Réponse au discours de réception de Jacques Bainville

Le 7 novembre 1935

Maurice DONNAY

Monsieur,

Vous nous dites, dans votre remerciement, qu’avant cette séance où vous tenez le rôle principal, vous avez assisté maintes fois, comme spectateur, à nos assemblées publiques.

Observateur réfléchi, vous avez dû remarquer que, dans une pareille circonstance, le directeur qui répond au discours du nouvel élu, commence à lui parler, à peu près à la façon de ces grandes personnes qui, s’adressant aux enfants, prononcent mystérieusement : « Mon petit doigt m’a dit que... ». Par un semblable stratagème, dont j’userai le moins possible, le directeur feint d’apprendre au récipiendaire le lieu et la date de sa naissance, dans quel collège il a fait avec plus ou moins d’éclat ses études ; il lui donne des renseignements sur ses enfances, sa jeunesse, ses débuts dans la vie jusqu’au jour où par ses écrits ou ses actes, sa vie est devenue pour ainsi dire publique. Celui qui se trouve à votre place reçoit ces révélations de l’air qui convient, heureux encore qu’on ne lui demande pas de jouer l’étonnement.

Vous êtes né, Monsieur, à Paris ou presque, exactement à Vincennes, dans la neuvième année de la troisième République, sous la présidence de M. Jules Grévy. Votre généalogie, nous dites-vous vous-même, tout au commencement de l’Histoire de trois générations ne remonte pas haut et vous n’êtes pas riche en papiers de famille. Bien des fois, dans votre enfance, vous avez entendu raconter que, sous la Terreur, un de vos arrière-grands-oncles avait profité du désordre pour épouser, contre la volonté de ses parents, une blanchisseuse dont il était épris. Les temps troublés sont parfois favorables aux amants, et il n’avait fallu rien de moins que ce bouleversement pour permettre que se fît ce mariage et que se réalisât, selon l’expression de Bossuet, « cette douce société de deux cœurs unis » qui ne devrait jamais rencontrer d’obstacles. Mais quatre-vingt-dix ans plus tard, on parlait encore dans votre famille de ce mariage quasi morganatique comme d’un scandale ; on y voyait une des plus grandes horreurs de la Révolution, et vous en déduisez qu’il s’agissait d’une famille de bourgeoisie modeste et fraîchement promue. Vous voilà donc par vous-même situé dans cette classe moyenne, réservoir de lentes économies et de longues vertus.

Vous avez grandi au sein d’une famille républicaine et, durant votre enfance, vous n’avez jamais entendu contre le gouvernement de propos séditieux. À cette époque, dans la bourgeoisie, la plupart des Français qui n’étaient encore que des enfants ou de très jeunes hommes lorsqu’au 4 septembre la République fut proclamée, se déclaraient sincèrement, résolument républicains, à moins que par atavisme, par relations on par intérêt, ils n’eussent des raisons de préférer un autre régime. Vous avez entendu souvent votre père raconter qu’étant enfant, élève au lycée Charlemagne, il avait profité, le 3 décembre 1851, de l’agitation populaire pour faire, avec de petits camarades, l’école buissonnière, et qu’il avait vu dans la rue Saint-Antoine, le député Baudin tomber sur la barricade. Votre père était un bon républicain, comme on pouvait l’être dans les commencements, sous M. Thiers, sans être considéré par les gens plus avancés comme un homme de droite.

Vous avez fait vos études au lycée Henri IV ; vous n’étiez pas un élève extraordinaire, j’entends de ceux qui promettent beaucoup et, plus tard, ne tiennent rien. On ne peut pas dire que vous ne promettiez rien, mais on peut assurer que vous avez tenu beaucoup. Vous étiez un bon élève ; vous ne montriez pas des aptitudes spéciales pour l’histoire. Vous appreniez l’histoire comme on vous l’enseignait, des faits et des dates, une succession de faits, cousus d’un fil qui demeurait invisible ; des faits et des dates que vous reteniez, parce que vous avez toujours eu une merveilleuse mémoire ; mais cela ne vous intéressait pas. La littérature vous attirait davantage et sur nos auteurs classiques vous aviez déjà vos idées. Vous étiez un élève de seconde, lorsqu’un dimanche soir, dans le journal Le Temps que lisait régulièrement M. votre père, dans ce journal où Francisque Sarcey écrivait le feuilleton dramatique, vous lûtes sous la plume du célèbre critique et à propos d’une représentation de l’Avare à la Comédie Française des considérations sur la célèbre pièce de Molière qui ne vous plurent point. Alors, vous n’hésitez pas, vous écrivez à Francisque Sarcey une belle lettre, et vous lui mandez poliment mais fermement les raisons pour lesquelles vous n’êtes pas de son avis. Ayant ainsi satisfait votre conscience, et mis les choses au point, vous envoyez la lettre et vous n’y pensez plus. Mais quelle ne fut pas votre surprise lorsque, le dimanche suivant, en ouvrant le journal Le Temps, vous vîtes que, dans son feuilleton, Francisque Sarcey vous avait répondu et que même, à la fin de son article, il citait votre lettre entière, en vous nommant ? Heureux trait de précocité, (je parle de votre lettre), que Monsieur votre père n’apprécia pas à sa juste valeur. « Insensé, vous dit-il à peu près, tu as osé écrire à M. Francisque Sarcey ; tu n’as pas craint de n’être pas de son avis ! » Il ne vit pas dans votre geste le réflexe d’un jeune garçon qui avait déjà un jugement clair, le goût et le besoin de mettre les choses au point. Il n’y vit qu’un manque de respect et comme un acte d’insubordination envers un professeur.

Mais nous, retenons cette anecdote pour ce qu’elle révèle en vous d’esprit de décision, de tranquille audace, de volonté froide, de sens critique déjà aiguisé.

Dès la sortie du lycée, vous aviez un caractère marqué, une personnalité. Vous aimiez la littérature, vous lisiez beaucoup, vous dévoriez. Maurice Barrès avait publié ses premiers romans. Comme beaucoup de jeunes gens de votre génération, vous étiez attiré par cet écrivain singulier, par cet artiste incomparable ; vous étiez séduit par ce mélange d’idéologie et de dandysme qui donne une si inquiétante saveur à ses premiers ouvrages. Vous aviez lu l’Ennemi des Lois dont Maurice Barrès disait lui-même, dans un avertissement provisoire : « Ce petit livre d’une sécheresse et d’une difficulté dont je souffre plus qu’aucun lecteur. » Vous aviez lu et vous n’aviez pas souffert, vous étiez resté sous le charme et dans l’enchantement. À travers le voyage idéologique que fait André Maltère aux châteaux du roi Louis II, la figure « du jeune Bavarois doux et grave, avec son beau regard de rêve, son expression amoureuse du silence et cet ensemble idéal d’étudiant assidu aux séances de musique », cette figure vous avait sollicité de la peindre à votre tour et, libre, à vingt ans, loin des collèges et des Sorbonnes, vous étiez allé faire un voyage aux châteaux de Louis II. C’est à la suite de ce voyage que vous avez écrit l’histoire de ce roi vierge, idéaliste et wagnérien. Votre premier livre dans lequel vous n’essayiez pas de cacher que le principe de succession peut faire monter sur le trône de ses pères un roi sinon complètement fou, tout au moins original, fantasque, bizarre, un tel livre n’était pas précisément un plaidoyer en faveur de la royauté. Mais qu’importe ! Quand le livre parut, M. Charles Maurras portait ce jugement sur l’auteur « Il a fait à vingt ans et du premier coup ce qui réussit difficilement à quarante ans, moyennant beaucoup de talent et de peine, un solide livre d’histoire. » À vingt ans, à l’âge où tant d’autres cherchent, tâtonnent, hésitent, balancent, vous aviez trouvé votre voie. Trait de précocité encore ! Un seul détail, tout petit, pouvait faire penser à un lecteur subtil et assez âgé que l’auteur n’avait que vingt ans ; c’est lorsque vous écrivez ces lignes : « Déjà la quarantaine commençait d’alourdir ce prince charmant... mais l’éclat des yeux continuait à animer cette face blême encadrée de cheveux restés noirs. » Restés noirs, à quarante ans ! Sujet d’étonnement. Ah ! jeunesse, jeunesse pour laquelle la quarantaine est le seuil de la sénilité !

Au cours de ce voyage, en même temps que vous preniez des notes pour votre Louis II, vous aviez rassemblé les composantes de vos convictions prochaines et de vos doctrines, et le jeune homme de vingt ans cultivé et patriote, capable d’écrire un solide livre d’histoire à propos d’un fragile roi de Bavière était bien capable aussi de juger ce qui se passait dans son propre pays. Or nous sommes en 1899 ; le jeune homme élevé dans une famille bourgeoise et républicaine, et qui n’avait point en naissant d’idée préconçue contre le régime, voit bien que la France est en pleine révolution, et l’on peut dire en pleine guerre de religions, révolution sans effusion de sang, mais non sans effusion d’encre de toutes les couleurs, sans diffusion de paroles et d’écrits. « L’affaire » puisqu’il faut l’appeler par son nom, divise la France en deux camps. Au lycée Henri IV, comme dans les autres lycées de Paris, les jeunes élèves qui ne sont plus les fils de la défaite et de la revanche, ces adolescents prennent parti pour ou contre les jugements des conseils de guerre. Déjà le régime a traversé quelques difficultés et ces difficultés ne lui étaient pas toujours suscitées par les légitimistes, les orléanistes ou les bonapartistes, mais par certains compagnons avides ; cela se passait dans le domaine des affaires, des emprunts, des appétits et cela finissait toujours par des chansons. Ah !quel malheur d’avoir un gendre ou bien : Il n’a pas d’Panama. Mais, en ces années 1899, ce qui se passe entre les Français est plus grave, car nous sommes dans le domaine des idées et ce sont deux mystiques qui s’affrontent. Or, en ce temps-là, un livre de Thomas Carlyle, les Héros était « le livre de prédilection, le péché, le vice des plus studieux élèves de philosophie d’un lycée que vous connaissez bien », nous dites-vous dans une étude sur ce philosophe, les Héros, livre ardent et furieux qui fut accueilli par quelques-uns des jeunes gens de votre génération comme un révélateur et un nettoyeur des intelligences. Alors, Monsieur, dans votre premier voyage, bien des choses vous frappaient. Et, d’abord, c’était que vous ne voyagiez plus à travers les Allemagnes, comme on pouvait dire autrefois, mais à travers l’Allemagne unie, unifiée et dans laquelle vous constatiez partout l’ordre, la discipline, la confédération et non seulement le respect, mais l’amour de l’autorité, l’ivresse de la force et de la puissance. Sans doute, lorsque sur les bords du Rhin, vous visitiez quelque vieux château incendié, quelque burg dévasté, votre guide n’oubliait pas de vous dire que ces ruines dataient des guerres de Louis XIV et de l’invasion du Palatinat, et il vous regardait d’une certaine façon avec un air de vous rendre responsable. Pourtant, vous n’étiez pas provocant ; vous n’aviez nulle envie de chanter : « Nous l’avons eu votre Rhin allemand » comme Alfred de Musset répondant à la chanson de Becker, et vous pensiez qu’ils avaient de la mémoire, ces Allemands qui d’ailleurs, au dire de Henri Heine ne nous avaient pas pardonné, six cents ans après, l’exécution du jeune Conradin, l’héritier des Hohenstaufen qu’en 1268, Charles d’Anjou avait fait condamner à mort à Naples. Cependant, en France, trente ans après nos malheurs, nous n’avions pas de rancune envers eux et nous nous livrions à nos disputes.

Vous observiez, vous réfléchissiez, vous compariez, vous compreniez. Alors que l’armée, chez nous, était comme tolérée, là-bas vous constatiez qu’elle était honorée, admirée, exaltée. Vous n’aviez pas vu la guerre de 1870, mais vous n’étiez pas un Français naïf, oublieux, léger. Vous deviniez quelle effroyable machine de guerre se montait, quel raz de barbarie se préparait, sous des apparences de civilisation. Et vous vous demandiez : « Qu’aurions-nous à opposer à tant de force ? Où la liberté, ou plutôt nos libertés nous conduiront-elles ? » Car la liberté, sous n’importe quel régime, on n’y atteint jamais. Les voyages forment la jeunesse : ce premier voyage en Allemagne avait formé votre esprit dans le sens de l’autorité, de la continuité, de la monarchie.

En rentrant en France, vous étiez royaliste et, bientôt, vous deveniez journaliste. Ce n’est pas le démon d’écrire qui vous possédait, ni la vaine satisfaction de voir votre nom imprimé qui vous poussait ; mais estimant que vous aviez des choses à dire, vous vouliez les dire. Vous avez fait vos débuts sous la direction d’un homme jeune encore, mais déjà réputé pour la simplicité de sa vie, l’intégrité de ses doctrines, la sûreté de sa logique et l’étendue de son savoir. M. Charles Maurras vous prit comme collaborateur à la Gazette de France. Apprenti journaliste, vous y faisiez un peu de tout et vous rendiez compte de nos séances publiques. Un jour, avant une réception qui, s’il fallait en croire les bruits précurseurs, devait être très brillante, le Secrétaire de l’Institut qui était alors M. Pingard, un nom bien connu de tous les vieux Parisiens, vous avait supprimé votre service. Vous allâtes le trouver dans son cabinet pour réclamer ; il vous reçut d’une façon fort courtoise et vous dit : « Tous les journaux me demandent des places pour cette réception qui sera très courue ; je suis obligé de sacrifier les journaux les moins importants et dame ! la Gazette de France... » Mais vous l’interrompîtes : « La Gazette de France, Monsieur, elle est plus ancienne que l’Académie ! Vous ne remontez qu’à 1635, nous remontons à 1631. » Excellente mise au point ! M. Pingard s’inclina devant ces quatre années d’écart.

Dès vos débuts, vous avez été un très bon journaliste. Quand, plus tard, la revue d’Action Française fut fondée, on vous confia la politique étrangère et vous vous classiez aussitôt comme un des meilleurs dans cette rubrique difficile. Hebdomadairement d’abord, puis quotidiennement, depuis bien des années vous n’avez jamais cessé de vous occuper de la politique étrangère et vous avez acquis dans ce domaine une autorité incontestée. Vous vous êtes toujours fait une juste et haute idée de votre métier. Vous avez toujours estimé que vous aviez le devoir non seulement de renseigner, mais d’enseigner vos lecteurs, de les avertir, de les prémunir. Vous avez toujours exprimé toute votre pensée et rien que votre pensée, sans violence et sans faiblesse, sans concession et sans ce sourire contraint à l’adversaire qui fait grimacer tant de visages ; et il est arrivé plus d’une fois que l’adversaire, en haut lieu, lisait vos articles et reconnaissait la sagesse de vos avis, sans se croire pour autant engagé à les suivre. Vous êtes royaliste ; vous n’avez engagé jamais caché votre opinion ou, si l’on peut dire, votre jeu, jeu loyal, jeu correct, mené sans sectarisme et sans sarcasmes, si bien que vous étant fait un nom dans un journal dont les animateurs, vos amis, ont la réputation de ne pas envoyer dire leurs façons de penser, d’autres journaux d’opinions différentes ont pu vous demander votre collaboration, sans que pour cela vous ayez jamais renié votre maître ni estompé vos idées.

Vous n’avez pas écrit seulement des articles de politique étrangère. Ayant débuté à quinze ans par une lettre à Francisque Sarcey, (je ne vous en parlerai plus), vous avez écrit aussi des articles de critique dramatique et de critique littéraire. Vous avez même écrit des articles financiers ; vous avez donné aux gens de bons conseils pour placer leur argent. En 1825, Balzac publia un Code des honnêtes gens qui avait le même but. « L’argent, observez-vous à se sujet étant un métal si précieux, il n’est pas étonnant qu’on le convoite ; il est nécessaire, en revanche, qu’on s’organise pour le garder, quand on en a. » C’est d’ailleurs ce que le langage courant exprime admirablement, quand on dit d’une personne qu’elle a de l’argent devant elle, ou bien qu’elle en a derrière elle, ou bien qu’elle en a mis de côté. Cela prouve qu’il faut en être entouré.

Votre labeur de journaliste suffirait, il semble, à remplir la vie d’un homme qui n’aurait pas votre puissance de travail, votre discipline et surtout votre volonté. Ceux qui vous connaissent savent que vous menez l’existence d’un sage, auprès d’une compagne qui est le sourire de vos heures, et la confidente de vos travaux. Vous ne détestez pas le monde ; le soir, votre journée finie, une journée de plus de huit heures, on peut vous voir dans les salons où l’on cause, dans les autres aussi, ceux où l’on croit causer. Mais une grande régularité dans l’emploi de votre temps, une parfaite administration de vos facultés vous ont permis d’écrire, en dehors de vos articles, une demi-douzaine de solides livres d’histoire.

Albert Sorel nous dit que l’idée de son œuvre magistrale, l’Europe et la Révolution fut conçue dans l’enthousiasme, rue Saint-Lazare, un jour qu’il se rendait à Versailles. Il ajoute : « Ce fut comme un éclair ! » Enthousiasme, éclair, ce n’est pas votre climat. Mais on aime à imaginer que c’est encore lors de votre premier voyage en Allemagne que mettant dans la balance d’un côté la volonté de puissance et les ambitions germaniques, de l’autre la puissance d’oubli et les illusions de vos compatriotes, vous avez eu l’idée d’apprendre aux Français leur plus récente histoire et que, dans un courant de réflexions, en y pensant toujours, s’est formée l’idée maîtresse de votre œuvre historique qui, pour être composée de livres en apparence séparés, n’en a pas moins une unité et pourrait être réunie sous ce titre : la France et l’Invasion.

Et que vous nous donniez l’Allemagne romantique et réaliste, l’Histoire de deux peuples, l’Histoire de trois générations, les Conséquences politiques de la paix, vous nous montrez rigoureusement, par l’enchaînement des faits, comment, en un peu plus d’un siècle, la Révolution, les guerres de l’Empire, les idées napoléoniennes I, le testament de Sainte Hélène, les idées napoléoniennes III, le principe des nationalités, le libéralisme et la démocratie ont coûté à la France cinq invasions. À vous lire, sans parti pris, on reconnaît bien que c’est l’angoissante vérité.

Dès l’année 1920, vous prévoyiez quelles seraient les conséquences politiques de la paix, une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur, aviez-vous dit dès qu’elle fut connue. En lisant le livre que vous avez écrit à ce sujet et qui est le développement de cette définition souvent citée, on regrette que vous n’ayez pas été invité à vous asseoir autour du tapis vert sur lequel, dans un jeu pathétique, chacun abattait sa carte de l’Europe. Mais, comme vous venez de nous le dire, vous n’avez jamais reçu la moindre fonction publique et, bien plus, vous vous êtes mis dans le cas de n’en exercer aucune. Et puis, vous aurait-on écouté ? Dans les tout premiers jours de la guerre, comme j’avais rencontré Alfred Capus sur le boulevard, nous nous étions mis à parler des tragiques événements et, lorsque nous nous quittâmes, il me dit : « Je rentre chez moi, je vais relire les traités de Westphalie ». Alfred Capus, vous le savez puisqu’il fut votre ami, était l’homme le plus spirituel de France ; cette fois, il ne fit pas un mot d’esprit c’était, comme on dit au théâtre, un mot de situation. Mais vous nous dites que l’orateur qui, en 1919 à la Chambre, eût parlé des traités de Westphalie, n’aurait pas eu plus de succès que Thiers en 1866 et vous nous montrez les raisons pour lesquelles chez nous ; après la signature du traité de paix, les fils de la victoire sont plus pensifs que ne le furent, cinquante ans auparavant, les fils de la défaite.

Votre but, lorsque vous écrivez l’histoire, nous dites-vous dans une de vos préfaces, votre but est de comprendre et vous ajoutez que comprendre n’est pas aisé et que raconter à la fois exactement et succinctement n’est pas aisé non plus. C’est cependant à quoi vous avez complètement réussi en faisant tenir dans un seul volume de moins de six cents pages toute l’histoire de France, ce qui est comme une gageure et un véritable tour de force. À travers la complexité des faits, les fautes et les erreurs des hommes qui font l’histoire, vous excellez à débrouiller le fil conducteur. Il y a bien des années, au lycée Louis-le-Grand, pour apprendre l’histoire de France, pour doubler le cours du professeur, nous avions entre les mains le livre de M. Victor Duruy ; entre autres choses faciles à retenir, nous lisions par exemple qu’il ne fallait pas s’attendre à trouver, chez les rois mérovingiens, une politique suivie. Nous nous le tenions pour dit et ne nous attendions à quoi que ce soit de semblable de la part de ces princes barbares. Mais vous, Monsieur, vous nous montrez un Clovis renseigné sur l’état de la Gaule, qui réfléchit et mûrit son dessein et, devenu chrétien et vainqueur à la bataille de Tolbiac, met en fuite l’envahisseur éternel et chasse au delà du Rhin l’ennemi héréditaire ; et vous observez que la France commence à ce moment-là, la France qui, durant des siècles, devra se défendre contre ses voisins d’outre-Rhin et d’outre-Manche aussi. Par endroits, et c’est là un de vos procédés, vous illustrez votre récit par des rapprochements, des similitudes qui sont comme de petites images instructives. Exemples : en l’an 275, l’empereur Probus repoussa les Germains qui s’étaient avancés fort loin dans les Gaules ; ceux-ci, en s’en allant, avaient laissé derrière eux des ruines et un désert ; ils avaient même coupé les arbres fruitiers. Et vous rapprochez : comme en 1918. À propos de l’altération des monnaies sous Philippe le Bel, mesure nécessitée par la guerre, vous faites remarquer que mettre moins de métal précieux dans les pièces d’or a été la forme ancienne de l’inflation ; que les gouvernements en reviennent toujours aux mêmes impôts quand le trésor a de grands besoins et que la maltôte était notre taxe sur le chiffre d’affaires. Et quand, dans une révolution de Paris, le dauphin qui sera Charles V est coiffé par Étienne Marcel du chaperon rouge et bleu aux couleurs de la Ville, vous rapprochez : comme Louis XVI sera coiffé du bonnet rouge.

Ailleurs, vous mettez l’accent sur les points singuliers, comme on dit en mathématiques, de cette courbe singulière qu’est l’histoire de France, points de régression, points de rebroussement, points de fléchissement, et aussi points de redressement de cette courbe émouvante qui s’élance parfois vers les nues, comme la branche de l’hyperbole. Un tel livre, plein d’enseignements et de réflexions judicieuses, à travers lequel l’analyse et la synthèse courent enlacées comme deux sœurs, vous auriez pu le dédier à votre fils quand il aura vingt ans. J’entends qu’un tel livre ne peut pas être mis entre toutes les mains, j’entends qu’il ne peut profiter qu’à des personnes qui savent déjà assez bien leur histoire, pas aussi bien que vous évidemment, mais qui la savent suffisamment, qui l’ont apprise au collège, qui en ont lu les développements dans divers ouvrages, il n’en manque pas, plus copieux et de longue haleine et même, les développements romantiques et libéraux dans Michelet, si captivant et que vous considérez d’ailleurs comme un grand artiste, et son Histoire de France comme un mélange étourdissant de faux et de vrai, de psychologie et de roman. Si l’on risque avec lui de s’égarer, en vous lisant, on revient dans le chemin.

Au surplus, dans une agréable plaquette qui a pour titre : Nouveau dialogue dans le salon d’Aliénor, vous nous donnez votre opinion sur votre livre : « Sa froideur et l’espèce de pitié dédaigneuse qu’on y sent pour l’humanité n’est pas mon genre », dit Mme Simonin. Mme Simonin est une femme qui a un salon et, en bonne maîtresse de maison, pose des questions à ses invités pour les faire briller. Ce jour-là on discute la manière dont on écrit l’histoire depuis Hérodote. Chaque génération, dit l’un de vos personnages, a eu ses historiens, car chaque génération éprouve le besoin d’entendre raconter les mêmes faits par des hommes qui lui appartiennent. C’est ainsi que la même histoire n’est jamais tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Mézeray et Anquetil ont été, de leur temps, des historiens renommés. Mézeray a écrit, pour les gens du XVIIe siècle, l’histoire de France jusqu’à Mézeray ; Anquetil, en écrivant cette histoire pour les gens du XVIIIe siècle, ne pouvait pas la reprendre à partir de Mézeray ; il l’a recommencée, il l’a reprise tout entière et il l’a conduite jusqu’à Anquetil. Mézeray n’a pas passé le flambeau à Anquetil et ce dernier s’est servi de son propre flambeau. Les faits ne changent pas selon l’historien, mais la critique et l’interprétation des faits peuvent changer, doivent changer, car chaque historien a sa formation, sa culture, ses idées. Il vit à une époque déterminée ; en fait d’événements, il a vu tout ce qui est arrivé depuis son prédécesseur, et il a lu des documents, des mémoires que celui-ci n’a pas lus, par la raison qu’ils n’avaient pas encore été publiés. On ne pouvait plus présenter les choses après 1789, comme on les présentait avant la Révolution, ni après 1870, comme avant la guerre franco-allemande. Vous avez écrit l’Histoire de France après 1918, après la grande guerre, après la guerre universelle. Cela se voit ; cela devait se voir. Vous avez même trouvé une manière nouvelle qui s’accorde bien à votre temps : élévation, étendue, rapidité, c’est l’histoire de France en avion.

Vous êtes tenté par les vastes sujets ; vous avez pensé que l’histoire de Napoléon, sur qui l’on a écrit plus de dix mille volumes, n’était pas arrêtée. Des archives, dites-vous, s’ouvrent et s’ouvriront encore, les mémoires de la reine Hortense, ceux de Caulaincourt ont été publiés récemment. Cette histoire que Thiers n’avait point épuisée en douze volumes ni Frédéric Masson en cinquante, vous l’avez fait tenir en un seul volume. Donc, avec tout ce qu’on pouvait savoir en 1933 de cette histoire merveilleuse, vous avez voulu raconter à votre manière exacte et serrée, la vie de l’homme prédestiné qui naquit à Ajaccio un an après qu’avait été rendu l’édit de réunion de la Corse à la France. Quel coup du destin en effet ! Et l’on peut se demander ce qui serait arrivé ou ce qui ne serait pas arrivé, quant au Corse à cheveux plats, si l’île parfumée n’avait pas été réunie à la France. L’histoire n’est pas une science conjecturale ; elle ne se fait pas avec des « si », mais avec des « pourquoi » et des « comment », ces deux questions si utiles, disait Napoléon, qu’on ne saurait trop se les faire et, en vous les faisant continuellement, inlassablement, vous nous montrez comment le petit garçon ajaccien est devenu le petit lieutenant d’artillerie du régiment de La Fère, puis le général Vendémiaire pour les Parisiens de l’an III, puis « mon petit général » pour la coquette Joséphine, puis le petit caporal pour les vieilles moustaches de l’armée d’Italie ; vous nous montrez pourquoi le soldat heureux est devenu le premier Consul, et le premier Consul Sa Majesté l’Empereur et roi ; comment l’Empereur a été vainqueur, pourquoi il a été vaincu, comment et pourquoi tout cela a fini sur un îlot affreux. Car il faut, dites-vous, aux plus grands héros le roc de Prométhée, le bûcher d’Hercule ou celui de Jeanne d’Arc. Et, par votre souci d’aller au cœur des choses et de tout expliquer, de cette histoire merveilleuse vous faites, selon votre expression, une histoire naturelle avec tout ce qu’un tel dessein comporte d’impartialité.

Vous n’avez pas l’idolâtrie de Napoléon, et dans l’Histoire de trois générations vous nous montrez comment, en racontant sa vie prodigieuse à Las Cases et à Montholon, en dictant le mémorial que vous appelez l’Évangile de Sainte-Hélène, l’empereur captif a préparé la démocratie impériale, le règne de Napoléon III et les malheurs qui ont suivi.

Autour de vous, dans votre enfance, on chantait encore les chansons de Béranger, mais ces souvenirs ne vous attendrissent pas. Est-ce parce que j’ai connu dans ma jeunesse quelques chansonniers, je trouve que vous avez été bien sévère pour ce pauvre Béranger ? J’ai tout lieu de croire qu’il était un bon homme. Bien qu’il ait été le contemporain des Hugo, des Vigny, des Lamartine, des Musset, il a écrit beaucoup de vers qui manquent de couleur et de relief, c’est vrai, et ce n’est pas lui qui, en regardant le croissant de la lune par une belle nuit d’été, aurait jeté cette faucille d’or dans le champ des images. Mais il rimait avec soin ses chansons qui ne se gonflaient pas, qui ne voulaient pas se faire aussi grosses que l’ode, et qui pourtant ont touché les cœurs plus que des odes magnifiques ; elles lui ont même fait des amis comme Chateaubriand, Lamartine, Lamennais qui n’étaient pas des membres du Caveau. Et quand il composait ses chansons il ne se demandait pas : « Que vais-je bien pouvoir dire pour être dans le fil, dans le couvant de l’opinion commune ? » Il était naturellement dans ce courant par ses origines plébéiennes, et le peuple aimait Napoléon, et encore par son accession à cette bourgeoisie nouvellement sortie du peuple et qui, elle aussi, chérissait l’Empereur. Et tout cela n’était vraiment pas de sa faute. Il ne s’est pas enrichi ; il n’a pas cherché à s’enrichir et si ce n’est pas une bonne note pour son habileté, c’en est une excellente pour son caractère. Il n’a vendu ses chansons qu’à son éditeur qui ne l’a pas couvert d’or. La célébrité qu’il eut de son temps nous étonne, mais nous ne sommes pas de son temps et la popularité n’est pas un raisonnement, c’est un sentiment. Enfin, .on est enclin à lui reprocher ses chansons grivoises, gauloises, légères. Il a chanté l’amour ; il aimait les femmes. Mais quoi ! Le Vert Galant les adorait et le Bien-Aimé leur a consacré quelques instants.

Les déesses et les Muses peuvent sourire ; dans votre œuvre, la muse de l’Histoire n’a pas toujours un visage sévère et voilà qu’à un moment, Clio nous apparaît, tenant sur son poing un kakatoès disert au plumage de pourpre, d’azur et d’or.

Vous avez dû beaucoup vous amuser, Monsieur, en écrivant cet amusant roman Jaco et Lori. Dans la partie politique, c’est l’Histoire de trois générations racontée par un perroquet qui parlerait élégamment le français, hypothèse qui n’a rien d’invraisemblable et qui, par surcroît, aurait beaucoup lu Voltaire, hypothèse plus hardie ; et, dans la partie amoureuse, car il y a une partie amoureuse, c’est l’histoire de tous les temps. Cet oiseau observateur, philosophe, psychologue, sensé et sensible a vu beaucoup de choses au cours de sa vie parisienne, étant venu d’Amérique en France sur le navire la Belle Poule, amené par Françoise d’Alcantara, fille de don Pedro empereur du Brésil et par son fiancé le prince de Joinville, à la cour du roi Louis Philippe. Il a vu la Révolution de 1848, le coup d’État, le second Empire, le siège de Paris, la Commune, plus d’un demi-siècle de troisième République.

Il a vécu aux Tuileries et dans l’échoppe du savetier Jean Mahuchet ; chez Victor Hugo et chez la Païva, chez l’affreux épicier Godard, chez d’autres maîtres encore. Du haut de son perchoir, il juge la politique et l’amour, les choses et les gens. Après le 2 décembre, il pense qu’un coup d’État est une révolution qui se passe sans tumulte et qui respecte l’ordre si elle bouscule les lois. Quand le peintre Albéric Lemoine, déjà âgé, séduit une jeune fille modèle, je veux dire qui est son très jeune et vierge modèle, Jaco, témoin de cette séduction, pense que le mythe de don Juan est celui du jeune homme qui a l’expérience du vieillard et ce psittacidé donne ainsi une explication ingénieuse des succès de l’homme à mille et trois femmes. Si, dans un milieu bien pensant, un conservateur que son épouse a trompé, penche par vengeance vers la démocratie, Jaco de son bec corné laisse tomber ces paroles : « Un homme au cœur ulcéré n’écoute plus rien, quand il porte ses malheurs domestiques dans les idées générales. Pensée profonde et qui donne la clé de plus d’une conversion. Le livre est plein de traits de cette trempe. Il a bien de l’esprit cet oiseau miraculeux qui ne parle jamais pour ne rien dire et, à travers ses réflexions d’une si judicieuse ironie, nous comprenons que, pour lui aussi, le XIXe siècle est le vieil utopiste.

« Le vieil utopiste », c’est le nom que vous donnez au XIXe siècle qui est pour vous le siècle des chimères et des nuées. Pauvre XIXe siècle, la seule chose qu’on puisse raisonnablement lui reprocher, c’est de venir après le XVIIIe siècle qu’on pourrait appeler « le vieil encyclopédiste », comme celui-ci vient après le XVIIe siècle qui était sans doute « le vieux janséniste » aux yeux des encyclopédistes. Le siècle précédent est toujours « vieux quelque chose » pour les réactionnaires du siècle suivant, j’entends réactionnaire dans l’un ou l’autre sens. Et qui sait si, après les dernières croisades, quelques gens du XIVe siècle qui n’étaient pas partisans de ces expéditions lointaines, n’appelaient pas entre eux le XIIIe siècle, « le vieux croisé » ? Quand il lit dans vos livres que la Révolution, le romantisme et le libéralisme ont coûté à la France cinq invasions, un Français de plus de soixante ans, élevé dans ce libéralisme, et qui ne peut changer ses habitudes de croire et d’espérer, ni renoncer à l’idéal de sa jeunesse, le malheureux est d’abord accablé sous le poids de ces évidences. Puis, il tâche à se ressaisir. Comme il n’est pas fataliste, il ne pense pas que la Révolution était déjà écrite dans les destinées de la France, dès l’avènement des Capétiens. Mais, épousant la ligne de votre méthode comme un bon chauffeur épouse le profil de la route, il se dit qu’elle est arrivée cette Révolution par l’enchaînement des faits qui sortent sans cesse les uns des autres, jour après jour, et par le mouvement des idées. Dans un de ses premiers livres, Maurice Barrès écrivait : « La force révolutionnaire qui est toujours dans le monde se témoigne ici par les écrits de Luther et la révolte des paysans, ailleurs par les écrits de Rousseau et le soulèvement dit grande Révolution ; mais ces forces, pour agir dans un même temps et dans une même direction, ne s’engendraient pourtant pas... ce sont les éruptions d’une même ardeur. » Maurice Barrès était très jeune quand il écrivait ces lignes ; mais admirez que le mot éruption vient naturellement sous sa plume. C’est que cette force révolutionnaire bouillonne sous les lois, les traditions, les habitudes, les préjugés, les catégories qui enveloppent, pénètrent et conditionnent la société, comme la lave bouillonne sous tout ce qui constitue la croûte terrestre. C’est à la société à bien se tenir, à se défendre par des lois plus humaines, par plus de justice et d’altruisme. Il faut croire qu’à un certain moment, la société ne se tenait pas admirablement, puisque la croûte a été soulevée. Les idées qui amènent ces soulèvements peuvent être justes et belles malheureusement ceux qui exploitent ces idées sont ambitieux et cupides, et il y a dans leur parti trop d’indolents qui les laissent faire. Autrement, le libéralisme n’est pas en soi une doctrine risible et quant au romantisme qu’on est dans le train de beaucoup attaquer, il est vieux comme le monde. Romantisme : conséquences de la Révolution politique et sociale de 1789 qui transforma en France toutes les façons de sentir et de penser. Et cela c’est la définition générale un peu vague des dictionnaires ; mais ces conséquences, on les étend aux émotions les plus naturelles et ce romantisme émissaire, on le charge, comme d’autant de péchés, des aspirations éternelles de l’âme humaine.

Romantisme, répugnance à s’adapter au milieu ; mais si le milieu est abject ou malodorant ? romantisme, amour de la solitude ; mais si les hommes sont méchants ou simplement ennuyeux ? romantisme, sentiment trop vif des beautés de la nature ; mais, comment ne pas être ému (devant les forêts, les montagnes et la mer, si l’on a le don sacré de cette émotion ? Romantisme, prédisposition de l’âme à la mélancolie ; romantisme, imagination dans l’amour, etc., etc. Sans quelque romantisme la vie serait absurde et l’amour sans imagination serait une pauvre chose. Le romantisme existait bien avant Rousseau et, soit avec le Contrat social, soit avec la Nouvelle Héloïse, le philosophe de Genève n’en a été que l’interprète contagieux, le vulgarisateur attendu, ce qui explique l’extraordinaire influence qu’il a eue sur les hommes de son temps et sur ceux qui sont venus après. Et peut-on faire que Jean-Jacques n’ait pas existé et qu’il n’ait pas écrit ? « Ce Jean-Jacques, me disait un jour Jules Lemaître, à l’époque où il faisait, des conférences sur lui, il m’irrite et je l’adore. » Et si la Révolution n’avait pas eu lieu, cela n’aurait pas arrêté la science, les inventions, les découvertes, cela n’aurait pas empêché le machinisme, la surproduction. Le XXe siècle n’est ni romantique, ni idéaliste, ni renaissant : il est industrialisé et l’évolution qui transforme le monde pose d’autres problèmes que la Révolution.

« Les hommes de ce temps, avez-vous dit en parlant du moyen-âge, eussent été bien surpris de savoir que ceux du vingtième siècle se croiraient libres et que par millions ils seraient contraints de faire la guerre pendant cinq années. » En Europe, de grandes nations, à l’heure actuelle, vivent dans ce paradoxe de fer : trop de bouches à nourrir en temps de paix et pas assez d’hommes à faire tuer en temps de guerre. Paradoxe effroyable et dont l’Europe ne sortira pas par une nouvelle grande guerre qui serait la fin de l’Europe.

Bien que républicain, libéral, démocrate et fils d’une bourgeoisie qui devait ses libertés à la Révolution, l’homme d’État dons vous avez d’une façon si élevée évoqué la figure n’était nullement romantique. Vous avez écrit une histoire impartiale de la troisième République. Depuis l’âge où il arriva aux affaires, toute la vie de Raymond Poincaré est mêlée à cette histoire et, dans sa longue carrière politique on chercherait en vain des effets de ce romantisme dont les tares, depuis les travaux de M. Ernest Seillière, portent des noms qui indiquent la gravité et l’étendue de ce mal chez ceux qui en sont atteints : volonté de puissance, impérialisme irrationnel, égotisme morbide, mysticisme passionnel ou naturiste, insurrection du sentiment contre l’intelligence calculatrice, de l’instinct contre la raison. Dans la vie publique ou privée de Raymond Poincaré, on ne découvre rien de semblable ; la raison le guidait en tout. Volonté de puissance, peut-être. Quand il fut nommé ministre de l’Instruction publique à trente-trois ans, bientôt ministre des Finances à trente-cinq ans, sans doute il eut une sensation de vent dans les voiles et de conquête du monde ; sans doute il éprouva un contentement dans lequel pouvait entrer quelque orgueil d’avoir été choisi si jeune pour ces hautes fonctions. Mais c’est là une fièvre de croissance dont les cerveaux solides comme le sien sont bien vite guéris.

« Dès son premier discours, nous dit M. Gabriel Hanotaux, dans un petit livre tout plein d’amicale piété, Poincaré sera consacré l’homme d’État des temps contemporains... Parler ! bien parler !... Il parle bien, c’est le premier mot que prononce une assemblée délibérante sur le jeune ambitieux qui essaye ses forces devant elle. » Raymond Poincaré parlait bien ; il écrivait ses discours et il les disait par cœur devant les Assemblées ; il avait une mémoire visuelle extraordinaire et, en prononçant un discours, il en voyait le texte, ligne à ligne et mot à mot. Il écrivait ses discours et pourtant il était orateur, parce que de même qu’il se lisait, pour ainsi dire, en parlant, il s’entendait parler en écrivant. Il se projetait à la tribune, il avait devant les yeux son auditoire, il en devinait les réactions ; alors il écrivait dans ce mouvement oratoire qui différencie un discours d’un article de revue. De même une situation dramatique peut être un chapitre de roman ou une scène de théâtre. Il voulait être certain de ne rien omettre, il voulait faire subir à l’expression de sa pensée l’épreuve de l’écriture ; il avait le souci du mot exact et, dans la chaleur de l’improvisation toujours un peu romantique, il peut arriver que le mot exact ne vienne pas à l’esprit de l’homme le plus entraîné, le mieux rompu au langage ; de grands tribuns parfois ont prononcé des discours magnifiques et illisibles. Chez un Raymond Poincaré, la parole ne dépassait jamais la pensée ; il voulait avant tout persuader et convaincre.

Ses premiers grands succès n’avaient pas changé sa nature ; il était resté simple et modeste, timide même. Plus que le pouvoir, il aimait le devoir et lorsque, à la veille des jours sombres, il accepta la plus haute fonction, c’est parce qu’alors le pouvoir et le devoir se confondaient et aussi, parce qu’il se sentait appelé au pouvoir par un peuple entier. D’ailleurs sa vie privée explique en quelque manière sa vie publique. Un de ses plus anciens amis, M. Georges Payelle me disait dernièrement, en inventant un mot heureux : « Il n’y avait dans son caractère aucun philintisme. » Philinte, l’homme de cour, l’homme du monde, qui trouve un mot aimable pour chacun, le bénisseur à toutes mains qui fait de grands compliments à Oronte de son sonnet, non, ce n’était pas Raymond Poincaré ; mais il n’était pas non plus Alceste aux emportements bourrus ; il n’aimait pas faire de mauvais compliments ; il préférait se taire ; il n’aurait pas dit à Oronte avec cette brusquerie que son sonnet était mauvais. Au surplus, il y avait dans son regard, dans son air de tête, dans toute sa personne, dans son acabit un je ne sais quoi qui faisait qu’Oronte n’aurait pas eu l’idée de lui lire son sonnet. Ce démocrate pouvait être distant. Mais il était fort capable de juger un sonnet. Il avait un goût littéraire très sûr. Il aimait les Lettres, il aimait les poètes et entre les poètes, Alfred de Vigny, et entre tous les poèmes du chantre d’Eloa, ce poème stoïque, la Mort du Loup. Un soir, dans sa jeunesse, comme il se trouvait avec des amis qui récitaient des vers, il récita la Mort du Loup. En disant les quatre derniers vers, peut-être eut-il, ce soir-là le pressentiment de sa destinée ?

 

Gémir, pleurer, prier, est également lâche

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le sort a voulu t’appeler.

Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

 

Il était sensible, mais on pouvait douter qu’il le fût, tant il avait la pudeur de sa sensibilité, et cela c’était la pudeur des gens de son pays lorrain où les hommes sont plutôt réservés, renfermés, de son pays où la terre même est froide, couverte de neige pendant l’hiver, où la floraison des cerisiers, au printemps, est tardive. Mais sa sensibilité, elle se trahissait dans les inflexions de sa voix, lorsqu’à Sampigny le meusien faisait à ses invités les honneurs de son pays et qu’il disait avec une sorte d’attendrissement : « nos ciels, nos villages, nos collines... »

Il ne se livrait pas aux protestations d’amitié. S’il vous recevait à sa table, dans l’intimité, c’est donc qu’il vous regardait comme un ami. Alors pourquoi dire de vaines paroles ? L’amitié se traduit par des actes, par du dévouement, par de la fidélité.

Il avait le culte de la famille et de l’amitié ; mais, pour tout ce qui aurait pu ressembler à du népotisme ou bien à du favoritisme, sa conscience était chatouilleuse ; il poussait même les scrupules à un point inimaginable. Alors, il ne faisait pas bon être son parent ou son ami, car il avait vite fait d’effacer un nom sur la liste d’avancement ou la promotion proposée à sa signature, à moins que le nombre ou l’éclat des services ne signalât vraiment le candidat ; alors il approuvait, car il avait le sentiment de la justice. Si l’on pouvait douter de sa sensibilité, on ne pouvait douter de sa probité foncière, de son honnêteté raffinée dont on citait cent exemples. Il avait le sens de l’égalité républicaine. Il voulait être le Président citoyen et, en dehors des prérogatives attachées au pouvoir, si c’est une prérogative d’être logé à l’Élysée, palais qu’il considérait comme une prison, il voulait être le Français moyen qui doit obéir aux lois. Quand il établissait ses déclarations pour l’impôt sur le revenu, il y apportait un tel souci de ne pas déclarer assez qu’il déclarait beaucoup trop, en quoi il s’éloignait du Français moyen, à ce point que les contrôleurs en étaient alarmés. Pendant la guerre, les restrictions qui atteignaient le commun, il entendait qu’elles l’atteignissent aussi et, dans le journal qu’il tenait, on lit à la date du vendredi 4 mai 1917 : « J’offre un thé sans sucre aux délégations des Parlements interalliés, Italiens, Anglais. »

Les honneurs ne l’étourdissaient pas ; mais il disait volontiers qu’un des plus beaux jours de sa vie fut le jour où il avait été nommé membre de l’Académie française. Dans les premiers temps, il venait régulièrement à nos réunions ; il s’asseyait au centre, ni droit, ni gauche, au centre, bien en face du bureau et il s’intéressait à nos travaux. Il ne parlait jamais à ses voisins pendant la séance, j’allais dire pendant la classe, car c’est bien ainsi qu’on l’imaginait au lycée de Bar-le-Duc, appliqué et attentif. Age quod agis aurait pu être sa devise depuis le lycée jusqu’à l’Élysée. Si l’on arrivait, au cours du dictionnaire, à quelque mot dont la définition était délicate, notre confrère prenait part à la discussion avec un visible plaisir et donnait un avis toujours juste, car il savait tout. Quand il fut Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, en des circonstances difficiles, puis Président de la République en des temps plus difficiles encore, il ne vint plus parmi nous. Nous le revîmes après la victoire. Il voulut recevoir ici le maréchal Foch et l’on se rappelle son beau discours dans lequel, en une heure, il résumait les cinquante et un mois de la grande guerre et, dans un mouvement entraînant, conduisait nos armées depuis la Marne jusqu’au Rhin.

Puis il fut repris par les affaires publiques auxquelles on le rappelait comme sauveur. Nous ne le vîmes plus que rarement. Dans les derniers temps, il ne venait plus qu’aux grands jours, aux jours d’élections. Il arrivait à petits pas, appuyé sur le bras d’un ami. Et nous nous souvenions avec tristesse des jours heureux où nous le voyions arriver plein de force, de son pas décidé d’ancien chasseur à pied.

Il y a un peu plus d’un an, par une tendre matinée d’octobre, sous un ciel léger d’un gris de perle, le peuple de Paris, depuis le Panthéon jusqu’à Notre-Dame, se pressait sur le passage de son cercueil. Devant le Panthéon, voilé de crêpe et de draperies tricolores, devant le haut catafalque, un ancien Président de la République alors Président du Conseil avait retracé la carrière de l’homme d’État. Puis des troupes avaient défilé, des musiques militaires avaient joué de lentes marches funèbres ; un long cortège s’était formé dans lequel des uniformes et des robes ; le cortège s’était arrêté à l’angle du Palais de Justice où s’était groupé tout le barreau en robe, suprême hommage à l’illustre confrère, au juriste, au légiste, au bâtonnier. Enfin dans l’Église cathédrale, à Notre-Dame de Paris, la messe des morts avait été célébrée. Funérailles nationales, dans toute leur grandeur, dans tout leur apparat, dans tout leur spectacle et dans le grand silence d’une foule recueillie.

Mais aussitôt après la dernière cérémonie, la dépouille mortelle du Président Poincaré était partie pour le pays natal, pour le pays lorrain. Dans le monument qui porte à son fronton cette inscription : Aux grands hommes la patrie reconnaissante, pendant quelques heures seulement Raymond Poincaré avait dormi son éternel sommeil. Il avait voulu que son corps fût inhumé à Nubécourt, dans le petit cimetière où étaient les tombes des siens.

Là-bas il y eut aussi un grand concours de peuple ; les gens étaient venus de tous les pays d’alentour. Funérailles très simples, campagnardes, familiales. Le Panthéon, le petit cimetière de Nubécourt, n’est-ce pas le symbole du grand Français et du Lorrain, de l’homme d’État et du bourgeois meusien ?

Raymond Poincaré avait pour vous, Monsieur, la plus haute estime ; il était de ceux qui désiraient le plus vivement votre venue parmi nous. C’est une de nos traditions que des hommes d’opinions très différentes peuvent se rencontrer dans notre Compagnie, se tendre la main et causer courtoisement et même amicalement. Peut-être Raymond Poincaré vous enviait-il de pouvoir dire aux Français, de la place où vous êtes, des vérités qu’il n’avait jamais pu dire, dans les places qu’il avait occupées ; mais il pensait qu’en disant ces vérités, vous aussi, Monsieur, vous serviez bien votre pays.