RÉPONSE
DE
M. FRÉDÉRIC MASSON
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
AU DISCOURS
DE
M. HENRI POINCARÉ
Prononcé dans la séance du 28 janvier 1909.
Monsieur,
Lorsque vous avez sollicité d’être admis dans notre Compagnie, vous faisiez déjà partie de trente-cinq Académies. Elles vous avaient spontanément recherché ou elles vous avaient accueilli avec un empressement marqué. Où que vous alliez dans le monde, vous êtes assuré de trouver des confrères qui s’honorent d’autant plus de célébrer votre venue qu’ils en reçoivent l’apparence d’avoir compris vos travaux. En France vous êtes « le Maître » pour quiconque participe aux études mathématiques ; vous présentez dans notre pays l’unique exemple d’une supériorité unanimement reconnue, et votre réputation, formée dès vos débuts par vos camarades de l’École polytechnique, soutenue par vos collègues de la Sorbonne, répandue par vos confrères de l’Académie des Sciences, proclamée plébiscitairement par les savants de l’Europe entière, s’est établie comme un axiome ; — celui-là, Monsieur, vous ne le contesterez pas.
Ainsi porté par les suffrages de tous ceux qui étaient dignes de vous entendre, vous vous êtes présenté à nous. L’Académie n’a sur une œuvre telle que la vôtre aucune juridiction ; mais, par une tradition plus que trois fois séculaire, à chaque fois que, dans l’Académie des Sciences, sa sœur cadette et son émule, elle a vu s’élever un homme d’un mérite exceptionnel, qui fût en quelque sorte désigné par le suffrage de ses pairs, elle a désiré se l’adjoindre, non seulement parce qu’elle tient à honneur de rester ouverte à toutes les illustrations nationales, mais parce qu’il lui importe de s’assurer l’active collaboration de savants prêts à l’éclairer sur la signification et l’usage des mots que les sciences naturelles, physiques et mathématiques fournissent à la langue. L’évolution que cette langue subit depuis trois quarts de siècle pour acquérir des mots correspondant à des connaissances nouvelles lui rend l’accession d’hommes de science plus désirable qu’elle ne fut jamais.
Toujours pourtant ils y figurèrent en nombre respectable. Vous en avez cité trois : vous eussiez pu être plus généreux envers vos devanciers. Même en négligeant Bureau de la Chambre et l’abbé Galloys, vous eussiez pu remonter à Fontenelle et, entre des hommes tels que Terrasson, Mairan, Maupertuis, Buffon, d’Alembert, La Condamine, Condorcet, Bailly, Vicq d’Azir, distinguer ceux dont vous vous recommandez comme d’ancêtres. N’y a-t-il vraiment que d’Alembert ? De même, parmi les membres de l’Académie renouvelée, vous avez nommé seulement Bertrand et Pasteur : Laplace, Cuvier, Fourier, Flourens, Biot, Claude Bernard, Jean-Baptiste Dumas, ne paraissaient pas moins dignes de louange et vous m’avez laissé — ce dont je vous remercie — le très grand honneur de commémorer le dernier parti, celui dont vous occuperez parmi nous la place, sinon le fauteuil, et auquel vous succédez en réalité : Marcelin Berthelot.
Sa dépouille mortelle a reçu les honneurs réservés aux grands hommes ; sa statue va s’ériger, son œuvre demeure. Elle a enrichi les nations et amélioré les conditions de la vie humaine. Elle fut bienfaisante et désintéressée ; et l’homme fut égal à son œuvre. Certes, je ne prétends pas refaire un portrait qui, dans notre dernière séance, a été si magistralement tracé ; mais ce serait manquer à la respectueuse admiration que nous avons vouée à Marcelin Berthelot si, aujourd’hui, en ce lieu, parlant à vous, je n’évoquais par son nom, si je ne l’inscrivais au rang des plus illustres dont se glorifie notre Compagnie.
Naturalistes, physiciens, chimistes, astronomes, mathématiciens s’y sont ainsi succédé sans qu’on tînt compte des matières spéciales qu’ils avaient étudiées. Ils représentaient les sciences, donc la Science. C’est cette lignée que vous continuerez ; c’est elle que vous êtes appelé à perpétuer ; mais, si les travaux de vos devanciers ont été, dans une mesure au moins, accessibles à notre admiration ; si nous sommes certains des progrès que plusieurs progrès eux ont fait réaliser à l’humanité dans l’art de vivre, si l’effort littéraire auquel d’autres se sont livrés ont rendu leurs découvertes spéculatives sensibles même à ces « gens du monde » pour qui vous avez peu d’indulgence je me trouve — et je l’avoue franchement — singulièrement embarrassé à votre égard.
Dans un de vos livres récents, vous vous êtes demandé avec un étonnement que vous ne dissimulez point : « Comment se fait-il qu’il y ait des gens qui ne comprennent pas les mathématiques ? » Or, c’est à moi, qui suis dans ce cas très fâcheux, et le seul sans doute de mes confrères, que nos règlements assignent le devoir et l’honneur de vous souhaiter la bienvenue.
Certes mon infirmité me peine, mais, à des degrés différents, presque tous mes semblables en paraissent affligés, et vous reconnaissez vous-même qu’au-dessus d’un certain niveau il doit en être ainsi. Qu’un jeune homme reste rebelle aux démonstrations prévues par les programmes de l’Enseignement secondaire, cela vous paraît « surprenant » ; s’il s’agit de l’Enseignement supérieur, vous trouvez des excuses et, quant aux hautes spéculations, comme vous n’y êtes suivi que par trois ou quatre de vos émules, — faut-il dire quatre ? — vous témoignez qu’il faut être indulgent au restant de l’humanité. Cette faiblesse qui ne devrait point atteindre « les esprits bien faits » a donc ses degrés et en quelque façon sa hiérarchie : d’étage en étage, on s’élève vers des régions qui sont de moins en moins abordables ; sur les pentes de la montagne, les ascensionnistes s’espacent, las et découragés ; certains, dont, je suis, sont restés en bas ; ils ne vous suivent même olympique, mais ils ne vous plus des yeux dans votre course olympique, acclament pas moins avec une enthousiaste admiration, lorsque parvenu, par l’effort de votre génie, au sommet du pie qu’on déclarait inaccessible, vous y gravez un nom français.
L’Académie vous a prouvé par ses suffrages l’estime où elle vous tient ; aussi bien, pour plaider votre cause un de ses membres s’était présenté qu’entoure la respectueuse déférence de ses confrères et qui, à la compétence scientifique, joint une lucidité d’exposition et une justesse d’expression qui font de lui un des orateurs les plus remarqués de notre temps. Puis-je faire mieux qu’enregistrer ses paroles : « M. Poincaré, a-t-il dit, est un esprit très vaste... Il est tout à fait remarquable par la diversité et la profondeur de ses connaissances. Il est non seulement géomètre, mais physicien et astronome, non à la manière des savants qui se livrent à des observations et à des expériences, mais, par l’application qu’il a faite à ces sciences des méthodes analytiques ; en d’autres termes, il a cultivé et poussé fort loin la physique mathématique et la mécanique céleste.
« Comme géomètre, ses travaux ayant trait à la théorie des nombres, au calcul intégral, à la théorie générale des fonctions se trouvent répandus dans plus de cent cinquante notes publiées aux Comptes rendus de l’Académie des Sciences et dans au moins autant d’articles ou de mémoires insérés dans les journaux mathématiques de France et de l’Étranger.
« Professeur de physique mathématique à l’Université de Paris, il a publié quatorze volumes de leçons sur la lumière, l’électricité, la thermodynamique, la propagation de la chaleur, insistant surtout sur les rapports de la lumière et de l’électricité et vulgarisant en France, en les perfectionnant, les théories de l’Anglais Maxwell, expérimentées peu après et mises hors de doute par le grand physicien allemand Hertz. Par là, il n’est point demeuré étranger à la découverte de la télégraphie sans fil, application des ondes hertziennes. »
Dans la partie astronomique, a ajouté notre éminent confrère, M. Poincaré a montré beaucoup d’originalité ; ainsi ses études sur la forme que va prendre une masse fluide en rotation et soumise à la pesanteur universelle l’ont amené à des théories très intéressantes sur la disjonction de la Terre et de la Lune et sur la formation des diverses étoiles variables ; ses travaux sur la stabilité du système solaire l’ont conduit, par la révision des calculs de Laplace et par une approximation poussée plus loin, à la preuve que la théorie, telle qu’elle fut formulée dès 1784, est absolument justifiée. Les trois volumes qu’il a publiés sur les nouvelles méthodes de la mécanique céleste font autorité parmi les astronomes.
Voilà bien des titres. Géomètre, physicien, astronome, vous étiez déjà, comme on nous le disait, « une des personnalités les plus qualifiées de l’Académie des Sciences pour entrer à l’Académie française » ; mais, de plus, vous êtes philosophe ; vous l’êtes par le tour habituel de votre esprit et par la direction donnée à vos travaux scientifiques ; vous l’êtes par l’étude directe à laquelle vous vous êtes livré des grandes questions qui font l’objet de la philosophie : les notions d’espace, de nombre, de continuité, le rôle de l’hypothèse et sa nécessité pour le progrès de la science.
Les deux volumes où vous avez réuni certaines préfaces de vos livres scientifiques et divers articles publiés dans des revues, ont attiré un public peu sollicité d’ordinaire par de tels ouvrages : alors qu’ils ne semblaient accessibles qu’à des hommes ayant reçu une instruction spéciale et ayant, par un exercice journalier, contracté des habitudes d’esprit auxquelles se dérobaient les générations autrement cultivées, ils ont, emporté un succès qu’on eût cru réservé aux romans scandaleux. Puisqu’il se trouve, pour prendre intérêt à des problèmes tels que vous les débattez en les illustrant d’exemples et de raisonnements mathématiques, un tel auditoire, il faut croire qu’une évolution intellectuelle, et peut être-sociale, s’est accomplie, à laquelle vous auriez singulièrement contribué. Par les seize mille exemplaires vendus de La Science et l’Hypothèse, vous avez atteint un personnel au moins décuple, et, à présent, par votre collaboration à certains journaux, vous vous proposez sans doute d’initier aux mystères de la haute philosophie scientifique la nation entière. Cela est un grand dessein.
Qu’ajouterait mon incompétence ? Pour me prouver que je suis moins capable de vous entendre que les huit cent mille lecteurs que vous improvisez vos élèves, tenterai-je de lire tout ce que vous avez écrit ? Hélas ! la bibliographie que de diligents disciples ont établie de vos œuvres est là pour me prouver mon impuissance. Les titres mêmes ne me disent rien que je comprenne et j’y suis submergé. En 1886, lorsque vous vous présentâtes à l’Académie des Sciences, cette bibliographie allait à cent trois numéros ; depuis vingt-deux ans, elle a crû de près d’un millier. On ne sait plus. — Le savez-vous vous-même ? Dans trente recueils français, suédois, anglais, allemands, américains, vous avez répandu des notes, des mémoires et des articles ; chez un éditeur, trois volumes, chez un autre cinq, chez un troisième vingt— et, comme Ruy Gomez : j’en passe. Votre production a été colossale et, de la façon dont régulièrement elle s’accroît, l’on dirait que c’est sans effort ; — ce n’est point dire sans travail.
Ce travail a fait votre vie : elle y tient toute. Lorsque, de cette place, M. Villemain en 1827, M. Guizot en 1857 accueillaient vos illustres devanciers Fourier et Biot, ils avaient à retracer leurs existences pleines d’incidents, de traverses et de périls, à évoquer l’expédition d’Égypte à laquelle tous deux avaient pris part, et leur carrière s’illuminait de l’éblouissante lumière qu’avait dispensée aux hommes de son temps l’Homme des Ages. Vous, Monsieur, votre vie n’a point connu d’autre gloire que la vôtre ; le cours de vos ans s’est développé sans secousses et sans participation dont je veuille parler à la politique ; vous n’avez point eu jusqu’ici d’autre histoire que votre bibliographie. Vous êtes né, vous avez vécu, vous vivrez, vous mourrez mathématicien ; la fonction vitale de votre cerveau est d’inventer et de résoudre des cas en mathématiques ; tout chez vous s’y rapporte. Lors même que vous paraissez délaisser les mathématiques pour la métaphysique, elles vous fournissent les exemples, les raisonnements, parfois les paradoxes. Elles sont en vous, elles vous possèdent, vous accaparent et vous obsèdent ; dans le repos, votre cerveau poursuit mécaniquement son travail, sans que vous avez à eu prendre conscience ; le fruit se forme, grossit, mûrit, se détache et vous nous avez dit votre étonnement à le trouver sous votre main si parfaitement à point. Vous réalisez un exemplaire admirable du type mathématicien. Depuis Archimède, il est classique, mais légendaire. Rarement historien aura trouvé une aussi propice occasion d’en noter sur le vif les caractères externes, et, à défaut de rendre compte de vos œuvres, n’est-ce point le cas de rechercher comme se manifeste le génie mathématique, s’il résulte de l’atavisme, s’il est le produit d’une culture spéciale, à quel moment et dans quelles conditions il se fait jour, à quelle époque de la vie il est le plus actif et le plus éclatant.
Ne m’en veuillez pas si je me suis enquis de vous près de vos proches, de vos camarades et de vos disciples ; si, ayant obtenu d’eux tous des confidences qui témoignent, de quelle tendresse, de quel intérêt et de quelle admiration vous êtes entouré, je m’efforce de les rendre dans leur sincérité, et de tracer de vous un portrait qui, en l’absence d’une biographie exacte, aura du moins l’avantage de la priorité. L’histoire, par d’autres voies et pour d’autres buts, tend comme la science à la vérité. Nourrie elle aussi d’hypothèses, dès qu’elle essaie de pénétrer l’intime des êtres, elle doit, lorsqu’elle rencontre un homme tel que vous qui lui appartient et lorsqu’elle peut l’étudier vivant et sur nature, le regarder sans complaisance, tracer d’après lui le croquis le plus serré, ne serait-ce que pour fournir des matériaux au peintre qui tracera le portrait définitif.
Vous êtes né, il n’y a guère plus d’un demi-siècle, dans cette chère et glorieuse Lorraine qui a fourni à notre Compagnie tant d’hommes remarquables en des genres si divers : au lendemain des jours où elle fut cruellement éprouvée par la mort de Theuriet, de Gebhart et du cardinal Mathieu, vous arrivez attestant par l’exercice d’un génie différent l’inépuisable fécondité de votre terre natale.
Vous sortez d’une race ancienne longtemps établie à Neufchâteau et depuis un siècle à Nancy. De votre nom — Pontcaré, plutôt que Poincaré, car, avez-vous dit, on imagine un pont carré, mais non un point — il y eut des magistrats, des savants, des avocats, des soldats, comme ce commandant Poincaré, votre grand-oncle, dont M. Chuquet a narré les tendresses maritales et la lugubre aventure, comme cet autre Poincaré, aussi commandant, mort en l’an IX au service de la République, dont le Premier Consul recommandait lui-même au ministre de la Guerre, pour une place dans ses bureaux, le fils, brigadier au 7ehussards, « ayant perdu une jambe et une cuisse dans une des dernières batailles qui ont illustré la dernière campagne du Rhin ».
Votre grand-père était pharmacien ; c’est à Nancy, dans sa maison, en face du Palais ducal, que vous êtes venu au monde ; et cette maison, solide, massive et sans ornement, est accostée d’un portail presque monumental dont les montants à bossages vermiculés supportent un fronton entrecoupé où brûle un pot de feu. D’aucuns y trouveraient un présage : le portail est la poésie ; la maison est la prose ; elle donne une impression de simplicité bourgeoise et de vie assise qui non plus n’est pas négligeable. Votre père, médecin, fut un savant consciencieux, un praticien distingué, et la Faculté de Nancy où il fit toute sa carrière le considérait comme un maître dont elle était justement fière, en même temps que la population laborieuse saluait en lui son bienfaiteur. Il fut de ces hommes qui s’étant, par une noble curiosité, voués à l’art le plus passionnant et le moins sûr, l’exercent avec un désintéressement admirable et se trouvent assez récompensés s’ils ont eu le bonheur de sauver des vies humaines. Pour l’honneur de notre nation, ils sont beaucoup de cette espèce en France, mais bien peu ont su, comme le docteur Poincaré, suffire à une profession aussi absorbante, au travail du laboratoire, à l’assiduité de l’enseignement, sans priver leur curiosité de voyages éperdus à travers l’Europe.
Votre mère était de ces femmes alertes, vives, constamment remuantes et toujours occupées, dont l’esprit d’ordre, d’organisation et de commandement régit la maisonnée. Elle aussi était Lorraine, d’une vieille famille meusienne, aux goûts terriens, attachée et rivée au sol ; les garçons, si brillamment qu’ils eussent débuté dans une carrière, n’avaient point de cesse qu’ils ne fussent revenus au bercail pour y vivre, chassant sur leurs terres ou en surveillant la culture ; deux de vos grands-oncles joignaient à ces goûts ruraux celui de la géométrie ; ils en faisaient leurs délices et s’extasiaient au tableau noir. Votre mère n’y perdait point son temps, ayant assez à faire de suffire à toutes les besognes qui sont les devoirs et qui, comprises ainsi, deviennent des joies. Ah ! quelles admirables productrices d’énergie vitale ces femmes de France, droites et sagaces, économes et avisées, souveraines en leur royaume et dédaigneuses d’autres conquêtes, par qui se reforme constamment la richesse nationale et se transmet aux descendants le sens de la patrie. Mais de nos Lorraines, celles d’au delà toutes pareilles, Dieu merci, à celles d’en deçà, un de nos confrères qui les connaît de race vient de parler avec tant de charme attendri et de pieuse sérénité, que je ne saurais m’y hasarder après lui.
Dans la maison familiale vous trouviez un oncle tout frais sorti de l’École polytechnique — et dans les Ponts ! De quel prestige ils sont entourés ces jeunes hommes qui, par un effort quelquefois excessif de leur cerveau, arrivent entre les meilleurs de leur génération à se classer les premiers et de combien de vocations décevantes leur exemple fut l’occasion ! Mais, chez vous, Monsieur, la vocation n’avait que faire de l’exemple : vous étiez prédestiné aux mathématiques. L’aptitude, dans votre famille paternelle et maternelle, s’en transmet en ligne collatérale comme le trône dans la maison d’Osman, et, doublement héritier des dons avunculaires, vous auriez, me dit-on, désigné un de vos neveux pour cette précieuse succession.
Vous n’avez guère attendu pour révéler votre vocation et l’on vous citera justement comme le plus précoce des enfants prodiges. Vous aviez neuf mois, lorsque, pour la première fois, la nuit venant, vos yeux se portèrent sur le ciel. Vous y avez vu s’allumer une étoile. À votre mère, qui était aussi votre nourrice, vous avez montré avec obstination ce point qui brillait. Vous en avez découvert un deuxième, et ce fut le même étonnement et ce cri de votre raison : Enco lo là-bas ! Au troisième, au quatrième, pareil cri de joie et pareil enthousiasme ; il fallut vous coucher, tant vous vous excitiez à chercher des étoiles. Ce soir-là, vous aviez pris votre premier contact avec l’infini et vous aviez inauguré vos cours d’astronomie : on ne saurait professer plus jeune.
On m’a dit que vous aviez été un enfant tendre, éveillé, charmant et un enfant choyé et adoré ; une terrible maladie que vous fîtes à l’âge de cinq ans et qui donna à craindre que jamais plus vous ne pussiez parler, vous laissa, en même temps que plus doux, craintif et un peu gauche, en sorte que vous redoutiez les jeux bruyants des garçons et que vous vous plaisiez de préférence dans la société de votre petite sœur. Je n’imagine point que les sports violents aient dû jamais vous tenter, ni que vous y fussiez devenu habile. Néanmoins, vous donnâtes des chasses à la très grosse bête. Dès que vous aviez su lire, votre curiosité s’était éveillée à ces livres de vulgarisation scientifique qui, dans l’éducation réaliste, ont remplacé les contes de fées. Vous y aviez pris un plaisir extrême et vous trouviez une grandiose horreur à assister aux bouleversements cosmiques et à combattre les animaux antédiluviens. Jadis, on courait sur les traces des Princes charmants pour éveiller les Belles au Bois-Dormant. À présent, l’enfance ne doit plus connaître ces personnages falots ; elle personnages doit se contenter de ceux dont on a découvert les squelettes. Laissez-moi vous le demander : des êtres qui ont effectivement vécu et dont nous ne savons ni ne saurons jamais rien sinon qu’ils vécurent, et des êtres qui n’ont vécu que dans les rêves de l’humanité, mais que celle-ci, au cours des âges, a gratifiés de tant de beauté, d’agrément et de poésie, lesquels sont les plus réels, lesquels apportent le plus de lumière, de consolation et de joie ? — Mais vous n’étiez point pour vous asseoir au fauteuil de Charles Perrault.
Ce fut à la maison paternelle que vous reçûtes d’un instituteur émérite, l’ami de votre famille, une première teinture des choses ; il ne vous demandait point des devoirs écrits ; il conversait avec vous, vous parlant de tout pêle-mêle ; cet enseignement encyclopédique était si bien approprié à votre nature que, à votre entrée au collège, vous prîtes d’emblée la première place ; mais ce jeu serait dangereux avec des enfants différemment doués. Vous, votre mémoire était et elle est encore auditive plus que visuelle. Les mots prononcés s’y gravent. Au retour d’un voyage, si long soit-il, vous dites les noms de toutes les stations traversées, — pourvu qu’on les ait criés devant votre wagon. Il y a mieux ; un signe se présente à votre souvenir comme un son. Le soir vous pouvez réciter les numéros de tous les fiacres que vous avez croisés dans la journée, mais vous entendez, vous ne voyez pas les chiffres. Ce n’est pas là une des moindres originalités de votre cerveau et, pour que je m’enhardisse à la noter, il ne faut rien moins que le témoignage concordant de ceux qui vous connaissent le plus intimement.
Au lycée de Nancy, vous étiez supérieur à vos condisciples dans toutes les facultés et vous paraissiez si bien doué pour les Lettres, qu’un de vos professeurs, qui est un de nos meilleurs historiens, eût souhaité vous attirer vers nos études ; mais lorsque, en quatrième, vous ouvrîtes un traité de géométrie, c’en fut fait. Votre maître émerveillé courut chez votre mère et lui dit : « Madame, votre fils sera mathématicien. » Elle ne fut point très effrayée.
Les mathématiques, dès que vous en eûtes fait la connaissance, vous prirent et vous tinrent. Elles sont des maîtresses tenaces et qui ont ceci de particulier qu’elles impriment à leurs amants des allures sensiblement pareilles : Le mathématicien est un marcheur. La marche semble lui être nécessaire pour activer sa pensée et, dans son ambulation, certains gestes machinaux, par lesquels il occupe ses doigts, paraissent les indispensables auxiliaires d’un travail intellectuel qui le rend indifférent et même étranger au inonde extérieur. Un jour, à la promenade, vous vous aperçûtes soudain que vous portiez à la main une cage en osier. Vous fûtes prodigieusement surpris. Où, quand, comment, votre main avait-elle cueilli cette cage qui était neuve et heureusement vide ? Vous n’en aviez aucunement conscience et, retournant sur vos pas, vous allâtes jusqu’à ce que vous eussiez retrouvé sur un trottoir l’étalage du vannier que vous aviez innocemment dépouillé. De telles distractions vous sont familières ; elles deviendront, si elles ne le sont déjà, célèbres autant que celles qu’on attribue à Lagrange, à Kant, à Ampère. Il est pire compagnie.
Vous étiez pourtant, à nos heures, un enfant aimant la joie et disposé à se divertir, mais c’était à des jeux que vous inventiez. Vous jouiez au chemin de fer ou à la diligence, la carte ou l’indicateur à portée et vous appreniez ainsi la géographie. Vous mettiez l’histoire en drames ou en comédies : à treize ans vous avez rimé une tragédie en cinq actes et vous ne seriez point Lorrain si l’héroïne n’en eût été Jeanne d’Arc. Les charades même eurent pour vous des attraits. Ne sont-ce pas des problèmes ?
La guerre interrompit ces jeux. Vous aviez seize ans ; votre âge ni votre santé ne vous permettaient de vous mêler aux combattants, mais vous avez cherché à vous rendre utile ; chaque jour, vous accompagniez votre père à l’ambulance et vous lui serviez de secrétaire ; vous vous attachiez à savoir les nouvelles avec une telle ardeur que, pour les lire dans les seuls journaux que vous pussiez vous procurer, vous apprîtes l’allemand. La guerre a dû vous mûrir ; elle a certainement tracé sur vous ; elle n’a point tranché dans votre vie. Aux hommes des générations précédant la vôtre, elle a imposé par un retour sur eux-mêmes une conversion définitive. Vous avez lu les vers que Sully Prudhomme a intitulés : Repentir. Il y a confessé l’erreur où l’avait conduit la générosité de son cœur et où l’avaient entretenu les fallacieux, discours des rhéteurs ; pour des desseins minables ou honteux, ceux-ci s’efforcent à bercer de mots sonores la mollesse d’un peuple qui s’éveille roulant à l’abîme, s’écrie alors qu’il fut trahi, mais ne sait point distinguer quels furent les traîtres. Ainsi Sully Prudhomme avait détesté la guerre et quelque peu dédaigné les soldats. Il apprit par sa propre expérience que n’est point soldat qui veut, qu’autre chose est tenir des discours philosophiques et asservir journellement son être, physique et moral, aux insipides corvées et à la totale oblation ; il apprit — et cette leçon coûta cher — que pour posséder le droit de penser, il faut avoir conquis le droit de vivre ; que c’est une niaiserie qui ferait rire si elle ne préparait tant de désespoirs, de professer l’humanitarisme dans une Europe tout en armes ; et que, pour inélégante que la solution paraisse, il n’en est qu’une, dès qu’un peuple entend maintenir sa nationalité, garder son indépendance, continuer sa race, posséder sa terre, parler sa langue, c’est qu’il se rende assez fort pour les défendre.
Vous avez vécu la vie, Monsieur, sous le joug de l’étranger victorieux. C’est dans une ville occupée par l’ennemi que vous avez repris et poursuivi vos études. Vous y avez obtenu tous les succès, mais, ce qui pour vous en a doublé la joie, leur proclamation publique a coïncidé avec l’évacuation de Nancy ; comme l’a raconté notre cher et regretté confrère Émile Gebhart, ce fut dans une salle qu’emplissait l’allégresse de la délivrance que vous reçûtes vos dernières couronnes scolaires. Vous étiez le lauréat champion, natif du lieu et dix fois nommé. Vous l’emportiez en mathématiques sur tous vos concurrents de Paris et des départements ; il ne tenait qu’à vous d’entrer, le deuxième de la promotion, à l’École forestière, autre gloire de Nancy ; vous résistâtes, n’ayant voulu qu’y mettre une carte de visite : vous vous méfiiez des fallacieuses dryades qui se plaisent à égarer les gens distraits.
L’année suivante, vous vous présentiez en même temps à l’École polytechnique et à l’École normale : ici vous fûtes reçu le cinquième, là le premier. Pour laquelle des deux grandes écoles opteriez-vous ? Ce qui vous détermina, plus même que les souvenirs familiaux, que la tentation de l’uniforme et l’éclat des galons de sergent-major, ne fut-ce pas, dites, la voix gémissante de la patrie mutilée qu’on entendait alors et qu’on écoutait ? Vous n’êtes pourtant pas allé jusqu’à suivre la carrière militaire. Votre vocation scientifique s’était affirmée à l’École d’une si brillante façon que l’on en pouvait attendre une autre forme de gloire ; votre séjour et votre majorat sont légendaires et les promotions s’en transmettent pieusement les histoires. On raconte que vous avez suivi vos cours, au moins de mathématiques, sans prendre une note, sans regarder, ni même recueillir les feuilles autographiées qui reproduisent l’exposé du professeur. Votre méthode consistait à classer les résultats établis, à en étudier l’enchaînement, sans vous préoccuper autrement des démonstrations, sûr que vous étiez d’en trouver d’autres, si vous aviez oublié celles qu’on enseignait : lors de votre examen d’entrée, à la planche même, n’aviez-vous pas imaginé une solution inédite au problème qui vous était posé ? Pour travailler, vous ne restiez pas dans le casernement, vous promeniez votre cerveau par les corridors et, au lieu d’une plume, d’un crayon ou d’un bâton de craie, votre main pétrissait un trousseau de clefs — vos forceps à idées.
La supériorité que vous aviez prise en mathématiques était telle que, malgré votre inaptitude à toute pratique : manipulations, dessin linéaire, dessin d’imitation, vous fûtes, à l’examen de sortie, classé le second et vous entrâtes à l’École des mines. Vous deviez y trouver des agréments de plus d’un genre. D’abord, au Quartier latin, vous fîtes ménage avec un de vos cousins qui préparait sa licence ès lettres et sa licence en droit : destiné dans des carrières différentes de la vôtre à conquérir un rang distingué, également remarqué pour la lucidité de son esprit et pour l’élégance de sa parole, doué d’une activité de travail et d’un sens pratique qui lui permettent de rechercher et de proposer des solutions opportunes aux questions les plus diverses, ouvrant des vues sur quantité de sujets, écrivant avec le même agrément qu’il parle, sympathique, séduisant et plein de ressources, il fut pour vos communs loisirs l’interlocuteur rêvé. Avec lui, dans la pratique du Péripatétisme — qui l’ut peut-être moins une école philosophique qu’un état physique d’être philosophe et mathématicien — vous menâtes ces randonnées studieuses où vous discutiez de théories philosophiques associées déjà indissolublement dans votre esprit, comme dans celui des antiques, aux théories mathématiques.
Puis, ayant hérité de votre père un goût passionné pour les voyages, vos missions d’élève ingénieur en Autriche et en Suède vous parurent un temps béni. Ce n’est point que, connaissant vos distractions, votre mère vous vit partir sans inquiétude. Pour vous rappeler que vous aviez un portefeuille et, s’il tombait, pour qu’il éveillât votre attention, elle y avait cousu des petits grelots. Cela réussit à souhait, et, au retour, outre le portefeuille, vous rapportiez dans votre valise un drap de lit autrichien que, un matin, croyant prendre votre chemise, vous aviez soigneusement plié et enfermé. Ce sont les joies de l’arrivée. Vous n’en êtes pas moins un excellent voyageur qui voit tout ce qui mérite d’être vu et qui retient jusqu’aux plus insignifiants détails. Lorsque par la suite vous avez parcouru l’Europe entière, partie de l’Afrique et des Amériques, vos compagnons ont remarqué comme vous étiez à la fois renseigné sur tout ce qui était de l’histoire et de la statistique et, curieux des mœurs, des habitudes et des êtres. Ils assistaient pourtant à des promenades où vous sembliez occupé de tout autre chose, et que vous n’interrompiez que pour tracer rapidement des signes sur des papiers. Par une surprenante faculté de dédoublement, en même temps que vous agitez de hautes spéculations mathématiques, vous êtes apte à recevoir des impressions extérieures qui pénètrent et s’incrustent dans votre mémoire ; seulement votre esprit, qui suffit à ces deux opérations, paraît renoncer à s’exercer encore sur le matériel de la vie.
Lorsque vous fûtes nommé ingénieur des Mines à Vesoul, vous ne manquâtes point de remplir vos fonctions avec zèle et assiduité ; une explosion de grisou ayant fait seize victimes, vous ne regardâtes pas au danger et vous descendîtes dans la mine ; on annonça même que vous y aviez péri ; mais l’Administration n’était pas votre affaire vous retournâtes, et tout le monde s’en trouva bien, à votre objet, la science pure. Docteur eu 1879, vous fûtes, la même année, mis en service détaché et chargé de cours à la Faculté des Sciences de Caen.
En 1880, l’Académie des Sciences avait mis au concours, comme sujet du grand prix de Mathématiques, la théorie des équations différentielles. Lorsque l’illustre M. Hermite présenta son rapport, il mentionna un mémoire portant pour devise : Non inultus premor, dont il invita l’auteur anonyme à persévérer dans une voie qui paraissait féconde. La devise était celle de Nancy ; l’auteur, c’était vous ; mais votre mémoire n’était qu’une ébauche ; vous pressentiez seulement à ce moment les résultats que vous alliez tantôt obtenir et qui, au mois de février 1881, éclatèrent — c’est le seul mot exact, dit un de vos admirateurs, — dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences. De semaine en semaine, avec les notes qui se succédaient votre découverte prenait plus de précision et d’ampleur et cela dura près de deux années. Ce que vous apportiez « c’était le couronnement de l’œuvre de Cauchy et de Riemann, c’était la représentation des coordonnées de toute courbe algébrique par des fonctions uniformes, l’intégration des équations différentielles linéaires à coefficients algébriques, c’était une perspective nouvelle et immense ouverte en analyse ».
Cette découverte a constitué pour la science française une victoire véritable. Depuis quelques années, les géomètres allemands tournaient autour de la maison sans en trouver la porte. Vous l’aviez déterminée et au même moment ouverte. C’est un « rapt », a-t-on dit, que vous avez fait à. l’Allemagne et le commentaire qu’on donne à ce mot explique votre rôle et en caractérise l’importance.
Les mathématiciens d’outre-Rhin, élevés et grandis dans l’habituelle société de maîtres souvent éminents, développent leur culture par la communauté des conversations et des réflexions et s’efforcent solidairement, sous l’œil bienveillant du professeur dont ils forment en quelque façon la famille ; de là, le nombre et la qualité des géomètres du deuxième et du troisième ordre ; mais, pour ceux du premier, le séminaire ne sert de rien : les hommes de génie, en mathématiques comme ailleurs, se forment seuls ; c’est ainsi que vous ne procédiez de personne, que vous n’apparteniez à aucune école — et, vous n’aviez pas trente ans.
Cela, paraît-il, n’est point pour étonner. Au don natif, la jeunesse semble ajouter une faculté de vigoureuse abstraction, un pouvoir de creuser la pensée qui diminue un pouvoir plutôt avec l’âge. Tous les grands géomètres ont été précoces : Gauss, Abel, Jacobi, Cauchy, Riemann avaient accompli la partie maîtresse de leur œuvre ou fait connaître leurs idées fondamentales avant qu’ils eussent trente ans. Vous étiez dans la bonne moyenne : vous en aviez vingt-sept.
De là, je n’ai point à vous suivre dans la carrière que vous avez parcourue ; professeur à l’Université de Paris et à l’École polytechnique, vous avez donné à vos leçons un éclat incomparable et si, parmi vos auditeurs, beaucoup ne parvenaient point à vous suivre, tous s’accordaient à proclamer votre étonnante supériorité ; vous avez été, à trente-deux ans, élu par l’Académie des Sciences ; vous avez été agrégé à la plupart des Sociétés scientifiques des deux mondes ; vous avez reçu tous les honneurs que pouvait souhaiter votre légitime ambition. Votre nom, sortant du cercle restreint où l’on peut apprécier vos travaux, est devenu illustre devant la nation qui s’en glorifie — et cette illustration, vous ne la devez qu’à vous, vous ne relevez de personne, vous n’avez suivi aucun maître, vous n’êtes d’aucune école, vous êtes vous — et c’est assez.
Pareillement, lorsque vous entreprenez la critique de la Science même, vous en faites votre personnelle affaire, et, sans adopter aucune tradition, sans vous plier à aucune formule, vous marchez dans votre indépendance et parce qu’il plaît ainsi à votre esprit. Vous le laissez même, courir, et si vile, et par de tels bonds, qu’il faut pour le suivre combler les vides et remplir les intervalles ; mais vous êtes ainsi. Original en mathématiques, vous le restez en cette branche de la philosophie ; vous y appliquez, en même temps, un goût développé pour la psychologie, une aptitude rare à observer sur vous-même les phénomènes physiologiques, et cette habitude du travail mathématique qui organise la précision et, en décuplant la subtilité, relie les arguments par des chaînes qui semblent imbrisables. N’étant arrêté par rien que vous acceptiez de confiance et a priori, vous élevez votre doute en face de cette science officielle et vous en sondez le néant. Ainsi votre œuvre est double : par les mathématiques, vous dressez à la vérité scientifique un temple accessible seulement à quelques rares initiés, et, par vos engins philosophiques, vous faites sauter les chapelles autour desquelles s’attroupent, pour célébrer les mystères d’une prétendue religion de la science, des foules rationalistes et libérées qui, par un certificat d’études primaires, ont acquis le droit de ne croire à rien qui ne leur ait été démontré. Ah ! Monsieur, quel massacre vous faites dans ces démonstrations ! Rien n’échapperait à la rudesse des coups que vous portez, si, de temps à autre, vous ne vous arrêtiez pour vous gausser de vos victimes ou si, pris d’une sorte de remords, vous ne vous amusiez à paraître recoller les membres que vous avez brisés. Les axiomes que la sagesse des âges semblait avoir posés ne sont plus, où vous avez passé, que des définitions ; les lois, que des hypothèses, et, de ces hypothèses, en même temps que le rôle essentiel, vous prouvez la médiocre durée, comme, de ces définitions, en même temps que la commodité, la fragilité. Que reste-t-il ? Rien ou si peu que rien, et les plus précieuses idoles de la religion primaire s’en vont, dans des cieux dépeuplés, rejoindre les astres éteints.
Est-ce à dire, Monsieur, que vous doutiez plus de la Science que de la Vérité ? Ni de l’une ni de l’autre : mais celle-ci s’éloigne constamment devant celle-là et, à proportion que l’homme franchit une étape, les espaces qu’il devra parcourir reculent devant lui ; par delà la steppe dont son regard embrasse l’étendue, d’autres l’attendent, et toujours d’autres, car celui-là seul est assuré d’arriver à son but qui en est resté au rudiment — et qui l’a appris par cœur.
La certitude n’est-elle donc pas dans la Science, ni la sécurité ? Qu’aurait dit à cela Sully Prudhomme, lui qui fut enflammé pour elle d’une dévotion que vous n’avez peut-être pas assez fait ressortir dans la sagace étude que vous venez de consacrer à son talent littéraire. Aussi bien, ne me suis-je rendu compte de l’influence que cette passion exerça sur son esprit, que par la lecture d’une correspondance intime, gracieusement communiquée, où, à une confidente digne de l’entendre, même de le conseiller et de le reprendre, il s’ouvrait de ses projets, soumettait ses œuvres, réclamait des critiques, dans une déférence respectueuse et naïve qui atteste, en même temps que les scrupules maladifs de l’écrivain, la haute et délicate intelligence de celle qui se rendait son soutien, — l’un de ses soutiens, car Sully aimait à se confier.
En parlant de la Science qui fut l’objet préféré de ses méditations, il vous louera mieux que je ne saurais faire et, en même temps qu’il attestera sa passion de certitude, il nous apprendra par quelles voies il s’est peu à peu détourné jusqu’à mettre en vers des mythes ou même des dissertations philosophiques et scientifiques. D’autant que je l’ai plus aimé et que je l’admire davantage, je suis moins porté aux vaines louanges, qui mentiraient. Sully Prudhomme, le vrai Sully, celui qui vivra et qui mérite de vivre, c’est le poète admirable des Épreuves et des Vaines Tendresses, le poète dont la délicate sensibilité, blessée aux angles de la vie, se tient hors de l’audace des déclarations et des fureurs de la passion et se contente d’exprimer des regrets, plus que des espoirs, dans une plainte harmonieuse et retenue ; c’est le poète, dont la beauté d’âme illumine et rend délicieuse la banalité d’un amour mystérieux et solitaire, et dont la hauteur d’esprit pare de sublimité les rêves généreux, les impressions artistiques, les attendrissements humanitaires ; un autre Sully rima ces poèmes scientifiques et juridiques qui, malgré de grandes beautés d’expression, malgré l’effort continuel, et souvent trop visible, vers la condensation de la pensée, malgré la noblesse, la pureté, la générosité qui s’en dégage, ne sauraient satisfaire entièrement ceux qui demandent avant tout à la poésie de présenter sous une forme émouvante et personnelle les sensations, les sentiments et les passions de l’humanité. Certes, là même, Sully demeure un artiste supérieur, un artiste digne en tous points de ses amis et de ses pairs, ce groupe de poètes où tant de genres de talents et tant d’inspirations diverses s’unissaient sans se contraindre par le constant souci de la langue, par l’admiration des grands modèles, par la connaissance et la pratique des lois prosodiques, fruit exquis de l’expérience des âges, que seules l’impuissance et la présomption se proposent d’abolir ; mais on peut bien avouer qu’il échoua aux sujets qu’il abordait, parce que les traiter en vers est un tour de force qui ne peut contenter que celui qui l’exécute.
Vous avez rappelé, Monsieur, que Sully Prudhomme avait de longue date le goût des sciences, qu’en troisième, où l’on bifurquait alors, il avait choisi les sciences de préférence aux lettres, qu’il avait passé son baccalauréat ès sciences et que, pour se préparer à l’École polytechnique, il était entré en spéciales ; vous avez parlé de cette ophtalmie qui vint l’affliger et changer le cours de sa vie. « Une assez longue interruption de ses études scientifiques, a écrit M. Gaston Paris, l’en détourna définitivement et désorienta sa carrière. »
Ce définitivement, dans son inexactitude, empêcherait de comprendre Sully. Oui, de 1865 à 1875 au plus tard, sa carrière fut « désorientée » ; et ces dix années suffirent pour produire les Stances et Poèmes, les Épreuves, les Solitudes, les Impressions de la Guerre, les Destins, les Vaines Tendresses, elles suffirent pour le rendre immortel ! Mais, dès 1872, il était retourné aux sciences ; il s’appliquait à un travail géométrique qui, de « petit morceau » qu’il était alors, était devenu en 1875 « une grande élucubration », en 1876 « un monstrueux labeur », un « monstre », une « monstrueuse géométrie » et cet ouvrage auquel il semblait bien se consacrer tout entier, dont il parlait presque uniquement et avec quel amour ! le consolait, — il le dit à chacune de ses lettres, — de son infécondité, de son inaptitude actuelle à la poésie. En 1878, il écrit : « Si j’avais réussi, j’aurais fait une œuvre logique de première force sur un problème qui, faute d’un point de départ bien choisi, a vainement exercé les plus grands esprits depuis Euclide. Il me semble qu’après ce résultat j’aurais droit au repos et au respect de tous les penseurs. » Le voilà donc rentré dans « sa carrière » ; mais, avant d’imprimer, avec ses ordinaires scrupules, il consulte sa correspondante ; il consulte un « amateur zélé pur kantien », « un vieux professeur de mathématiques », un officier d’État-major, quelques polytechniciens et diverses « autorités supérieures ». Il reprend son travail en 1879, y trouve des points à éclaircir, veut « en soigner beaucoup le style » et le récrire en entier. Il ne le publiera jamais, il en sera constamment obsédé. C’est là, suivant lui, qu’il manque sa gloire. Vous seul pouviez dire s’il s’est trompé ; or, vous n’y avez point insisté.
Reconnaissez au moins quel admirateur vous eussiez trouvé en lui. Il écrit au moment de la mort de Le Verrier : « Comment n’a-t-elle pas été un deuil public ? Après Newton, il n’y a pas eu de génie mathématique plus puissant s’il y en a eu de plus inventif. Son œuvre est colossale et si haute qu’elle fait pleurer. Arracher un secret au ciel sera toujours plus beau que de le peupler des plus brillantes chimères. Il faut être foncièrement puéril pour placer la poésie au-dessus de la Science ; cela ne vaut pas même la peine d’être discuté, surtout si l’on songe que la Science ouvre des horizons essentiellement poétiques. L’immensité réelle de l’espace produit dans l’âme comme une inondation de sublimité. Ah ! que n’ai-je hérité d’un langage approprié à des sujets de ce genre ! Je ne croupirais pas dans la poésie personnelle. Je célébrerais la lutte gigantesque d’un atome pensant, avec un astre monstrueux obligé de lui rendre ses comptes. L’humanité, si laide dans les œuvres pratiques de sa vie, est, dans ses spéculations, d’une beauté effrayante. Elle doit être redoutée de l’infini s’il a quelque amour-propre, car sa petitesse matérielle rend les triomphes de sa pensée bien humiliants pour le reste de l’univers. »
Et Sully est allé plus loin. Lui, si justement épris de la noblesse de son art, si soucieux d’en conserver intactes les formes précieuses, d’en maintenir les lois traditionnelles sans lesquelles, il l’affirmait, il n’est plus de poésie française ; lui qui, presque moribond, se fit porter à l’Académie pour adjurer ses confrères d’écarter des concours les recueils de vers où les règles de la prosodie classique étaient négligées ou violées, c’est lui qui écrit : « Les ouvrages de la science sont, à mes yeux, bien supérieurs aux œuvres d’imagination ; je ne connais pas une œuvre littéraire qui approche pour moi des découvertes de Newton. Il y a un abîme, à mes yeux, entre la valeur d’une invention poétique et celle d’une invention scientifique. L’Iliade et l’Odyssée ne me paraissent que des jeux d’enfants, comparées à la découverte du carré de l’hypoténuse et de la rotation de la terre. »
Voilà la pensée franche. On la retrouve, mais combien affaiblie et édulcorée, dans l’introduction au Testament poétique. En réalité, Sully trouvait que l’art qu’il exerçait publiquement était prodigieusement inférieur à la science qu’il cultivait en secret. Alors pourquoi faisait-il des vers et non des mathématiques ? Peut-être, quoiqu’il eût la passion, n’avait-il pas la puissance ; peut-être, à l’heure où, par la poésie, la gloire lui était venue et où il aspirait à l’Académie, ne se souciait-il pas de se lancer en une aventure que son caractère timoré lui présentait comme redoutable et préférait-il s’essayer à concilier dans des poèmes la science et la philosophie, ses nouvelles amours, avec l’art des vers, son ancienne passion. Et puis, après avoir pris tant d’expertises, d’avis, de dires et de consultations, comment n’eût-il point renoncé à publier quoi que ce fût !
Que Sully aimât la Science, cela ne fait point doute ; mais pourquoi l’aimait-il ? C’est que, contre cette anxiété, cette défiance de soi, cette obsédante inquiétude qui, à chaque page de ses livres comme à chaque acte de sa vie, se résolvait par de torturants scrupules ; contre le doute que sa nature n’était point préparée à subir et qu’elle se refusait à accepter, il cherchait dans la Science le divin remède ; la Certitude. Il voulait croire, et désormais avec la plénitude de sa raison comme avec l’enthousiasme de son cœur. Étant de ceux qui ne se consolent point d’avoir perdu la Foi, il s’efforçait de trouver, hors de la Révélation, des vérités qui lui inspirassent, comme il l’écrit, le Sentiment de la Certitude.
La crise d’âme qu’il avait subie dans sa jeunesse et qui, à Lyon, l’avait mené jusqu’au seuil du monastère, n’avait pu se résoudre par la négation ; elle l’avait laissé pantelant et désespéré. Alors, il s’était efforcé vers une croyance qui remplaçât l’ancienne ; il s’était mis en marche vers des Salente où régnerait la justice sociale et où des êtres ennoblis et transfigurés par l’acceptation de la loi morale, trouveraient la garantie d’un bonheur philosophique. Avec l’ingénuité d’une conscience que les cahots de la vie avaient laissée sensible, transparente et naïve comme au premier jour, il avait rêvé d’une divinité métaphysique dont son cerveau démontrât l’abstraction et établit le néant, et qui, dans ces conditions, exerçât sur l’humanité la même action qu’une providence consciente : et ce serait la Science.
À la Science de résoudre les problèmes sociaux, d’abolir les inégalités, de supprimer les vices, d’établir de justes répartitions du bonheur, de procurer la paix aux hommes de bonne volonté. « Elle est, écrivait-il, la seule conciliatrice des hommes sur la terre. La Science n’admet que des vérités démontrées, c’est-à-dire indiscutables et accessibles à toute intelligence qui s’y applique ; elle définit et prouve. Or, il n’y a plus de querelles possibles sur des matières où tout est défini et prouvé... La Science seule, ajoutait-il, plie toutes les volontés sous le joug impersonnel et nullement humiliant de la vérité. Les caractères s’en ressentiront aussi de plus en plus favorablement, car l’orgueil du savant est le moins dangereux de tous ; ou la vérité le justifie ; ou l’erreur connue l’anéantit. » Et le développement scientifique de l’Humanité la menait droit vers la Concorde, point de départ de l’Harmonie. De sa correspondance, il a, en l’atténuent, transporté cette conception du paradis social, dans une étude sociologique, le Crédit de la Science, qui atteste sa philanthropique ingénuité.
Quel trouble vous auriez jeté, Monsieur, dans l’âme de ce poète qui s’efforçait de contenter avec ces chimères sa soif de mysticité, si vous lui aviez appris combien la Science même, combien ces vérités qu’il tenait « démontrées, c’est-à-dire indiscutables », sont fragiles et peu sûres. Aussi bien, peut-être, n’avait-il pas eu besoin d’en être averti et se doutait-il du cas qu’il en faut faire.
Il y a quatre ans, un jour de printemps, au sortir d’un de ces déjeuners où notre cher Theuriet avait coutume de réunir à Bourg-la-Reine, autour de sa table hospitalière, quelques confrères qui étaient ses amis, — hélas ! le poète Lafenestre et moi nous restons seuls, — nous allâmes avec Coppée, au travers de ces jardins embaumés, sous la verdure nouvelle, dire à Sully, qui ne pouvait plus guère bouger de Châtenay, un affectueux bonjour. Sur l’horreur de ses souffrances physiques, on ne pouvait se tromper aux angoisses qui passaient sur son noble visage, à l’agitation continuelle de son corps infirme, aux contractions lamentables de ses pieds, aux temps que prenait sa parole haletante ; mais, plus que le corps, l’âme semblait misérable. Quelque effort que nous fissions pour attirer la causerie à des sujets qui jadis l’intéressaient, il revenait constamment à la mort et au par-delà la mort. Il disait comme il s’était reposé dans la foi chrétienne, comme il y avait trouvé d’heureuses promesses, comme il s’en était détaché et comme, depuis lors, il avait erré sur les chemins du doute, sans parvenir, dans son amour pour le divin, à rencontrer nulle part une certitude qui satisfit également son imagination et sa raison ; il interrogeait et il pressait, voulant savoir si, à nos cœurs, nous portions la même blessure. Et lorsque Coppée, qui, jusque-là, dans le petit cabinet de travail si étouffé, s’efforçait en gaîté pour remonter Sully et le distraire, devenu tout à coup très grave, répondit, dans une affirmation convaincue : « Moi, je crois », lui, tourné, le regardant de ses beaux yeux où passait une admiration jalouse et levant ses pauvres mains, dit seulement : « Ah ! Coppée, vous ne savez pas comme vous êtes heureux ! »
Et quand, sortis de la maison, du jardin, sans nous être dit un mot, tant nous étions remués par ce double martyre, nous nous retrouvâmes sur le Chemin des Princes, Coppée, allumant une cigarette et d’un regard prenant possession des arbres, des fleurs, de l’azur du ciel, de la félicité vivante de la nature printanière, fit, comme s’il continuait la conversation : « Et puis, c’est bien plus simple. »
Et peut-être qu’aussi, à Sully Prudhomme, quand vint l’heure du suprême départ, cela parut plus simple.