Réponse du général Maxime Weygand
au discours de M. Jean Guitton
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 mai 1962
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
En écoutant le profond et délicat éloge que vous prononciez de notre très regretté confrère Léon Bérard, je me disais que de réelles affinités entre vos façons de penser et de dire vous avaient heureusement inspiré : même passion de la vérité et de la clarté, même courtoisie dans l’objection, même richesse d’arguments, même goût du beau langage, égale fermeté dans les convictions. Puisque c’est à moi qu’est revenue la faveur de répondre à votre remerciement, j’ai plaisir à en louer la signification et à vous dire, au nom de notre Compagnie sa satisfaction d’accueillir en vous un penseur profond et solide, un philosophe, un savant, auteur d’une œuvre considérable et de la plus haute portée spirituelle, un écrivain de tout temps ami des lettres, dont la jeunesse lui donne le droit d’attendre encore beaucoup de vous.
Depuis la mort d’Édouard Le Roy, l’Académie ne comptait plus qu’un philosophe. Pendant vingt années, ce savant enseigna les mathématiques spéciales et c’est par cette voie, celle du raisonnement rigoureux, qu’à quarante ans, il entra si complètement dans la philosophie de Bergson que ce maître en fit son suppléant, puis le voulut son successeur dans sa chaire du Collège de France. Édouard Le Roy termina son dernier cours en déclarant que « l’âge mettait fin aux fonctions officielles, mais non au travail, dans la même direction toujours, de la Science et de la Spiritualité réunies », ce qui n’est pas pour vous déplaire.
À l’Oflag 4 D vous aviez réuni en 1943 vos camarades des jeunes promotions de l’armée active pour leur parler de la vocation et des raisons d’y persévérer. Vous débutiez ainsi : « Mes camarades, les contraires ont de l’attirance les uns pour les autres. Et c’est pourquoi je suis là. » Vous ajoutiez : « J’ai toujours tenu pour une nécessité de vie, pour une garantie de compétence, de santé et d’équilibre, d’avoir à côté de soi un ami véritable qui soit officier, j’entends officier véritable et par vocation. » Quelle générosité, Monsieur, dont la profession des armes peut être fière.
Mais pourquoi cette citation ? Parce qu’elle est une réponse. On peut être en effet surpris – et l’on s’est justement étonné – qu’un vieux soldat réponde au remerciement d’un jeune philosophe. Vous avez deux petites patries – j’y reviendrai tout à l’heure – l’une Saint-Étienne, est celle de votre père. Votre grand-père paternel fut, chez les Jésuites de cette ville, le condisciple de Ferdinand Foch, le futur Maréchal. Vous avez eu des occasions de le voir, lorsqu’il rendait visite à ses anciens maîtres ; vous avez même déjeuné un jour à côté de lui. Vous n’avez pas osé lui poser de questions. L’occasion ne s’est pas représentée d’un entretien que souhaitait votre curiosité de philosophe, jeune et avide de pénétrer dans le haut domaine des principes de conception et de commandement de ce Grand Chef. Lorsque le Maréchal ne fut plus, vous vous êtes tourné vers son chef d’État-Major, pour recueillir au moins un reflet de ses lumières. Ainsi, ce fut sous les auspices de mon chef vénéré que naquit une amitié, une compréhension réciproque, qui depuis trente années n’ont cessé de se consolider et de s’étendre. C’est chose que je ne puis oublier, ni taire aujourd’hui.
Si l’on s’en rapporte à l’allure, au train comme disent les cavaliers, auquel vous avez mené vos études secondaires et supérieures, il est permis de penser que la Providence ne vous a ménagé ni ses dons, ni une heureuse disposition à en développer les richesses.
Vous êtes né en 1901 à Saint-Étienne ; c’est en 1908 que vous y commencez vos études, pour les continuer en 1917 à Louis le Grand. En 1920 vous êtes reçu à l’École Normale Supérieure à 19 ans ; en 1923 vous êtes agrégé de Philosophie et vous commencez à enseigner au lycée de Troyes.
Il est d’un grand intérêt de situer le moment et de connaître les conditions dans lesquels vous avez été attiré par le problème dont la solution allait engager dans sa recherche tout votre labeur de philosophe. Votre décision fut prise en 1923 à la suite d’un entretien avec l’un de vos maîtres, Maurice Blondel. De 1925 à 1928, à la Fondation Thiers vous recueillez et ordonnez la savante documentation de la thèse qui vous fera docteur ès lettres en 1933.
Vous en aviez donc arrêté le sujet à 22 ans : « Le Temps et l’Éternité chez Plotin et Saint Augustin. » C’est le problème transcendant par excellence, celui de la présence immanente de l’éternité dans le temps, et de la présence éminente du temps dans l’éternité. En deux mots, celui de « la signification de la vie humaine ». Quelle audace, Monsieur !
Vous saviez que le sujet a depuis des siècles donné lieu à bien des discussions, fait couler beaucoup d’encre ; vous n’étiez pas sans prévoir que vous alliez peut-être à un combat. Comme le Chevalier, qui, avant d’entrer dans la mêlée, a serré sa cotte de mailles et coiffé son heaume, vous vous sentiez assez armé, assez protégé pour ne pas redouter une lutte possible. Cette armure de votre âme, forgée par votre famille, vous la jugiez capable de résister à tous les coups. Car vous avez grandi et vous êtes formé, selon le mot que j’emprunte à l’un de vos plus éclairés critiques, « dans la profondeur de la religion chrétienne ».
Vous êtes issu, Monsieur, de cette bourgeoisie cultivée, laborieuse, fidèle à ses traditions religieuses, qui enrichit depuis des siècles, et dans tous les domaines, le patrimoine intellectuel et spirituel de la France. Ce n’est pas sans tristesse que je songe, en parlant ainsi, à la jeunesse sortie de ses rangs, si riche de promesses d’avenir, tombée dans les combats de la première guerre mondiale. Ses talents, ses connaissances, son expérience, son caractère feront cruellement défaut, lorsqu’il s’agira de comprendre les devoirs et d’accomplir les obligations qu’entraînait la victoire.
La bourgeoisie à laquelle appartient votre famille est urbaine par votre père, terrienne par votre mère.
Votre père, industriel à Saint-Étienne, vous le décrivez : un père tendre, gai, généreux, un jeune patron indépendant, vigilant, dévoué à tous les mouvements catholiques et sociaux, toujours à l’affût d’une idée neuve ou d’un service à rendre. Deux de ses frères sont Jésuites, deux de ses sœurs sont entrées dans des congrégations se rattachant à l’influence des Jésuites. Il n’a jamais été très dévot, c’est hors de sa nature raisonneuse et non conformiste, mais jamais, malgré un vif esprit critique, il n’a mis en question le fond de sa foi. Sa mère était une catholique autoritaire et intransigeante. Votre branche paternelle est fidèle à l’esprit de Saint Ignace. Disons de suite que votre mère était issue de la magistrature auvergnate, qui gardait une tradition gallicane, un peu janséniste. Elle aimait chez les gens de Port-Royal l’idée du juste, la gravité, le sérieux, l’horreur des compromissions, le retour à l’esprit du christianisme antique. Entre deux êtres parfaitement unis et éclairés de la même lumière surnaturelle, ces différences d’inclination sentimentale m’apparaissent comme un témoignage de l’existence chez vos parents d’une indépendance d’esprit qui dut tracer en vous dès votre jeunesse.
Le grand-père de votre mère, Adolphe Ancelot, était magistrat, philosophe et écrivain dans ses loisirs de Président de Chambre à la cour de Riom. Il avait écrit pour l’Académie de Clermont une étude fort pertinente sur Pascal et Leibniz, qui vous fut utile lorsque plus tard, vous avez repris le même sujet. La famille Ancelot avait tenu sa place à Paris dans les lettres et le théâtre : Arsène Ancelot battit en 1841 Victor Hugo dans un scrutin académique ; sa femme tenait un salon que fréquentait Alfred de Vigny ; leur fille avait épousé l’avocat Charles Lachaud, grand-père de Marc Sangnier Adolphe Ancelot avait été victime de son indépendance : il fut suspendu quelque temps de la magistrature pour avoir donné raison aux Jésuites contre le préfet de la Haute-Loire, qui les avait privés d’une de leurs maisons. Le caractère est décidément une vertu de famille.
Votre Mère ne suivit jamais les cours d’une école ; sa mère fut son maître unique, pas tout à fait cependant. Elle en avait connu un autre, la nature. Vous avez noté que ses vacances creusoises étaient pour elle un temps de vie sereine. Elle s’y retrempait dans la source, où elle avait puisé ses premières impressions de nature et de poésie, celles que la vie achève et ne dissipe pas. Aussi, avant de parler d’elle, afin de la mieux situer, évoquerai-je son pays natal, la Creuse. La Creuse n’est pas pour vous celle de Guéret, mais celle d’Aubusson. Les deux régions diffèrent tellement à tous égards l’une de l’autre, qu’au moment de la Révolution les gens d’Aubusson demandèrent que leur Creuse formât un département spécial, qui serait dit « La Montagne », avec leur ville comme chef-lieu. Un parent de votre mère avait été le principal du Collège d’Aubusson, collège à la fois laïque et libre, fondé par les notables d’Aubusson et totalement entretenu à leurs frais. Voilà, si je ne m’abuse, encore des indépendants.
Vous avez décrit, et peint car vous avez aussi ce talent, cette Creuse, pays des bruyères, avec tout l’amour que vous lui portez. La région qui prit votre cœur n’est pas grande. Elle a pour centre le manoir de Fournoux, où votre mère a vécu sa première jeunesse, où elle a fermé les yeux de ses parents, où vous avez goûté avec votre frère les douceurs sans égales d’une enfance choyée. Ce paysage est beau par la rencontre dans une gorge profonde d’un vaste bois en coupole et d’une blanche demeure dominante, bien assise, ouverte à la fois sur le ravin, sur les lisières et sur des paysages familiers. Le bois n’écrase pas la demeure, quoiqu’il la domine, la rivière n’attire pas les regards, quoique sans cesse elle murmure, en franchissant le petit défilé de chênes et de fougères où elle s’est creusé un passage. La Tarde, c’est son nom – son courant n’est pas rapide – coule vers le Cher qui finit dans la Loire.
De la terrasse du manoir qui surplombe la vallée, le regard se repose sur plusieurs lignes d’horizon étagées. Immédiatement en face, de l’autre côté de la Tarde, il est attiré par un hameau de quelques feux et une chaumière dont plus tard vous deviendrez propriétaire, d’où vous échangerez des appels de cloches avec votre cousin le châtelain. Vous avez nommé cette chaumière « La Pensée », en souvenir des méditations qu’elle vous suggère ; vous lui avez conservé son toit de chaume.
Revenons à votre jeunesse. Vous avez atteint l’âge du collège. Vos parents ont, en complet accord, pris une importante décision, longuement mûrie : l’école d’État fut préférée au Collège religieux de la ville, tenu par les Jésuites qui avaient élevé votre père et toute votre lignée paternelle. Ce choix fit scandale. Dans une famille provinciale aussi catholique il n’alla pas sans orages, sans échange de lettres sévères. Enfant, vous avez perçu des éclats de voix, remarqué sur un cher visage la trace de larmes mal séchées. Mais la décision prise resta inébranlable, et vous voilà en huitième au lycée de Saint-Étienne. Ce n’est pas mon propos de dire les raisons qui justifiaient ce choix. Je retiens seulement ce que vous en dites : « L’université ne m’a pas fait perdre ma foi. En me proposant un idéal noble et raisonnable, elle m’a donné l’idée qu’une croyance, pour être digne de l’Homme et de son Créateur, devait être proposée pour des motifs longuement réfléchis. » Plus tard lorsque votre vie « sur le penchant » vous permettra de juger les conséquences de la décision de vos parents : « Je vois que ma carrière, ma solitude, ma pensée, mes choix, mes grands désirs, tout est sorti de cette décision. »
Votre mère dont l’influence n’allait cesser de grandir sur votre âme et sur votre esprit, unissait à la douceur et à la sensibilité féminines, une volonté aussi ferme que raisonnable et doucement exprimée. « Son âme, à un rare degré religieuse et réfléchie », lui permit d’être pour ses fils l’initiatrice et la protectrice de leur développement, dans l’harmonie de la foi et du savoir, car elle ne séparait pas le spirituel de l’intellectuel. Son sens de l’éducation s’exerçait en faisant participer ses fils à son existence, en leur apprenant à connaître le rapport à la vie humaine des connaissances à acquérir. Allant vous chercher à la sortie du lycée, elle vous consolait quand les devoirs étaient trop longs, mais se montrait sévère quand le travail était en question. Elle s’efforçait de rendre votre équilibre indépendant des alternatives de succès et d’échecs, ni l’un, ni l’autre ne devant amoindrir votre effort. Elle vous préservait de ce qu’elle appelait si joliment « la Superbe », ce mélange de vanité, de sottise et d’illusion. « Sans être savante ni dévote, avez-vous écrit, elle donnait aux témoins de sa vie l’idée de ce qu’est un vrai savoir, une vraie piété. »
D’autres maîtres sont venus, ils vous ont enseigné des notions nouvelles, des langages différents.
Votre jeunesse fut reconnaissante à Maurice Blondel, qui tirait de sa foi, des arguments capables de combler le fossé séparant les consciences modernes de la religion. Puis vous avez lu « l’Action », petit livre introuvable aujourd’hui dont il serait trop long de conter la merveilleuse histoire, et un essai sur les lacunes philosophiques de l’exégèse moderne, « l’Histoire des Dogmes ». Vous gardez le souvenir et l’exemple de l’utilisation par Maurice Blondel des philosophes incroyants, tels que Spinosa, comme du grand talent de parole, dont il se servait pour affirmer le lien des démarches de la pensée, pour faire tenir le Tout en Un.
Entré à l’École Normale, dans la section des Lettres, vous suiviez les cours de philosophie de M. Brunschvick. Après avoir entendu vos exposés sur Pascal et sur Montaigne, ce professeur vous pressa de quitter les lettres pour la philosophie. Votre prudence, votre modestie auraient peut-être fait négliger ce conseil, conforme pourtant à votre vocation, si M. Jacques Chevalier ne vous avait montré la même voie. L’accord de ces deux esprits si différents vous parut un signe « angélique ». M. Jacques Chevalier vous attira à Grenoble, puis dans sa Forêt de Tronçais. Vous avez été séduit par sa ferveur, sa clarté, sa générosité d’âme, sa philosophie si concrète, la confiance qu’il vous donnait dans le pouvoir de la raison. Il guida vos premiers pas. Il vous présenta à ses amis, à Lord Halifax, à Bergson, qui vous ont aimé. Surtout il vous introduisit dans la cellule du Père Pouget. Ces lignes étaient écrites avant la mort toute récente de ce grand philosophe, qui a mis en deuil tant de disciples et tant d’amis.
Sans votre livre sur M. Pouget, qu’Alain lisait comme on lit Socrate à travers Platon, cet humble fils de Saint Vincent de Paul eût été à jamais inconnu. Il existe donc de grands génies qui peuvent demeurer ignorés. Vous avez ressuscité ce paysan français, devenu aveugle au milieu de sa vie, par trop d’application à l’étude des langues hébraïques et à l’observation scientifique, et qui porta la méthode patiente de Saint Vincent de Paul dans les problèmes de la science, de la critique biblique, de l’histoire des dogmes. Cela, en pratiquant, comme Pascal à la fin de ses jours, une pauvreté étonnante. Vous avez tout quitté – et donné sujet à bien des suppositions – pour vivre secrètement près de ce maître incomparable. Je ne m’en étonne pas, car le Ciel m’a accordé la grâce insigne de vivre longtemps très près d’un Chef hors de pair.
À peu près à la même date parut le « Péguy » de Daniel Halévy. Le succès de vos deux livres fut comme un souffle d’air pur dans la lourde atmosphère de l’occupation. Cette coïncidence me donne l’occasion de rendre hommage au noble Français, récemment disparu, dont la hauteur de pensée était servie par un talent très personnel d’écrivain. Vous invitâtes Daniel Halévy à venir à Fournoux, au temps de ses enquêtes auprès des Paysans du Centre. Voici votre récit de son séjour : « Il contempla, il parcourut, il écouta et se tut longuement. Il voulut réunir sous un tilleul tous les habitants du petit village. Pendant des heures, il les interrogea sur leur existence. Ils pensaient leurs réponses. On eût dit Jahveh consultant les Sept Sages. »
Voilà, Monsieur, un tableau comme vous savez en peindre. Tout y est dit en quelques traits. Aussi ne tenterai-je pas de vous égaler et de tracer de vous une juste image. Je voudrais toutefois, avant d’aborder votre œuvre, essayer de définir les caractères essentiels de votre personnalité pensante et sensible. Ce sera ma façon d’en éclairer d’une certaine lumière intérieure sa profonde signification.
La confiante influence, l’attraction, le charme que vous exercez sur ceux qui vous lisent ou vous entendent tiennent à ce que dans tout écrit ou toute parole de vous transparaît le reflet d’un cœur pur, d’une absolue sincérité et aussi d’une candeur, qu’accentue l’expression si jeune de votre visage. Si notre époque est plus disposée à sourire de telles qualités qu’à en apprécier la valeur, il n’en est pas de même de notre Compagnie, où vous trouverez avec le goût, qui répond au vôtre, de la vie, de sa diversité et de ses oppositions, l’unité d’une pensée toujours hautement inspirée.
De vocation, vous êtes Philosophe. La vocation, est l’appel impérieux qui oriente l’homme dans la voie qu’il suivra sa vie durant, avec la même volonté d’efficacité, le même enthousiasme, la même jeunesse de cœur. Cet appel s’est imposé à vous dès que vous vous êtes inquiété de l’écart séparant l’éducation chrétienne reçue dans votre famille du silence observé à l’École sur toute question d’ordre spirituel. Vous en êtes vite arrivé à considérer comme une œuvre primordiale le travail de l’intelligence en quête de la vérité religieuse. En même temps, s’éveillait en vous ce sentiment d’une responsabilité, d’une dette contractée en conséquence de ce que vous avez reçu, et de ce qu’il vous faut donner à votre tour.
Dès votre jeunesse vous avez choisi la philosophie parce que vous la jugez capable, plus que toute autre activité intellectuelle, de rassasier votre appétit de la « faculté suprême », cette puissance de communier à tout ce qu’ouvre la pensée. Ce désir ne me semble pas ambitieux, eu égard à la gravité sans égale du problème, objet de vos méditations et de vos travaux depuis quarante ans : les rapports du « temps », le temps d’une courte vie humaine, à l’éternité, de ce qui passe à ce qui a toujours été et n’aura pas de fin. Toutes les routes suivies par votre pensée débouchent sur cet abîme. « Souvent, observez-vous, la philosophie dont la mission est de poser les problèmes dans la lumière, les dissimule parce qu’elle tend à devenir, surtout depuis Kant, la technique des raisons préalables. Remontant en arrière de plus en plus, elle cherche le présupposé du présupposé, ce qui la conduit à mettre entre parenthèses les questions qui tiennent à la gorge : « Qui suis-je ? Dieu est-il ? Qui est Dieu? » Il n’est pas possible de préciser avec plus de courageuse loyauté les problèmes qui se sont imposés à votre esprit.
Vous n’êtes donc pas de ceux qui se dérobent aux questions les plus délicates. Rien de ce qui les concerne ne vous parait devoir rester dans l’ombre ; votre sincérité n’est satisfaite qu’à ce prix. Vous avez le culte de la clarté. Vous déclarez avoir « fort étroite cette partie du cerveau où se recueillent et se concentrent les idées obscures ». C’est là, Monsieur, une infirmité dont je vous fais mon compliment, bien que le nébuleux et l’équivoque remportent de nos jours de notables succès. Sans renoncer pour cela à la profondeur, vous recherchez la transparence. Le nombre et le poids de vos arguments ne nuisent pas à la clarté de votre raisonnement. Vous faites penser au cristal, dont l’éclat et la transparence sont le produit de l’incorporation au verre d’une forte proportion du métal le plus lourd et le plus opaque, le plomb. La poignée de votre Épée n’est-elle pas de cristal ?
Pour juger sainement d’une idée, de la solution d’un problème, vous estimez qu’il convient de les examiner de tous les points de vue, afin d’en connaître toutes les faces. La place que vous donnez aux raisons de ceux dont les vues diffèrent des vôtres est une garantie de votre bonne foi. Cette bonne foi est si totale que vous vous en méfiez, votre première tendance étant d’accorder trop de crédit aux arguments adverses. Vous ne négligez d’ailleurs aucune méthode susceptible de rendre plus claire votre pensée. Celle qui vous est depuis longtemps familière consiste à éclairer un esprit par les lumières d’un autre esprit ; elle vous a inspiré des parallèles d’un captivant intérêt.
Philosophe chrétien, vous n’êtes pas penseur à certaines heures, chrétien à d’autres. Toutes vos facultés travaillent en commun, la foi prête ses lumières et sa chaleur à l’intelligence, l’intelligence s’applique à justifier la foi par la raison. En vous la foi n’est pas un effort pour croire, elle est, à vrai dire, une respiration apportant son oxygène à la vie de votre être pensant.
Vous ne prétendez pas exercer un monopole. Vous admettez que l’esprit philosophique se rencontre tout autant chez les écrivains, romanciers ou poètes, chez les artistes, chez tous ceux, en somme, dont la recherche est attirée par l’inépuisable problème du destin de l’homme ou des sociétés humaines. Dans le domaine militaire, un chef chargé de hautes responsabilités ne philosophe-t-il pas, lorsque, au cours de la préparation ou du déroulement d’une action décisive, il songe que du succès ou du revers dépend, peut-être pour un siècle, le destin de son pays ?
Vos aimez admirer. Comme vous avez raison, il y a tant de gens qui ne sont nés que pour critiquer ou avilir. Vous souhaitez avoir des modèles, des maîtres. De là votre noble ambition de rencontrer la grandeur. Vous y avez réussi et trouvé de hautes satisfactions, de précieuses leçons. Il n’en est pas de comparable à l’accueil du Cardinal Mercier, à vos trois entretiens avec ce prince de l’Église dont la fière et patriotique Sainteté fut la sauvegarde de la Belgique occupée, tandis que le roi Albert se préparait à reconquérir le territoire national à la tête de son armée.
Il me faut dire encore que, professeur né, vous vous montrez dans votre enseignement à la fois prévenant et ingénieux, utilisant des graphiques et des tableaux, où la couleur joue son rôle, pour rendre plus accessibles à vos disciples les vues les plus pénétrantes.
Enfin, auteur de tant d’ouvrages gravement médités, vous êtes exactement le contraire d’un homme de cabinet. Vous avez un sens remarquable de la vie, vous y prenez une part active et généreuse. Vous vous dévouez, vous animez des groupes de jeunes. Les fidèles des Journées et des Semaines Sociales ont eu souvent la satisfaction de vous applaudir. Ce goût de la vie vous gagne à des disciplines étrangères à vos occupations habituelles. Je ne cite que vos conférences données à l’École Supérieure de Guerre : vos auditeurs de tout grade s’étonnent de votre pénétration des plus délicats de nos problèmes.
Vous êtes même, à vos heures, Journaliste si un événement vous paraît digne d’attention. Lorsque mourut votre amie Mlle Jeanne Bergson, vous avez rappelé en termes émouvants comment elle dominait par un « supplément d’âme » un élément physique réfractaire, et put ainsi vivre dans une totale union intellectuelle avec son père ; comment vous retrouviez en elle les vertus, l’application héroïque, l’élan de Bergson, dont le génie exerça sur vous une influence ineffaçable, et dont vous restez en particulier le disciple en cela que vous ne raisonnez que sur une base positive, sur une discipline scientifique bien possédée.
L’expression de la pensée dispose de l’écrit et du langage.
Lorsque vous écrivez vous vous adressez directement au lecteur. Vous le voyez devant vous, lui présentez sous des aspects divers, à des niveaux différents, devant des perspectives variées, l’idée à laquelle vous désirez le conduire, vous lui infusez, si j’ose dire, des modes de pensée s’accordant aux vôtres. Ainsi c’est presque un dialogue qui s’établit entre vous et le lecteur, dans lequel celui-ci, silencieux, semble vous dire que vous répondez justement à la question qu’il allait vous poser.
Votre style est simple, direct, communicatif, sans recherche d’effet. Vous évitez l’emploi de termes techniques qui exigeraient un dictionnaire. Mais le choix d’un mot est souvent si heureux, et ce mot si bien à sa place qu’il brille dans votre phrase d’un éclat qu’on ne lui connaissait pas, et que l’idée exprimée se grave d’un trait indélébile. Votre plume se pose légèrement sur le papier, vous n’insistez pas dès que vous vous savez compris.
Dans une conversation particulière, vous vous montrez en général très attentif. Mais malgré votre excellente éducation, il vous arrive parfois d’être distrait, même absent ; c’est qu’une idée émise vous a donné à réfléchir ; vous tirez alors de votre poche le petit carnet qui ne vous quitte pas, afin d’y noter un mot ou d’y tracer un signe.
En notre temps de désarroi, d’extravagances, où dominent les extrêmes, vous faites preuve de mesure, cette qualité bien française. Vous remarquez que les conditions ordinaires sont celles qui nous échappent le plus, et qu’il faut « beaucoup d’expérience pour goûter le quotidien ». Vous aspirez à voir s’établir l’esprit de sagesse et une règle de vie. Votre bienveillance ne traite pas d’erreur une différence, et n’impute pas une erreur à la mauvaise foi. En un mot vous nous faites vivre dans un reposant équilibre.
Avant de parler plus directement de vos œuvres, je ne puis passer sous silence une captivité de cinq années, durant laquelle vous mîtes sur pied quelques-unes d’entre elles.
La défaite de 1940 s’abattit comme un coup de massue sur la plupart des Français qui ignoraient l’état de désarmement moral et matériel de notre pays. Après quelques semaines de consternation, ce fut dans les Oflag un retour à l’espoir dans le relèvement de la France. « L’adversité est la chaudière à recuire l’âme », a dit magnifiquement Montaigne. Dans le camp sur lequel je suis renseigné par l’un de vos compagnons de captivité, le moral se ressaisit vite. À peu près, la moitié des prisonniers se composait d’officiers de l’armée active, d’enseignants, surtout d’instituteurs, ainsi que d’un nombre important de prêtres, de religieux et de séminaristes. Dans l’autre moitié, des hommes de toutes les professions et de toutes les provinces : intellectuels et hommes d’action, croyants et incroyants, gens dont les âges s’échelonnaient de vingt-deux à soixante ans, fils de bourgeois et fils du peuple communiaient dans une espérance qui fit de cette réunion de six mille officiers une cité d’une activité et d’une curiosité intellectuelle vraiment exceptionnelles.
La captivité devint pour eux le temps d’une longue retraite, d’une mobilisation de toutes les forces de l’esprit, du cœur, de l’âme, afin de rentrer meilleurs qu’on n’était au départ, et de refaire une France nouvelle. Ainsi libérait-on l’esprit tout en l’instruisant ; grâce à la diversité des ressources mises en commun, les journées se meublèrent de cours ou de conférences, d’offices religieux, comme aussi d’heures de distraction et de détente, concerts, théâtre ou sports...
Pour ménager votre modestie, Monsieur, je ne m’étendrai pas sur votre part à ces activités, tout en révélant cependant que, lorsqu’une de vos conférences était annoncée, la baraque où elle devait se faire entendre était pleine bien avant l’heure, et que souvent vous dûtes la redire pour les camarades qui n’avaient pas trouvé place ; et aussi que vous avez écarté plusieurs offres de libération afin de rester jusqu’au dernier jour avec vos camarades.
Mais la captivité connaît des privations et des souffrances auxquelles rien ne résiste entièrement. On ne peut pas avoir faim, n’être nourri que de soupe de rutabaga et rester aussi vigoureux. Il est impossible de vivre si longtemps loin des siens, souvent privé de nouvelles, sans que le moral en souffre cruellement. Au bout de deux ans le bel élan perdit de sa vigueur. Mais de tout ce qui avait été lu ou entendu, l’essentiel, médité dans la solitude du prisonnier, resta gravé dans les esprits et les cœurs. Et que d’amitiés se soudèrent dont le réconfort et la solidité furent un bouclier contre un retour offensif de la détresse des âmes !
« J’aurais tant aimé, comme Montaigne ou Marcel Proust, ne laisser qu’un seul ouvrage, l’ayant commencé après quarante ans, l’heure du second et vrai départ, revenant toujours sur les mêmes choses avec une connaissance accrue. » Réflexion capitale puisque vous l’avez, Monsieur, écrite en tête de votre Journal qui date de 1960. Ce regret serait justifié si votre œuvre, qui compte un nombre très important d’ouvrages était divergente, si elle traitait de sujets sans rapport direct à son ensemble. Il n’en est rien.
Je crois que pour comprendre votre œuvre, diverse et une, il faut la rattacher à son axe, qui est, comme je l’ai dit, la réflexion sur l’Éternité et le Temps. Dans cet axe, je distingue deux parties de caractères différents : l’une métaphysique, l’autre historique. La première comprend, avec votre thèse « l’Éternité et le Temps chez Plotin et Saint Augustin », la « Justification du Temps » et « l’Existence Temporelle » ; le temps signifiant pour vous la durée d’une vie humaine.
Comment, vous demandez-vous, l’Éternel. se traduit-il dans la durée humaine ? Par ce que le Cardinal Newman, votre inspirateur, appelait un « Développement ». Ainsi, selon lui et selon vous, l’Église est un développement de l’Évangile, comme le chêne est un développement du gland. Elle n’a changé dans le Temps que pour demeurer la même à travers ses vicissitudes. À cette seconde partie de l’axe appartiennent « L’Évangile et l’Église », « Les Fondements du Témoignage Chrétien », « Le Problème de la Connaissance et la Pensée Religieuse », « Le Développement des Idées dans l’Ancien Testament », tous ouvrages qui tendent à réduire les malentendus écartant notre époque de la Foi. À cette série se rattache votre livre sur « L’Amour Humain », puisque vous présentez l’amour conjugal comme un développement, à travers les épreuves et les forces de la vie, d’un germe éternel.
Je comprends qu’en face de telles perspectives vous vous soyez attaché au problème central de l’Histoire, qui est le problème de Jésus, germe d’éternité, consommant le passé, fondant le futur, et que vous lui ayez consacré trois ouvrages auxquels s’annexe tout naturellement celui de « La Vierge Marie ».
Ici, permettez au Soldat de se faciliter, par une comparaison militaire, la fin de cet exposé : à ces livres qui sont au centre de votre dispositif, il faut ajouter les ailes, par lesquelles vous manœuvrez sur les flancs. Je vois à votre droite des ouvrages plus humains qui sont les portraits d’êtres exceptionnels que vous avez connus : votre Mère dans sa vallée, dont j’ai déjà parlé ; l’Abbé Thellier de Poncheville, visiteur du soir, dont les sobres entretiens vous apportaient un réconfort dans un climat qui vous faisait penser à celui d’Emmaüs ; le Cardinal Saliège qui reçut votre première visite à votre retour d’Allemagne, votre « Conférence sur le Cardinal Mercier, apôtre de l’unité », ainsi que vos livres de comparaison, « Pascal et Leibniz », « Renan et Newman ».
À votre gauche sont les livres de Sagesse, de méthodes, de pensée et de vie : « Le Nouvel Art de Penser », « Le Travail Intellectuel » et ce « Journal », que je citais tout à l’heure, où vous faites revivre tant d’esprits dont vibre la pensée moderne, journal toujours ouvert et que nous espérons vous voir continuer.
En résumé l’essentiel de votre œuvre porte sur deux questions. L’une est métaphysique : « Comment, vous êtes-vous demandé d’abord, pouvons-nous exister dans le temps, ignorer l’avenir, être libres enfin, alors que Dieu dans son éternité voit sous son seul regard notre passé, notre présent, notre avenir ? » L’autre historique : « Savoir si la connaissance du Christ est fondée par l’esprit de l’homme, comme les mythes, ou si elle est une réalité indépendante de l’esprit de l’homme ? »
Vous avez considéré ces questions, les plus graves que l’on puisse poser, comme des données de problèmes à résoudre. Avec votre probité intellectuelle, vous en avez étudié la solution avec une rigueur scientifique ne laissant ignoré aucun des arguments dont dispose la raison, rigueur telle qu’un critique a pu qualifier vos études d’une « anatomie, d’une physiologie d’âme ».
Aussi, Monsieur, quelle satisfaction, quel réconfort pour les âmes chrétiennes – dont la croyance a pu être effleurée non par un doute mais par une question sans qu’elles disposent d’arguments suffisants pour y répondre, de constater qu’après n’avoir laissé dans l’ombre aucune des « difficultés de croire » vous avez conclu au « bonheur de croire » et déclaré que « votre expérience est restée d’accord avec les vérités déposées en vous ». Que de consciences vous avez ainsi apaisées. Que d’âmes dont vous avez assuré la sérénité !
Bien que vous ayez tout dit, avec finesse, et en des termes si émouvants pour finir, de la noble et attachante personnalité de Léon Bérard, permettez, Monsieur, que je vous cherche une petite querelle. Vous avez laissé entendre que, préférant le verbe à l’imprimé, il était moins à l’aise lorsqu’il prenait la plume, parce que l’écrivain réduit au style, est privé du feu et de l’accent de la voix, qui ajoutent tant à la valeur des mots.
Or la dernière expression de la pensée de Léon Bérard, que nous tenions de lui, est l’importante préface qu’il écrivit dans les derniers mois de sa vie pour une sorte d’anthologie de l’œuvre d’André Chaumeix. Les amis de ce grand journaliste avaient tenu à réunir un choix de ses discours, de ses articles politiques, de critique littéraire, où son talent brilla d’un égal éclat. Dans cette préface, Léon Bérard cite Louis Madelin recevant Chaumeix à l’Académie : « Je suis convaincu que vous auriez été un excellent avocat, un excellent ministre, et d’une façon générale tout ce qu’il vous eût plu d’être, car votre carrière donne l’impression que votre intelligence souple et variée vous ouvrait toutes les voies. » Cette réflexion s’applique étonnamment à Léon Bérard, à qui toutes les voies furent ouvertes : reçu premier au concours de la Conférence du Stage, il fut réclamé par Raymond Poincaré, il devint par la suite un grand Avocat, un Garde des Sceaux, un Ministre de l’Instruction publique, un Diplomate même, qui sut mener à bonne fin un débat épineux. Toutefois quelques mots : « ce qu’il vous eût plu d’être » ne conviennent pas, s’agissant de Léon Bérard, qui, réservé et indépendant, ne sollicitait rien. Lorsqu’on l’appela il ne refusa jamais de servir, mais une fois le devoir accompli, il était heureux de revenir plus complètement aux douceurs de son foyer, à ses amis, à ses livres, à son Béarn.
Un mot encore de cette préface. Elle pouvait être courte et aussi louangeuse. Léon Bérard choisit le plus difficile : résumer en une soixantaine de pages l’histoire littéraire et politique d’une longue période fertile en événements. Il porte des jugements sur les faits et sur les hommes, s’engage, se livre tout entier. Je note en passant son art des digressions : souvent il parait abandonner la grand-route du sujet qu’il traite, mais dans tous les chemins de traverse empruntés un moment, il fait des rencontres, il évoque des souvenirs qui éclairent d’une nouvelle clarté l’objet dont il paraissait s’être écarté. En relisant l’autre jour cette préface vivante et riche d’idées personnelles, je pensais tristement que nous étions privés des bienfaits de tant d’expérience, de raison et de bonté. Une précieuse lumière s’est éteinte avec Léon Bérard, dont vous avez si bien parlé.
Venez donc, Monsieur, prendre place au milieu de Confrères heureux de vous accueillir. Continuez à montrer comment on peut, à force de compréhension, de sagesse et de mesure, parvenir, selon le mot de Saint Pierre, à « répondre avec douceur à celui qui nous demande raison de l’Espérance qui est en nous », et à travailler ainsi au rayonnement de la Spiritualité Française.