Réception de Henri Barboux
Monsieur,
Dans cette salle des séances de l’Académie Française où vous avez déjà pris place, et où l’effigie du cardinal de Richelieu se dresse entre deux bustes de marbre, — ceux de Lamartine et de Victor Hugo, — un jour, il y a quelques années, comme nous discutions les titres des candidats à un fauteuil très disputé, un de nos confrères demanda la parole et, tirant de sa poche un petit papier, nous lut un portrait littéraire consacré à un de ses plus chers amis, membre du barreau comme lui ; et ce maître de la parole nous adjurait ainsi de voter pour son client :
— Je lui donne aujourd’hui ma voix, et si vous le faites attendre, je suis bien certain que vous ne lui refuserez pas mon fauteuil !
Ce confrère autorisé, qui se faisait le défenseur, je me trompe, le parrain d’un avocat illustre, c’était l’homme dont on a si dignement célébré la mémoire il y a quelques semaines, c’était Me Edmond Rousse, et c’était de vous, Monsieur, qu’il parlait.
« Le vieil avocat solitaire qui représente ici, tant bien que mal, le barreau, disait-il mélancoliquement, a cessé, depuis plusieurs années déjà, de paraître à la barre. Il ne compte plus au Palais que par son âge. Vous devez au barreau une compensation et une revanche ! Il vous faut un avocat véritable, un avocat en pleine vie, en pleine force, en plein rapport ; qui vous fasse entendre les bruits, les échos de ce vieux Palais, où s’agite un monde honnête, intelligent, laborieux, bien ordonné ; un avocat très attentif aux choses de l’esprit, très curieux, à distance, de toutes les œuvres de la littérature et de l’art ; très ardent à les aimer, et très désireux de les bien comprendre. C’est’ celui-là que je voudrais voir parmi nous. ».
Voici réalisé le vœu du bâtonnier, votre ancien, et les applaudissements qui viennent d’accueillir ce que j’appellerais volontiers votre discours nouveau du Bâtonnat, prouvent que notre regretté confrère avait raison de nous demander de vous accueillir parmi nous.
Je n’aurais pour vous répondre dignement qu’à relire les pages exquises que vous consacrait M. Rousse, dans ce discours avant la lettre, — après la lettre de candidature. — Cette voix d’outre-tombe, glorifiant en vous le barreau tout entier, serait plus écoutée que la mienne, et vous auriez la joie, vous qui avez honoré votre profession, d’entendre louer votre existence tout entière par un homme éminent qui fut l’honneur de votre Ordre.
C’est avec M. Rousse pour guide que je vais vous suivre, dans une carrière toute de labeur et de succès, et je ne m’arrêterai pas longtemps, quoique le sujet soit attirant, sur les rapports qu’il peut y avoir entre le barreau et l’Académie. L’Académie Française a compté bien des avocats célèbres, ne fût-ce à la rigueur que Pierre Corneille, qui reste avocat jusqu’en ses chefs-d’œuvre, mais qui est plus généralement connu, je pense, comme auteur dramatique, et n’avait pas besoin de notre immortalité particulière pour être immortel. Et c’est précisément, Monsieur, à un avocat, à M. Patru, que nous devons tous les discours qui ont précédé le vôtre. Pellisson nous a conté, dans son Histoire de l’Académie, qu’à sa réception, Patru prononça un fort beau remerciement, dont on demeura si satisfait qu’on « obligea tous ceux qui furent reçus depuis d’en faire autant ». Il était, naturel que ce fût un avocat érudit qui eût l’honneur d’inaugurer un usage auquel l’art oratoire français doit d’inoubliables pages, dont nous avons eu encore un modèle aujourd’hui.
Le temps n’est plus, Monsieur, où un avocat s’étant voulu présenter aux suffrages des académiciens, ses confrères lui firent observer, à la buvette du Palais, qu’il serait peu glorieux pour l’Ordre qu’un de ses suppôts, c’est d’Olivet qui parle, — allât, de porte en porte, mendier des voix ; et telle fut l’amertume de leurs plaisanteries, que le candidat déclara publiquement qu’il ne ferait pas de visites, et il tint parole.
L’Ordre des avocats n’a plus, dans la juste dignité qu’il est fier de conserver, cette intransigeance d’autrefois ; et tout au contraire, si l’on a parlé de votre candidature dans la salle des Pas-Perdus, c’est avec l’espoir que l’Académie Française, conquise par l’éloquence de vos plaidoyers avant d’être charmée par les causeries de vos visites, ne vous ferait pas trop attendre la place qui vous était due.
J’ai voulu, puisque le sort me réservait la périlleuse fortune de vous souhaiter la bienvenue, rechercher, trouver, dans vos premières années, le secret de votre renommée et dans votre race l’origine de votre vocation. Vous êtes né de vaillante famille bourgeoise, éprise de liberté, lettrée et laborieuse, dans une de ces provinces du centre de la France, aux populations d’esprit droit et de cœur solide que cet Honoré de Balzac, à qui votre prédécesseur a consacré un si beau livre, a plusieurs fois étudiées. Vous êtes Berrichon et fils d’avoué, né dans la basoche et fait pour la basoche. Et cependant, du collège de Châteauroux où vous avez commencé vos études pour les finir au collège d’Orléans, ce n’était pas au barreau que vous vous prépariez. Ami des lettres, passionné pour les vieux classiques, les sciences pourtant vous attiraient plus encore que la littérature et, vous destinant, non pas à l’École de Droit, mais à l’École Polytechnique, vous finissiez votre année de mathématiques spéciales lorsqu’un événement, qui en frappant une génération tout entière devait avoir sur votre avenir une influence décisive, vint tout à coup changer votre destinée. Le coup d’État s’abattit sur la France, et votre père, bon citoyen dévoué à sa patrie, fut proscrit par les commissions mixtes. L’« opération de police » vous parut non pas brutale, mais inique, et il vous fallut renoncer à une carrière qui vous conduisait, dans la vie militaire ou dans la vie civile, à des emplois publics, c’est-à-dire à la soumission inacceptable pour un fils d’exilé.
Prêt à servir votre pays l’épée à la main, vous renonciez à cet avenir qui vous eût assuré de la gloire, même aux journées douloureuses et sombres, et, prenant bravement votre parti, à l’heure où le droit était violé, vous commenciez vos études de droit. Plaider pour la justice, c’était encore combattre et servir. Servir, combattre, voilà désormais le mot d’ordre de votre vie.
Un de vos camarades de classe, qui vous a connu au collège de Châteauroux, avec votre frère, et qui vous a applaudi lorsque vous descendiez de l’estrade aux jours de distribution de prix avec ces couronnes de papier qu’on a supprimées comme les autres, m’a confié d’ailleurs que vous aviez eu pour vous guider, pour vous donner peut-être le goût du droit, — l’exemple de la droiture aussi, —une mère vraiment supérieure, surveillant votre éducation et qui, en ses causeries entraînantes, avait, comme vous, l’art de charmer et l’art de convaincre. Il y a toujours une mère remarquable dans la destinée des fils illustres. Le métier d’avocat, qu’elle ne vous déconseilla jamais de prendre, n’est pas de ceux où l’on devient célèbre tout d’un coup, comme un lauréat du Conservatoire ou un ténor brusquement découvert. « Il n’y a guère, disait M. Rousse, que dans les vaudevilles de M. Scribe que l’on voit un stagiaire pauvre débuter dans une cause célèbre, gagner quarante mille francs pendant un entr’acte et, au dénouement, épouser la fille d’un millionnaire. » Au Palais comme ailleurs, il faut des années de travail ; il y faut même, comme partout, un peu de cette chance qui est l’avant-courrière du bonheur. « Le génie, c’est la patience », a dit Goethe. Vous avez eu cette patience qui a un autre nom aussi, le courage.
De ce passé, de cette période qui dura dix-huit ans environ, je n’ai retrouvé, — car, en véritable sage, vous cachez une existence qui gagnerait à être saluée au grand jour, — je n’évoquerai que le souvenir bien futile d’une longue course à travers Paris à la recherche — non pas d’une cause — mais d’un livre, de trois volumes qu’un de vos jeunes amis, un poète, qui allait devenir le gendre d’Alexandre Dumas père, vous priait de découvrir et de lui expédier à Châteauroux. Toute votre verve restée juvénile et tout votre talent alerte et bien français se révèlent dans une lettre où votre jeune sagesse se montre fort embarrassée par la commission dont vous étiez chargé, car il s’agissait du Sofa de Crébillon, de Faublas et des Liaisons dangereuses. Je m’imagine combien il était malaisé à un jeune homme austère d’aller demander çà et là des ouvrages qui n’étaient ni vos traités de jurisprudence, ni vos poètes préférés, ni Merlin, ni Hugo. Mais si je signale cette course aux livres, qui n’a pas grande importance dans votre vie, c’est que, au point de vue de l’histoire des mœurs et des livres mêmes, l’aventure est assez piquante. Dans tout Paris, vous ne parvîntes pas à découvrir un seul exemplaire du roman de Louvet ou de celui de Laclos. À l’heure actuelle, votre ami Pétel n’aurait pas à vous prier de lui dénicher les Liaisons dangereuses. Il les trouverait à Châteauroux sous forme de publication populaire plus facilement peut-être que les beaux romans berrichons de l’auteur de la Mare au Diable. Et je suis persuadé que cette constatation et mon étonnement étonneront fort les jeunes gens d’aujourd’hui.
En ce Paris que vous alliez dominer un jour, vous ne vous occupiez pas seulement, il est vrai, de chercher, chez les libraires, les petits livres de Crébillon. Vous meniez avec dignité la vie laborieuse de l’avocat dont la serviette n’est guère gonflée que d’espoirs. Vous débutiez au barreau, dont vous deviez être l’honneur, sans autre désir, je dois le reconnaître, que d’y apprendre un métier choisi par hasard et que vous alliez exercer avec passion. Vous n’aviez pas l’ambition de conquérir Paris, comme Rastignac. Vous songiez au retour, à la maison paternelle ; vous vous habituiez à parler pour plaider, quelque jour, de petites causes dans votre ville de province, et toute votre espérance, jeune stagiaire qui alliez être, un jour, bâtonnier du plus grand barreau de France, était alors de devenir avoué à Châteauroux comme votre père. Paris, fort heureusement, vous tenait et ne devait pas vous rendre à votre Berri. Il est terrible souvent, ce grand Paris, broyeur d’hommes et de chimères ; il ne peut faire à tous la place qu’ils ambitionnent ; il est à la fois le paradis des élus et l’enfer, ou plutôt la grande fabrique des déclassés. Mais en son atmosphère d’électricité, son tapage et son mouvement éperdu, qu’il est bon de vivre et comme vous en respiriez l’air subtil dans votre studieuse jeunesse ! Vous en goûtiez toutes les joies intellectuelles, le théâtre, les salons, — j’entends les salons de peinture, — les bibliothèques, les cours publics. Vous n’étiez pas un déraciné ; vous étiez un parisianisé. Nous le sommes tous plus ou moins et, au milieu de notre existence surchauffée, nous nous souvenons avec une émotion très douce de ces coins de terre où nous avons été enfants et où nous avons laissé nos premières impressions, nos plus chers souvenirs, que ce soit les traines de votre Berri, les châtaigniers du Limousin, ou les champs de maïs et les vignes du Périgord.
Et vous plaidiez quand vous pouviez, ce que vous pouviez, le mieux que vous pouviez. Premier secrétaire de la Conférence des avocats sous le bâtonnat de Jules Favre, vous aviez parmi vos collègues M. Ballot-Beaupré, que vous deviez retrouver au Palais de Justice, et M. Thureau-Dangin, que vous retrouvez à l’Académie.
M. Rousse, qui vous entendit dans ces rudes années de labeur, a tracé du jeune orateur que vous étiez un portrait rapide et vivant : « Il plaidait bien, dit-il, et tous ses camarades le savaient. Quelquefois même, en entendant cette voix très jeune, très vaillante, déjà sûre d’elle-même, un peu brève, les juges étonnés se réveillaient de leurs méditations, levaient la tête et se prenaient à écouter. À de certains signes, à de certains traits, à de certains mots que l’on se répétait dans le tapage des parlotes, on sentait que ce petit homme combatif — « rêtu », dit le texte — devait arriver un jour ; mais le public l’ignorait et paraissait s’obstiner à ne le savoir jamais. »
Plus obstiné que le public, vous continuiez, Monsieur, à poursuivre ce que l’occasion donne presque toujours à ceux qui la guette. Vous apportiez dans ces causes qui furent les escarmouches de votre victorieuse existence cette forme nouvelle, alerte et claire qui sera la marque de votre éloquence, et quand vous n’étiez encore qu’un stagiaire, vous étiez déjà un maître du style.
Musset parle, dans un de ses proverbes, d’une belle gelée, — le médecin cherche à combattre la belle maladie, — l’avocat attend la belle affaire. Elle vint à vous, elle vint, après des années de patience, sous la forme d’un procès de mur mitoyen. C’est de vos plaidoiries celle que vous avez mise en tête de vos discours. Rien n’était plus simple. Il s’agissait de l’exercice pacifique du droit de mitoyenneté. Les époux Launet contestaient à leurs voisins Champion et consorts, membres de la Congrégation du Saint-Sacrement, le droit d’élever, rebâtir et surélever ce fameux mur mitoyen dont la construction et la démolition ont tour à tour défrayé le prétoire, ou amusé la scène. Et dans cette grande petite affaire, — le mot est de Me Rousse, — votre discours franchit lestement les murs du Palais et, la politique s’en mêlant, passa la rampe, comme on dit au théâtre, et, à partir de ce moment, la belle affaire étant venue, les affaires arrivèrent en grand nombre dans ce cabinet où, parmi vos quelques dossiers, vos tableaux et vos livres, vous aviez attendu ce premier rayon de la gloire, doux aux orateurs comme aux écrivains, et dont Vauvenargues, qui en parle, ne jouit pas assez longtemps.
Pour vous, il fut suivi d’un nombre considérable de causes où vous avez prouvé à votre prédécesseur qu’il hasardait un paradoxe, lui qui n’aimait que la vérité, lorsqu’il déclarait que ce qui empêche l’éloquence du barreau d’être habituellement littéraire, c’est le sentiment même qu’elle a de ses devoirs. On peut fort bien gagner une cause en demeurant parfaitement littéraire, et vous en êtes une preuve vivante et parlante.
Vous avez, quand vous donnez à vos jeunes confrères d’autres conseils que votre admirable exemple de droiture et d’énergie, l’habitude, l’excellente habitude de leur dire : « Voulez-vous apprendre à bien plaider ? Lisez les poètes. » Et c’est un conseil excellent. Les poésies sont les plus utiles des magasins d’images. Il n’est plus guère question de citations dans le jeune barreau, dont les plaidoyers vont droit au fait, et qui regarderait sans nul doute comme des impedimenta oratoires les citations latines qui plaisaient jadis aux vieux juges. Et pourtant, lorsque quelque bel alexandrin profond ou quelque phrase sonore traverse, illumine la harangue, l’auditoire — et vous l’avez vu souvent — saisit la phrase au passage, subit la puissance du vers, et la poésie ajoute son charme puissant à la parole de l’avocat.
Un jour, vous aviez, avant de plaider je ne sais quelle affaire importante, ouvert machinalement un volume de Chateaubriand, les Natchez. Je ne sais pas trop ce que les Natchez avaient à voir dans une cause parisienne. Peut-être s’agissait-il d’un drame passionnel, et l’amour d’Ondouré pour Celuta pouvait-il ressembler à la cause que vous alliez défendre. Toujours est-il qu’au milieu de votre plaidoirie, il se fit dans l’auditoire un silence plus attentif et plus respectueux encore lorsque vous vint aux lèvres une citation de ces Natchez feuilletés le matin dans votre bibliothèque. On ne relit pas assez les Natchez. La phrase que vous aviez retenue fit passer un frisson parmi ceux qui vous écoutèrent, et, la cause étant entendue, je veux dire, Monsieur, votre succès assuré, vos confrères vous félicitaient de ce trait qui les avait frappés, et vous de répondre : « Eh ! bien, quand je vous disais qu’il faut lire les poètes ! C’est Chateaubriand, poète en prose, qui a gagné mon procès ! »
Les poètes, Monsieur, vous sauront gré de ne les point chasser du Palais, comme Platon les exilait de sa République. Mais il ne s’agit pas seulement, pour l’avocat, de lire les poètes, il s’agit de tout lire, de tout étudier, de tout connaître. Je ne sais rien de plus étonnant que votre métier, qui consiste à passer d’une question poignante à une question ironique, d’un problème moral à une discussion d’argent, d’une querelle entre héritiers à une querelle entre amoureux, d’un drame de famille à une de ces tragédies intimes dont vous êtes le confident comme le prêtre en est le confesseur, et à qui vous ne donnez pas toujours l’absolution, puisque vous en poursuivez parfois le châtiment ; — je ne sais rien de plus attirant pour un esprit ouvert à toutes choses, mais avant tout à la justice et à la pitié, — que cette sorte de gymnastique intellectuelle, ce duel incessant de la parole, cette petite et grande guerre de la barre, qui exige à la fois le coup d’œil du stratège et la voix du commandement ; rien de plus noble aussi que la parole humaine mise au service de l’humaine justice, si ce n’est cette autre existence militante qui est celle du journaliste, lorsque se faisant, non pas l’avocat banal de toutes les causes, mais l’avocat d’une juste cause, il combat comme vous combattez, il écrit comme vous parlez, il improvise comme vous répliquez, — et vos répliques sont célèbres ! — il trouve le trait comme vous trouvez le mot, il sert, pour tout dire, il sert, comme vous, la cause éternelle du droit. Articles passagers, plaidoiries écoutées, applaudies, oubliées ; feuillets ou verbes que le vent emporte, vous vous ressemblez sans doute, mais qu’y a-t-il dans l’existence des hommes, éphémère aussi comme leurs œuvres, de plus beau que la conscience d’un écrivain ou d’un avocat se faisant le défenseur du droit qu’on outrage, de la vérité qu’on méconnaît, ou le porte-parole de la patrie qu’on insulte ?
L’avocat ! J’en voudrais faire le portrait si le pinceau d’un maître n’en avait, d’après vous, fixé l’image. Cette vivante toile d’Élie Delaunay, je la vois encore. Elle éclaire, semble-t-il, ce salon d’où, à travers la Seine, vous apercevez les tourelles du Palais de Justice comme si vous vouliez vivre à l’ombre même de votre logis. C’est le portrait d’un homme militant, résolu, le regard clair et droit, resté jeune, car on reste jeune à vivre parmi les jeunes gens qui vous écoutent, vous jugent, vous admirent et vous guettent ; c’est bien vous, c’est bien l’avocat à la barre, une main fermement posée sur ses dossiers, comme si elle défendait ces papiers contenant la vérité, l’autre main, nerveuse, vivante, l’index affirmatif et comme menaçant, et cette peinture magistrale nous léguant les traits d’un maître, ce n’est pas seulement la représentation d’une physionomie, c’est la peinture d’un regard, la manifestation même d’un caractère, la révélation d’une âme. Il y a de la bravade et de la bravoure dans cet orateur judiciaire armé, prêt à l’attaque, prêt à la riposte, droit et ferme, redressant sa taille et qui me fait — je vais vous étonner songer à ce personnage du Roman du Renart qu’un de nos confrères les plus applaudis veut transporter des contes du moyen âge sur la scène contemporaine, Chante-Clair :
Moult fiérement lor vint devant
La plume el pié, le col tendant...
c’est cette fierté et cette vaillance du langage qui font l’irrésistible puissance de votre argumentation et de votre talent. Vous êtes par définition l’avocat de la clarté et de la loyauté.
Et comme vous êtes bien arrivé à votre heure ! La loi sur les Sociétés, qui date de 1867, apporta dans l’art de plaider une transformation complète. À l’ancien barreau, dont un de nos confrères parlait si bien à propos de M. Rousse et qui avait conservé le goût de la vieille éloquence classique, succédait un barreau nouveau qui recherchait la simplicité, montrait, à la façon d’un Waldeck-Rousseau, les faits comme à travers une vitre claire ; un barreau ennemi des citations et de la phraséologie et qui renonçait à draper la vérité d’ornements inutiles. Vous tenez, Monsieur, à cet ancien barreau par l’amour des lettres et au nouveau par le goût de la netteté. Moins sentimental qu’un Jules Favre qui faisait, admirablement d’ailleurs, du drame dans le moindre procès en séparation, vous apportez de la littérature jusque dans les bas-fonds d’une contestation commerciale. Vous descendez dans le Métropolitain, comme vous entreriez dans une grotte de Virgile et, après avoir passé la nuit sur un de vos dossiers, vous l’éclairez, vous rendez lumineuse la plus humble des causes et vous jetez de votre charme et de votre style sur la plus banale affaire comme on jetterait de la poudre d’or sur un chemin vicinal. C’est votre originalité et c’est votre force.
Vous avez vécu probe et calme parmi ces cyclones financiers dont vous deviez expliquer les causes en en déplorant les désastres. Vous avez été l’homme de ces affaires légendaires qui ont, hélas ! ajouté un mot sinistre à la langue française, les krachs. Dans l’écroulement des millions entassés, parmi les clameurs des intérêts déchaînés, irrités, les tristesses et les colères de tant de ruines, vous avez fait entendre la parole de l’équité, la voix de la justice dans la bourrasque des affaires. Les Affaires ! Mot moderne entre tous, attirant, effrayant, plein de tentations et de menaces ; — les affaires, sorte de maëlstrom formidable et tour à tour d’océan nourricier ; — les affaires qui sont la fortune, l’argent, parfois le sang des autres ; — les affaires, avec leur magnétisme troublant, leur langage singulier ; — les affaires, où l’on dira, par exemple, qu’il faut « attaquer quelqu’un au téléphone » ; — les affaires, drames et tragédies de ce temps, auront été pour vous le couronnement de votre talent et la consécration de votre renommée.
Vos admirables plaidoiries dans l’affaire de Panama, devant la Cour d’appel de Paris puis devant la Cour d’assises de la Seine, vous ont pris un an, oui, une année entière pendant laquelle vous avez renvoyé tous vos autres dossiers, vous donnant tout entier, corps et âme, à ce que vous regardiez comme la réparation d’une injustice et mettant votre talent — que dis-je ! — votre conviction et votre conscience à défendre ceux qui avaient été les ouvriers d’une grande œuvre, les acharnés artisans d’un labeur qui promettait d’ajouter une gloire à la France et qui, vaincus, voyaient déjà une autre nation profiter de ce qui pouvait être, de ce qui devait être pour nous une fierté nationale.
Ah ! Monsieur, ce Ferdinand de Lesseps que vous avez défendu en défendant son fils, nous l’avons vu dans la salle de nos séances, aux derniers jours de sa vie, portant le poids de sa renommée passée comme il eût porté un affreux fardeau. Il était là, à sa place ordinaire, muet, l’œil éteint, comme perdu dans d’amères ou confuses pensées, lui que j’avais entendu, à Guildhall, acclamer par un auditoire qui semblait résumer tout un peuple ! Et celui que la fortune adverse accablait, vous l’avez consolé, vous l’avez réhabilité, vous lui avez rendu la vie, plus que la vie, l’honneur ! et votre vibrante parole avait déjà opposé à l’arrêt du présent celui de la postérité !
Vous ne vous étonnerez pas, Monsieur, que, dans les deux volumes de vos remarquables Discours et Plaidoyers, je me sois senti attiré surtout par ces affaires de théâtres : la loge de Choiseul à l’Opéra-Comique, la défense de M. Carvalho lors de l’incendie de ce même théâtre, plaidoirie poignante, dont les honoraires sont, pour vous, la dernière affiche, encadrée sous un débris des mailles du réseau de fer ; — vos seuls honoraires, Monsieur, avec la joie d’avoir défendu un homme accablé par la fatalité, et enfin et surtout par votre plaidoirie devant le tribunal civil de la Seine pour rupture d’engagement théâtral : le procès de la Comédie-Française contre Mme Sarah Bernhardt.
Tout ce qui touche au théâtre a le don aujourd’hui d’exciter d’une façon souvent excessive la curiosité de la foule. Le moindre incident de coulisses prend tout à coup l’aspect d’un incident diplomatique. Je crois même que l’attention publique est plus vivement surexcitée par la menace de démission d’un comédien que par les démêlés entre l’Amérique et le Japon, ou les héroïques faits d’armes de nos soldats tombant autour de Lalla-Marnia ou de Casablanca. C’est un peu la faute des journaux qui lorgnent tout par le verre grossissant. C’est aussi le goût du public pour le théâtre qu’il adore et les artistes qu’il applaudit. Mais si quelqu’un devait être intéressé par la plaidoirie d’un maître prenant la parole contre la Comédie-Française, c’était, vous le comprendrez, Monsieur, l’administrateur de la Comédie-Française.
Quand je dis une plaidoirie contre la Comédie-Française, je me trompe. Vous avez pour cette grande maison séculaire, si attaquée, si calomniée parfois, — comme l’Académie, comme le Barreau, comme tout ce qu’on envie, — une admiration reconnaissante.
Vous l’aimez beaucoup et vous avez plaidé contre elle. Qui aime bien plaide bien. Hélas ! c’est encore là une affaire d’affaires ! — Vous saviez bien — et votre science de juriste vous l’avait démontré tout de suite —que votre procès était perdu d’avance, car les signatures au théâtre ne se donnent pas toutes devant des notaires de comédie. Alors vous en appeliez, de la loi qui ne s’émeut guère, au sentiment qui attendrit même les juges, surtout lorsqu’il s’agit d’une femme, d’une comédienne admirable qui ne semble pas faite pour subir les lois des simples mortelles. Vous nous la montrez épuisée, crachant le sang, emportée, roulée dans des couvertures, et vous en appelez aussi à la pitié de cette féroce Comédie-Française qui réclame, de par les décrets, seize années encore de la vie de cette femme dévorée déjà par la fièvre de l’art.
« La sympathie pour la femme accroit, dites-vous, l’admiration pour l’artiste », et vous avez raison. Puis vous ajoutez : « Tout cela fait recette. Oui, mais pas pendant seize ans. Seize ans !... Ne sentez-vous pas ce qu’il y a de fragile dans ces succès mêmes ? Ne voyez-vous pas que ces cordes, pour avoir trop et trop souvent vibré, sont déjà peut-être bien amincies ? Ne voulez-vous pas voir la rapidité terrible avec laquelle l’imprudente — c’est Mme Sarah-Bernhardt — déroule le frêle écheveau de sa vie ? »
Dieu merci, nul n’est prophète en son Palais. Depuis 1880, votre cliente, acclamée par le public, regrettée par la Comédie-Française, a donné tort à vos craintes et à votre plaidoirie — et elle a continué à dérouler le frêle écheveau de sa vie toute faite de fils d’or.
Vous me reprocheriez, Monsieur, si, louant, comme il m’est doux de le faire, l’avocat, j’oubliais en vous le citoyen.
Pendant la guerre de 1870-71, vous avez fait œuvre utile et spéciale. M. Crémieux vous avait emmené à Tours et, à l’heure où le droit disparaissait dans la fumée du canon et sous le poing sanglant de la force, il était bon qu’un légiste établit quelques points de droit. Nous avions une marine qu’on n’utilisa pas assez alors, et l’on vous demanda un Traité des Prises maritimes. Ce fut votre œuvre à Tours, puis à Bordeaux. Vous n’avez pas fait de politique, vous avez fait œuvre de patriote durant les lugubres mois de l’année inoubliable.
Je me demande cependant s’il n’y a pas en vous comme un intime regret de n’avoir pu exercer la puissance de votre talent dans nos assemblées parlementaires. Certes, rien n’est plus différent que l’éloquence du barreau et celle de la tribune : l’une, la vôtre, s’adressant surtout à des jurés ou à des juges qui ne demandent qu’à être convaincus ; l’autre s’adressant à des assemblées qui ne veulent qu’être servies dans leurs intérêts ou flattées dans leurs passions. Et tel avocat célèbre a fait souvent piètre figure dans les discussions de nos Chambres. Mais vous avez remarqué, non sans mélancolie peut-être, que les avocats qui reviennent au Palais après avoir exercé de hautes fonctions publiques, traité les grandes affaires du pays, apportent ensuite à la barre une élévation d’idées, une largeur de vues, une compréhension plus avertie des questions qu’ils ont à débattre. Le pouvoir, qui leur laisse parfois des regrets, leur a donné une plus profonde connaissance des hommes. La politique est surtout utile à ceux-là qui n’en font plus.
Mais, que dis-je ? vous en avez fait. Vous en avez fait à votre manière. Vous avez, avec l’ardeur et la foi militante que vous apportez dans toutes vos actions, dirigé pendant quinze ans cette Union Libérale Républicaine dont le Comité comprenait des noms illustres et qui nous sont chers, et dans le bulletin de votre association vous avez écrit des articles qu’il serait injuste d’oublier, car ils attirèrent l’attention et commandèrent l’estime de ceux-là mêmes qui les regardaient comme des gestes d’adversaire. Vous avez « fait de la politique ! » pour parler la langue du jour, mais d’une façon toute particulière et très originale : vous avez fait de la politique sans lui demander ni mandats, ni honneurs. Avec un désintéressement rare, le fils du maire républicain de Châteauroux a combattu pour ses idées de républicain libéral en se proclamant à bon droit fils de la Révolution Française. Il est excellent qu’à côté des professionnels de la politique, il y ait de ces sortes de politiques-consultants que le souci de la réélection ne préoccupe point et qui s’inquiètent seulement de ce qui leur semble le vrai et le juste.
On ne vous adressera pas, Monsieur, le reproche que l’on faisait à l’illustre Berryer, celui d’entrer à l’Académie sans avoir rien écrit. Et je ne parle pas seulement des préfaces aux discours de M. Allou ou de M. Waldeck-Rousseau et de votre très remarquable et, malgré son titre, très pittoresque Étude de l’impôt sur le revenu à Florence... sur le revenu au temps des Médicis. Je vais peut-être vous surprendre en vous disant que j’ai découvert un livre des plus intéressants, que le public ignore et c’est dommage : un livre imprimé par l’Imprimerie Nationale, qu’on ne retrouve pas plus chez les libraires d’aujourd’hui que vous ne trouviez le Sofa de Crébillon chez les libraires d’autrefois, bien qu’il ne lui ressemble guère et qui porte avec votre nom ce titre : Souvenirs de Route. Ce sont des impressions de voyage en Belgique et en Hollande, et s’il est vrai que l’on ne connaisse bien le caractère d’un homme que lorsqu’on l’a eu pour compagnon de voyage, il est certain que les opinions d’un touriste sur les villes qu’il traverse et les œuvres d’art qu’il y va chercher donnent de lui une idée exacte et surtout lorsque ces sensations ne sont destinées qu’à devenir les confidences faites non pas au public, mais à des amis. Dis-moi ce que tu aimes dans les musées, et je te dirai qui tu es.
Ce que vous aimez, Monsieur, — et voilà que vos Souvenirs de Route nous révèlent votre caractère, — c’est, en art, la splendeur du vrai. Ce que vous aimez surtout dans les pays que vous traversez, cette Belgique dont la littérature est sœur de la nôtre, cette Hollande qui recueillit jadis l’âme et la pensée françaises, c’est la longue suite de patriotes et de martyrs qui, à travers les siècles, combattirent contre toutes les oppressions, pour la liberté de leur pays.
Dans les tableaux, vous cherchez non pas seulement « l’art pour l’art », mais la pensée même que fait naître en vous l’œuvre que vous avez sous les yeux. Il n’est pas une toile de ces maîtres néerlandais ou flamands qui n’éveille en vous une idée philosophique. C’est un tableau de Boots (1480) qui représente la justice de l’empereur Othon III. Trompé par les intrigues et les mensonges de l’impératrice, il condamne à mort un malheureux dont il reconnaît ensuite l’innocence, et, sans hésiter, il applique à l’impératrice la peine du talion. Et vous ajoutez : « Comme la révision des procès était simple en ce temps-là ! »
À Bruges, au musée, vous remarquez un juge écorché vif pour avoir vendu la justice, et, dans l’autre partie du tableau, la peau de ce malheureux tannée pour couvrir le siège sur lequel son successeur devra s’asseoir. « Ce sont de mémorables exemples, dites-vous encore ; mais cette justice expéditive devait être sujette à beaucoup d’erreurs. »
Ainsi, Monsieur, vous êtes toujours et partout l’observateur à qui le Palais a appris la vie, et le juriste à qui le droit a enseigné la justice. Nous avions avec Lawrence Sterne le voyageur sentimental ; nous avons avec vous le voyageur légiste.
Et c’est même par une de ces œuvres d’art, décrite en vos Souvenirs de Route, que je caractériserai le mieux votre destinée.
Il s’agit d’un tableau hollandais de la Galerie Six, à Amsterdam, un de ces tout petits tableaux où, dites-vous, la lumière jaillit, en quelque sorte, de l’obscurité. « Un homme, debout, regarde avec une attention méditative une lampe qui brûle sur une table. Ce n’est rien. Mais on lit au bas ces mots profonds et mélancoliques : Aliis inserviendo consumor. « Je me consume au service des autres. » « Et n’est-ce pas là, dites-vous, la devise de tout homme, qui comprend et pratique ses devoirs envers la patrie et l’humanité ? » Puis vous ajoutez : « Le tableau est charmant, et il fait penser. »
Oui, Monsieur, et il fait penser à vous, qui avez mis toute la flamme vivace de votre talent au service d’autrui, mais qui n’avez pas, Dieu merci, consumé encore tout ce qu’il y a en vous d’énergie et de généreuse vaillance. Aliis inserviendo consumor ! Il fait penser aussi, et je dirai : il fait penser surtout à votre éminent prédécesseur, à ce regretté confrère qui consuma réellement sa vie au service de ses idées, au service des lettres, à ce qu’il croyait utile à la patrie, comme vous dites, et à l’humanité. Esprit très libre et très indépendant, dans son amour de la discipline, sorte de socialiste chrétien qui semble se définir soi-même dans le titre qu’il donne à quelques-uns de ses plus importants ouvrages : Évolution. Évolution de la poésie lyrique en France. ; Évolution des genres dans l’histoire de la littérature ; — évolution de sa pensée même, qui part, en quelque sorte, des raisons de douter, pour arriver, avec Bossuet et Auguste Comte, aux raisons de croire.
Et, en réalité, le mot « évolution » pouvait, chez M. Ferdinand Brunetière, se traduire par un autre mot, le mot : « logique ». Le maître critique allait jusqu’au bout de sa conviction et de sa pensée, et lorsque, après avoir, en 1872 dans cet article sur Bayle qui marqua, disait-il lui-même, le principal tournant de sa vie et où on l’y voit reconnaître en Bayle l’un des premiers fondateurs de la critique ébranlant contre Bossuet lui-même le principe d’autorité, peu à peu, saisi par ce pessimisme qui fit de la misère humaine le premier article de sa croyance, M. Brunetière, laissant là Bayle et ses tentations, le dogme tout entier ; et, après une crise significative dont on trouvera la trace dans cet article capital, il choisit définitivement, et ne s’arrêta dans son apostolat que lorsque la mort vint le prendre à son poste de combat.
Je n’ai pas à redire après vous, Monsieur, ce que fut le confrère éminent, que nous avons perdu. C’était une fête de l’esprit, lorsque l’entraînant et puissant orateur prenait parmi nous la parole, qu’il représentât l’Académie devant la statue de Du Bellay, à Ancenis, pour célébrer la poésie ; ou à Lyon, pour rendre hommage à la science, devant la statue de ce grand Claude Bernard dont il avait été l’élève. Sa voix, son geste, la fermeté, la combativité de sa personne en imposaient à la foule. Vous avez, en vous tenant volontairement sur les hauteurs, étudié, analysé, admirablement commenté les idées, les doctrines de M. Ferdinand Brunetière. Je voudrais, en un langage plus intime, plus humble, si vous voulez, dire quelques mots de l’homme même qui, dans nos travaux académiques comme dans ses écrits, son enseignement et ses discours, apporta cette marque qui ne s’enseigne pas cette vertu qui s’impose aux assemblées comme aux hommes, et qu’on appelle, vous l’avez dit, l’autorité. Le piédestal n’est pas toujours un grandissement. Il est des écrivains et des penseurs qui ne perdent rien à être regardés de plain-pied, et je dirai les yeux dans les yeux.
M. Brunetière fut de ceux-là. Ce laborieux et tenace écrivain m’apparaît comme le type achevé de l’homme de lettres indépendant et pur. Dans un ouvrage demeuré inédit, et retrouvé par M. Bédier parmi le chaos des « matériaux assemblés par quelque géant pour créer un monde intellectuel », a écrit M. de Vogüé ; dans un livre abandonné par son auteur, je ne sais pourquoi, et dont j’ai eu la bonne fortune de tenir en main le manuscrit tracé de cette écriture qui, sur un solide papier jauni, semble celle d’un ancêtre ; dans une étude sur Voltaire qui devait remplir tout un volume, je rencontre un éloge de l’homme de lettres, une revendication des droits de l’homme de lettres, où se peint la fierté du publiciste qui prétend au gouvernement de l’opinion, et du travailleur littéraire qui réclame, avec son salaire, l’indépendance pour sa pensée et pour sa vie. Cet écrivain, qui ne sacrifia jamais à l’argent, — je parle de Brunetière, — en arriva même à trouver que Voltaire eut raison de songer à ne point ressembler à ces pauvres diables aux gages des libraires, et à s’assurer, s’il le pouvait, quelque constitution de rente. « Je ne ferai pas, dit-il, la sottise de lui reprocher le soin de sa fortune ; il savait qu’en aucun lieu du monde on n’honore la pauvreté. »
Et vous me saurez gré de vous faire connaître cette page inédite du maître que vous venez de louer :
« Je ne craindrai même pas, dit-il fermement, d’ajouter que pour achever d’émanciper l’homme de lettres de sa condition subalterne, il en fallait un du moins en qui l’on apprît à respecter l’association du talent et de l’argent. Jusqu’à Voltaire, l’homme de lettres, à moins qu’il ne fût quelque autre chose qu’auteur, comme Molière, ou de bourgeoisie plus qu’aisée, comme Boileau, avait vécu des « bienfaits du Roi », quand ce n’était pas de ceux d’un grand seigneur ou d’un fermier général. On est humilié de lire la dédicace de Cinna au financier Montauran, et encore plus humilié de voir La Fontaine s’en allant d’hôtel en hôtel chez les Bouillon, chez les d’Hervarts chez Mme de La Sablière, quêtant le vivre et le couvert. J’approuve donc l’insolente médiocrité de Jean-Jacques, mais j’approuve aussi la fortune de Voltaire. Pour que l’on estimât l’esprit à l’égal de la naissance et de l’argent, il convenait, qu’après avoir montré que d’un grand écrivain il pouvait faire un « ancêtre », on montrât qu’il pouvait servir à gagner autant d’argent qu’une part dans la ferme. C’est ce que montra Voltaire. »
« Il a dissocié deux idées qui n’allaient guère avant lui l’une sans l’autre : celle d’homme de lettres et de meurt-de-faim. Par là, il a classé la profession ; il en a accru l’indépendance et conséquemment l’autorité. Il lui a conquis en lui ce privilège de tout dire, limité chez ses prédécesseurs par le besoin ou la reconnaissance. »
On pourrait dire que cette profession de foi, qui n’est qu’une boutade ironique et vengeresse, ressemble au fameux : « Enrichissez-vous », injustement reproché à M. Guizot, si elle n’était un : « Affranchissez-vous ! libérez-vous ! » Libérez-vous par le travail, ce travail continu, salutaire, mais écrasant, qui avait été la règle de la vie de Brunetière. Un de ses compagnons de jeunesse, M. Paul Bourget, nous l’a montré professant de huit heures du matin jusqu’au soir dans une petite pension, puis passant des nuits à étudier après avoir dépensé sa journée à instruire. Il avait déjà cette pâleur que donne à l’écrivain le papier qu’il aime et l’attitude penchée du chercheur avide de livres et de savoir. Il offrait au fabricant de bacheliers de faire aux candidats tous les cours à la fois, français, latin, grec, philosophie, histoire. Ce disciple d’Auguste Comte qui devait être, un jour, sévère jusqu’à l’injustice aux Encyclopédistes était déjà une encyclopédie vivante. Plus tard peut-être a-t-il expié ces dures et admirables années de travail. Mais il était déjà ce qu’il fut toujours, ferme et résolu, d’une droiture intransigeante, d’une loyauté à toute épreuve, le verbe coupant et le geste bref, redoutable à la fois et charmant, décourageant et obligeant, apportant en toutes choses une passion entraînante, — je l’ai entendu commander le menu d’un banquet au Congrès de la presse avec le même soin, la même éloquence que s’il se fût agi d’une réédition d’une page de Bossuet ; — dissimulant sous un pessimisme apparent la cordialité la plus généreuse, fidèle à ses amitiés comme à sa foi, en deux mots ce qu’il y a de plus rare aujourd’hui, ce qu’il y eut de plus rare dans tous les temps : un caractère et une conscience. Et c’est parce qu’il voulait que l’écrivain pût affirmer cette conscience qu’il savait gré à Voltaire d’avoir montré que l’écrivain a le droit et le devoir de s’affranchir.
La considération de l’homme de lettres ! L’indépendance de l’homme de lettres ! Oui, voilà ce que proclame le plus indépendant des hommes de lettres, un de ceux qui, ayant connu toute l’âpreté des débuts, sut, dans un poste où l’on peut faire à la fois tant d’heureux, tant de malheureux et tant d’ingrats, se montrer, même à ses risques et périls, favorable aux débutants. Un jour, un jeune homme, qu’il ne connaissait pas, apporte à la Revue des Deux Mondes un roman que lit le secrétaire de la rédaction, M. Brunetière, et qu’il accepte. Mais le directeur s’oppose à la publication de l’œuvre. M. Brunetière reçoit dans son cabinet l’auteur déçu, puis il pénètre dans le cabinet du directeur. Le romancier attend, assez ému. M. Brunetière réapparaît : « Rassurez-vous, votre roman sera publié, Monsieur. » Le secrétaire de la Revue, qui n’avait pas la fortune de Voltaire, venait de déclarer à son directeur qu’il eût à choisir entre la publication de l’œuvre acceptée ou la démission du lecteur qui l’avait reçue. Et il n’en dit pas même un mot à l’auteur. Ce ne fut que plus tard que notre confrère, M. Paul Hervieu, apprit comment avait été publié son roman si remarquable, l’Inconnu.
Et jusqu’à la fin M. Brunetière vécut pour les lettres, par les lettres, regardant avec mélancolie peut-être ces beaux livres dont son travail avait payé les reliures de prix et cette plume — sa seule fortune — dont il avait fait, comme de sa parole, une arme de bataille. Jusqu’à la fin, ce qui lui restait de force il le consacra à la littérature et les derniers articles que pour la Revue il écrivit de sa main défaillante sont peut-être les plus fermes et les plus étonnants de cet esprit supérieur qui ne sépara jamais l’histoire de la littérature de celle des idées.
Il semble qu’il y ait une mélancolie particulière à voir s’arrêter devant Montaigne, exquis, ondoyant et divers, M. Brunetière mourant ferme, résolu, rectiligne. Les derniers souvenirs que nous laissent ceux qui partent sont les plus poignants et, comme j’évoquais tout à l’heure, absorbé dans des visions lointaines, le grand Français devenu le grand vaincu, oui, presque à la même place où je retrouvais mélancoliquement M. Ferdinand de Lesseps, nous pouvions contempler il y a quelques mois avec une admiration douloureuse M. Ferdinand Brunetière se traînant jusqu’à nous, en ses dernières journées, pour apporter à cette Académie qu’il aimait, dont il était une force, le concours de son érudition toujours prête et de sa combativité toujours en éveil. Je ne crois pas qu’un plus noble spectacle, plus triste et plus réconfortant à la fois, puisse être donné à des hommes que celui de ce lettré impeccable mettant au service des lettres les suprêmes efforts que lui permettait encore la vie. Il était là, suivant avec passion les discussions que soulevait un mot, un exemple, une définition du Dictionnaire. Privé de la voix, amaigri par la maladie, pâle, émacié, tendant aux mains amies une main osseuse, il voulait encore sa part de responsabilité dans nos séances ; il était jusqu’à la fin fidèle à son mot d’ordre, — le vôtre, — le plus beau de tous : servir. Parfois, n’ayant pu prendre part à quelque débat, il s’abstenait de décider n’ayant pu combattre. « Un homme qui ne parle plus ne vote plus », me disait-il, un jour, avec amertume. Mais la dernière fois qu’il apparut parmi nous, spectre de cet orateur dont vous nous avez rendu la toute-puissance, il nous donna le plus bel exemple que puisse montrer un soldat de lettres. Je le vois encore. Il s’agissait de savoir si nous conserverions dans le Dictionnaire une expression un peu vive, vraiment gauloise, que je ne pourrais répéter ici, une phrase faite de ces mots que Victor Hugo appelle quelque part des « gueux patibulaires » :
Vilains, rustres, croquants que Vaugelas, leur chef,
Dans le bagne-lexique, avait marqués d’un F,
N’exprimant que la vie abjecte, et familière,
Vils, dégradés, flétris, bourgeois, — bons pour Molière...
M. Brunetière, penché sur les épreuves qu’on nous distribue par fascicules, semblait ne point suivre la discussion et l’un de nous, qui n’était pas le moins qualifié pour parler, proposait d’effacer la citation donnée en exemple par nos prédécesseurs. « Le mot est trop bas. Encore si l’on en trouvait un exemple dans quelque auteur illustre ! » Tout à coup, comme mû par un ressort, M. Brunetière, courbé jusque-là sur son papier, se leva brusquement et, le geste violent, dans une protestation soudaine, la voix étranglée, si basse que l’Académie la percevait à peine, mais que j’entendais, car notre confrère était assis auprès de la tribune, — il se leva et, comme indigné, défendant l’expression triviale mais de bonne source, de bonne lignée gauloise : « Comment ! comment ! Mais elle est dans Montaigne ! Vous la trouverez à la dernière page des Essais ! » Il avait, pour prononcer, pour râler ces quelques mots, une énergie singulière. À peine pouvait-il, de sa voix éteinte, protester contre l’ostracisme qui allait frapper quoi ? une phrase, une expression chère à nos aïeux ; mais, amoureux de notre vieux langage, fidèle à Montaigne dont il venait de célébrer le génie une dernière fois, il trouvait une énergie suprême, une colère dernière pour défendre ce qu’il croyait être l’héritage même de la race. La langue de nos pères, qui est un patrimoine, est aussi, pourrait-on dire, une patrie.
Jamais, Monsieur, ceux qui ont vu M. Ferdinand Brunetière apporter ses dernières forces à ce qui avait été toute sa vie n’oublieront cette apparition suprême. Ce grand académicien donnait par l’action même un exemple à ses confrères.
Mais quoi ! nous sommes tous, à vrai dire, dévoués à ces chères lettres consolatrices que vénérait l’éminent écrivain dont vous avez magistralement, étudié l’œuvre magistrale.
L’Académie est moins bruyante que le Palais ; pourtant on y étudie aussi des dossiers qui vous intéresseront. C’est un prétoire où, tour à tour, les causes les plus diverses et les plus nobles, la poésie, la vérité, la vertu, — vieux mots que nous n’avons pas biffés du Dictionnaire de l’Usage, — ont leurs clients et leurs défenseurs, et nous serons heureux, certains d’écouter de solides raisons et un beau langage, lorsque notre Directeur dira : « La parole est à M. Barboux. » Montaigne ne retrouvera plus là M. Brunetière pour le défendre. Mais la belle et bonne langue française n’en aura pas moins son avocat et, comme les affaires, Monsieur, les lettres gagneront leur procès.