Réponse de M. DE FONTENELLE, alors Directeur de l’Académie, au Difcours prononcé, par Son Eminence Monfeigneur le Cardinal DU BOIS, le jour de fa Reception.
MONSEIGNEUR,
Quelle eût été la joie du grand Cardinal de RICHELIEU, lorfqu’il donna naiffance à l’Académie Françoife, s’il eût pû prévoir, qu’un jour le titre de fon Protecteur, qu’il porta fi légitimement, deviendroit trop élevé pour qui ne feroit pas Roi & que ceux qui revêtus comme lui des plus hautes dignités de l’Etat & de l’Eglife, voudroient comme lui, protéger les Lettres, fe feroient honneur du fimple titre d’Académicien !
Il eft vrai, car Votre Éminence pardonnera aux Mufes leur fierté naturelle, fur-tout dans un lieu où elles égalent tous les rangs, & dans un jour où vous les enorgueilliffez vous-même, il eft vrai que vous leur deviez de la reconnoiffance. Elles ont commencé votre élevation ; & vous ont donné les premiers accès auprès du Prince, qui a fi bien fçû vous connoître. Mais ce grand Prince vous avoit acquité lui-même envers elles, par les fruits de fon heureufe éducation, par l’étendue & la variété des lumiéres qu’il a prifes dans leur commerce, par le goût qui lui marque fi heureufement le prix de leurs différents Ouvrages. Je ne parle point de la conftante protection qu’il leur accorde, elles font plus glorieufes de fes lumiéres & de fon goût que de fa protection même. Leur grande ambition eft d’être connues.
Ainfi, MONSEIGNEUR, ce que vous faites maintenant pour elles eft une pure faveur. Vous venez prendre ici la place d’un Homme, qui n’étoit célébré que par elles ; & quand Votre Eminence lui envie en quelque forte cette diftinction unique, combien ne la releve-t’elle pas ?
M. Dacier fe l’étoit acquife par un travail de toute fa vie, & qui lui fut toujours commun avec fon illuftre Epoufe, efpece de communauté inouie jufqu’à nos jours. Attaché fans relâche aux grands Auteurs de l’Antiquité Grecque & Romaine, admis dans leur familiarité à force de veilles, confident de leurs plus fecrettes penfées il les falfoit revivre parmi nous, les rendoit nos contemporains ; & par un commerce plus libre & plus étendu qu’il nous ménageoit avec eux, enrichiffoit un fiécle déja fi riche par lui-même. Quoique fa modeftie, ou peut-être auffi fon amour pour les Anciens, lui perfuadât que leurs tréfors avoient perdu de leur prix en paffant par fes mains, ils ne pouvoient gueres avoir perdu que cet éclat fuperficiel, qui ne fe retrouve point dans des métaux précieux long-tems enfouis fous terre, mais dont la fubftance n’eft point altérée. Il employoit une longue étude à pénétrer les beautés de l’Antiquité, un foin paffionné à les faire fentir, un zélé ardent à les défendre, toute fon admiration à les faire valoir ; & l’exemple feul de cette admiration fi vive pouvoit ou perfuader, ou ébranler les rebelles. Il a eu l’art de fe rendre néceffaire à Horace, à Platon, à Marc-Aurèle, à Plutarque, aux plus grands Hommes ; il a lié fon nom avec les noms les plus fûrs de l’immortalité ; & pour furcroît de la récompenfee dûe à fon mérite, fon nom fe trouvera encore lié avec celui de Votre Eminence.
Quel bienfait ne nous accordez-vous pas en lui fuccédant ? Vous euffiez pû nous favorifer comme premier Miniftre, mais un premier Miniftre peut-il jamais nous favorifer davantage, que lorfqu’il devient l’un d’entre nous ? Les graces ne partiront point d’une main étrangere à notre égard, & nous y ferons d’autant plus fenfibles, que vous nous les déguiferez fous l’apparence d’un intérêt commun.
Auffi les applaudiffemens, que nous vous devions, feront-ils déformais, non pas plus vifs, mais plus tendres. Dans un concert de louanges, il eft facile de diftinguer les voix de ceux qui admirent, & de ceux qui aiment.
Toute votre gloire eft devenue la nôtre ; & dans nos Annales particuliéres, qui, auffi-bien que l’Hiftoire générale du Royaume, aurons droit de fe parer de vos actions & de Vous, nous mêlerons à ce fentiment commun d’ambition, un fentiment de zéle, qui n’appartiendra qu’à nous.
Telle eft la nature du Miniftére, dont jufqu’à préfent Votre Eminence avoit été uniquement chargée, que l’éclat des fuccès n’y eft pas ordinairement proportionné au nombre ni à la grandeur des difficultés vaincues. Les refforts des négociations doivent être inconnus, même après leur effet ; il faut les faire jouer fans bruit, & facrifier courageugement à la folide utilité tout l’honneur de la conduite la plus prudente & la plus délicate. Il n’y a que les évenemens, qui la décelent, mais le plus fouvent fans rien découvrir du détail, qui en feroit briller le merite, ils fe font feulement reconnoître pour l’ouvrage de quelque grand Génie, & donnent l’exclufion aux jeux de la Fortune. Euffions-nous prévu que nous ferions tranquilles pendant une minorité, qui fembloit inviter les Puiffances voifines à reprendre les armes ? Euffions-nous ofé en concevoir l’efpérance ? Le régne du feu Roi, fi brillant par une longue profpérité, & plus encore par les adverfités héroïquement foutenues, & habilement réparées, l’union des deux Monarchies dans fa Maifon défendue contre des efforts fi violens & fi opiniâtres, fon pouvoir trop réconnu & trop éprouvé, un certain éclat du nom François ajoûté par ce grand Monarque au pouvoir réel, enfin tout ce qui faifoit alors notre gloire, faifoit auffi notre danger ; les foupçons & les jaloufies fe réveilloient, les équivoques des Traités, les queftions qu’ils laiffoient indécifes, ne fourniffoient que trop de ces prétextes toujours prêts à fervir tous les befoins, ou toutes les paffions, l’occafion feule fuffifoit pour faire naître des Ennemis. Cependant un calme profond a regné en France, interrompu feulement par un léger mouvement de guerre. Quelle Intelligence a produit cette merveille ? de quels moyens ; mais l’Intelligence ne peut être cachée. Le Regent du Royaume a penfé, fon Miniftre a penfé avec lui & a exécuté. Les fiécles fuivans en fçauront davantage, fiez-vous à eux, MONSEIGNEUR.
Ils fçauront, & c’eft une connoiffance que cette compagnie leur doit particulièrement envier, ils fçauront quelle Eloquence a fecondé vos entreprifes, combien elle étoit des matieres & de Vous ; ils jouiront des ouvrages qu’elle a produits, & que le tems préfent ou votre modeftie nous dérobe. Un autre Cardinal François, élevé par fon feul merite à cette dignité, célébre à jamais par fes importantes & difficiles négociations, Vous a prévenu dans ce genre d’Eloquence, & en a laiffé des modéles immortels. Il dédaignoit d’employer d’autres armes que celles de la raifon, mais avec quelle noble vigueur employoit-il toutes les armes de la raifon ? Quand il avoit les préventions ou les paffions à combattre, ce n’étoit qu’à force de les éclairer qu’il en triomphoit. L’Académie a été formée trop tard, & elle n’a pû poffeder un Orateur d’un caractere fi rare, mais il falloit qu’elle lui pût oppofer un Rival.
Jufqu’ici les Traités de paix avoient la guerre pour véritable objet. On fe ménageoit ou un repos de quelques années pour réparer fes forces, ou plus de forces pour attaquer un Ennemi commun ; une haine diffimulée par neceffité, une vengeance méditée de loin, une ambition adroitement cachée, formoient toutes les liaifons, & le defir fincere d’une tranquillité generale & durable étoit un fentiment inconnu à la Politique. C’eft vous, MONSEIGNEUR, qui en fuivant les vûes, & ce qui nous touche encore davantage, le caractere du Prince dépofitaire du Sceptre, avez le premier amené dans le monde une nouveauté fi peu attendue. Vous avez fait des Traités de paix qui ne pouvoient produire que la paix. Vous en avez ménagé d’autres qui vinffent de plus loin féconder vos principaux deffeins ; & par un grand nombre de ces liens differens, qui tiennent tous enfemble, & fe fortifient mutuellement, vous avez eu l’art d’enchaîner fi bien toute l’Europe, qu’elle en eft en quelque forte devenue immobile, & qu’elle fe trouve réduite à un heureux & fage repos.
Quel doit être pour tous les hommes le charme de ce repos, fi les Souverains qui habitent une région ordinairement inacceffible aux malheurs de la guerre, ont fenti comme les peuples les avantages que leur apportoit la fituation préfente de l’Europe ! Ils les ont fentis, & fi vivement, qu’ils ont tous concouru à vous faire obtenir la Pourpre. Eux à qui l’union la plus étroite permet encore tant de divifion fur une infinité de fujets particuliers, ils fe font rencontrés dans l’entreprife de procurer votre élevation, ils ont même relâché de leurs droits en votre faveur ; & peut-être pour la premiere fois ont facrifié leurs délicates jaloufies. Le souverain Pontife n’a entendu qu’une demande de la bouche de tous les Ambaffadeurs, & vous avez paru être un Prélat de tous les Etats Catholiques, & un Miniftre de toutes les Cours.
Ce même efprit, qui fçait fi bien concilier, vous l’avez porté dans la grande affaire, dont l’Eglife de France n’eft occupée que depuis trop long-tems ; mais combien les interêts politiques font-ils plus aifés à manier, que ceux de la Religion, que chacun fe fait une loi de fuivre tels qu’il les a conçûs, qui n’admettent point une modefte déference aux lumiéres fupérieures d’autrui, qui ne peuvent ceder, je ne dis pas à des confidérations étrangeres, mais même à d’autres intérêts de Religion plus importans, qui enfin femblent avoir le droit de changer l’aveugle opiniâtreté en une conftante refpectable ? Malgré ces difficultés renaiffantes à chaque inftant, des vûes fages & fagement communiquées, des foins agiffans avec circonfpection, mais toujours agiffans, ont réuni les fentimens de prefque tous les Prélats du Royaume ; & il nous eft permis déformais d’attendre une Paix entiere, où l’Eglife n’aura plus rien à craindre du zéle & de l’amour même de fes Enfans.
C’eft dans cette difpofition finguliere des affaires generales que fe fait le paffage paifible du plus glorieux regne qu’ait vû la France, à un regne également glorieux qu’elle efpére. Nul obftacle étranger n’empêchera que les inclinations naturelles du Roi, cultivées avec tant de foin par de fi excellens Maîtres, ne fe déployent dans toute leur étendue. Il n’aura qu’à vouloir rendre fes peuples heureux, & tout nous dit qu’il le voudra. Déja nos defirs les plus impatiens trouvent en lui tout ce qu’ils cherchent, & nos efpérances à force de fe confirmer de jour en jour, ne font plus de fimples efpérances.
S’il étoit befoin qu’elles s’accruffent, elles s’accroîtroient encore par l’application que ce jeune Monarque donne depuis quelque tems aux matiéres du Gouvernement, par ces entretiens où il veut bien Vous faire entrer. Là vous pefez à fes yeux les forces du fon Etat, & des differens Etats qui nous environnent ; vous lui dévoilez l’interieur de fon Royaume, & celui du refte de l’Europe, tel que vos regards perçans l’ont penetré ; Vous lui démêlez cette foule confufe d’intérêts politiques, fi diverfement embaraffés les uns dans les autres ; vous le mettez dans le fecret des Cours étrangeres : vous lui portez fans réferve toutes vos connoiffances acquifes par une expérience éclairée ; vous vous rendez inutile autant que vous le pouvez.
Voilà, MONSEIGNEUR, ce que penfe l’Académie dans un des plus beaux jours qu’elle ait jamais eus. Depuis plus de trente ans qu’elle m’a fait l’honneur de me recevoir, le Sort l’avoit affez bien fervie pour ne me charger jamais de parler en fon nom à aucun de ceux qu’elle a reçûs après moi ; il me réfervoit à une occafion finguliére, où les fentimens de mon cœur puffent fuffire pour une fonction fi noble & fi dangereufe. Vous vous fouvenez que mes vœux vous appelloient ici long-tems avant que vous y puiffiez apporter tant de titres ; perfonne ne fçavoit mieux que moi que vous y euffiez apporté ceux que nous préférerons toujours à tous les autres.