Réponse au discours de réception de Jacques de Bourbon Busset

Le 28 janvier 1982

Michel DÉON

Réception de Jacques de Bourbon Busset

 

     Monsieur,

     L'usage voudrait que je rappelle ici les principaux événements de votre vie, les étapes de votre formation intellectuelle, vos voyages, la naissance de vos livres, mais vous êtes de ces écrivains qui se racontent abondamment et pour ceux, nombreux, qui vous ont lu, je ne ferais que vous répéter. Il est, cependant, une coïncidence assez curieuse que vous m'avez vous-même signalée, et que bien peu connaissent. Votre fauteuil, le 34e a été occupé au XVIIIe siècle par un membre de votre famille, comme vous un descendant de Saint-Louis. Je parle de Louis de Bourbon Condé, Comte de Clermont, abbé de Saint-Germain-des-Prés et prince du sang, élu à l'Académie française le 26 mai 1754. Ému à l'idée de vous trouver une parenté intellectuelle bicentenaire, j'ai cherché dans nos archives le discours prononcé par ce Louis de Bourbon Condé que la petite histoire — la très petite histoire — cite le plus souvent sous le nom de Mgr de Clermont. Hélas, ce discours ne figure pas dans nos archives ! Pour une bonne raison : il ne fut pas prononcé en séance comme c'était déjà l'usage. Toutefois d'Alembert, dans ses Éloges historiques, précise que votre parent avait été élu à l'Académie pour « remplir la place d'un simple littérateur plus reconnaissable par son mérite que par sa naissance ou par ses dignités, M. Gros de Boze ». Qui était M. de Boze, votre autre prédécesseur ? Nous ne pouvons pas tout savoir et l'histoire est souvent bien injuste : M. de Boze, avocat et surtout numismate, a été conservateur — on disait alors « garde » — du cabinet des antiques. On lui doit le premier classement historique de la royale collection des monnaies. À quel bel éloge d'un humble et grand savant aurait pu s'adonner M. de Clermont s'il s'était penché sur la vie de son prédécesseur ! Mais consultons encore d'Alembert qui, dans les mêmes Éloges, écrit de votre lointain cousin : « Il avait fait son discours tout seul et nous ne craignons pas d'assurer qu'en cette circonstance, nul écrivain de profession n'aurait réussi aussi bien que lui. »

     Ce discours existait donc et j'ai fini par le retrouver dans un ouvrage du XIXe siècle sur la vie de ce prince du sang, sur ses discutables exploits militaires et ses maîtresses. Son remerciement du bout des lèvres n'est un modèle que par la platitude et l'impersonnalité, et si Mgr de Clermont n'assista pas à sa propre réception, c'est, nous dit encore d'Alembert, parce que « quelques hommes importants de la Cour le persuadèrent qu'il ne pouvait paraître à l'Académie sans y occuper une place qui le tirât de la foule. Mgr de Clermont fit céder son amour pour les Lettres à ces vaines représentations ». Que ces choses-là sont bien dites ! Il nous vient quand même une légère tristesse. Nous savions d'Alembert un grand savant, l'ami de cœur de l'intelligente et ambitieuse Mlle de Lespinasse, l'ami intime de Diderot, mais nous ne le savions pas aussi flagorneur.

     La règle de l'égalité qui est de rigueur à l'intérieur de l'Académie parut peu tolérable à Mgr de Clermont. Il assista cependant à une de nos séances et s'amusa tant des jetons de présence qu'on lui remit qu'il décida de les faire monter en parure pour son amie, Mlle Leduc, danseuse célèbre, pour atteler à quatre quand elle se promenait au Bois et à deux ou trois protecteurs après le spectacle. Mlle Leduc termina sa vie dans l'honnêteté puisqu'elle épousa secrètement Mgr de Clermont, abbé de Saint-Germain-des-Prés, ce qui tendrait à prouver que déjà, en ces temps si libertins, il n'y avait plus, comme disait impertinemment Louise de Vilmorin, que les prêtres pour avoir envie de se marier. Plus franc que d'Alembert, Sainte-Beuve écrivit de Mgr de Clermont qu'il avait été « un mélange peu relevé d'homme d'église, d'homme de guerre et d'homme de plaisir ; au demeurant fort bonhomme, mais un Condé dégénéré, à la fin édifiante et endettée ».

     Passons, Monsieur, sur ce prédécesseur encombrant. Vous n'avez pas besoin de lui et vous vous êtes présenté à nous sans autres titres que ceux de vos livres. J'ai cependant trouvé dans vos écrits une petite prétention sur laquelle je ne vous chicanerai pas : vous vous dites, après Buffon, après Joseph Kessel, un des meilleurs léontologues de France bien qu'en vérité vous n'ayiez observé, étudié, prôné qu'un seul lion, le vôtre, à partir duquel avec une foi sans faille, vous avez bâti une sorte d'encyclopédie léonesque. De qui tenez-vous ce lion ? Je me suis demandé si l'idée ne vous en était pas venue d'un des premiers apologues de votre professeur, Alain. On y rencontre, en effet, un certain Lion Ier, empereur et roi qui plante sa lance sur le plateau et dit : « Là sera une ville et elle sera appelée Lionville. » La suite, vous la connaissez : on ne bâtit pas sur sa seule volonté, on ne bâtit qu'en respectant la Nature. Quelle que soit l'origine de l'apparition du lion dans votre œuvre, aucun de vos lecteurs ne peut y échapper. Si, invité à faire ici même l'éloge de Jean Rostand, j'ai réussi l'exploit peu commun de ne pas prononcer une seule fois le mot grenouille, j'avoue aujourd'hui mon incapacité à parler de vous sans faire allusion au lion qui vous occupe si fort depuis une quarantaine d'années. Précisons au cas où il y aurait cet après-midi une personne qui l'ignorerait, que le lion en question est Mme de Bourbon Busset à laquelle votre œuvre entière s'adresse après la disparition d'un frère auquel vous liaient mille affinités. Le lion apparaît même deux fois dans vos titres : Le lion bat la campagne et Mémoire d'un lion. Vous parlez avec tant de persuasion à ce lion que votre œuvre est, cas singulier, presque tout entière au vocatif. Le lecteur a même parfois la sensation d'être un indiscret écoutant aux portes une conversation qui ne lui est pas destinée. Il n'est pas une page de vous où l'on ne perçoive l'insistante présence d'un interlocuteur invisible, d'un témoin attentif. Décrivez-vous une maison de votre enfance qu'un remords vous saisit parce qu'à cette époque le lion ne partageait pas votre vie et que vous ne souffrez pas qu'il soit même d'un souvenir antérieur à lui. Alors vous vous arrêtez pour dire en aparté : « Je t'y ai menée », avant de reprendre le fil de votre écrit, rassuré d'avoir inséré le présent dans le passé.

     Tandis que vous écrivez, le lion est en face de vous, aiguisant vos idées, les réfutant ou les confirmant, ou bien, penché par-dessus votre épaule, vous protégeant de sa tendresse en éveil. Vous ignorez la solitude de tant d'écrivains, ce monde dans lequel par manque d'aisance, par maladresse, par on ne sait quel appétit de souffrance et quel masochisme, ils se condamnent si souvent à vivre, à se dévorer d'inquiétudes, de doutes, d'indécisions, refusant autant par orgueil que par modestie d'appeler au secours. L'un des plus beaux titres de vos livres est : « je n'ai peur de rien quand je suis sûr de toi ». Il ne faudrait cependant pas se leurrer sur votre compte. En tout cas, pas plus que vous ne vous leurrez vous-même. Vous n'êtes pas dupe quand vous déclarez avec franchise : « L'hésitation, l'indulgence, le manque de sectarisme que je me reprochais m'apparurent comme l'essence même de mon esprit et tout devint facile, un peu trop. »

     Ce débat intérieur reste votre secret. Si vous parlez tant de votre mariage, vous corrigez aussitôt l'impression que nous pourrions hâtivement éprouver : « J'ai longtemps cru », dites-vous, « que je devais le justifier vis-à-vis des autres et vis-à-vis de moi-même ». En fait, vous le croyez encore et il est peu de pages de vous où l'on ne perçoive ce besoin obsessionnel de justifier à l'égard de vous-même, à l'égard des autres, le désir éperdu d'être de la même substance qu'un autre être, frère ou épouse.

     Dans l'histoire de la littérature on compte sur les doigts de la main les écrivains qui ont placé leurs femmes sur un piédestal aussi élevé que celui sur lequel vous placez Mme de Bourbon Busset. Il est plus fréquent de voir la littérature mettre en pièces les couples, les déchirer, les blesser, les séparer par des silences ou nous assourdir de leurs disputes. La tempête inspire de plus majestueuses pensées, de plus magnifiques descriptions que le calme plat et une scène de ménage est d'un sel meilleur pour les dramaturges que les amours édifiantes de Philémon et Baucis. Vous avez choisi la voie étroite de l'apologie des ententes conjugales — ou plutôt des ententes nuptiales comme vous préférez dire — avec pour consolation d'être un des rares à l'avoir osé.

     Comme nous regrettons de ne nous être pas cachés sous la table le soir où vous avez dîné avec Marcel Jouhandeau et son épouse, Caryathis, la « belle excentrique » mieux connue par les écrits de son mari sous le nom d'Élise. Peut-on imaginer contraste plus frappant que vos deux couples ? L'un tout d'entente secrète et de compréhension, de fidélité, d'amour, l'autre remuant la haine à pleins livres. On comprend que la personnalité de Jouhandeau vous ait fasciné. Il tenait son journal, comme vous, avec une sincérité un rien fanfaronne mais le style emportait tout, permettait tout. Vous pouviez voir en lui l'analyste redoutable des couples mal assortis, le moraliste cynique, le pécheur qui péchait pour jouir de ses repentirs, et, finalement, vous le savez, un des grands écrivains de notre siècle, celui qui a tiré d'une situation infernale où il s'était innocemment enferré, des accents inimitables. Comme on pense en regardant Marcel Jouhandeau et Caryathis s'assassiner à travers leurs livres, au mot si puissant de Jacques Chardonne : « Le couple, c'est autrui à bout portant. »

     Vous connaissez sûrement cette boutade de Socrate qui fut accablé d'une mégère à peine moins outrancière qu'Élise Jouhandeau. Il disait : « Dans tous les cas, mariez-vous. Si vous tombez sur une bonne épouse, vous deviendrez un homme heureux. Si vous tombez sur une mauvaise, vous deviendrez philosophe ce qui est une très bonne chose pour l'homme. » Eh bien, Monsieur, vous pouvez vous vanter d'avoir infligé un démenti à Socrate : vous êtes heureux et philosophe à la fois, bien qu'on puisse se demander s'il y a quelque utilité à être philosophe quand on est heureux. Qui plus est, vous avez le bonheur impudique. Vous l'affirmez, vous le proclamez, vous insistez. Les plus grands sceptiques finissent par vous croire et vous vous moquez bien que Balzac ait pu écrire : « L'homme subjugué par sa femme est justement couvert de ridicule. L'influence d'une femme doit être entièrement secrète. » Et je ne serais pas étonné qu'en votre for intérieur, avec cet humour discret qui vous est propre, vous ayiez, toute prête, une autre référence de Balzac pour vous venger de ce trait : « La femme mariée est un esclave qu'il faut savoir mettre sur un trône. »

     Ce n'est pas un hasard, Monsieur, si j'ai, il y a quelques instants, associé deux noms : Marcel Jouhandeau et Jacques Chardonne. Vous devez un peu à chacun sans être ni à l'un ni à l'autre. Vous ne renierez pas une parenté avec Chardonne affirmant qu'une certaine idée de l'amour est une preuve de civilisation, comme la belle prose. Ni avec Jouhandeau s'angoissant en amour de n'aimer pas assez. Mais vous leur répondez avec sagesse que seul « l'amour durable est la chose qui mérite d'être prise au sérieux. C'est pourquoi, de tout temps, le mariage a prêté aux plaisanteries ».

     De ces plaisanteries, vous n'avez cure. Les moralistes se doivent d'être imperturbables. Ils ont choisi, une fois pour toutes, de pousser leur système jusqu'au bout. Voyez La Rochefoucauld : persuadé que l'amour-propre est le guide des actions humaines, il ne se répartit jamais de cette idée fixe et, l'appliquant à sa vie sentimentale, est réconforté par ses échecs. Voyez Chamfort : persuadé que l'homme et la société méritaient le mépris, il provoqua sa mort pour devancer la guillotine. Vous appartenez comme eux à la tradition des moralistes français. La France est un pays de moralistes. Si elle n'aime guère recevoir de leçons, elle adore en donner au monde. La critique a bien du mal à canaliser ces moralistes, à ordonner leur cohue, à classer les uns à droite, les autres à gauche, les uns près du Seigneur, les autres près du Diable. Les historiens de la littérature sont si acharnés à détecter des moralistes partout que, quand un écrivain a pris soin de dissimuler ses pensées sous le masque du roman, il se trouve toujours quelqu'un pour les repérer, les découper et en composer un petit livre. Ainsi fit Henri Martineau de son cher Stendhal qui se serait fait hacher menu plutôt que d'énoncer une moralité. Et à propos de Stendhal, je me permets de vous signaler que, dans un livre de 300 pages sur l'amour, il a consacré exactement 45 lignes à l'amour conjugal. Vous devez trouver que c'est bien peu.

     La difficulté avec vous, c'est que vous n'entrez dans aucun des tiroirs où la critique range ses fiches. Sur certains chapitres, vous êtes vous, l'homme qui se met si souvent à nu, d'une discrétion extrême quand, par exemple, parlant au détour d'une phrase, de la Foi, vous avouez l'avoir perdue un moment, ce qui peut signifier que vous l'avez retrouvée, mais que c'est votre affaire et non celle des lecteurs qui vous interrogent. Vous avez d'ailleurs là-dessus un très beau mot : vous appelez Dieu, le Suspect, et on devine votre défiance à l'égard d'une Foi qui ne serait pas étayée par la connaissance et l'esprit. De même, vous voit-on d'abord prudent, méfiant même devant « le visage parfois trop humain de l'Église », puis reconnaissant que « des images naïves, des rites parfois presque païens, des fêtes calquées sur les saisons, font mieux sentir l'insertion de l'homme dans l'univers que des sermons et des traités ». Et vous ajoutez : « L'Église implante le vrai dans le réel. Une vérité enracinée dans la vie, c'était ce que je cherchais depuis toujours. Ainsi ce qui était auparavant obstacle devenait maintenant raison de croire. »

     C'est là qu'on reconnaît la démarche de votre esprit : ne rien admettre que puisse effleurer un doute, balayer ce doute ou reconnaître une erreur, puis s'en tenir à une vérité qui n'est plus extérieure, mais intérieure à vous-même, partie intégrante de votre morale, S'explique ainsi que vous attachiez tant d'importance à vous-même comme si, n'étant sûr que de votre propre existence, les idées que vous voulez formuler, les êtres que vous voulez aimer, ne s'incarnaient qu'à travers vous.

     À ce risque d'avoir d'étouffant cet égocentrisme, vous remédiez par le rêve. Oui, Monsieur, je trouve que vous rêvez beaucoup. Certes, nous rêvons tous, mais combien d'entre nous se souviennent de leurs rêves, passée la minute du réveil, et comme ils nous semblent irréels, le plus souvent étrangers à nous-même. C'est la folle du logis en liberté. La folle de votre logis, si armée de fantaisie soit-elle, est bien sage, et quand il lui arrive de divaguer, elle n'en est pas moins résolument symbolique, appuyant votre propos comme si vous l'aviez domestiquée à cet usage.

     À New York, après une visite au centre Rockefeller, vous avez pensé « donner corps à des formes non dans un monument, mais dans un livre ». Entendons bien que, pour vous, le mot « formes » englobe autant les idées reçues, les idées acquises, les idées découvertes que le goût, l'odorat, le toucher, la vue, l'ouïe, en somme la matière vivante d'un livre tel que vous souhaitiez en lire. Il vous a suffi d'une nuit pour apercevoir ce livre en rêve. « Sa forme », dites-vous, « se modifiait sans cesse, rivière sans lit, flamme sans brasier, courant continu reliant conscience, objets et forces élémentaires. » Il vous a fallu cette vision opportune pour donner l'envol à un premier écrit qui répondait au conseil de Martin Buber : « La vie apprend une chose : lorsqu'on a compris certaines vérités, il faut avoir le courage de les dire. » Ces certaines vérités, vous les avez dites, même quand elles allaient à contre-courant, quand elles choquaient votre entourage, écrasaient des préjugés ou vous montraient sans voiles, et puis, un jour, vous avez payé un tribut de reconnaissance au rêve en libérant en plein jour la folle du logis et en vous amusant à composer sous sa dictée un roman dont le ton et l'imagination dérouteraient vos lecteurs : Le lion bat la campagne, incursion dans l'univers du merveilleux qui, disait Roger Caillois, « s'ajoute au monde réel sans lui porter atteinte, ni en détruire la cohérence ». Mais comme vous n'aimez pas les frontières des genres, comme vous préférez la liberté aux conventions, vous avez eu aussi recours au fantastique qui est d'une autre essence, qui exprime l'irruption de l'insolite dans le monde réel.

     Sans votre lion fidèle, qui, bien que dompté, éprouve encore d'irrésistibles besoins de s'ébrouer, il est probable que vous ne vous seriez pas aventuré sur ce terrain mouvant et risqué, mais vous avez écrit là un roman farfelu, ingénu, riche en épisodes qui bousculent le temps et se rient des distances. On vous y voit même accéder au pouvoir... Oh, pas d'une façon ostensible, mais en Éminence grise du Pape, ce qui vous donne l'occasion de procéder à des réformes révolutionnaires dans l'administration vaticane, spirituelle transposition de vos anciens devoirs quand vous étiez directeur du cabinet de Robert Schuman et qu'au service du gouvernement vous contribuiez à l'application d'une politique. C'est là une expérience rare qui vous a enrichi — spirituellement j'entends — et vous a muni d'un bagage que nombre d'écrivains peuvent jalouser. En somme, vous vous êtes trouvé à un poste très enviable si l'on soupçonne que beaucoup d'hommes politiques sont démangés par le désir d'écrire et que beaucoup d'écrivains sont démangés par le désir de politiquer. Votre situation était, par une chance opportune, celle d'un observateur à qui rien n'échappe et d'un homme d'action qui sait philosopher, et c'est, sans doute, du souvenir de cette expérience qu'est né un court livre, Moi, César, que vous baptisez « récit » mais qui aurait aussi bien pu être classé parmi les essais, la forme romanesque n'étant à vos yeux qu'un véhicule commode pour exprimer votre conception de l'Autorité.

     Dans Moi, César, on voit un homme de coup d'état, un dictateur, penser son pouvoir et en mesurer les limites, non pas sur le peuple, mais en lui-même au plus profond de sa conscience. C'est la nuit qui précède le célèbre assassinat et César est encore au faîte de sa gloire. Ce qui le préoccupe, ce n'est pas le petit village des Gaules où Astérix et Obélix défient ses légions, cela c'est l'affaire des bandes dessinées qui donnent aux Français l'illusion que les potions magiques résoudront leurs problèmes. Non, ce qui les préoccupe, c'est sa propre qualité d'homme. César est sans vanités, il règne parce que les Romains n'ont pas su se montrer dignes de la liberté. Amère constatation. En vérité, le dictateur, comme tous ceux qu'une vague d'enthousiasme a portés au pouvoir, rêve d'être estimé par ceux-là même qui lui refusent leur estime. Ferait-il des concessions, que ce serait en vain. Dans l'âme de cet homme qui n'est pas surhumain, qui est un citoyen comme les autres, avec des faiblesses, des fidélités, des ingratitudes, la solitude est devenue un mal qui ronge à mort. À quoi bon être fêté quand ce sont des lâches qui vous acclament ? Et pourtant, dites-vous, César ne veut pas tenir son pouvoir d'une assemblée de godillots. Il veut le tenir du peuple. Qu'on lui accorde les pleins pouvoirs et il fera, je vous cite, « surgir un ordre du désordre, cet ordre donnant lui-même naissance à un nouveau désordre (qui) construira le nouvel ordre ».

     Une méditation sur le pouvoir ne porte pas sur une législature, à peine sur une vie d'homme. Plutôt sur une dynastie, sur des siècles d'histoire. Ce que vous faites comprendre dans Moi, César, c'est que le destin d'un peuple, même s'il se joue dans le présent à coups de dés, est une longue et lente maturation. Les grands chefs d'État implorent le sursis, exigent de durables pouvoirs, tant ils ont conscience qu'une politique se juge sur des décennies et non sur des coups de chance. Avec ou sans César, un pays se gouverne dans la tempête. Chaque victoire sur les lames de fond, n'est qu'un répit avant le nouvel assaut. Dans ce sens, les peuples peuvent toujours aspirer à la liberté, ils n'en sont pas les maîtres. En fait, ils ne goûtent à la liberté que grâce aux événements, sans saisir ce que ces événements ont d'impondérable.

     Vous dites fort justement, ailleurs, qu'en politique, pour tenir le coup, il faut avoir le cuir épais. César l'avait eu. Il amoindrit sa résistance le jour où, au lieu d'agir et d'étouffer la conspiration dans l'œuf, il se laissa aller à des rêveries de philosophe. Ainsi signait-il son arrêt de mort, le sachant parfaitement. La mort acceptée est-elle la seule solution à la difficulté d'être des hommes que la puissance a lassés ou que la nécessité de choisir laisse cruellement indécis ? Vous semblez le croire. La fin de Moi, César ressemble beaucoup à la fin d'Antoine, mon frère qui est, pratiquement, votre premier livre. Pourtant vous êtes loin d'être un pessimiste et j'aime bien que vous écriviez : « J'entretiens l'illusion de n'avoir perdu aucune de mes illusions... »

     Je vous le dis au risque de vous choquer : souvent, vous m'avez fait penser à Maurice Barrès. Peut-être est-ce là la raison pour laquelle vous êtes réticent à son égard, mais bien des réflexions recueillies dans Les cahiers, se retrouvent dans vos livres, même si vos deux conceptions du nationalisme diffèrent. Vous lui reprochez son « belliqueux coup de menton » sans le situer dans son époque, quand la France était amputée de deux provinces et peut-être sans prendre garde aussi que, sur les photos qui nous ont été laissées de lui, nous le voyons toujours la tête haute parce qu'il portait des cols durs un peu trop étroits. Il s'était forgé une idée de la France et tout ce qui portait atteinte à cette idée lui paraissait criminel. En ce sens-là, il a été un grand politique, refusant les concessions au moment où elles n'auraient été que des faiblesses mal avouées. Dans ses dernières années, il avait tordu le cou au lyrisme et ses écrits sont d'une sincérité bouleversante. Son itinéraire reste exemplaire : de l'individualisme forcené au sentiment national, ce sentiment national que vous reconnaissez à la seule Jeanne d'Arc brûlée sur un bûcher parce qu'elle avait compris avant tous que le destin de la France était d'être une nation.

     L'évolution de Barrès ne vous impressionne pas, même si vous la suivez avec attention. C'est une évolution belle comme une symphonie de Beethoven et fortement motivée par le sens de l'histoire de ce début de siècle. Il faut convenir que vous gardez la tête plus froide et que vous avez vécu des temps plus désabusés. Vous craignez que les victoires soient surtout d'amères désillusions. En dehors de vos épithalames, on ne vous voit guère marquer d'enthousiasme. Votre scepticisme est un signe des temps, bien que je ne pense pas que votre philosophie soit aussi amère que celle de certains de vos contemporains. Vous vivez avec bonheur, vous respirez avec bonheur, mais vous restez prudent dans le domaine de l'action, et je n'ai trouvé nulle part dans vos écrits le sentiment que, hors la morale, il vaut parfois mieux se tromper que rester immobile, risquer sa vie en ayant tort que survivre en ayant raison. Paul Claudel disait superbement : « La jeunesse n'est pas l'âge du plaisir, c'est l'âge de l'héroïsme. » Retirez l'héroïsme, il n'y a plus qu'une nation molle et flasque, à vendre au premier venu.

     Je vous dis tout cela en vrac parce que votre oeuvre suscite mille réflexions souvent contradictoires. La vie qui l'anime ne laisse indifférent aucun lecteur. Vous vous amusez à provoquer et vous réussissez bien. En vous, des hommes d'aujourd'hui se reconnaissent, s'inquiètent, s'insurgent ou s'acceptent. Votre conception de l'amour irrite au premier abord, puis convainc lentement parce qu'elle dégage une sérénité que nul ne peut nier. C'est un plaisir de lire les écrits d'un homme qui a aussi fermement trouvé sa voie, qui ne s'embarrasse d'aucun préjugé, qui ne se reconnaît qu'un devoir : traquer sa vérité, partout où elle est, et quelle qu'elle soit.

     Monsieur,

     Vous avez parlé avec émotion et justesse de Maurice Genevoix. Grâce à votre remerciement, il a été, une fois encore, présent parmi nous. Si vous l'avez si bien compris, c'est que nombreux sont vos points communs. Je ne parle pas seulement de l'École Normale qui a donné à vos deux esprits un tour souvent semblable, non, je pense plutôt à vos décisions d'abandonner, l'un et l'autre, une prometteuse carrière. N'en doutez pas, Maurice Genevoix aurait été un grand universitaire, un de ces hommes qui ouvrent les jeunes intelligences et forment des générations, comme Alain qui éveilla votre curiosité. Mais une difficile convalescence l'avait ramené en 1918 sur les bords de la Loire où étaient ses vraies racines. Une vie d'écrivain peut se jouer sur ces coups de dés. Certes, il aurait écrit de toute façon, mais sans doute moins, et distrait par d'autres préoccupations, entier à sa tâche comme il l'a été pour tout ce qu'il entreprit. Le désir d'inventer un univers romanesque, d'être le créateur tout puissant d'une multitude de personnages, l'organisateur des passions et des faiblesses d'un monde à lui, venait de loin, de la lecture fortuite à seize ans de La Comédie humaine, puis, un peu plus tard, d'une scarlatine qui le vouait à une pénible quarantaine. Là, dans une solitude frustrante où il n'avait pour lecture que des exemplaires défraîchis du Chasseur français, les héros de Balzac étaient venus le hanter.

     « Je songeais, a-t-il écrit, à cette magie, à ce don qu'avaient certains hommes d'imaginer, d'insuffler à des créatures nées de leur seul et mystérieux pouvoir, une vie plus vraie que la vie même, et plus durablement aussi, inépuisablement réincarnée, recommençant de battre dans la poitrine d'autres hommes, de milliers d'hommes ouvrant un livre, comme un cœur endormi qui retrouve ses pulsations à l'instant où la lumière de l'aube vient toucher les paupières et les ouvre. »

     Avez-vous entendu ? Magie. Maurice Genevoix n'a pas souvent employé ce mot qui s'en remet à des puissances obscures, bien qu'il n'eût pas un sens étroit du rationalisme et reconnût plein de mystères à la vie. Où une oeuvre prend-elle sa source ? Mal dans la volonté, je le crains. Bien plus dans les profondeurs diffuses de la conscience, dans le désir à la fois timide et présomptueux de retenir avec des mots l'ineffable, le chant du monde, l'odeur de la création, le souvenir des amours. S'il est donné à beaucoup d'être attentifs, il est donné à peu de placer exactement leur voix. Son registre, Maurice Genevoix le trouva dès le premier livre. Il n'était pas l'homme des effets, des excès. Il parlait juste, avec un naturel parfait. Fermez les yeux et faites-vous lire, au hasard, une page de lui. Deux ou trois phrases suffiront pour que vous le reconnaissiez. Il avait reçu la grâce du style et de la simplicité.

     Votre démarche part d'une ambition différente. J'emploie le mot ambition sans gêne. Il ne vous embarrasse pas. Vous avez dit : « Il faut être ambitieux, mais il ne faut pas se tromper d'ambition.» Un jour, vous avez pensé que vous vous étiez trompé d'ambition, ou, peut-être, que votre première ambition une fois satisfaite, il était temps d'en changer. Et, comme Maurice Genevoix, vous avez pris une décision. Dans Les aveux infidèles, à propos de votre retraite prématurée de la fonction publique où vous aviez — bien qu'ayant déjà occupé, très jeune, de hauts postes — la promesse d'une belle fin de carrière, vous écrivez : « Le livre était un moyen de me créer des obligations. Je ne me sentais pas obligé par mes paroles passées. Par mes écrits, je serais plus lié. Écrire me rendrait capable d'exister, et en me donnant une règle du jeu et en me changeant en moi-même. » Voilà, ce que j'appellerai un pari. Vous l'avez gagné puisque vous êtes parmi nous aujourd'hui, dirais-je sans modestie au nom de notre Compagnie.

     Maurice Genevoix était à l'écoute du monde sensible dans lequel il aimait vivre, vous êtes à l'écoute de vous-même. Des chemins aussi opposés se recoupent plus souvent qu'on ne le croirait. Dans vos livres, il y a de ces notations que votre prédécesseur ne renierait pas : « Au détour des allées, entre deux vols de choucas, bouquet imprévu d'as de pique lancés sur la table du ciel, le charme insidieux des souvenirs s'enroulait comme le chèvrefeuille. » Oui, la nature est présente dans votre oeuvre Elle affleure avec délicatesse, teintant souvent d'un rien de mélancolie les idées fortes et les sentiments passionnés comme si, craignant que nous vous trouvions un peu sermonneur, vous teniez à nous rappeler que vous êtes aussi un homme sensible.

     Et comment ne seriez-vous pas sensible en étant un homme de la terre ? Vous dites : « je mène la vie du hobereau et n'en rougis point. Ma singularité est d'être un hobereau dont les amis sont presque tous professeurs, philosophes de préférence. » C'est là que vous différez le plus de Maurice Genevoix qui a enrichi son oeuvre d'un contact familier et constant avec son entourage des Vernelles. Il a trouvé parmi ce peuple de la Loire si attaché à son savoir traditionnel, pêcheur, chasseur, garde, batelier, braconnier, paysan, des caractères qui ont excité son imagination. Cette matière si vivante, c'était son don d'écrivain de la fondre dans ses romans et ses récits. Je ne suis pas sûr que le dialogue avec des professeurs et des philosophes n'aurait pas soulevé en lui un ennui poli. Cela dit, ne croyez pas qu'il n'aimait pas les idées, mais il ne se complaisait pas à étaler les siennes. Son oeuvre qui est une longue méditation sur la mort et le désir intense de la vaincre en s'ouvrant aux beautés et aux joies de la vie, son oeuvre parlait pour lui. À nous de le comprendre à demi-mot. Sentant qu'un jour on pourrait lui reprocher cette réserve, il avait d'avance répondu : « Comme tout homme conscient de sa condition d'homme, de son essence et de son être, de son destin et de ses fins dernières, j'ai été confronté aux grands problèmes religieux, philosophiques, sociaux. Je n'ai jamais cessé de l'être et le serai jusqu'à mon dernier souffle. Mais c'est affaire entre moi et moi et je n'en dois compte à personne. »

     Vous voyez là, Monsieur, comme vos chemins diffèrent, mais ils diffèrent dans l'attitude de l'écrivain et nullement dans la rigueur et l'honnêteté de la pensée, offerte chez vous parce que vous aimeriez persuader, cachée chez Maurice Genevoix parce qu'il dédaignait de convaincre. Comme vous, il admirait la vie animale ou humaine. S'il a lu La nature et le talisman, il a dû éprouver un secret plaisir à vous entendre dire : « je voudrais approcher le gibier sans le tuer. Il faudrait être sorcier... » Sorcier, il l'était un peu. Vous avez rappelé l'histoire du bébé écureuil recueilli dans la forêt, nourri, protégé, réchauffé et rendu à son arbre et à son nid. Ce menu trait, et bien d'autres qu'il faudrait citer, ont plus de force que les grandes et vaines déclarations de principe. Parce qu'il avait lui-même, avec un courage serein, traversé une des plus atroces boucheries de l'histoire, il plaçait au-dessus de tout le respect de la vie. Et pas seulement la vie humaine, aussi la vie animale et la vie végétale. C'était un homme aimant, comme vous, et, malgré son indulgence, sa compréhension, un être beaucoup plus entier qu'on ne pouvait le supposer. Il prenait à cœur ses devoirs d'académicien et tout le monde sait ce que notre assemblée lui doit. J'aimerais que vous gardiez, un temps, en guise de livre de chevet, l'opuscule mi-sérieux, mi-malicieux qu'il a écrit sur son idée fixe : « La perpétuité », et j'espère que, nous connaissant mieux, vous souscrirez à ce qu'il disait de nous : « En dépit des dissemblances de recrutement et de nature, les deux réunions d'hommes où la proportion des vilains m'a paru la plus infime, ce sont ma compagnie d'infanterie et l'Académie française. » Il avait appelé son élection un témoignage d'estime, et considérait que ce témoignage l'obligeait comme son exemple vous obligera. Grâce à lui, l'Académie, blessée par les séquelles d'une époque difficile, a pansé ses plaies. Grâce à lui, et à son successeur M. Jean Mistler, nous avons retrouvé les moyens matériels de faire de nos prix littéraires, de nos fondations, mieux que des distinctions honorifiques. Nos listes de lauréats ne se présentent pas sans reproches, mais si vous les consultez, vous verrez que nous nous sommes beaucoup moins trompés que d'autres et qu'en vous décernant dès 1957, il y a 24 ans, le Grand prix du Roman, l'Académie française avait vu juste et loin, signalant dans Le silence et la joie, la promesse d'une oeuvre dont la gravité irait croissante avec les années.

     C'est votre tour, maintenant, de nous aider dans nos travaux. Vous aurez beaucoup à lire, le meilleur comme le... moins bon. Nous connaissons un poème de vous dans Antoine, mon frère, et bien que vous ayiez été très discret dans ce domaine, je ne doute pas que vous portez à la poésie plus que de l'intérêt. Nos choix dans ce domaine, de Jean Tardieu à Yves Bonnefoy, en passant par André Pieyre de Mandiargues, Georges Brassens et Maurice Fombeure, vous prouvent notre éclectisme, notre souci de révéler au grand publie ce que votre confrère de la rue d'Ulm, le regretté Roger Caillois, définissait admirablement comme un « discours entièrement semblable à la prose, mais possédant par surcroît les perfections de la poésie, qui doivent être un gain sans contre-partie, apportant un supplément d'efficacité. Cette efficacité n'est payée d'aucun abandon dans l'ordre de la rigueur et de la distinction ». Et il ajoutait, ce qui vous touchera particulièrement : « Il n'est pas peut-être pour la poésie de vocation plus sûre que d'inventer aux sentiments de l'amour un langage ferme et comme éternel. Mais c'est le plus difficile, il y faut certainement du génie. » Que nous ayons à couronner une fois par an un peu de génie, vous dit bien l'ampleur de notre tâche et combien nous compterons sur vous pour nous signaler ce qui a pu échapper à nos lectures.

     Le jeudi après-midi, vous peinerez avec nous sur ces mots dont nous voulons sauver le sens et la place dans la logique de la langue française, sans refuser ce qui est vivant et enrichit notre vocabulaire. Vous subirez avec autant d'indifférence que de bonne humeur les brocards de ceux qui méconnaissent la valeur de nos scrupules et notre désir de perfection. Il est possible encore que notre Secrétaire perpétuel vous convie à composer un éloge de la vertu pour notre séance publique annuelle du mois de décembre. Vous pourrez choisir de vous en tirer par une pirouette, en parlant de la pluie et du beau temps — c'est là une tolérance bien admise — et la vertu qui a déjà souffert de pas mal d'impertinences sous la Coupole ne s'en portera pas plus mal. Ou bien vous accepterez bravement de monter en ligne, d'être le deux centième ou trois centième académicien à célébrer les dernières rosières, s'il en est encore. Pour l'homme de réflexion que vous êtes, c'est un beau sujet dans le droit fil de votre oeuvre

     Enfin, un jour vous aurez peut-être à recevoir un nouveau confrère. Si c'est un de ces physiciens avec lesquels vous avez souhaité dans La nature et le talisman, écrire un « livre dialogué », vous éprouverez une grande satisfaction. Si c'est un philosophe dont vous contestez la pensée, vous lui chercherez une aimable querelle en termes fleuris. Enfin, si c'est ce qu'il est convenu d'appeler un « littéraire » que vous avez peu ou distraitement lu — comme moi vous n'ignorez pas qu'on ne peut pas tout lire, qu'une vie n'y suffirait pas — vous découvrirez un univers différent du vôtre et vous y prendrez un grand intérêt. Ce fut, je l'avoue aujourd'hui, mon cas avec vous et j'espère vous avoir prouvé que je ne m'en plains pas. Malgré la pompe de cette séance, vous voyez que nous ne sommes pas toujours sentencieux, et s'il nous arrive d'être solennels, c'est, dirais-je presque, par inadvertance à la suite d'un moment d'inattention. Ne vous connaissant guère personnellement, mais vous ayant abondamment lu ces temps derniers, je crois, Monsieur, que vous prendrez plaisir à nos travaux.