Monsieur,
L’Académie française se félicite de vous avoir appelé à partager ses travaux.
Elle est instituée pour conserver, avec la pureté de la langue, les règles et les beautés des divers genres oratoires.
Le premier de ces genres, par l’éclat et par l’importance de ses effets, a toujours été l’éloquence qui, ayant pour objet la parole même de Dieu, doit faire pénétrer et fixer dans les cœurs les principes sans lesquels il ne saurait y avoir de bonheur ni actuel, ni futur ; cette éloquence qui présente les vérités évangéliques, avec l’onction et l’énergie propres subjuguer les passions et à triompher de l’incrédulité.
L’Académie vous voyait, Monsieur, depuis un grand nombre d’années, au premier rang des orateurs de la chaire. Vous y avez été placé par le public, toujours de plus en plus empressé à vous entendre, et vous comptez à cet égard, comme un de vos premiers titres d’honneur, celui d’avoir mérité le suffrage de notre auguste souverain, qui, savant appréciateur des talents, a distingué les vôtres, et vous a nommé son prédicateur ordinaire.
Vous avez su mettre en action, avec tant d’habileté, les divers ressorts de l’éloquence sacrée, que vous en avez obtenu tous les succès.
Dans les œuvres que vous avez publiées, vous avez marché sur les traces de nos plus célèbres prélats.
Vous avez présenté dans les tableaux les plus animés, son éminence le cardinal de Talleyrand de Périgord, grand par ses aïeux, grand par les premières dignités de l’Église dans la capitale du monde chrétien et dans la capitale de la France, plus grand encore par son zèle pastoral au milieu de ses souffrances aiguës et continues, zèle qui lui a fait porter sa prévoyance jusqu’au temps où il ne vivrait plus, et auquel l’Église de Paris doit un successeur si digne de cette religieuse adoption.
Dans le discours que vous avez prononcé, aux obsèques de monseigneur le prince de Condé, vous avez rappelé les glorieux faits d’armes qui ont signalé ses jeunes années. Vous l’avez suivi dans ses longs malheurs, qui étaient aussi ceux de la France. C’est aux époques les plus désastreuses que vous avez trouvé, dans ses propres paroles, des témoignages touchants de son amour pour les Français, pour sa patrie. Si vous vous êtes en vain efforcé à peindre tout le dévouement de la nation entière pour son roi et pour son auguste famille, c’est parce que ce dévouement ne cessera point d’être au-dessus de toute expression, de tout talent oratoire.
L’Académie vous a entendu dans le panégyrique qui semble le plus difficile par le grand nombre de discours dont il a été l’objet, par l’abondance même des matières, par les écueils à éviter ; par des préjugés qui empêchent de saisir les véritables rapports sous lesquels le règne de saint Louis sera un sujet intarissable d’éloges. Le discours que vous avez prononcé au milieu des académiciens, prouvait combien vous étiez digne d’obtenir le même titre.
Au surplus, monsieur, telle est la marche de la renommée de ceux que distingue l’éloquence : c’est dans la chaire même, comme à la tribune on dans le temple de la justice, que leur gloire est consacrée. La lecture ne peut faire connaître ni les grâces ou l’énergie de l’action, ni le profond recueillement des auditeurs rentrant dans leur conscience, ni leurs mouvements d’admiration ou d’enthousiasme, ni tout ce qu’on appelle les merveilles et l’empire de la parole. Cependant, ces grands effets sont le but de l’orateur, et c’est à ce but, s’il peut l’atteindre, que sa tête se trouve couverte de la palme du triomphe.
C’est aussi avec cet éclat que vous avez brillé dans les divers genres de l’éloquence sacrée. Il est peu de sujets de dogme ou de morale que vous n’ayez encore approfondis ou embellis sous des formes nouvelles.
L’auteur renommé de l’Essai sur l’éloquence de la chaire, auteur qui a siégé dans cette enceinte, a soumis vos conférences à la critique, et en a porté un jugement qui ne sera pas récusé. Il a déclaré en termes positifs « que ces savantes conférences, comparées avec celles qui ont le plus de réputation, sont supérieures et par le talent, et parce qu’elles sont incomparablement mieux adaptées à l’état de la controverse avec les incrédules, jusqu’au temps actuel. »
Vous avez su, Monsieur, mettre en usage une sorte de genre mixte, dans lequel le même discours présente successivement la dialectique propre aux conférences, et ensuite le style le plus élevé. Lorsque d’abord les faits sont discutés, lorsque les objections et les réponses sont développées, c’est avec simplicité, avec clarté, avec méthode : les faits sont approfondis, les principes démontrés. Mais, quand il ne peut plus y avoir de doute sur la conviction, quand l’orateur qui l’écoutent, cédant à leur conscience, connaît que ceux qui rendent hommage à la vérité, il s’empresse de leur montrer cette vérité sainte avec ses ornements ; il en célèbre le triomphe avec tous les charmes de l’éloquence, et l’auditeur, qui n’était venu que pour juger froidement le mérite d’une discussion, reçoit toutes les impressions par lesquelles le cœur est ému, entraîné, rempli d’un amour désormais inviolable pour des vérités et des devoirs jusqu’alors méconnus.
Vous avez observé qu’entre tous, les genres d’éloquence ce dernier convenait spécialement à l’instruction de la jeunesse.
Dans le temps même où des plaintes s’élevaient sur ses égarements, et où on semblait craindre que de fausses doctrines ne l’eussent pervertie, sa bonne foi pour la recherche de la vérité n’était point altérée. Elle en a donné une preuve éclatante, lorsqu’il s’est agi de l’objet le plus important et le plus sacré, celui de la religion.
On doit en effet dire à l’éloge de cette même jeunesse, que, ayant entendu une voix propre à lui inspirer confiance, en lui présentant les garanties que donnent une grande érudition, et l’indulgence nécessaire à la faiblesse de cet âge, elle s’est ralliée d’elle-même et avec empressement autour de cet orateur.
La voix qui a fixé son attention particulière, parce que déjà elle avait fixé celle de toutes les classes de la société, c’est vous, Monsieur, qui avez fait entendre, et le public a regardé comme un effet merveilleux, qu’à cette voix, des passions se soient calmées, des impressions dangereuses se soient effacées, des idées fausses aient été remplacées par les principes les plus purs.
Ce n’est point une curiosité momentanée et provoquée par une grande réputation qui vous a fait grande ainsi entourer : c’est la confiance dans vos sentiments regardés comme ceux d’un père affectionné, aussi incapable de tromper que pourvu de tous les moyens de garantir de l’erreur. Cette confiance que la jeunesse accorde avec un discernement qui semble au-dessus de son âge, vous avez su la captiver pour son bonheur.
Vos succès, pendant cette longue carrière, ont prouvé que si malheureusement la jeunesse est, par son inexpérience, sujette à l’erreur, c’est aussi à cet âge, beaucoup plus que dans le reste de la vie, qu’il y a une disposition naturelle à la reconnaître franchement, et vous avez à vous féliciter qu’il vous ait toujours suffi d’employer la persuasion, cet heureux moyen avec lequel on n’a pas besoin d’être sévère.
Vous avez aussi personnellement éprouvé combien il est doux, combien il est utile de former les liens de ce tendre attachement que les élèves conçoivent pour celui qui met du zèle à les instruire. Ils s’habituent à écouter sa voix comme celle d’un bienfaiteur, d’un protecteur, d’un ami. Et n’en voit-on pas chaque année dans cette enceinte même un exemple attendrissant, lorsque des élèves ayant la tête ornée de la couronne des beaux-arts, se précipitent dans les bras de leurs maîtres, avec l’élan de la plus vive émotion. C’est le cœur tout entier de l’élève qui, s’épanchant dans celui du maître, rend à ce dernier la part qui lui est due dans ce triomphe.
C’est aux mêmes titres que la jeunesse vous a comblé des témoignages de sa vénération, et d’un attachement qui fera d’autant plus le bonheur de votre vie que vous venez de la lui consacrer plus particulièrement.
Vous aurez cependant, Monsieur, à pardonner à vos jeunes auditeurs si, par un mouvement d’amour-propre, comme aussi par reconnaissance, ils tirent vanité de vous avoir ainsi distingué entre les orateurs chrétiens, comme le plus propre à leur donner dans toute leur conduite une sage direction.
N’iront-ils pas jusqu’à imaginer que notre auguste monarque que vous ayant connu comme exerçant sur eux un empire facile, a voulu leur donner un témoignage de sa bonté paternelle, qu’il a voulu exaucer leurs vœux en mettant dans vos mains les rênes de l’instruction publique ? Ils se plairont à ne voir dans ce choix qu’une preuve de bonté pour eux, lorsque le public y reconnaît tous les titres qui vous ont mérité la plus haute confiance qu’un sujet puisse obtenir de son souverain : c’est en effet à vos lumières et à votre sagesse qu’il confie particulièrement une génération entière : c’est sur vous qu’il s’en repose, pour qu’avec les principes qui lui seront enseignés, elle remplisse fidèlement tous ses devoirs envers Dieu, envers la patrie, envers le roi.
Le droit public ecclésiastique est étranger aux travaux de l’Académie ; mais dans votre traité sur cette matière, on reconnaît toujours le mérite du style, l’habitude d’une dialectique pressante, et, dès le commencement de cet ouvrage, on voit exprimé le désir si respectable de faire cesser des divisions funestes et d’en prévenir de nouvelles.
Votre célébrité, comme orateur, vous plaçait dans l’Église aux premiers rangs, avant que vous eussiez par votre élévation à l’épiscopat, la distinction que le public vit toujours avec reconnaissance accordée aux grands talents qui honorent leur pays.
Lorsque vous avez été nommé grand maître de l’université, Sa Majesté avait reconnu qu’au nombre de vos immenses études était celle de nos lois sociales, que ces lois sont une des bases de l’instruction publique, et que nul ne peut mieux en connaître et la lettre et l’esprit que celui qui participe à leur création. C’est ainsi que, dans la promotion qui vient d’être faite, en appelant plusieurs des principaux membres du clergé à siéger dans la chambre des pairs, vous vous êtes trouvé au nombre de ceux à qui Sa Majesté a regardé comme juste et utile de confier ces hautes fonctions.
L’hommage que vous venez de rendre à la mémoire de M. l’abbé Sicard, sera au .nombre des monuments qui consacreront sa célébrité. Les rapports intimes qui l’unissaient avec ses confrères depuis un si grand nombre d’années, me font un devoir d’exprimer en leur nom qu’ils le regrettent comme un savant littérateur, comme un ami de l’humanité, comme un modèle de vertu privée.
L’Académie, chargée de publier le dictionnaire de la langue, l’avait choisi pour concourir aux travaux préparatoires de cette rédaction.
Un traité savant et méthodique sur la grammaire générale, prouve combien il avait approfondi la métaphysique des langues.
Il avait eu chaque jour l’occasion d’acquérir en ce genre de nouvelles lumières, en multipliant ses tentatives pour perfectionner l’instruction des sourds-muets.
C’est à cette grande et belle institution qu’il a consacré sa vie, et les succès qu’il a obtenus l’ont rendu à jamais célèbre.
L’art d’instruire les sourds-muets, de manière à les retirer d’une sorte d’abrutissement pour les élever au plus haut degré de civilisation, est une de ces découvertes qui font époque et qui honorent le dix-huitième siècle.
Il a fallu, pour réaliser une aussi vaste entreprise, la vie entière de deux hommes de génie. Il a fallu que ces deux hommes se trouvassent, comme ministres des autels, consacrés à la religion, qui, en leur inspirant un dévouement sans réserve, leur a donné en faveur de l’humanité cette belle et grande mission.
Il ne s’agissait pas de convertir des âmes ; on avait leur existence même à mettre en action ; on avait à rendre ces âmes susceptibles de s’élever vers la Divinité.
Atteindre ce but était, pour des prêtres vertueux, le plus grand œuvre dont un mortel pût s’honorer ; et il ne restait rien à désirer, si on parvenait à mettre en communication avec les autres hommes, des infortunés dont, autrement, la vie entière n’eût été qu’une lugubre et silencieuse solitude.
Si nous recherchons quelle fut, indépendamment des leçons données aux sourds-muets, la vie privée de M. l’abbé Sicard, nous ne saurions le rencontrer, ni dans les cercles, ni avec ses amis particuliers, ni dans ses loisirs, sans qu’il ramène tous les entretiens, toutes ses pensées à ses chers élèves. C’est là qu’il se plaît à développer les moyens qu’il vient d’imaginer pour leur donner, avec le secours de la religion et des vertus qu’elle inspire, les plus sûres consolations. Il aime surtout à rendre justice aux sentiments d’affection et de reconnaissance dont il est l’objet. Ainsi M. l’abbé Sicard passait sa vie dans la jouissance des plus doux sentiments du cœur. Il aimait ses élèves comme lui-même, et ses élèves eussent donné leur existence pour racheter la sienne. Il se disait chaque soir : Je leur ai fourni de nouvelles idées, j’ai agrandi leur existence, ils se trouvent plus heureux, ils m’aiment encore plus ; et ce sentiment le rappelait auprès d’eux le lendemain avec un nouveau zèle.
Une tourmente révolutionnaire l’arrache à ses élèves ; ne pouvant leur donner, pendant cette proscription, des leçons verbales, il compose pour eux un cours complet d’instruction. « Je voulais, » nous dit-il dans cet ouvrage aussi important qu’unique dans son genre, « je voulais laisser à mes élèves et à ma patrie, si j’en étais chassé, ce monument de mon inviolable attachement. »
S’il est possible qu’il y ait dans ce monde un bonheur réel, il est réservé à ceux dont les jours se succèdent toujours remplis par le bien qu’ils ont fait ; et ce bonheur est à son comble, si les services ont été rendus à une classe malheureuse ou souffrante.
Une active humanité, des sentiments de bienfaisance avec lesquels il se fût reproché la moindre hésitation, la constance dans ses principes, dans ses attachements, une piété toujours édifiante, voilà son âme tout entière ; et c’est, en ajoutant à son éloge, qu’il nous est permis de dire que, si on a voulu abuser de ce noble caractère, on s’est rendu d’autant plus coupable que rien ne devait être plus facile.
Votre nom, Monsieur, désormais célèbre à tant d’autres égards, sera encore béni avec celui de M. l’abbé Sicard, en raison des services que vous aurez rendus à la jeunesse, l’un en réparant l’erreur de la nature, l’autre en prévenant les erreurs de l’inexpérience.
M. l’abbé Sicard a donné à ses élèves une sorte d’existence que la nature leur avait refusée. C’est bien aussi donner une existence, que de remplir le cœur de tous les sentiments qui seuls peuvent rendre heureux.
C’est en vous comparant ainsi comme des bienfaiteurs publics, que je vous répéterai l’expression des sentiments de l’Académie, qui, connaissant combien était grande la perte que la mort de M. l’abbé Sicard lui faisait éprouver, vous a mis sans balancer au nombre de ses membres, comme le plus propre à remplir dignement la place qu’il occupait.