Réponse au discours de réception de Gabriel Hanotaux

Le 24 mars 1898

Eugène-Melchior de VOGÜÉ

Réponse de M. le vicomte de Vogüé
au discours de M. Gabriel Hanotaux

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 24 mars 1898

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

Monsieur,

Dans un discours fameux que vous rappeliez tout à l’heure, votre prédécesseur disait à une Assemblée : « Je reconnais votre juridiction ; mais vous n’ignorez pas qu’à côté d’elle, il v en a une autre : c’est la juridiction de tous ceux qui, jusque dans la passion politique, gardent quelque souci de l’équité, de la vérité... » — Cette justice que les Assemblées refusent, vous l’avez exactement rendue à M. Challemel-Lacour.

Nul mieux que vous n’était qualifié pour peindre le portrait difficile d’un modèle qui se dérobait. Vous avez eu le très rare privilège de pénétrer dans l’intimité de cette âme retirée, ombrageuse, qui semblait toujours craindre qu’un coup d’État ne vînt la violenter. Grâce à vous, il revit et s’anime sous nos yeux, le visage fermé de ce dignitaire de la démocratie qui eût fait un Grand Chambellan si décoratif. Nous reconnaissons dans votre juste éloge l’orateur dont l’autorité s’imposait à ceux mêmes qu’elle ne persuadait pas. Vous touchez discrètement à la sensibilité profonde de l’homme ; elle ne se dissimulait pas si bien qu’on ne la devinât parfois, qu’on ne fût tenté de la plaindre dans l’épreuve cachée, et de s’acheminer par compassion humaine vers une plus chaude sympathie, s’il l’eût permis. En retraçant le rôle du politique, vous remettez au point les accusations passionnées qui nous prévinrent jadis contre lui.

L’équité commande de laisser dormir les règles habituelles du jugement, quand on apprécie les hommes et les choses de la Défense nationale. Dans la patrie transportée d’une fureur sacrée, ils essayaient d’organiser le désespoir ; leurs mains se convulsaient sur des armes brisées : qui pourrait s’étonner que leurs gestes fussent violents, leurs actes excessifs comme les calamités qu’ils voulaient conjurer ? Il y avait trop de raisons, et trop douloureusement bonnes, pour excuser l’égarement des têtes par l’exaspération des cœurs. Les erreurs et les fautes de ces hommes trouvent leur absolution dans un résultat qu’on ne mettra jamais assez en lumière : cette résistance folle, malheureuse et souvent maladroite, fut une haute inspiration de sagesse. On le proclamait ici il y a quelques jours : nous sommes tous sur ce point du même sentiment. Le respect de l’Europe nous eût manqué si nous nous étions couchés après les premières blessures ; il est revenu à ces agonisants forcenés ; les satisfactions que nous avons recueillies depuis lors auraient peut-être indéfiniment tardé, si nous n’avions montré au monde qu’à vouloir nous déshonorer, on fait de nous des insensés très dangereux.

Je retoucherai à peine l’image que vous avez achevée. Vous aviez longuement pratiqué votre ami ; je n’ai fait que l’entrevoir. Nous vîmes passer ici noire confrère, retranché dans la dignité de ses charges, qu’il plaçait très haut, et de son intelligence, qu’il mettait à bon droit plus haut encore. Son fauteuil était un peu distant, à ce foyer académique où nous apportons un cordial abandon. M. Challemel-Lacour y avait pourtant sa place marquée d’avance. Nous l’appelâmes avec le sentiment très vif qu’il était bien des nôtres. Qui d’entre nous pouvait oublier les travaux consciencieux, élégants, d’une érudition solide et d’une bonne langue, où la jeune génération de la fin de l’Empire apprenait cette Allemagne encore si mal connue ? Notre gratitude pour leur auteur eut autant de part, dans le choix de l’Académie, que l’hommage rendu à l’un des maîtres de l’art oratoire ; plus de part, à coup sûr, que le souci de resserrer le lien traditionnel entre la compagnie et les détenteurs des grands offices publics.

Vous venez d’invoquer, Monsieur, l’alliance ancienne des lettres avec l’État. Elle fut étroite et nécessaire, aux époques où un État très vigoureux, très absorbant, ramenait à lui et tenait en tutelle toutes les manifestations de la vie nationale. Elle s’est fatalement relâchée, à la suite des transformations historiques qui ont affaibli l’État, limité son rôle en théorie, sinon toujours dans la pratique, et renforcé les groupements particuliers avec leur vie propre, leur indépendance, leur esprit corporatif. Quelques modernes vont jusqu’à dire avec un judicieux universitaire, M. le maître de conférences Bergeret : « Nous n’avons point d’État : nous avons des administrations. » Ils vont bien loin. Sur le sol nivelé que n’ombrage plus le vieil arbre royal, l’individualisme du siècle a fait reparaître comme une poussée de l’esprit féodal. Dans cette féodalité de la force intellectuelle, un Taine, un Renan, un Alfred de Vigny, un Alexandre Dumas étaient à leur manière de grands barons ; ils dressaient leur tour sur la montagne, ils la maintenaient franche de toute mouvance. On ne voit guère ces hommes blessés à mort, comme le doux Racine, par un regard du Roi ; à plus forte raison par un regard de ce personnage abstrait, l’État. Leurs compagnies littéraires écoutent aujourd’hui la prudence de Sérizay plus que l’empressement de Chapelain. La nôtre, durant le dernier demi-siècle, s’était quelque peu déprise de l’antique solidarité avec l’État ; elle ne s’inspirait dans ses choix que de son goût pour le talent. Elle le reconnut, supérieur aux emplois dont le prestige éphémère éblouit la foule, chez M. Challemel-Lacour ; elle le reconnaît à cette heure chez son successeur.

J’aime à insister sur le mérite de notre regretté confrère en tant qu’écrivain. Les louanges qu’on lui donne de ce chef sont comme la réparation d’une inadvertance de nos aînés. Dans les états de service de ce lutteur, ses campagnes littéraires ne lui sont pas assez comptées. Qui dira le secret des engouements, des indifférences du public ? Avant M. Challemel-Lacour, des explorateurs de l’Allemagne philosophique nous avaient rapporté les doctrines des grands métaphysiciens d’outre-Rhin ; Kant d’abord, puis Hegel. On s’y intéressa, on les salua avec déférence ; nul ne s’avisa de plaisanter ces dieux étrangers. Du temps que M. Cousin administrait la philosophie française, il dit à ses élèves que Hegel était savoureux, et ses élèves le crurent. Il y a cependant pour les fils de Voltaire des lectures plus récréatives que la Phénoménologie de l’Esprit. M. Challemel-Lacour, lui, nous apportait le seul philosophe allemand qui soit vraiment divertissant, le seul dont la verve mordante fût appropriée à notre humeur. À parier d’avance pour l’acclimatation rapide d’un de ces génies difficiles, qui n’eût choisi Arthur Schopenhauer ? Il a du trait, de l’imprévu, du cynisme ; il rhabille les vieilles sentences de l’Ecclésiale avec une malice réjouissante ; il fustige les femmes assez fort pour se faire aimer d’elles. N’en est-il pas d’ailleurs de tout pessimisme outré comme du genre macabre, d’où une veine de comique jaillit infailliblement ? L’Hindou peut s’épouvanter, quand on lui montre la vie trop noire, le monde trop mauvais ; le Gaulois commence à rire, cet heureux enfant n’y croit point. Molière le savait bien, lorsqu’il écrivait la comédie du Misanthrope. Voyez pourtant comme on eût mal parié ! Il a suffi de quelques plaisanteries de vaudeville pour créer une légende d’ennui autour des livres qu’on n’avait pas lus. Le nom de Schopenhauer est devenu synonyme de cette lourdeur germanique si cruellement raillée par l’ironiste de Francfort. Et la renommée de M. Challemel-Lacour ne retira qu’un maigre bénéfice d’une importation froidement accueillie.

Le pionnier ne se rebuta pas. Il poursuivait tous les filons dans la mine étrangère, il devançait des curiosités qui ne s’éveillèrent que plus tard. Je sais de lui une étude sur un curieux épisode de l’histoire de Russie, les aventures de la princesse Tarakanoff ; j’ai pu contrôler son récit aux sources, et j’en ai conçu un grand respect pour la probité de ce laborieux chercheur. Le fonds était riche il nous eût certainement donné une de ces œuvres capitales qui préservent un nom de l’oubli, si l’Empire eût duré dix ans de plus. Il s’estima mieux servi par la destinée qui contentait ses convictions et ses ambitions, le jour où elle le fit préfet.

Nul n’avait gardé un souvenir plus amer de l’opération de police, un peu rude, qui rassura un matin de décembre la société effarée. Nous avons peine à comprendre, aujourd’hui, la stupeur et le long ressentiment des hommes de 1848. Leur Gouvernement, — c’est un de vos écrits que je cite, Monsieur, — fut le Gouvernement de la désillusion. Sans préparation, sans éducation préalable, ils avaient octroyé à notre peuple le suffrage universel, l’instrument qui devait prêter une voix irrésistible aux instincts contrariés de ce peuple. Comment ne pas prévoir que cet instrument lui servirait d’abord à demander un chef ? Quand une demande est aussi générale, aussi instante, celui qui doit la satisfaire se rencontre toujours. Selon la forte parole d’un penseur, l’attente crée son objet. Les candides novateurs de 1848 avaient brusquement ouvert les vannes d’un profond réservoir ignoré ; et ils s’étonnaient que l’eau prît son cours naturel sur la pente ! Il devait y avoir dans leur irritation beaucoup de ce dépit que nous ressentons contre nous-mêmes, que nous tournons contre les autres, lorsque nous avons fait un faux calcul.

Cette génération enflée de si beaux rêves crut de bonne foi que la pensée française allait sombrer dans le néant. Fut-elle d’aussi bonne foi, plus tard, lorsqu’elle soutint que le naufrage avait eu lieu ? Où donc avaient-elles fléchi, l’éloquence, la poésie, la philosophie ? Philosophie et histoire renouvelaient leurs aspects, leurs méthodes, dans les intelligences magnifiques d’un Renan, d’un Taine, d’un Fustel de Coulanges. La poésie chantait de toute part ; elle planait avec le génie mûri de Victor Hugo dans la Légende des Siècles ; elle songeait avec la vieillesse pensive du Vigny des dernières Destinées ; elle enseignait des harmonies nouvelles à Gautier, à Baudelaire, à Louis Bouilhet, à Leconte de Lisle, à tout le jeune Parnasse. La foi religieuse continuait d’inspirer deux grands écrivains, Veuillot et Montalembert. Les voix éloquentes rivalisaient dans la chaire, au barreau, à la tribune relevée, avec Lacordaire, Berryer, Jules Favre, Chaix d’Est-Ange, Billault, Rouher, Thiers, Jules Simon. Notre théâtre imposait au monde les chefs-d’œuvre d’Augier et de Dumas. Le roman se frayait des voies neuves avec Flaubert et les Goncourt, rajeunissait les anciennes avec Octave Feuillet. Sainte-Beuve portait la critique à un degré de maîtrise qu’elle n’avait jamais atteint. Les sciences, toutes les sciences, prononçaient leur grand mouvement de conquête sur les secrets de la nature, de la vie et du passé historique ; elles établissaient leur souveraineté, qui est proprement la caractéristique de cette période. Pour en marquer les progrès, je devrais énumérer trop de noms glorieux ; ils sont ici dans toutes les mémoires.

Quand on dresse l’inventaire de ces années fécondes, que trouve-t-on au chapitre des pertes problématiques ? Quelques articles de journaux, peut-être, la prose rentrée des polémistes qui n’avaient pas la dextérité d’un Weiss, d’un Prévost-Paradol, d’un Beulé, d’un Challemel-Lacour. En vérité, on s’accommoderait volontiers des banqueroutes intellectuelles qui laissent de pareils bilans. Je sais bien, je sais trop, qu’il y a un autre compte ; historien et patriote, M. Challemel-Lacour réchauffait son indignation sur la page funeste, la dernière, pour refuser son pardon aux pages brillantes. Mais sur cette page même qui justifiait toutes les sévérités de son jugement, ne fut-il jamais inquiété par un murmure de sa droite conscience ? Ne dit-elle jamais à ce bon historien que dans toute grande catastrophe les responsabilités sont multiples, réparties entre ceux qui firent le mal, ceux qui le laissèrent faire, ceux dont la haine vigilante empêcha peut-être de faire mieux ? À quoi bon l’étude de l’histoire et le sens du juste, si ce n’est pour être équitables envers les régimes que nous n’avons ni aimés ni servis ? Il est temps de les briser, ces clichés du dénigrement qui flattent des passions vieillottes, qui faussent les perspectives déjà lointaines où la paix devrait lentement descendre dans l’ombre malheureuse des tombeaux.

Elle descendait dans l’âme de M. Challemel-Lacour, quand il vint parmi nous. Nous avons admiré les progrès de cette sagesse qu’on vit croître avec sa haute fortune. Nous le trouvâmes presque trop sage, le jour où il se leva, à la place où vous êtes, pour juger avec quelque rigueur le grand fantôme léger d’Ernest Renan. Il avait raison, il devait avoir raison... Et pourtant nous lui en voulions un peu d’avoir raison si haut. On ne devrait frapper l’ombre de Renan qu’avec des fleurs funéraires. La querelle était ancienne entre ces deux intelligences si contrastées. Déjà, dans un discours sur les Universités prononcé au Sénat en 1892, cet esprit arrêté avait attaqué cet esprit fuyant ; ce fils dévoué de la Révolution française avait défié le plus formidable contempteur de la Révolution. Renan faisait pis que de la combattre ; il la négligeait, il considérait « le petit fait gaulois » comme un accident nuisible, mais de mince importance dans la suite des annales de l’humanité. Le regard aigu du vieux Celte, du libre hérésiarque resté traditionnel en matière d’histoire de France, gênait les apôtres de la nouvelle foi. Il les gênait, il les troublait peut-être. M. Challemel-Lacour lui en voulait-il d’avoir avivé les angoisses intimes de sa pensée politique ?

Je fais allusion aux inquiétudes que notre confrère trahit à plusieurs reprises, durant les dernières années de sa vie. Elles n’allaient pas jusqu’aux prophéties menaçantes de quelques-uns de ses amis, de cet enfant terrible de Scherer, par exemple. Comme on pouvait l’attendre de sa manière retenue, M. Challemel-Lacour nuançait discrètement le noir qu’il broyait à part lui. « Une sorte d’appréhension... certaines alarmes... », ces mots et d’autres semblables revenaient à chaque paragraphe, dans le remerciement qu’il lit lors de sa réélection à la présidence du Sénat. Tout le discours fut interprété comme l’aveu d’un doute pénible. Votre peinture fidèle serrerait de plus près encore la ressemblance, si l’on y marquait sur la physionomie de l’homme d’État cette ombre morose du doute que les yeux perspicaces virent grandir. Elle faisait penser au pli douloureux qui attriste le front du savant, quand il se penche sur le creuset où l’expérience longtemps poursuivie n’a pas réussi.

Le philosophe trouva son refuge suprême dans ce stoïcisme que vous accordez généreusement à toute son équipe ; nul ne le contestera à M. Challemel-Lacour. Sagesse, tolérance, modération, ces qualités chaque jour plus sensibles lui conciliaient jusqu’à ses adversaires déclarés de jadis. Leur estime lui tenait lieu de la popularité que sa raison sévère ne recherchait pas. Quand il nous quitta, les témoignages unanimes de cette estime augmentèrent nos regrets. On comprit mieux combien il honorait l’Académie, et pourquoi il en était naturellement, cet honnête homme si bien fait pour y maintenir les traditions de gravité, de haute culture, de bon langage.

Vous aussi, Monsieur, vous en étiez naturellement. Point n’était besoin qu’un parrain irrésistible, ce grand Cardinal auquel nous n’avons rien à refuser, vous y amenât par la main. Je puis même vous dire le jour où vous y êtes entré. Vous aviez quatorze ans, quinze ans peut-être ; vous prépariez votre leçon dans une salle du vieux collège de Saint-Quentin, Collegium Bonorum Puerorum. Quand le professeur vous demanda d’expliquer le texte grec, — c’était Homère, — votre voix s’embarrassa soudain, toute mouillée ; vous veniez de déchiffrer les adieux d’Andromaque à Hector : « Hector, tu es pour moi mon père, ma vénérable mère, mon frère et mon jeune époux. Prends pitié d’Andromaque, défends-toi du haut de nos tours, range l’armée près du figuier sauvage ; ne rends pas orphelin ton enfant et veuve ton épouse... » — Devant la majesté simple de cette ancienne douleur, le frisson du beau vous avait secoué, les pleurs avaient obscurci vos yeux. Ce jour-là, vous naissiez à la vie littéraire ; cette larme vous avait voué aux pures émotions que rien ne remplace. Ce jour-là, vous entriez dans notre famille, où la communion dans la beauté est le lien supérieur de nos opinions dispersées. Quelles que soient les dissidences inévitables que des vues divergentes sur le bien public puissent créer entre nos esprits, nos cœurs se reconnaîtront toujours dans l’amour d’Andromaque. C’est pourquoi je suis heureux de vous souhaiter ici la bienvenue.

Vous êtes sorti des environs de Saint-Quentin ; ou plutôt non, vous n’en êtes jamais sorti : vous tenez par toutes les fibres de votre être à cette marche picarde, si longtemps pays frontière, pays libre et batailleur, abrité naguère encore sous les vastes forêts qui couvraient les vallées de la Somme et de l’Oise. C’est la brèche de notre Gaule : démantelée au nord, la France n’a de ce côté ni barrière de montagnes ni ceinture de mers ou de grands fleuves. Elle a les Picards. Derrière le long boulevard de ses places fortes, cette race de terriens endurcis arrêtait le flot des invasions, l’Anglais, l’Espagnol, l’Allemand. Race patriote et démocratique, où les mœurs républicaines se ressentaient du voisinage des Flandres. Peu de grande noblesse ; des abbayes de Prémontrés, des communautés bourgeoises jalouses de leurs franchises ; la classe moyenne, gens de négoce et de judicature, tenait le haut du pavé Saint-Quentinois. Elle donnait à la France des hommes d’action, soldats ou politiques, de tempérament révolutionnaire pour la plupart : Calvin et Pierre Ramus, Condorcet et Camille Desmoulins, Babœuf, le général Foy. — « Tous gens d’entreprise, avez-vous écrit en parlant d’eux, à l’esprit clair, à la main prompte, à la décision énergique, à l’autorité parfois brutale. »

Vos biographes discerneront mal ce qu’il y a de fort et de permanent dans votre vocation, s’ils ne vont pas chercher vos racines au plus profond de cette terre « qui sue l’histoire », comme vous le dites dans le livre où vous racontez la vie de votre parent et compatriote Henri Martin. À la surface de cet ossuaire des anciennes guerres, les monnaies, les médailles, les armes affleurent sous la pioche du paysan. — « Moi-même, ajoutez-vous, suivant aux champs, derrière les laboureurs, le sillon de la charrue, j’ai plus d’une fois ramassé, déterré à la pointe du couteau, des os, des fragments d’armures. » Vos premiers jeux vous égarèrent dans les immenses souterrains qui relient le château de Beaurevoir aux places avoisinantes. Les petits bergers allumaient des bougies dans ces ténèbres : vous livriez avec eux vos combats d’enfants, au fond des galeries où leurs pères cherchaient un refuge contre les archers de Bedford, les arquebusiers de Farnèse, les uhlans de Blücher. La tour de Beaurevoir vous redisait la plainte de Jeanne d’Arc, captive dans ce donjon du Sire de Luxembourg. C’est au pied de la prison de Jeanne que vous êtes né, le 19 novembre 1853, dans une étude de notaire. Votre famille appartenait à cette bourgeoisie rurale, de pur sang picard, âprement attachée au sol des ancêtres, fidèle gardienne de la dignité de leurs vieilles, mœurs, On vous destinait à continuer l’office paternel. Vous n’avez pas trompé tout à fait l’attente de vos parents : vous libellez des contrats, Monsieur ; ils engagent de plus grands intérêts que ceux des laboureurs du Vermandois. Au collège des Bons-Enfants, où vous fîtes vos classes, on augurait déjà mal de votre notariat. Vous aimiez trop Homère et l’histoire : l’histoire, qui allait vous donner de vivantes, tragiques leçons.

Vous aviez seize ans quand la marche picarde fut envahie une fois de plus. L’ennemi se présente devant Saint-Quentin : la cité rappelle son âme vaillante de 1557, elle repousse cette première visite. Avide de voir et d’agir, vous vous échappez de la maison ; les braves gens décrochent à l’Hôtel de Ville les trophées historiques, pertuisanes et mousquets ; vous vous emparez d’un pistolet d’arçon : il est trop vieux, vous êtes trop jeune pour combattre. Mais vous avez vu le feu, vous avez porté votre pierre aux barricades qui ont tenu bon. Cependant, on faisait encore des bacheliers. C’est la préoccupation suprême de notre pays, aux heures mêmes où il se meurt. Un train de soldats vous emporta, sur réquisition militaire, à la conquête du diplôme intempestif, devant le jury d’examen, à Douai. Au retour une épreuve inoubliable vous attendait. Pardonnez-moi de vous rappeler un de ces souvenirs qui trempent les forts. Votre père venait d’expirer ; vous le conduisiez au lieu de son repos. Une troupe arrêta le convoi, coupa le cortège : c’était la première compagnie allemande qui entrait dans la ville et la prenait cette fois au dépourvu. Les tambours plats et sourds, les aigres fifres où sifflait notre peine, vous avez appris à les connaître ce jour-là, derrière le cercueil dont ils vous séparaient. Quelques semaines plus tard, Faidherbe livrait une bataille sanglante sous vos murs. Vous ne pouviez aider qu’à ramasser les blessés et les morts, le soir, dans les champs détrempés par la neige de janvier. Vous avez raconté comment le regard fixe d’un de ces morts vous retint longtemps : un officier à peine plus âgé que vous, saint-cyrien de la veille. Tandis que vous faisiez effort pour le soulever de la glaise boueuse où ses pieds étaient pris, ses yeux grands ouverts s’attachaient sur les vôtres avec une dernière imploration... Ah ! Monsieur, vous n’oublierez jamais la pensée qu’il vous léguait, le regard de ce pauvre enfant vaincu !

Je vous retrouve à Paris, isolé, perdu, riche seulement du courage et de l’espoir de vos dix-huit ans. La grande Sirène vous avait débauché, vous aussi, de votre chère plaine natale. Enfin ! puisqu’il est entendu que les plus robustes fils de la province viennent s’établir à Paris pour le bon motif, pour y prêcher de plus haut la décentralisation ! Vous n’aviez d’autre appui, d’autre viatique qu’une lettre pour Henri Martin : un parent, un lauréat du collège des Bons-Enfants ; son exemple vous stimulait, vous rêviez de refaire les mêmes étapes laborieuses, heureuses : l’histoire, la politique, le prix Gobert, l’Académie, les assemblées. Vous les avez refaites exactement ; vous avez rejoint, dépassé votre guide. Mais alors il vous paraissait si loin, si haut ! Ce vénérable druide vous conseilla d’aller d’abord... au Conservatoire, pour vous débarrasser de votre accent picard. Ainsi fîtes-vous : l’accent tomba de vos lèvres, dans votre cœur, où vous le gardez. Vous fréquentiez l’École de Droit : cela, c’était pour votre famille, afin de ne pas décourager trop tôt ceux qui vous attendaient sous les panonceaux, dans l’étude de Beaurevoir. Pour vous, pour votre vraie vocation, vous suiviez les cours de l’École des Chartes. Entre tant de grandes sœurs qui font plus de bruit dans le monde, qui prétendent et promettent davantage, votre instinct avait bien choisi l’École nationale par excellence, le bon séminaire où l’on garde l’âme de « Douce France ». À quoi sert-il ? demandent parfois les philistins ; et ce seul mot est son meilleur titre de noblesse : il sert à faire aimer notre passé.

Le comte Riant se proposait alors de publier une vieille chronique provinciale, Les Histoires de ceux qui conquirent Constantinople, par Robert de Clari en Amiénois. Il vous confia ses manuscrits. Clari était un Picard, qui écrivait dans son patois, le vôtre : ce texte vous prit à l’endroit sensible, vos maîtres s’étonnèrent du beau feu qu’il allumait en vous. Le parler accoutumé de l’Amiénois vous donna l’intelligence et la passion du Moyen âge, des Croisades. Votre premier Mémoire imprimé, si je ne me trompe, élucide cette question controversée. Les Vénitiens ont-ils trahi la Chrétienté ? De méchants chroniqueurs accusaient la Sérénissime République d’avoir pactisé avec le Mahométan contre ces pauvres chrétiens : vous preniez fait et cause pour les Vénitiens, vous les vengiez de cette noire calomnie.

Dès ce moment, vous étiez en quête d’un grand sujet d’histoire nationale, vous le cherchiez dans les diverses périodes où l’activité de notre race a débordé sur le monde. Le Moyen âge ne vous retint pas. Votre esprit sent le besoin de saisir une réalité concrète ; les cottes de mailles et les heaumes du décor romantique vous dérobaient trop, disiez-vous, les figures réelles de nos aïeux. Le siècle de Louis XIV vous tenta un instant ; mais là encore, vous ne démêliez pas à votre gré les passions humaines sous le pompeux apparat qui les masquait. Un attrait invincible vous ramena au début du XVIIe siècle, à la formation de la monarchie unitaire et centralisée. Des affinités secrètes vous attachaient à ces légistes, à ces gens d’Église, à ces diplomates formés par une double maîtrise, par la finesse florentine, par l’inflexibilité des sombres bureaucrates de l’Escurial. Le plus grand d’entre eux, le Cardinal ministre qui fut l’ouvrier de la prépondérance française et de l’absolutisme royal, obsédait déjà votre imagination. Vous choisissiez pour sujet de thèse l’Origine de l’institution des Intendants, aux alentours de 1600 ; et ce mémoire savant n’était, comme la plupart de vos travaux ultérieurs, qu’une des assises profondes de votre livre futur sur Richelieu. Ce livre, vous l’avez rêvé, conçu, porté pendant quinze ans ; il sera bien vraiment une grande pensée de la jeunesse réalisée par l’âge mûr.

De l’École des Chartes, vous passiez à l’École des Hautes Études, non plus comme élève, mais comme maître de conférences. Ceux qui vous entendirent ont très présent le souvenir de cet enseignement aisé, nourri d’érudition, riche de faits et avare de phrases, donné sans pédantisme par un professeur qui se plaisait à ne paraître qu’un camarade plus instruit. Vous preniez pied à la même époque dans le journalisme. Henri Martin vous avait introduit à la République Française, Challemel-Lacour vous y avait reçu. Vos articles, réunis dans un volume d’Études historiques, roulaient sur la formation du pouvoir royal, sur les publications relatives au XVIe et au XVIIe siècle : encore et toujours des travaux d’approche autour de ce Richelieu qui vous fascinait.

Il advint par hasard que Gambetta eut un jour le loisir de lire les Variétés de son propre journal. L’article était de vous : Gambetta fut charmé et s’enquit de l’auteur. Cet imaginatif avait la prompte intuition de tous les mérites, l’engouement subit avant l’oubli rapide. Cet ambitieux avait toujours un filet à la main pour pêcher les hommes chez qui il pressentait une force. Il vous fit venir. Je n’assistais pas à l’entretien, mais on en devine sans peine le tour. Vous vous fîtes valoir en parlant pertinemment du siècle que vous connaissiez à fond. Gambetta s’échauffa, repensa vos idées, improvisa brillamment sur ce qu’il apprenait par vous. Vous l’aviez fait concevoir avec chaleur et causer avec éloquence : il vous en sut gré, il vous attribua vaguement, le soir venu, ce qu’il était content d’avoir si bien dit, il prononça : « Ce jeune homme est très bien ! » Et de ce large geste facile avec lequel il ramassait tous les passants qui lui avaient plu, il vous attira, vous offrit une place aux Affaires Étrangères.

Votre ambition de travailleur la choisit d’abord aux Archives, d’accès très difficile en ce temps-là. Vous voici rajeuni de beaucoup d’années, Monsieur : assis comme alors à côté de votre ancien voisin de table dans la salle des Archives, de ce maître historien qui vous aidait de ses conseils, prodigués depuis à tant de disciples. Vous vous partagiez tous deux les dossiers que la griffe jalouse de M. Faugère ne défendait plus contre les ravisseurs. Albert Sorel vous passait les lettres de Richelieu, vous lui repassiez celles de Talleyrand ; votre Royauté et sa Révolution faisaient très bon ménage.

Gambetta réclama votre concours plus immédiat à son cabinet ; après lui, Challemel-Lacour et Jules Ferry vous y retinrent. Une seconde vocation s’éveillait en vous, ou plutôt la première se dédoublait : le diplomate est un historien qui agit et bâtit en avant, au lieu de reconstituer derrière lui la maison du passé. Vous aviez appris cet art chez les maîtres d’autrefois. Vous n’étiez pas de ceux qui ont besoin d’entendre ce que le spirituel Rémusat disait à un journaliste qu’il venait de pourvoir d’une légation : « Mon cher ministre, dans votre ancienne profession, vous affirmiez ce dont vous n’étiez pas sûr ; dans la nouvelle, il ne faudra pas même affirmer ce dont vous serez très certain. » — Vous, Monsieur, vous saviez le prix du silence, du doute méthodique, de la réflexion. Vous étiez aussi prémuni contre un autre écueil des diplomates improvisés : l’enchantement naïf où les jette leur grandeur inattendue, l’exploitation de cette faiblesse par des adversaires moins éblouis dans les places qu’ils occupent naturellement. M. de Saint-Cyran, un des intimes de Richelieu, vous avait expliqué pourquoi « les grands étaient peu capables de l’étonner » ; et vous indiquez dans une phrase d’un joli raccourci le premier bénéfice que le jeune évêque de Luçon retira de son voyage à Rome : « Il vit de près ce que de loin on appelle les grandes choses. »

D’autre part, vous connaissiez assez votre temps pour savoir comment il a transformé les procédés de l’art classique. Nos communications universelles et instantanées commandent à la vigie diplomatique une effrayante rapidité de décision. Dans ce cabinet où l’on attendait jadis les lents courriers, un réseau de fils vibre sans cesse et transmet à toute minute les tressaillements de toute la planète. On n’imagine guère le Cardinal dictant au Père Joseph ses instructions sur l’Artois ou la Valteline entre le télégraphe et le téléphone. La diplomatie officielle rencontre aujourd’hui une terrible rivale, la presse ; et l’on peut se demander si ceci ne tuera pas cela. Il y a jusque sur les marches des trônes, si j’ose dire, un prurit de publicité ; on y fait de préférence au correspondant du grand journal la confidence des secrets que l’ambassadeur apprendra par cette gazette. Une nouvelle souveraine, l’opinion, dispute partout aux initiés la conduite des affaires d’État : dans les démocraties comme la nôtre, ils tenteraient vainement de lutter contre le courant populaire, qui imprime à ces affaires une direction instinctive, sentimentale. Ce sentiment du peuple est souvent mieux inspiré que la raison des habiles ; mais il verse tout d’un bord, avec excès, sans défiance, il vire parfois brusquement. Le suivre en le retenant, c’est la tâche malaisée des gouvernements que son caprice fait et défait. Une seule chose n’a pas varié dans la pratique de votre art : si la patience est, tout le génie, comme l’a dit ce naturaliste, elle est surtout le génie diplomatique.

Vous êtes allé prendre des leçons de patience à la meilleure école, à Constantinople. Que je vous vois mal, Monsieur, sur ces divans de Thérapia où vous m’avez succédé ! Mes années de prime jeunesse ont fui là-bas dans un long rêve, bercé par l’incessant clapotis du Bosphore, au bord des eaux divines qui tremblent dans la lumière, et persuadent doucement, à l’ombre des platanes, l’oubli d’agir et de penser. Que faisiez-vous, actif Européen que vous êtes, au pays où il ne faut rien faire ? Pouviez-vous suivre le conseil du vieux caïdji à l’étranger qui descend dans son étroite embarcation ? — « Effendi, pour ne point chavirer, il ne faut pas bouger, il ne faut même pas penser. » Vous m’allez mépriser de vous montrer une âme vraiment turque. Européen vite instruit de tout. Vous ne me croiriez pas, si je disais que pour pénétrer les âmes ainsi faites des Osmanlis, pour découvrir la finesse qui sommeille au fond, il n’est peut-être pas inutile d’avoir vécu longtemps de leur vie indolente et contemplative.

Vous ne vous y êtes pas attardé. Les électeurs de l’Aisne vous infligeaient une autre forme d’inaction : ils vous envoyèrent en 1886 au Parlement, Là, comme en Turquie, je vous vois mal, vous qui ne savez pas perdre votre temps. Il ne semble point que vous ayez gardé de votre passage dans ce bruit un souvenir idolâtre. On ne le devine pas, du moins, dans les sentiments que vous prêtez à votre Richelieu, aux États de 1614. — « Sa jeunesse, attentive et encore inexpérimentée, va suivre ce spectacle d’intrigues stériles et d’agitations vaines. Il sentira naître en lui ce mépris pour les grandes assemblées, si naturel aux hommes d’action. Il achèvera son éducation politique en observant l’agonie de la vieille institution libérale. » — Et vous commentez sans compassion le récit où Florimond Rapine nous montre « ces braves gens, venus du fond de leur-province pleins d’illusions... Ils allaient par la ville, inquiets, dans l’espérance d’on ne savait quel coup du hasard qui les aiderait et les arracherait à leur propre impuissance. » — Ce sont les députés de 1614 dont il est question.

Vous êtes revenu avec soulagement à votre place utile, à la direction d’un de ces bureaux que le biographe d’Henri Martin appelait irrévérencieusement « un moulin à dépêches », avant d’y moudre lui-même. Vous gavez débrouillé les noirs démêlés de notre empire africain, de ce Nouveau Monde où les diplomates joueront désormais leurs plus difficiles parties. Enfin il arriva une chose extraordinaire : un jour qu’on refaisait un Cabinet, il ne se rencontra ni un avocat ni un médecin législatif pour convoiter le portefeuille des Affaires étrangères : on en fut réduit à prendre un homme du métier. Il a duré.

Ici, vous m’échappez, Monsieur. Je fus longtemps étudiant dans la Faculté où vous voilà docteur. J’y ai appris tout au moins qu’il ne convient pas de juger sur l’incident quotidien les desseins à longue portée du négociateur diplomatique. Faisons crédit au temps qui seul découvrira et sanctionnera les vôtres. Cultivez notre jardin. Vous y avez vu croître un bel arbre dont les fleurs nous ont réjoui : nous vous souhaitons d’en cueillir les fruits. Les averses et les grêles ne vous furent point épargnées ; vous les laissez passer en relisant le Testament politique de Richelieu. — « Celui qui occupe cet emploi doit savoir que la condition de ceux qui sont appelés au maniement des affaires publiques est beaucoup à plaindre, en ce que s’ils font bien, la malice du monde en diminue souvent la gloire, représentant qu’on pouvait faire mieux, quand même cela serait tout à fait impossible. Enfin, il doit savoir que ceux qui sont dans les ministères sont obligés d’imiter les astres qui, nonobstant les abois des chiens, ne laissent pas de les éclairer et de suivre leur cours. » — Richelieu est bon conseiller : imitez les astres, nous n’imiterons pas les abois des chiens.

Je vous laisse à l’hôtel du quai d’Orsay : je vous reprends où vous m’appartenez, dans ce logis modeste et studieux où vous avez vécu, où vos amis vous retrouvent aux heures de relâche, entre les portraits, les estampes du Cardinal, les belles éditions à ses armes. Sur tous les murs, l’image du maître idéal de la maison, la « tête osseuse et fine », peinte, gravée, moulée. Vous êtes allé la chercher jusque dans sa sépulture de la Sorbonne. Vous l’avez trouvé intact, ce crâne volontaire, il a duré plus que bon nombre de ses créations. Le moulage du masque est sous votre main, vous y rallumez la pensée que vous exhumiez d’autre part dans les papiers des Archives. Du monument que vous lui élevez, nous n’avons que le portique : une scène largement construite, où votre science a évoqué la figure vivante de la France à l’aube du XVIIe siècle. Tableaux pittoresques de Paris et de la province, situations respectives des différents ordres dans la nation, travail séculaire de la royauté pour absorber tous leurs droits, troubles laissés dans les consciences par tant de luttes religieuses et politiques, votre magistrale introduction nous montre tous ces aspects de la terre que Richelieu va pétrir. Les portraits des principaux acteurs sont burinés d’une pointe ferme et sobre, dans la manière des graveurs qui nous ont conservé les maigres profils de ces cavaliers et de ces prélats. Nulle dissonance entre les citations que vous faites et la narration où elles s’encadrent ; on reconnaît à cet accord la bonne qualité de votre langue, sa parfaite convenance avec l’époque et le sujet.

La scène est prête : votre second volume y introduit le héros qui va la remplir. — « Vêtu de la robe violette, coiffé du bonnet carré, portant le large col blanc qui convient à la pâleur de son teint, la main en avant, allongée et très fine, jeune, prompt, fébrile, l’évêque de Luçon s’avance, dans la foule des inconnus, du pas ferme d’un homme qui se sent parti pour les longs chemins. » —Le voilà secrétaire d’État, associé à la périlleuse fortune du maréchal d’Ancre. La brosse fougueuse de Michelet avait peint le meurtre de Concini dans la cour du Louvre ; votre dessin dramatique soutient la comparaison. C’est au lendemain de cette tragédie que vous abandonnez, provisoirement, le futur Cardinal. Je ne puis reprocher qu’une chose à ce commencement d’un beau livre : l’impatience où il laisse le lecteur qui en attend la suite.

Beau livre, parce qu’il a jailli d’une ardente sympathie de votre esprit. Pourquoi donc l’aimez-vous, ce dur et pâle compagnon de toute votre vie ? L’homme est de ceux qui forcent l’admiration et n’attachent pas la tendresse. « Le fond de son cœur était froid. Jamais un sentiment ne l’écarta de la ligne que ses calculs lui avaient tracée. Beaucoup l’aimèrent, il aima peu. Il n’eut-jamais qu’une passion, celle du commandement. » — Les Instructions et Maximes que je me suis données pour me conduire à la Cour, ce bréviaire portatif du prêtre ambitieux, nous ouvrent une âme toute de glace, de sécheresse et de ruse. Pourquoi donc l’aimez-vous ? Je le sais : tout votre livre, le crie. L’historien, le Picard gardien-né de la frontière, a reconnu chez ce Poitevin un sens fraternel de l’histoire nationale, une juste conception de la grandeur française et des moyens nécessaires pour l’affermir. Avec une émotion communicative, vous nous avez montré le jeune Armand du Plessis s’instruisant au spectacle des misères communes, dans ces campagnes ruinées par l’anarchie de la Ligue, menacées par l’Espagnol, disputées par la foi de Genève à la protection tutélaire du vieux clocher. En son âme, comme en un clair miroir, vous avez vu l’âme de ce temps, telle qu’elle se formait à la fin de la Ligue chez les meilleurs Français, telle qu’elle parle dans les admirables Lettres du cardinal d’Ossat ; vous y avez surpris le « réveil vigoureux du sentiment national » qui caractérise pour vous les dernières années du XVIe siècle. Vous signaliez déjà cette révolution d’idées, il y a vingt ans, dans un de vos premiers écrits sur ces matières, et vous la rapportiez à trois causes : « une aspiration générale vers la tranquillité, un mouvement d’honnêteté, un courant de défense nationale. » Ces besoins primordiaux du peuple de France, Armand du Plessis les a sentis, il leur a donné, une volonté active ; il s’est promis de continuer et de parfaire l’œuvre réparatrice du roi Henri IV. Il vous est apparu grand, il l’est vraiment, parce qu’il a dégagé la loi fondamentale dé notre histoire et qu’il y a rangé sa conduite. La nature elle-même nous a fait cette loi ; elle a situé ce pays à l’extrémité de l’Europe, au point où il reçoit le choc de toutes les races acheminées vers l’ouest, en marche vers la grande mer ; elle l’a comblé de biens charmants et enviables, objets de perpétuelle convoitise pour les voisins qui guettent ses divisions. Il ne peut trouver que dans l’unité la sauvegarde de son indépendance. Richelieu a tout subordonné à la préservation de cette indépendance ; aux frontières, il a voulu l’assurer par la reprise des limites naturelles ; à l’intérieur, il en a cherché la plus sûre garantie dans l’intégrité de l’esprit français ; préférant le certain à l’incertain, la tradition aux nouveautés séduisantes, il a combattu dans la Rochelle et dans Privas les infiltrations d’un esprit étranger.

N’est-il pas allé à l’extrême dans son implacable besoin d’unité ? Quand vous exposerez la suite de ses nivellements, l’approuverez-vous d’avoir mis la hache au cœur de ces grands chênes incommodes, qui gênaient, qui soutenaient aussi le trône royal ? Les émonder, c’était prudence ; mais les abattre tous ? Cent cinquante ans vont passer, et faute de ces étais le trône s’écroulera, entre d’inutiles courtisans, petits-fils domestiqués des rudes seigneurs fauchés par les bourreaux du Cardinal. Il eût sans doute frémi, le bûcheron qui faisait ces coupes sombres, s’il avait pu deviner le danger prochain du vide où il élevait son roi ; s’il avait pu voir la plus haute tête, restée trop seule, trop haute, tombant à son tour sur la place de la Révolution. Donnerez-vous tort au poète qui fait prophétiser le vieux Nangis devant l’aïeul de Louis XVI :

Sire ! en des jours mauvais comme ceux où nous sommes,
Croyez un vieux, gardez un peu de gentilshommes.
Vous en aurez besoin peut-être à votre tour.
Hélas ! Vous gémirez peut-être quelque jour
Que la place de Grève ait été si fêtée.

Et plus tard, quelle déception épouvantée pour le politique, s’il eût aperçu cette autre conséquence dernière de son plus cher dessein ! Sur les ruines de la vieille maison d’Autriche, rivale encombrante, mais alourdie, ralentie, empêchée par tant de frottements, un jeune empire surgit, plus alerte, plus mobile, ramassant toute l’Allemagne dans la main d’un autre Richelieu, portant à l’œuvre du nôtre un coup irréparé. Ne me prêtez pas, Monsieur, des reproches ridicules ; votre Cardinal a fait la besogne que lui marquaient les nécessités de son temps, il a pourvu aux périls les plus urgents, frappé les factieux du dedans, les ennemis du dehors. Mais permettez-moi de rappeler l’infirmité de la vue et de l’action humaines, l’aboutissement effrayant et dérisoire des plans les mieux concertés dans cet inconnu où l’arme victorieuse se retourne contre celui qui a trop vaincu.

Vous aimez tant votre héros que vous ne m’accorderez peut-être pas ces réserves. Vous aimez l’homme et son œuvre. Tout en elle satisfait l’idéal de vos aspirations intimes. Elles éclatent dans vos jugements, dans la complicité de votre pensée avec les entreprises que vous racontez. Ne vous en défendez pas : votre livre est un perpétuel aveu. Jeté par le sort dans un mouvement d’idées qui a démoli toutes les traditions, vous êtes un affamé de tradition. Votre rêve visible est de reconstruire l’antique édifice avec des matériaux nouveaux, de relever sur le même plan ses façades d’une noble et forte ordonnance, ses murailles éprouvées contre les assauts du dehors. Vous espérez le rebâtir sans fondations et sans clef de voûte. L’expérience est audacieuse ; nous l’observerons avec un intérêt anxieux. Vous la poursuivrez en des jours obscurs ; ils offriront peut-être plus d’une ressemblance avec ceux qui firent l’objet de votre longue étude. Déjà, vous avez entendu gronder les passions du temps de la Ligue ; et parmi leurs menaces discordantes, vous avez pu reconnaître le symptôme consolateur que vous discerniez en ce temps-là, « un vigoureux réveil du tempérament national ».

Ah ! laissez-moi sortir une minute des compliments académiques ! Puisque vous venez, jeune encore, frapper à notre porte, souffrez qu’il use d’un droit et qu’il s’acquitte d’un devoir, celui qui n’est et ne veut être qu’un écrivain, qui vous parle au nom d’une réunion d’écrivains, de ces intellectuels dont on a trop médit parce que certains ont mésusé de ce beau titre. Souffrez qu’il se fasse l’écho du vœu commun, et qu’il vous dise simplement, en rompant la glace de cette audience d’apparat : Soyez le guide qui entendra ce réveil du cœur de la France ! Tout passe et change, les formules, les régimes, les mots creux et les vaines clameurs dont on vous assourdit ailleurs. Seul, le cœur de la vraie France ne change pas ; il dure, à peine entamé par les éléments étrangers impuissants à l’adultérer, fidèle aux vieux instincts de la race, à ses croyances, à ses amours ; tel que vous l’avez senti battre dans le passé, tel qu’il soupirait dans la plainte de Jeanne au fond de votre tour de Beaurevoir. La force est là. Quand on aurait l’appui du reste du monde, on n’aurait rien, si on ne l’a pas avec soi, ce cœur toujours prêt à offrir le trésor de ses énergies à l’homme de bonne volonté qui les rassemblera dans sa propre poitrine. Soyez un de ces hommes ! L’honneur en rejaillira sur ceux qui vous ont fait ici crédit d’estime et d’espoir.

Vous leur devez aussi l’achèvement de votre histoire. Elle vous consolera des vicissitudes de l’action publique, dans la bibliothèque coutumière où vous attendent les images et les livres de Richelieu. Vous le retrouverez chez nous, dans la salle où il préside à nos travaux. Vous y retrouverez d’autres grandeurs, offusquées jadis par l’éclat de son astre, et qui l’égalent aujourd’hui, parce que leurs créations résistent mieux à l’usure du temps.

Le tout-puissant ministre sort du Palais-Cardinal, entouré de ses gardes, envié, craint, adulé ; sur le parcours du carrosse, dans la foule où tous n’ont d’yeux que pour Monseigneur le Cardinal-Duc, qui remarque ces petites gens, un chétif avocat à la Table de marbre, Pierre Corneille ; un adolescent souffreteux qui va rêvant à la machine d’arithmétique, Blaise Pascal ? Le temps passe, travaille pour eux, les relève ; il rétablit l’équilibre entre la grandeur de chair et la grandeur de l’esprit. Nous venons de scruter l’œuvre du ministre : elle est déjà caduque, méconnaissable, quelques-uns de ses effets lointains nous affligent, ils eussent consterné leur artisan. Les œuvres du poète et du penseur sont vivantes, intactes ; elles ne feront jamais de mal, leur rayonnement s’accroît, chaque jour ajoute à ces morts un peu de la vie qu’il retire à l’autre. Tant qu’il y aura des hommes, et qui parleront notre langue, le génie de Pascal les conduira dans l’infini. Entre son nom et celui de Richelieu, je vous laisse décider où se porterait la majorité, si l’on demandait par voie de plébiscite laquelle de ces deux gloires chacun préférerait pour soi-même.

Nous savons ici le prix et l’utilité de l’homme d’action ; mais nous plaçons plus haut encore, avec le consentement général du monde civilisé, les maîtres de notre pensée. Comme la pieuse femme de Béthanie qui écoutait la voix divine, ils ont choisi la meilleure part. Leur illustre exemple soutient nos timides espérances ; il nous apprend à mettre toutes les ambitions de notre vie dans la lueur de la petite lampe qu’on allume d’avance, et qui veillera, peut-être ; dans la nuit incertaine du tombeau.

Vous nous comprenez, Monsieur, vous aimez aussi ce que nous aimons. Il faut, disait le poète,

Il faut dans ce bas monde aimer beaucoup de choses.

Un âge vient, hélas ! où ce précepte n’est plus facile à suivre. On en prend le contre-pied, on désaime beaucoup de choses. On range les chimères et les vanités, on quitte sans regret les hôtelleries de hasard, les logements insalubres où l’on avait erré ; mais, vous le verrez à l’user, on s’attache toujours davantage à la vieille maison de votre Cardinal, aux souvenirs qu’elle conserve, aux objets qui occupent ici l’esprit ; on s’y attache, parce qu’on y trouve réunis ces biens qui se font de plus en plus rares : une grande force de durée dans l’indépendance et le désintéressement.