « les Chinois de la France », prenaient plutôt le grand homme pour un huron un peu excentrique, un faune difficilement tenu en bride par sa conversion à la foi chrétienne.
Du côté de votre père, aussi bien que de votre mère, on était profondément enraciné dans la terre du Béarn, et l’on en parlait même couramment la langue. Votre père, qui était ébéniste, avait d’abord créé, en taire, un atelier de meubles. Puis il avait, petit à petit, recruté un apprenti, engagé un ouvrier, embauché un nouvel apprenti, jusqu’à se trouver, quand éclata la deuxième guerre mondiale, à la tête d’une véritable entreprise qui comptait alors une quarantaine d’employés.
Vous aviez deux sœurs et un frère, assez largement vos aînés. Vous fûtes donc élevé en benjamin, presque en fils unique, par trois mères et par deux pères. Vous ne vous en défendez pas. Vous ajoutez même, sans vous faire prier, n’avoir conservé de votre enfance que des souvenirs heureux. Ainsi êtes-vous, Monsieur, une sorte de preuve vivante que le fait d’avoir aimé ses parents, ses sœurs, son frère et d’avoir été aimé d’eux peut ne pas constituer un obstacle tout à fait insurmontable pour qui veut embrasser, un jour, une carrière d’écrivain.
Vos études, jusqu’au baccalauréat du moins, vous les fîtes là où vous étiez né. À l’école primaire catholique d’Orthez, tout d’abord. Puis au collège des prêtres diocésains, à l’ombre du château Moncade qui avait été, au XIVe siècle, celui de Gaston III, comte de Foix, dit Gaston Phoebus en raison de sa chevelure flamboyante. Grand seigneur, grand batailleur, ami des lettres et des arts, il tenait alors, à Orthez, une cour où Jean Froissart avait ses habitudes, et qui rivalisait avec les cours européennes les plus brillantes de l’époque.
Comme nous tous, vous avez, entre huit et douze ans, composé vos premières œuvres poétiques ou romanesques. Mais vous avez presque fait mieux encore. Car il s’en est fallu de peu que vous ne fussiez, avec quelque trente ans d’avance, le précurseur d’une école littéraire qui ferait, le moment venu, abondamment parler d’elle. Eh oui, dès vos premiers exercices de style, vous vous étiez bien aperçu que, lorsque vous entrepreniez de coucher sur le papier une histoire née de votre imagination, vous y parveniez sans vraie difficulté, mais que vous aviez, si vous m’autorisez l’expression, l’acte littéraire plutôt bref. Au bout de six pages, en effet, c’était fini. Vous aviez tout raconté de ce que vous portiez en vous. Or, vous le sentiez parfaitement, six pages ne font pas un roman. Vous vint alors la tentation, pour tirer à la ligne et noircir davantage de papier, de multiplier les descriptions minutieuses de lieux et d’objets et, diriez-vous plus tard, d’ « accumuler les évidences, d’amonceler l’une sur l’autre les platitudes ». Bref d’inventer le « Nouveau Roman ». Vous avez su, heureusement, résister à une tentation qui, chez vous, ne répondait qu’aux lois de la nécessité. D’autres que vous, plus tard, n’auraient pas votre enfantine sagesse. Hélas pour le roman !
Dans votre essai Une éducation d’écrivain, publié en 1985 et bien intéressant à lire afin de vous connaître mieux, vous nous dites beaucoup de choses sur cette époque de votre vie.
Ainsi, parlant de vos toutes premières lectures, ne nous cachez-vous pas les avoirs puisées aux sources de deux journaux pour enfants, Pierrot et L’Intrépide, que vous receviez chaque jeudi. Et vous allez même plus loin, n’hésitant pas à qualifier leurs feuilletonistes de Balzac, de Walter Scott, d’Edgar Poe « fourvoyés » dans ce genre de presse. Mais, vous reprenant très vite, vous ajoutez immédiatement : « Pourquoi fourvoyés ? » Vous concluez alors que s’ils écrivaient là, c’était sans doute qu’ils ne souhaitaient pas un autre public. Et vous précisez même qu’il n’est pas donné à n’importe qui de captiver les lecteurs les plus difficiles du monde : les enfants de dix à douze ans. Merci, Monsieur, de m’avoir donné l’occasion, assez rare il faut bien le dire, de saluer sous cette coupole Pierrot, L’Intrépide et leurs merveilleux feuilletonistes dont chaque lecture était aussi, pour nous, une leçon d’écriture.
Mais voici qu’arrive le temps des grandes leçons, des leçons qui forment un homme pour toute la vie, surtout si cet homme doit être un écrivain.
Et là aussi, Monsieur, grâces vous soient rendues de ressusciter un nom — car j’ai très peur qu’il ne demeure bien oublié aujourd’hui —celui de l’abbé Vincent, auteur de l’admirable Théorie des genres littéraires qui, dans les collèges religieux d’avant guerre et au moment le plus utile — c’est-à-dire vers treize ou quatorze ans — nous livrait d’un seul coup toute la littérature, son passé fabuleux, son histoire volcanique, ses mœurs, ses chefs-d’œuvre, ses folies, ses délires. « On ne pouvait pas offrir à l’enfant que j’étais, écrivez-vous, plus somptueux, plus durable cadeau. Mânes de l’abbé Vincent, merci ! »
Vous êtes alors en classe de seconde. Toujours au collège d’Orthez, auprès du château Moncade. Vous avez lu, bien sûr, les auteurs du programme : Corneille et Racine, La Bruyère et Fénelon, Rousseau et Chateaubriand. Vous les avez lus avec avidité, parce que vous êtes affamé. Entre eux et vous, c’est pourtant peu dire qu’existe encore, à ce moment, presque tout ce qui peut séparer de Vinci un visiteur du Louvre conquis par le sourire de la Joconde.
Or voilà que surgit soudain celui que vous attendez, j’allais dire depuis que vous savez lire. Voilà que surgit un grand écrivain vivant. Même s’il est mort dix ans plus tôt. Bref un grand écrivain de votre siècle Maurice Barrès, Du sang, de la volupté et de la mort.
« Dès l’attaque du premier texte, Un amateur d’âmes, écrivez-vous, je compris que j’allais être envoûté : “Le paysage de Tolède et la rive du Tage sont parmi les choses les plus ardentes et les plus tristes du monde.” »
Mais voyez comme il peut arriver que ne soient pas toujours aussi parfaites qu’on le souhaiterait les chances qui vous semblent, pourtant, parmi les plus inespérées. Car peu avant de découvrir Barrès, vous aviez fait votre premier voyage hors de nos frontières. Et en Espagne, justement. Vous étiez resté un mois à Madrid. Et l’on vous avait emmené à Tolède où vous vous trouviez à peu près seuls étrangers — le tourisme de masse n’existait pas encore — à déambuler de l’Alcazar à la cathédrale, de l’église San-Tomé à la maison du Greco. Et Tolède vous avait bouleversé pour des raisons que vous ne compreniez pas encore très bien. Or voilà que, soudain, votre émotion, votre trouble vous étaient expliqués par le grand écrivain qui maniait la langue française avec un art ensorcelant. Mais qu’eût-ce donc été pour vous si, quelques mois plus tôt, vous aviez, alors, pu découvrir Tolède en écoutant Barrès vous en parler intérieurement ?
Du sang, de la volupté et de la mort vous enthousiasma de la première à la dernière ligne. À sa lecture, vous réalisiez soudain que la littérature est bien davantage qu’un capital ou un divertissement, mais que c’est véritablement un art allant fort au-delà de ce qu’on lui fait dire, et se servant des mots pour créer des couleurs, inventer des musiques.
Barrès avait donc fait entrer un grand écrivain dans votre vie d’adolescent. Mais, à présent, il vous en fallait d’autres. Et si possible dans la lignée barrésienne. C’est ainsi que vous deviez, tout naturellement, vous tourner d’abord vers Mauriac et puis vers Montherlant.
Avec Mauriac, vous vous trouveriez instantanément chez vous. D’abord à cause du voisinage dans l’espace géographique, les landes mauriaciennes touchant votre Béarn. Mais aussi en raison d’un autre voisinage, intérieur cette fois : la province, le collège catholique, l’adolescence enfin, et la place qu’ils occupaient à travers l’œuvre du maître de Malagar.
Environ dix ans après avoir commencé de pénétrer son univers, vous écrirez d’ailleurs sur François Mauriac un essai d’une trentaine de pages que vous hésiterez, d’abord, à lui faire parvenir, pour vous décider enfin. Et vous recevrez une réponse que vous eussent enviée beaucoup de jeunes écrivains et même de moins jeunes, où François Mauriac vous dira : « Je ne sais quel est votre amour, votre foi, votre espérance. Mais je sais que vous possédez le don que Dieu n’accorde qu’au petit nombre. Il éclate dans ces pages sèches, sans éloquence, comme je les aime. »
Avec Montherlant, vos rapports personnels furent, à un certain moment, beaucoup plus difficiles et même assez tumultueux. Pourtant, ce que vous n’aviez pas trouvé dans l’œuvre de Mauriac, c’est-à-dire l’humour, l’ironie, l’allégresse — qui étincelaient cependant à travers tout son personnage mais que vous ne découvririez que plus tard — vous alliez immédiatement le rencontrer chez Montherlant. « Je crois, écrivez-vous, que c’est d’abord cela qui me séduisit et me séduit toujours chez cet écrivain : la verve, le sarcasme, la cruauté qui décèleront au premier regard la faille d’une personnalité avec un sens inégalable de la caricature. Bref la vis comica. »
En Montherlant, vous aimez qu’il soit resté, jusqu’à la fin, une sorte de jeune homme et presque un écolier frondeur, dont le souci d’échapper à l’emprise d’autrui, la timidité transmuée en défi, le malaise dans le monde des adultes, bref tout ce qui définit la psychologie adolescente se retrouve magnifié par les prestiges du style.
Très vite, l’œuvre de Montherlant vous devient, à quinze ans, comme une demeure familière où vous évoluez parfaitement à votre aise et dont, vous le reconnaissez d’ailleurs volontiers, vous ne sortirez guère au moment d’écrire votre premier roman, Les Jeunes Hommes. De telle sorte que, surtout avec un pareil titre, la critique n’aurait évidemment pas grand mal à relever, au passage, cette petite faiblesse d’écrivain débutant.
Vous y serez sensible. Sans que changent vos sentiments à l’égard de Montherlant, vous travaillerez donc beaucoup pour que votre écriture se libère des affectations par lesquelles s’exprimait, inconsciemment, votre dette envers l’auteur des Célibataires. Et vous y parviendrez. Mais alors, Monsieur, pourquoi, en 1950, cette sorte de démarche parricide à l’égard de l’homme que vous admirez tellement ? On n’était pas en mai 1968 pourtant, à réclamer la mort du père entre la prise de l’Odéon et celle de la Société des gens de lettres. Or, dans votre essai critique Haute école, publié en 1950 et où vous observez plusieurs écrivains de notre temps, vous n’y allez pas de main morte, comme on dit, avec votre maître, avec votre idole. Ce qui fera écrire à Maurice Chapelan, dans Le Figaro, sur la façon dont vous traitez Montherlant : « Il vous le décortique, vous le désosse, vous le ramène à ses vraies dimensions, tout esthétiques, vous en fait une pilule amère qu’il a besoin de bien dorer d’admiration et d’amour pour que l’avale sans grimace celui qui en est l’objet. »
Eh bien non, Monsieur, l’objet de cette pilule ne l’avalera pas sans grimace, et vous le fera même savoir ! Mais à sa façon. C’est-à-dire sans en parler. En effet, avant que votre essai ne sortît en librairie, et dès que vous avez eu en votre possession les épreuves des pages consacrées à Montherlant, vous les lui avez fait parvenir. Par honnêteté, par courtoisie. Et Montherlant vous a aussitôt répondu. Mais simplement pour signaler, à l’exclusion de toute autre remarque, une erreur commise dans la citation d’une strophe dont il est l’auteur.
Seulement, vous aviez trop lu Montherlant, vous en saviez donc trop sur lui, pour ne pas mesurer à son juste poids le contenu de ce silence touchant à l’essentiel. J’ajoute que, lorsque celui que vous admirez tant aura pris connaissance du pastiche — un genre dans lequel vous vous illustrerez plus tard — dont vous avez cru bon faire suivre vos pages de critique, alors ce sera le silence total. Un silence qui durera dix ans. Pourtant, quand en 1959 Albert Ollivier souhaitera que vous adaptiez Les Célibataires pour la télévision, Henry de Montherlant lui donnera immédiatement son plein accord.
Mais revenons en arrière, pour vous retrouver encore collégien à Orthez, au moment, où vous venez de découvrir Barrès, Mauriac, Montherlant et où vous arrivez au terme de vos études secondaires.
Vous voulez, bien sûr, ne pas vous en tenir là. Mais comme beaucoup de bacheliers sans grands moyens financiers, il vous faut pour cela trouver d’abord un emploi qui vous permette de subsister. Un poste de surveillant dans quelque lycée ou collège serait évidemment l’idéal. L’un d’eux s’offre alors à vous, au collège oratorien de Juilly, en pleine campagne d’Ile-de-France. Et, à Juilly, vous connaîtrez une chance que tout jeune homme ne rencontre pas dans sa vie. Jusqu’ici vous avez eu pour modèles de grands écrivains que vous admiriez, que vous vénériez. Mais qui étaient loin de vous. Là vous allez trouver un maître, présent chaque jour à vos côtés. Il s’appelle Emmanuel Peillet, enseigne les lettres et fondera, plus tard, en disciple ardent qu’il était de Jarry, les Cahiers du collège de pataphysique, sous le pseudonyme d’Hugues Sainmont.
En parlant de lui, vous dites :
« Je reconnus tout de suite le catalyseur dont j’avais besoin pour précipiter mes petites chimies en attente. Sa méthode n’était pas la douce et prévenante maïeutique. Elle procédait par déflagrations successives de moquerie, écrasement des idées toutes faites, mitraillage des clichés et lieux communs, déboulonnages en forme d’électrochocs. Peillet ne faisait guère de différence entre fascisme et bolchevisme. L’un et l’autre représentaient pour lui le tyrannisme du Père Ubu. »
Et vous terminez :
« C’est ainsi que, pendant une année scolaire, me fut offert le plus éblouissant jeu de massacre des conventions bourgeoises et des impostures idéologiques. »
Je m’en serais voulu de vous recevoir ici, Monsieur, sans faire passer sur nos têtes l’ombre de cet Emmanuel Peillet que tant de nous auraient aimé connaître, et qui a tellement compté pour vous.
Mais j’en arrive maintenant à ce que j’appellerai votre « seconde naissance ».
En septembre 1937, le professeur avec lequel vous préparez maintenant une licence d’anglais à la faculté des lettres de Bordeaux vous conseille de partir pour l’Angleterre, où une place de french assistant vous attend au collège de Bradford, et d’y travailler à un mémoire de fin d’études supérieures sur la technique du roman chez Aldous Huxley.
Cette confrontation soudaine avec l’œuvre du grand romancier britannique, et tout particulièrement avec la façon qu’il avait d’en concevoir l’architecture et le rythme, allait jouer un rôle capital dans l’élaboration et l’affirmation de votre propre technique littéraire. Ainsi expliquez-vous parfaitement de quelle façon, pour Huxley, le roman moderne, s’éloignant de la description linéaire, méthodique, lente et progressive, selon la tradition du XIXe siècle, doit devenir pareil à une orchestration de thèmes se répondant, s’opposant, bref ne cessant de correspondre entre eux jusqu’à faire songer à une sorte d’écriture musicale essentiellement fondée sur l’usage du contrepoint. Et l’on allait souvent retrouver, dans votre œuvre, ce mode si original que l’on doit à Huxley de la composition romanesque. Mais vous, du moins, et il faut vous en savoir gré, ne prétendriez jamais l’avoir personnellement inventé, contrairement à trop de romanciers contemporains qui, touchés comme vous par la grâce du Meilleur des mondes, n’ont eu que le tort de croire qu’ils avaient eux-mêmes découvert ce qu’on appellerait le « récit éclaté », mis au point par Huxley au début des années 30.
Mais vous n’avez pas seulement la révélation d’Aldous Huxley, en Grande-Bretagne. Vous plongez également tout entier dans Shakespeare dont je crois pouvoir dire que vous deviendrez, un jour, le meilleur serviteur français qui fût, en vous attachant à exprimer d’aussi près que possible, dans vos admirables adaptations des grands drames shakespeariens, donc dans notre langage d’aujourd’hui, la musique et le rythme de la prosodie élisabéthaine.
Vous rencontrerez aussi Milton, Byron, Keats, Dickens, beaucoup d’autres. Et vous avouerez, Monsieur, avoir ressenti cette imprégnation toute nouvelle pour vous de façon tellement foudroyante que ce fut comme une sorte de patrie antérieure que vous éprouviez l’impression de retrouver soudain.
Mais... vous n’avouerez pas que cela.
Si bien qu’il va maintenant me falloir vous parler sans détours.
J’ai lu, en effet, chez vous, cette phrase qui, je crois, mérite attention « Parfois, quand j’écris, c’est le terme anglais qui vient sous ma plume, et auquel je cherche un équivalent français. » Alors là, je suis bien obligé de vous avertir, Monsieur, que vous aurez désormais à vous surveiller très attentivement de ce côté. Certes, nous nous honorons d’avoir eu et de posséder encore, parmi nous, d’éminents connaisseurs de la langue anglaise. Croyez que nous sommes d’ailleurs fort heureux d’en compter un de plus avec vous. Mais quand vous manquerez désormais d’un mot français, Monsieur, de grâce cherchez-le plutôt dans notre Dictionnaire, aux travaux duquel, dès maintenant, considérez-vous comme associé.
Permettez-moi pourtant de ne pas vous tenir tout à fait quitte à propos de votre anglomanie. En effet, lorsque vous avez décidé de prendre un pseudonyme pour entrer en littérature, je ne vous reprocherai certes pas de vous être souvenu du temps où vous faisiez, dans l’armée de l’air, vos classes d’élève-pilote aux premiers jours de 1940. Mais enfin, êtes-vous bien sûr qu’il n’existât point, sur la base marocaine où vous vous trouviez, d’autres avions que les Curtiss ? Et le nom de ce chasseur américain, que vous porteriez désormais face aux éditeurs, aux critiques, au public, jureriez-vous ne pas l’avoir choisi en raison de ses consonances anglo-saxonnes ?
Pour ma part, je comprends fort bien que vous ayez voulu accompagner votre carrière d’écrivain d’un souvenir de votre brève carrière militaire, c’est-à-dire d’un souvenir de votre jeunesse... Mais — vous allez peut-être me trouver très cocardier — mais je me demande, il me faut vous l’avouer, si, tout à la joie que j’ai de vous recevoir sous cette coupole, ma satisfaction ne serait pas plus grande encore d’accueillir, au lieu d’un Jean-Louis Curtis, un Jean-Louis Potez, par exemple, ou bien un Jean-Louis Morane, ou même encore un Jean-Louis Dewoitine.
Ce choix d’un pseudonyme n’en était pas moins, en tout cas pouvait-on l’espérer, porteur d’une heureuse nouvelle. N’annonçait-il pas, en effet, que la pensée d’un destin littéraire commençait enfin à vous effleurer ? Certes, vous aimiez écrire. Vous l’aviez toujours fait. C’était, comme vous le diriez plus tard, une chose essentielle dans votre vie. Et même, ajouteriez-vous alors : « Je n’étais pas sans quelque assurance secrète quant à ma capacité d’expression. » Mais enfin, vous lancer dans une carrière littéraire, vous avouez très honnêtement que, même aux environs de vos vingt-cinq ans, vous n’y songiez pas encore.
D’ailleurs, vous aviez un métier. Vous étiez professeur, d’anglais évidemment. Et pas très loin de chez vous, puisque c’était au lycée de Bayonne que vous enseigniez. En juillet 1943, vous alliez même être reçu à l’agrégation.
Une de vos amies, pourtant, professeur comme vous au lycée de Bayonne, et que la littérature passionnait, avait eu par hasard sous les yeux une nouvelle écrite par vous, sept ans plus tôt, d’inspiration mythologique et de facture assez giralducienne, intitulée Alceste deux fois perdue. Cette jeune femme, enchantée par sa lecture, vous donna alors l’adresse d’une revue littéraire publiée, à Paris, par un homme encore jeune lui-même, René Julliard. Et René Julliard vous répondit : « Cette nouvelle est excellente, mais elle date déjà de sept ans. Vous avez peut-être autre chose de plus récent à me faire lire. Un roman par exemple. »
Ce que vous ne saviez pas, et n’apprendriez que beaucoup plus tard, c’est que votre nouvelle giralducienne avait eu, parmi ses premiers lecteurs, Jean Giraudoux lui-même, venu rendre visite à René Julliard. Et Jean Giraudoux avait dit au futur grand éditeur : « C’est amusant cela, Tu devrais faire attention à l’auteur. »
René Julliard n’oublierait pas la recommandation de Jean Giraudoux. Et c’est lui qui publierait, en 1946, votre premier roman, Les jeunes Hommes, avec lequel vous obtiendriez vos premiers lauriers littéraires. « Bravo, vous avez le prix Cazes ! » vous lancerait, dans un couloir du lycée d’Orléans où vous étiez alors en poste, un de vos collègues qui, par la radio, avait appris la nouvelle avant vous.
Un an plus tard — vous en aviez tout juste trente — votre nom était à peu près connu de la France entière. Au palmarès du prix Goncourt, vous succédiez, en effet, à Jean-Jacques Gautier, auquel vous succédez ici même aujourd’hui. Et à ce même palmarès, vous précédiez Maurice Druon. Trois auteurs, trois futurs membres de l’Académie française. Mais un seul éditeur : René Julliard. Et le même éditeur triomphant trois années de suite, cela ne s’était jamais vu place Gaillon.
Les Forêts de la nuit, dont le titre est emprunté à Blake, représente l’un des romans qui ont marqué les années de l’immédiat après-guerre. Par sa technique d’abord. Nous avons vu combien l’art du contrepoint, chez Huxley, vous avait séduit. Et Les Forêts de la nuit est écrit en un contrepoint dont on n’avait guère l’habitude en ce temps-là. Mais le tableau que vous y faites d’une petite ville de la province française, dans les années 1942-1944, présente aussi l’originalité de montrer vos personnages comme ils auraient pu être, et non comme ils devraient être si vous leur aviez imposé de suivre la mode littéraire de l’époque. Car vous ne vous attachez pas à peindre uniquement d’admirables héros par vocation ou d’abominables gredins par abjection, mais de braves gens, souvent courageux ou lâches presque malgré eux. Aucun manichéisme sous votre plume. C’était alors assez rare pour qu’on le pût remarquer. Et parfois même, pour qu’on ne fût pas loin de vous en faire grief. Dans leur majorité, les critiques ne s’y trompèrent pourtant pas. Les jurés Goncourt non plus. Et si, presque toujours, un succès vaut d’abord par la qualité de celui ou de ceux sur lesquels on le remporte, ce qui donne plus de valeur encore au vôtre, me semble-t-il, est qu’il vous ait valu de devancer, au troisième tour de scrutin, cet immense écrivain qu’est Jacques Perret ; et pour Le Caporal épinglé, qui n’est certes pas le moindre de ses romans.
Mais il ne suffit pas d’avoir le prix Goncourt. Encore faut-il s’en remettre. Et vous vous en êtes fort bien remis.
Ainsi auriez-vous pu songer, par exemple, à mener tout à coup une existence nouvelle. Une existence d’écrivain. Or pareille tentation ne vous effleura même pas. Vous étiez maintenant professeur au lycée Jacques-Decour. Et, tout de suite après votre succès, vous avez repris le chemin du lycée.
Vous veniez d’avoir, en effet, la sagesse de comprendre et d’admettre aussitôt que les quelque cent vingt mille exemplaires de votre roman que n’allait pas manquer de vendre votre éditeur, vous ne les retrouveriez peut-être jamais plus. Ce qui ne vous empêcherait pourtant pas de continuer à écrire des livres. À condition, toutefois, de continuer également à vivre comme si rien, ou à peu près, ne s’était passé.
Mais quelque chose d’autre que la sagesse dont je parlais a dû également jouer son rôle dans votre décision de n’apporter aucun changement à votre vie. Jusque-là, en effet, votre métier de professeur, que vous aviez pu mener tout en écrivant deux livres, vous avait procuré une grande sensation de liberté. Or là, vous éprouvez tout à coup le sentiment que si vous vous laissez aller à opter pour l’existence nouvelle qui peut s’offrir à vous, toutes sortes d’obligations, de contraintes vont soudain peser sur votre belle liberté. Et vous ne vous sentez pas tout à fait sûr d’en pouvoir supporter le poids, même si celui-ci devait n’être que la rançon d’une certaine bonne fortune continuant de faire escorte à votre jeune vie de romancier comblé. Jamais en revanche ne vous viendrait à l’esprit l’idée que d’autres obligations, d’autres contraintes, celles de l’enseignement par exemple, pourraient à présent vous empêcher d’écrire. Votre choix est donc fait. Pour quelque temps, il est certainement le bon.
Nous devrions, pourtant, attendre jusqu’en 1954 pour vraiment retrouver, avec Les Justes Causes, le romancier des Forêts de la nuit.
Car c’est tout de suite à elles que l’on pense en découvrant cette nouvelle fresque romanesque qui parait en prendre comme naturellement le relais, puisqu’elle commence là où s’achève la première, en 1944, pour nous mener jusqu’en 1950. Vous vous y affirmez — on l’a souvent dit —comme un témoin de votre temps, vous attachant d’abord à saisir en lui ce qu’il a de spécifique, de significatif, puis vous employant à bien analyser chacun de ses traits, afin de pouvoir les mettre l’un après l’autre en évidence. Mais dans Les justes Causes comme dans Les Forêts de la nuit, le vrai sujet traité est psychologique davantage encore qu’historique. Ce qui vous intéresse en effet — et là vous êtes bien romancier — c’est la façon dont vos personnages réagissent à l’Histoire qu’ils traversent, en fonction de ce qu’ils sont eux-mêmes. Ce qui vous intéresse, c’est ce que, de chacun d’eux, vous pouvez tirer d’éternel bien davantage que l’Histoire elle-même, ou plus exactement qu’un acte de celle-ci.
Les justes Causes marque, me semble-t-il, une étape importante dans votre carrière d’écrivain. Après Les Forêts de la nuit, vous aviez publié deux romans qui ne vous avaient pas satisfait, sans que pût donc vous surprendre la relative indifférence qui les avait accueillis. Là, soudain, vous vous retrouvez. Et vous retrouvez, du même coup, la critique et votre public. Je veux dire celui que vous allez, peu à peu, constituer ou reconstituer, et qui vous lira, bientôt, non plus seulement pour vos lauriers mais simplement pour votre talent.
Ce « bientôt », néanmoins, mettra encore douze ans à venir. Sans, d’ailleurs, que vous paraissiez vous en être inquiété plus qu’il ne convenait. Comme si vous suiviez alors votre chemin. Et comme si c’était votre façon à vous de construire une œuvre dont vous saviez très bien ce qu’elle serait un jour. Dans Une éducation d’écrivain, vous nous dites avoir toujours aimé, quand vous étiez jeune, tracer des plans de villes imaginaires. Puis n’avoir jamais entrepris un livre sans vous être attaché, d’abord, à en établir minutieusement le plan. À bien considérer l’œuvre qui est la vôtre et dont peuvent parfois nous échapper, un instant, la composition et le rythme avec ses phases irrégulières, je me demande donc, Monsieur, si cette œuvre ne répond pas, elle aussi, à un plan mûrement élaboré. Un plan que vous fûtes toujours seul à connaître, ayant été seul à en fixer les ambitions, les étapes et le rythme.
En 1966 et 1967 — vous avez maintenant abandonné l’enseignement, mais vous avez passé un an à donner des cours dans une université américaine — paraissent successivement La Quarantaine et Un jeune couple, deux de vos romans parmi les plus réussis. Dans La Quarantaine, et sur une lointaine toile de fond d’Indochine, d’Algérie, de Budapest, de Dallas quand y fut assassiné Kennedy, nous retrouvons vos trois héros des Jeunes Hommes tel qu’ils sont devenus à mi-chemin de la vie. Mais aussi nous vous découvrons capable de traiter ce que j’appellerai les « modes et travers » de notre époque, avec une plume de pamphlétaire face à laquelle il vaudra toujours mieux conseiller la prudence aux natures délicates.
Quant à votre Jeune couple, et même si les époques sont bien peu comparables entre elles, il n’est pas sans nous faire songer, parfois, aux Mémoires de deux jeunes mariées. Mais on observe également que, publié en 1967, ce roman contient souvent les signes précurseurs de certaines mutations de société propres à ce temps-là, et dont, contrairement à beaucoup d’éminents spécialistes, vous n’aviez pas attendu mai 1968 pour pressentir l’arrivée.
Alors, tout en publiant encore un roman, Le Roseau pensant, plusieurs récits, votre premier recueil de pastiches La Chine m’inquiète, vous voilà, Monsieur, avançant maintenant à votre pas, et en pleine possession de votre art, vers la suite romanesque à laquelle vous songez depuis longtemps, et dont le premier tome aura pour titre L’Horizon dérobé.
Nous y retrouvons aussitôt votre goût à faire se dérouler, sur le filigrane événementiel d’une histoire encore toute proche de nous — et ce n’est évidemment pas moi qui vous le reprocherai —, l’humaine progression de vos personnages vers l’affirmation de leur caractère et la précision de leur destin.
Vos héros, cette fois, seront trois. Deux jeunes hommes et une jeune femme. Il semble que vous n’aimiez pas les héros fatigués. Trois héros divergents et proches l’un de l’autre, passionnés et fragiles, chacun d’eux toujours prompt à offrir sa face la plus exposée aux rafales de son époque. Trois héros, dont vous situerez chronologiquement l’aventure entre l’apparition de la Ve République et le début des années 70. Autrement dit en un moment où l’on commence à mieux comprendre qu’il ne suffira sans doute pas de respecter les textes pour conserver intact le don exigeant fait à la France par l’homme qui repose désormais dans sa sépulture villageoise, veillé par la grande forêt gauloise.
Le décor chronologique ainsi planté, ne reste plus à vos personnages qu’à savoir y imposer leur présence, autrement dit celle de leur époque. Ils y réussissent, ou plutôt vous y réussissez admirablement.
Thierry incarne ainsi à la perfection le petit bourgeois révolté contre la société, mais dont la révolte, nourrie par la presse de gauche et les conversations aux avant-postes des terrasses de café, saura s’accommoder, le moment venu, d’un mariage confortable qui arrangera bien ses affaires.
Quant à Nicolas, éternel irresponsable non dépourvu d’une certaine lucidité, esthète un peu nonchalant, il recueillera par téléphone, à la fin du troisième tome joliment intitulé Le Battement de mon cœur, le lointain et secret adieu que lui lancera Catherine, l’ardente muse de sa jeunesse, dernier personnage majeur de cette trilogie, partie vivre et mourir dans un Orient où la misère de ceux dont elle s’occupe a peut-être moins besoin de ses soins qu’elle n’a, elle-même, besoin de cette misère.
Mais on découvre également dans L’Horizon dérobé, ainsi que dans les deux romans qui lui font suite, d’étonnants « seconds rôles » que vous créez, que vous animez avec une verve, une causticité, parfois une cruauté — sans, pourtant, véritable méchanceté — qui font de ces personnages les divertissants prototypes d’une certaine faune ésotérico-mondaine et intellectuello-révolutionnaire auxquels on se référera peut-être, un jour, pour être sûr qu’ils ont bien existé. Si, précisément, comme disait Stendhal, « il n’est de vérité que dans le roman ».
Tout à l’heure, Monsieur, je me suis permis de sacrifier à un usage bien ancré en notre Compagnie et, comme aurait dit François Mauriac, de vous taquiner un peu. J’ai même été jusqu’à vous reprocher — car il me fallait bien trouver quelque reproche à vous faire — d’avoir choisi pour nom de plume un pseudonyme à consonances anglo-saxonnes. Laissez-moi donc vous dire, à présent, tout imprégné que je suis maintenant de vos romans, que s’il était encore temps pour vous de décider d’un pseudonyme et si vous persistiez à vouloir littérairement porter un nom anglo-saxon qui fût celui d’une machine volante, je vous conseillerais vivement de vous faire appeler Jean-Louis Lysander.
Le Lysander était, en effet, cet appareil britannique utilisé, durant la dernière guerre, afin de venir, sur un territoire aux mains de l’ennemi, chercher ceux qu’il était urgent de soustraire à celui-ci. Car les grandes vertus du Lysander étaient de voler presque en silence, de pouvoir se poser de nuit sur une prairie à peine balisée, et d’en repartir aussitôt comme il était venu, emmenant avec lui, dans les ténèbres du ciel, des combattants de la liberté.
Or, à bien imaginer, je crois, la façon dont vous procédez avec vos héros, à vous deviner vous posant comme secrètement près d’eux pour les emmener, sans que nul n’en sache rien, vers un espace de génération et de véraison littéraire où ils pourront vivre pleinement leur liberté romanesque, je me demande si vous ne vous comportez pas, à leur égard, telle une sorte de Lysander de l’imagination et de la création.
Mais je viens d’utiliser l’adverbe « secrètement ». Or vous êtes, Monsieur, quelqu’un de très secret. Sauf, j’en conviens, lorsqu’il s’agit, pour vous, de bien vouloir admettre l’existence de ce trait propre à votre caractère.
Ainsi, dans Une éducation d’écrivain, je trouve sous votre plume : « L’idée de quant-à-soi, de secret est presque inhérente à ma nature, non par goût de la dissimulation mais par volonté farouche d’isolement et d’indépendance. »
Et dans Les Justes Causes, vous attribuez à l’un de vos personnages ces mots que vous auriez très bien pu prononcer : « L’essentiel est dans l’invisible. L’indicible ne regarde que moi. »
Non, Monsieur, vous n’êtes pas anecdotique. Vous n’êtes pas de ces écrivains qui ne se racontent pas sans quelque réticence dans les gazettes, devant les caméras et les micros, ou qui se plaisent à être racontés. Et vous n’avez pas attendu, pour devenir ainsi, d’être élu à l’Académie française où chacun sait que, lorsque nous y entrons, nous nous mettons aussitôt à pratiquer la modestie comme une vertu cardinale, et ne répondons plus aux appels des gazettes que pour y servir le seul intérêt de notre Compagnie.
Vous n’avez jamais cédé à la tentation du journal intime. Sauf lors de votre extrême jeunesse et seulement pour quelques pages déchirées depuis longtemps. Et si l’on peut vous deviner, parfois, derrière le masque d’un de vos personnages et les travestissements de la fiction romanesque, le roman qui favorise une telle rencontre n’est pas, forcément, livré clef en mains au lecteur.
Bref, je crois que vous auriez également pu, sans avoir à vous forcer, faire vôtre cette réflexion d’Henri de Régnier : « Tout homme à s’expliquer se diminue. On se doit à soi-même son propre secret. »
Autrement dit, on ne saurait être moins « gens de lettres » que vous.
« On ne saurait être moins “gens de lettres” que vous », ainsi, le 13 mai 1981, s’exprimait Jean-Jacques Gautier après avoir annoncé que le jury du prix Pierre Ier de Monaco venait de vous désigner comme son lauréat, neuf ans après que l’Académie française vous eut attribué son Grand Prix de littérature.
Au fur et à mesure de votre discours, nous avons été, Monsieur, de plus en plus certain d’une chose : Jean-Jacques Gautier aura bien, pour lui succéder parmi nous, un homme qui le connaissait profondément, et savait donc les raisons qu’il y avait de l’aimer.
Lorsque Marcel Achard accueillit Jean-Jacques, de cette place qui est aujourd’hui la mienne, après avoir énuméré ses principaux lauriers littéraires, qui d’ailleurs furent aussi les vôtres — prix Goncourt, prix de Monaco —, il ajouta :
« Et cependant, ce fauteuil que vous allez occuper après une valse-hésitation des plus gracieuses, le public n’a pas l’impression que vos confrères l’aient offert au romancier, si noblement reconnu, mais au critique du Figaro. Et peut-être est-ce là la terrible punition du critique. Cette partie de son œuvre, souvent préjudiciable, étouffe l’autre. » Pourtant, à vous écouter détailler en romancier l’œuvre romanesque de Jean-Jacques Gautier, nous avons eu constamment l’impression que celle-ci, loin d’être étouffée par son œuvre de critique, possède exactement tout ce qu’il lui faut pour désormais ne cesser de mieux trouver sa respiration et de prendre ses vraies dimensions. Et vous n’avez pas eu tort de penser, en lisant L’Oreille, au Portrait de Dorian Gray, ni d’évoquer Zola en célébrant le naturalisme d’Histoire d’un fait divers.
Mais il est vrai que ce blason de l’âme dont vous parliez tout à l’heure, c’est bien chez Jean-Jacques Gautier critique qu’il fallait d’abord le chercher, c’est-à-dire chez celui qui avait reçu son adoubement de Pierre Brisson lui-même, tout de suite après la guerre. Car si Pierre Brisson, directeur du Figaro, immense et inoubliable « patron de presse », n’avait pas coutume de confier au hasard des postes qu’il tenait pour importants, j’oserai dire qu’au nom de raisons personnelles et familiales qui avaient trois quarts de siècle d’ancienneté, c’était probablement plus vrai encore quand il s’agissait de choisir un critique dramatique. Car on ne l’avait pas été soi-même durant quelque vingt ans, on n’était pas le fils d’Adolphe Brisson et le petit-fils de Francisque Sarcey qui l’avaient été, respectivement, vingt ans et trente-deux ans, pour accepter de prendre des risques en ce domaine. Pierre Brisson, quand il confia la critique dramatique du Figaro à Jean-Jacques Gautier dont il connaissait la plume et la droiture, mais qu’il n’avait pas encore mis exactement à pareille épreuve, Pierre Brisson savait donc ce qu’il faisait. Et je pense que cette désignation, sans aucun banc d’essai, constitue peut-être le plus beau témoignage de confiance et d’estime qu’on ait adressé à Jean-Jacques Gautier.
« Vous êtes sûr de ce que vous pensez, lui disait un jour Pierre Brisson. Vous n’êtes pas toujours sûr d’avoir raison. Gardez ce doute salutaire. La contradiction entre opposants qui se respectent fait jouer les muscles de l’esprit et marque le vrai sport de la critique. »
Jean-Jacques Gautier n’eut jamais à se battre pour faire admettre à Pierre Brisson tel ou tel jugement qu’il portait sur une pièce. En revanche, Pierre Brisson eut souvent à se battre pour défendre Jean-Jacques Gautier contre la colère de ceux qui s’estimaient injustement traités par lui. Et il ne cessa jamais de le faire avec une égale ardeur. Même s’il ne partageait pas toujours ni tout à fait l’opinion de son critique. Même s’il s’agissait de prendre fait et cause pour celui-ci face au plus illustre des collaborateurs du journal.
Entre Pierre Brisson et Jean-Jacques Gautier, il s’agissait d’un traité de confiance et de liberté unissant deux hommes qui avaient en commun le dévorant besoin d’inspirer mais aussi d’accorder cette confiance, et l’intransigeante passion de cette liberté. D’où leur présence, d’ailleurs, l’un à la tête et l’autre au sein de ce journal qui n’a pas changé.
Il y a parfois, Monsieur, sous votre plume, des réflexes, des accents de satiriste et de polémiste permettant d’imaginer quel redoutable critique vous auriez pu faire. Et cette face à demi cachée de vos dons permet de mieux mesurer combien, en succédant ici à Jean-Jacques Gautier, vous y êtes bien à votre place.
Tout à l’heure, j’ai parlé de ce certain secret dont vous aimez vous envelopper.
Et il est vrai qu’au seuil de l’unique ouvrage, Une éducation d’écrivain, où vous avez accepté de lever un pan de ce voile, vous nous confiez vous sentir, en vous mettant alors au travail, aussi ému, aussi inquiet que si vous alliez, je vous cite : « lancer un cocktail Molotov contre un des grands symboles de l’établissement littéraire : l’Académie française ou la revue Tel Quel ».
Vos nouveaux confrères se doivent de reconnaître que vous n’avez jamais lancé de cocktail Molotov contre l’Académie française. Pas davantage vous n’avez une seule fois juré publiquement vos grands dieux que, jamais, vous ne feriez chez nous acte de candidature.
Eh bien vous voyez, Monsieur, nous vous avons tout de même élu !
Soyez donc le bienvenu en notre Compagnie.