Réception de M. Daniel-Rops
Monsieur,
Vous avez d’innombrables lecteurs, des admirateurs convaincus dont beaucoup sont pour vous des disciples, des amis fidèles, des détracteurs aussi, car on n’a pas impunément un succès comme le vôtre. Vous représentez une force, et l’Académie, en vous accueillant parmi ses membres, a bien senti ce que vous lui apportez. Les Allemands se demandent avec insistance quelle est la signification des choses, des événements, des hommes. Votre personne, votre carrière ont une signification. L’intérêt d’une séance comme celle-ci est de chercher à la dégager.
Ce qui me frappe surtout dans votre œuvre, impressionnante par l’immense effort qu’elle implique, c’est l’unité foncière de son inspiration. Un courant impérieux la traverse : cette préoccupation morale, de plus en plus pressante, qui chez vous s’épanouit en conviction religieuse, en foi catholique. Votre force est de pouvoir mettre à son service la discipline du professeur, fidèle aux méthodes de travail reçues de la formation universitaire. Qu’il s’agisse de votre enseignement, de vos essais, de vos romans, de votre Histoire Sainte enfin, c’est toujours une méthode au service d’une passion. On vous comprendrait bien mal si l’on ne voulait voir en vous qu’un auteur à la recherche du succès.
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Votre personnalité s’affirme et transparaît dans tout ce que vous écrivez, mais je vous félicite de ne pas mettre votre personne en avant : c’est un des charmes de votre contact que cette simplicité. Votre personne cependant nous intéresse. J’imagine qu’un disciple de Taine, vous considérant selon la triple approche de l’hérédité, du milieu et du moment, se sentirait embarrassé de ne trouver, dans votre ascendance, rien qui vous explique. Je vois bien, quant à moi, que vous êtes né à Épinal il y a cinquante-cinq ans, mais sans aucun titre à être vosgien, au hasard de la vie de garnison de votre père, qui y était alors lieutenant d’artillerie. Ce que vous avez d’enraciné dans le terroir français, ce n’est pas à l’hérédité que vous le devez, mais au milieu où s’est développée votre adolescence. Vos études secondaires et universitaires se poursuivent à Grenoble, où, géographe, vous avez comme maître le grand Alpin Raoul Blanchard. À Lyon, où vous préparez un brillant succès à l’agrégation d’histoire et de géographie, c’est l’influence d’Henri Focillon que vous subissez. Vous vous réclamerez toujours de ces deux maîtres, à qui vous devez notamment le privilège de savoir situer les hommes et les événements à la place qui est la leur dans l’espace et dans le temps.
Vous êtes à vingt et un ans le plus jeune agrégé de France, et c’est encore dans le même environnement géographique, au Lycée de Chambéry, que vous occupez votre premier poste dans l’enseignement, plus jeune de six mois que le plus âgé de vos élèves de la classe de philosophie. Votre sensibilité, qui est très vive, s’est formée dans cette nature, si particulière, des Alpes savoyardes et du pays Lyonnais. Dans vos romans, tout spécialement dans le plus important d’entre eux. Mort où est ta victoire ? telles subtiles notations d’odeurs, de couleurs, d’atmosphères, au sens où ce terme est à la fois physique et sensible, laissent bien voir que vous avez ressenti là ces impressions intimes, liées au sol, qui se refusent au simple passant. Ainsi, par adoption, vous êtes un Français du Sud-Est, et même plus précisément un Savoyard. Encore que Neuilly soit devenu pour vous une seconde petite patrie, c’est au lac du Bourget que vous avez choisi, à Tresserve, de fixer votre port d’attache au sol de France. Le lieu est illustre, c’est là que fut écrit le Lac. Vous aimez à vous dire que ce septième fauteuil académique, que vous occupez, est celui de Lamartine, ce qui vous situe dans un environnement et dans une tradition.
Il ne faut jamais oublier quand on parle de vous, Monsieur, que vous êtes professeur, que pendant vingt-trois ans, de 1922 à 1945, à Chambéry, à Amiens, enfin au lycée Pasteur de Neuilly depuis 1930, vous avez donné à de nombreuses générations de jeunes cet enseignement secondaire qui est la vraie base de notre culture. Le métier de professeur est le pire des métiers quand on ne l’aime pas, le plus beau, le plus passionnant quand on l’exerce avec conviction, par vocation. C’est ainsi que vous l’avez pratiqué, ayant réalisé dans votre classe ce que ce métier comporte de plus difficile, le contact de l’élève. Mais le professeur se forme lui-même en enseignant, et c’est certainement à cette discipline que vous devez de vous mouvoir à l’aise sur cet océan de l’histoire générale où vous avez eu le courage de vous engager. Vous n’avez abandonné votre chaire que lorsque les charges de l’écrivain sont devenues trop lourdes pour vous permettre de cumuler les tâches, mais je ne vois qu’unité dans le programme que dès le début vous vous êtes assigné.
En effet, lorsque vous avez embrassé la carrière universitaire, vous n’aviez pas pensé que les obligations professorales dussent vous empêcher d’exercer, parallèlement, une action d’écrivain. À vrai dire, votre enseignement ne devait rien y perdre, bien au contraire, car les leçons du professeur s’enrichissent de tout ce que sa vie personnelle y ajoute d’expérience et de passion. Quand l’élève, à travers le maître, voit transparaître l’homme de son temps, soucieux des mêmes problèmes qui seront demain, qui déjà sont les siens, un lien nouveau, tout chargé de sympathie et d’humanité, se noue entre eux. Que ce fût sous la forme de l’article de revue, de l’essai, du roman, vous étiez impatient de prendre part aux grandes discussions de votre époque, et de suite c’est en moraliste que vous choisissez de les envisager, puis, par une pente naturelle chez vous, en chrétien, en catholique. Ainsi se marquait cette unité d’inspiration qui devait dominer toute votre carrière et toute votre œuvre.
C’est ici que le « moment », dans le sens tainien du terme, vient contribuer à la compréhension de votre pensée. Quand, en 1922, vous prenez contact avec les responsabilités de la vie, c’est le début de l’après-guerre, tournant plein de gloire, de promesses, d’incertitudes et de périls, dans lequel le pays ne saura pas saisir l’occasion de s’adapter aux nécessités d’un siècle nouveau. « Je suis vainqueur, vite au travail », disait Mazarin. La France, fatiguée de la tension excessive qu’elle avait subie, épuisée par l’affreuse hémorragie de ses quinze cent mille morts, demandait au contraire à souffler et, comme il arrive après les menaces de mort, à jouir de la vie. Les responsables n’avaient pas le courage de lui dire que c’était le moment de redoubler d’efforts et surtout de faire porter ces efforts sur un redressement moral, plus important encore que le relèvement matériel. Le siècle, ivre de technique, s’habituait à une nouvelle hiérarchie des valeurs, qui risquait de compromettre les bases mêmes de notre ancienne civilisation. Si l’on regardait plus profond, il ne s’agissait pas seulement d’une nouvelle période historique, mais d’un âge nouveau de l’humanité, fondé sur la machine, la série et la masse, nécessitant une mise au point, si nous voulions simplement survivre, des notions les plus essentielles sur lesquelles nous avions vécu jusqu’alors.
L’étude de ces problèmes, dont vous avez de suite mesuré l’angoissante signification, vous conduit à écrire toute une collection d’essais, conçus à la fois sous l’angle de l’actualité et de l’éternité, dont les titres mêmes révèlent l’esprit : Notre inquiétude (1926), Le Monde sans âme (1932), Les années tournantes (1932), Éléments de notre destin (1934), La misère et nous (1935), Ce qui meurt et ce qui naît (1937), Tournant de la France (1937). Et, quand la catastrophe redoutée est survenue, du fond de l’abîme puis dans la lumière incertaine de la Libération, vous continuez cette même série, par des livres dont les titres mystiques disent bien le caractère de votre foi : Par-delà notre nuit (1943), Quêtes de Dieu (1947). Non moins significatif est le choix des penseurs, des poètes, des écrivains sous l’égide desquels vous vous placez, que vous trouviez chez eux des conclusions en sympathie avec les vôtres, ou simplement la solidarité profonde d’une même inquiétude. Quand vous parlez ainsi de Rimbaud, de Péguy, de Psichari, de Rilke, de Kafka, comme on sent que vous poursuivez avec eux cette enquête angoissée sur l’incertitude du monde moderne qui fait un si profond contraste avec la sécurité satisfaite de l’époque victorienne ! Vous faites une place à part à Estaunié, qui a exercé personnellement sur vous une évidente influence, à tel point que votre œuvre de romancier rappelle à certains égards la sienne. Son souvenir n’est pas oublié dans cette Académie dont il fut membre. Plusieurs d’entre nous se rappellent, non sans émotion, cette personnalité distante et quelque peu secrète, la haute conscience de ce grand serviteur de l’État, la rigueur de ses exigences morales et aussi cette troublante inquiétude d’un regard attaché à pénétrer la mystérieuse signification des choses.
Vous n’avez donc pas refusé d’être un homme de votre temps. Ce siècle, auquel vous appartenez, dont vous avez l’âge, à peu près exactement, vous en acceptez les conditions techniques, et qui du reste pourrait prétendre s’y soustraire ? Mais, avec les années, vous éprouvez de façon croissante la nécessité — ce sont vos propres expressions — de « réserver à l’être cette zone de silence et de tragédie véritable où chacun prend conscience de sa destinée personnelle ». Vous ai-je bien compris ? Cette phrase, si dense d’émotion contenue, me semble résumer l’inspiration profonde de votre œuvre romanesque, que je ne veux distinguer qu’à peine de votre œuvre de critique et de moraliste. Qu’il s’agisse de L’Ame obscure (1929), de Mort où est ta victoire ? (1934), de L’épée de feu (1939), c’est chaque fois le drame de l’être humain, qui, s’étant cherché en vain dans le monde, se trouve enfin quand il a posé le problème sous son angle décisif, celui du choix de l’esprit.
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Vous aviez atteint la notoriété et fourni une carrière de professeur, d’écrivain, de moraliste, qui eût déjà suffi à remplir utilement et brillamment une vie, quand, avec votre Histoire Sainte, votre œuvre a pris un départ nouveau, qui devait faire de vous cet historien du christianisme dont l’audience, nationale et internationale, ne connaît vraiment plus de limites. Vous avez entrepris de rendre accessible à tous, depuis ses origines, l’histoire du christianisme, en replaçant son développement dans la perspective de l’histoire universelle. Chrétien, catholique et vous affirmant hautement comme tel, vous acceptez le caractère transcendant de cette révélation religieuse, mais en même temps vous reconnaissez qu’elle s’intègre dans une évolution humaine. Il faut donc, comme vous le spécifiez, saisir ce fait immense comme un déroulement, comme un développement. Le phénomène intéresse les savants, mais il touche de plus près encore non seulement les croyants mais tous ces Occidentaux dont la civilisation a été si intimement marquée de couleur chrétienne qu’aucun d’eux ne peut se sentir indifférent à cet égard. C’est pourquoi vous avez choisi de traiter le sujet, non en spécialiste, mais en écrivain se servant du langage de tous. Votre œuvre, en l’espèce, est une œuvre de science et de foi.
Il faut penser qu’elle répondait à une attente, car il s’agit d’un des plus grands succès d’édition de notre temps. Par des publications annexes, s’adressant plus particulièrement aux enfants, par des éditions magnifiquement et, comment dirais-je, pieusement illustrées, vous avez su nous mettre en contact presque direct avec ces paysages, avec ces récits parés de tous les prestiges de la légende qui ont ému et enchanté nos enfances. Qu’une œuvre de cette inspiration puisse se ranger dans la classe des best sellers, pour employer une expression américaine qui n’est pas déplacée dans votre cas, c’est la preuve de votre talent, c’est la preuve aussi que pareille publication, comme le disent nos prières d’insérer, « venait à son heure », dans une période, française et internationale, de l’histoire des idées ou la préoccupation religieuse tient une place essentielle. Notre époque veut avoir une fenêtre ouverte sur l’esprit, elle refuse de se laisser enfermer dans une cour intérieure sans vue sur l’immensité. Telles sont les raisons d’un succès dont je me réjouis, car je ne suis pas de ces jaloux, bien peu chrétiens dans leurs sentiments d’envie, qui ne pardonnent pas la réussite.
Le titre d’Histoire Sainte, que vous avez adopté, indique assez par lui-même dans quel esprit vous avez abordé cette immense étude. On peut se demander si les deux termes sont compatibles ? L’objection qu’on opposait naguère à certain « historien de gauche » pourrait bien s’appliquer en l’espèce, car accepter que cette histoire se qualifie de sainte, c’est éventuellement lui retirer le droit d’être historique, au sens de cette méthode historique dont les impératifs sont, depuis le XIXe siècle, devenus si intransigeants. Élève de Lavisse et de Seignobos, ne croyez pas cependant que je vous désapprouve, car je demeure, dans ma tradition protestante, persuadé que l’histoire religieuse ne peut se classer que dans une catégorie particulière : nous ne pouvons la considérer, si nous la voulons complète, comme une histoire tout court.
C’est qu’elle comporte un aspect, en quelque sorte extérieur et phénoménal, provenant d’événements humains qui se sont passés selon une succession chronologique à un moment donné dans le temps et qui, de ce fait, relèvent de la méthode historique. Mais elle comporte aussi, à vrai dire, davantage encore, un versant intérieur, qui n’est compréhensible et même simplement visible que pour l’esprit doué de sens religieux. Celui qui se place devant cette histoire, car c’en est une, dans l’esprit agnostique de l’historien est sans doute mieux placé, sous la protection de la critique, pour en mesurer le degré de réalité, mais l’essence lui échappe et dans ces conditions son observation, scientifiquement impeccable, reste incomplète. Je pense, par comparaison, à ces phénomènes spirites que ne peut voir celui qui n’y croit pas. Il y a dès lors une méthode propre à l’histoire religieuse, à l’Histoire Sainte si vous préférez l’appeler ainsi. L’essence religieuse s’appréhende à travers les textes sacrés, par saisie directe de l’âme, comme dans le « Dieu sensible au cœur » de Pascal, et ceci dépasse évidemment l’histoire; mais les rigueurs de celle-ci ne s’en imposent pas moins dans l’étude du cadre, étude qu’on ne saurait cependant considérer comme épuisant la tâche à accomplir.
Entre les deux attitudes il y a non seulement différence mais contradiction, au point qu’on pourrait être tenté de s’adresser, en vue de cette œuvre, à deux ouvriers distincts. S’il s’agit du même homme, ne nous dissimulons pas qu’il lui faudra se dissocier, selon qu’il entend se comporter en critique ou en croyant. Vous avouerai-je que pareil programme me paraît impossible à accomplir intégralement ? Si un croyant peut essayer d’atteindre une pleine liberté d’esprit dans l’analyse des faits à élucider, je ne peux m’empêcher de penser que le sceptique, peut-être même l’adversaire, y réussira plus aisément. Oui, mais il n’aura pas pénétré à l’intérieur de faits dont la signification véritable lui reste fermée : l’antipathie analyse mieux, mais la sympathie seule comprend. Après avoir lu le P. de Grandmaison ou le doyen Maurice Goguel, chrétiens rompus aux méthodes critiques, je ne suis pas fâché de me référer à un Guignebert, religieusement aveugle mais scientifiquement compétent, me disant qu’ainsi la vérité est au moins cernée.
Certains savants, d’esprit religieux, sentent si bien la distinction entre leur qualité de savants et leur responsabilité de croyants qu’ils ne se réclament pas de la même autorité selon qu’ils parlent religion ou histoire religieuse : c’est ainsi que, dans son Jésus, le « doyen » Goguel de la Faculté de Théologie protestante de Paris, ne fait état que de son titre de professeur à l’École des Hautes Études. Quant à vous, Monsieur, où vous situez-vous ? Respectueux des conclusions de la critique, dont aucune ne vous est inconnue, vous acceptez délibérément la position du catholique soumis à la discipline de l’Église, comme en témoignent le Nihil obstat et l’Imprimatur qui figurent à la première page de vos livres. Il s’ensuit cette conséquence, dont vous-même ne vous étonnez pas, que la critique, protestante ou agnostique, ne peut vous suivre dans toutes vos interprétations. Là réside la limitation inévitable de votre œuvre, qui s’adresse d’abord aux catholiques. Mais que le public en général se soit passionné pour sa lecture, c’est ce que l’expérience a magnifiquement prouvé.
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L’histoire du Christianisme, c’est l’axe d’un développement qui intéresse l’humanité tout entière, mais singulièrement la formation de notre personnalité occidentale. C’est avec passion, sans en manquer une page, que j’ai lu l’impressionnante série de livres que vous avez jusqu’ici consacrés à ce sujet fondamental, depuis Le Peuple de la Bible jusqu’à L’Église de la Renaissance et de la Réforme. De ce survol de siècles, dans lequel le détail consciencieux ne nous laisse jamais perdre de vue la direction impérieuse de l’ensemble, se dégagent, comme des sommets, des événements-témoins, qui marquent les étapes de cette merveilleuse destinée. Me permettez-vous d’évoquer ici quelques-uns de ceux qui, grâce à vous, m’ont le plus frappé ?
À la première page de votre Histoire Sainte, sans recours au moindre exorde par insinuation, vous écrivez : « À Our, en Sinéar, capitale locale du Bas-Euphrate, il y a quatre mille ans, un homme nommé Abram reçut la visite de Dieu et, sans hésiter, crut en la Parole. » Le point de départ religieux est décisif. Voici qu’apparaît, affirmée désormais avec intransigeance, la conception du Dieu unique, transcendant, personnel, faisant comme une personne alliance avec le fidèle. Depuis lors existe sur la terre, avec une façon propre d’envisager les rapports de l’humain et du divin qui nous vient d’Abraham, une zone de monothéisme, correspondant à trois religions à vrai dire sœurs, dont Jérusalem est sans doute le centre et le foyer. Je ne puis, sans émotion, y considérer, dans la Mosquée d’Omar, ce rocher d’Abraham, qui commémore l’épreuve du sacrifice d’Isaac. N’oublions pas que Juifs, Chrétiens, Musulmans relèvent du même Dieu, du même Ancien Testament, révèrent le même patriarche, bénéficiaire de la promesse initiale. Dans la géographie spirituelle, essentielle comme source profonde de compréhension, ce climat religieux d’Abraham chevauche sur trois continents. Nous n’en sortons qu’à la rencontre d’une autre conception de la Divinité, celle de l’Asie indouiste ou bouddhiste. Il ne s’agit plus alors d’un Dieu personnel, auquel on s’adresse, que l’on implore ou qu’on adore, mais d’une essence suprême d’où sort toute vie, toute réalisation sensible et l’homme lui-même, par la personnification de ce qui n’aurait pas dû être personnalisé : entraîné dans le cycle implacable des vies successives, l’être humain ne peut que tendre à rentrer dans ce repos du non-réalisé, qui n’est pas la mort mais l’authentique Divin. Le contraste est total avec le cri pathétique de l’Occident, le De profundis clamavi !
Voilà les véritables frontières qui séparent les hommes, auprès desquelles douanes et polices n’apparaissent que comme de dérisoires barrières. Où fixer celle-ci ? Quand, venant d’Europe, le voyageur atteint l’Asie occidentale, l’air qu’il y respire n’est pas nouveau pour lui s’il connaît déjà l’Afrique du Nord. Pour qu’il se sente religieusement dépaysé, il ne suffit même pas qu’il soit entré dans l’Inde, car à Lahore, à Delhi, même à Lucknow, l’air est encore imprégné de monothéisme, d’un monothéisme que la mosquée affirme avec intransigeance. Il faut atteindre Allahabad, au confluent de deux rivières sacrées, le Gange et la Jumna, pour que, sans transition, le contraste apparaisse : aux mosquées, dénudées et claires, se refusant à la représentation visible de la Divinité, succèdent des temples sombres, parfois souterrains, exprimant par une multiplicité débordante d’images un polythéisme déchaîné, au delà duquel il faut chercher l’unité suprême dans laquelle l’être libéré doit rentrer, devenant Dieu lui-même. Ainsi toute une partie de l’Asie monothéiste s’apparente spirituellement à l’Occident. N’en tirons pas de conséquences politiques, mais disons-nous cependant que l’Islam devrait finalement appartenir au versant du Dieu d’Abraham. L’Asie athée, d’un athéisme mystique épuré, relève d’un autre climat. Vous avez marqué l’importance décisive de l’apparition du patriarche quand vous écrivez : « La destinée métaphysique de ce peuple, par qui le monothéisme s’établira sur la terre, est déjà tout entière dans le geste de cet homme. » Et comme je vous comprends quand, à propos de Mahomet, « considérant l’Islam comme un retour à la révélation monothéiste primitive », vous exprimez le regret que « cette âme religieuse et de bonne foi, pourquoi ne pas l’admettre, n’ayant connu, et mal, qu’un christianisme dénaturé », ne soit pas restée, ne fût-ce qu’à titre d’hérétique, dans la grande famille chrétienne.
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D’Abraham, premier sommet, vous nous conduisez bientôt vers un autre sommet, non moins lumineux, celui des prophètes découvrant la religion de l’esprit, l’universalisme religieux. Vos pages bénéficient des travaux de plusieurs générations de savants et de penseurs, mais votre mérite est grand d’avoir ici mis en vedette des traits de feu, dont l’éclat éclaire tout l’avenir. L’interprétation de l’Alliance est susceptible d’étroitesse, elle peut contenir en puissance tout un programme de nationalisme et de racisme. La hantise de la pureté ethnique, envisagée comme garante de la pureté cultuelle, peut, telle que décrite dans la Bible, fournir d’excellentes leçons aux rédacteurs de telles lois d’immigration, et je ne sais pas de meilleur guide d’antisémitisme que le livre d’Esther. Si dans une première phase, cet exclusivisme peut se défendre, il vient un moment où le monopole des fils d’Abraham ne saurait plus se justifier.
De cette étroitesse nationaliste il fallait qu’Israël se dégageât pour continuer à remplir sa mission. Cette épreuve apparaît comme une étape fondamentale dans la conquête de la religion de l’esprit. Quand Jonas s’étonnait, se scandalisait presque que son message dût s’adresser à d’autres qu’aux Juifs, puis finalement cédait à l’insistance de son Dieu, c’était pour la première fois la notion de l’universalisme religieux qui affleurait : progrès difficile, dont vous montrez admirablement le chemin raboteux, plein d’incompréhensions, de retours en arrière, car il faut beaucoup de renoncement et combien d’avenir dans l’esprit pour passer du national à l’humain, de l’exclusivisme spirituel à l’œcuménisme.
Plus significatif encore devait apparaître le passage du règne exclusif de la loi à cette libération spirituelle dont l’évangile allait donner le secret. Codifiée, devenue plus rigide depuis le retour de l’exil, la Thora devait donc être dépassée. Le même problème se poserait aux apôtres, dans l’alternative d’un christianisme restant encastré dans l’ancienne structure juive, ou s’en libérant pour devenir vraiment le patrimoine de tous les peuples. Si nous en croyons Edmond Fleg, dans son Jésus raconté par le Juif errant, ce sacrifice de la Thora était en fin de compte celui qui semblait le plus amer, le plus scandaleux, le plus impossible à tant de Juifs, déjà transformés par les prophètes et l’essénisme, qui eussent d’ailleurs si volontiers suivi Jésus. Transition pathétique du local à l’universel, qui se retrouve sous tous les ciels et dans tous les siècles ! Quand l’esprit s’est manifesté, invariablement il faut aussitôt le défendre contre les entreprises de ceux qui veulent l’organiser, c’est-à-dire l’enfermer, pour le rendre humainement plus efficace. Ne parlons même pas ici de ces patriotes qui eussent voulu faire de Jésus le leader de la révolte contre l’occupation romaine ! Si Jésus n’eût été qu’un résistant juif, qui parlerait encore de lui ? Mais la fenêtre avait été ouverte, toute grande, dans l’attente du Messie, cette attente qui est peut-être l’essence même de la foi. Tout était donc prêt pour la venue du Christ, et peut-être Esdras, en rebâtissant le Temple, à Jérusalem, avait-il travaillé à l’encontre de la mission d’universalité de son peuple, l’élargissement de l’ancienne promesse faite à Abraham ?
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Nous voici donc amenés par vous, avec votre Jésus en son temps, à l’événement capital de cette histoire. Dans la série de votre Histoire Sainte, qui se continue par votre Histoire de l’Église du Christ, c’est le livre-pivot, le tome essentiel, celui qui marque, dans la destinée de l’Occident, de l’humanité tout entière un point de départ décisif. Parmi vos livres, tous si bien accueillis, c’est aussi celui dont le succès auprès du public, du grand public, s’est manifesté le plus éclatant. Je n’aime pas, à l’américaine, mesurer la valeur des œuvres à leur tirage, mais en l’espèce cette armée de lecteurs n’est-elle pas la preuve que le travail était bon, fait de main d’ouvrier ?
Les « Christs », en librairie, sont innombrables, sujet éternellement jeune, constamment renouvelé par les progrès de la recherche scientifique, et cependant toujours le même, en ce qu’il touche chacun de nous, croyant ou non, au plus intime de notre être. De quoi peut-on parler, dans notre civilisation, sans se référer à cette origine ? Ces livres sur le Christ sont de toute espèce, de toute inspiration, savants, polémiques, mystiques, poétiques, simplement humains, certains même humoristiques. Je ne me lasse pas quant à moi d’y prendre intérêt, même quand leurs auteurs semblent plus préoccupés de parler d’eux-mêmes que de leur modèle.
Dans cette littérature, sans cacher ce que vous devez à d’illustres prédécesseurs, votre place sera désormais marquée. Le livre de Renan, si riche de points de vue, était sur votre route, et c’est en effet un monument que vous ne pouviez négliger. Vous vous êtes souvent référé, parmi les écrivains catholiques, à ces œuvres classiques que sont L’Évangile de Jésus-Christ, par le P. M. J. Lagrange, Jésus-Christ, sa personne, son message, ses preuves, par le P. Léonce de Grandmaison. Je m’en voudrais de ne pas citer ici les deux volumes de Maurice Goguel sur Jésus, qui ont marqué un progrès essentiel dans la discussion critique du sujet. Le Christ de Guignebert ne doit pas être omis, respectable par l’honnêteté scientifique qui l’inspire, et cependant si dépourvu de véritable réalisme dans sa méconnaissance de l’essentiel ressort religieux. À l’extrême opposé, telles pages de Mauriac sur Marie-Madeleine nous invitent à nous pencher sur l’abîme du péché, sur le sens profond de la repentance, plus essentielle peut-être que le besoin de se corriger. J’ai récemment lu, et même relu, avec passion ce Jésus raconté par le Juif errant, dont je parlais tout à l’heure : livre de bonne foi, livre admirable qui nous fait voir la question avec d’autres yeux que les nôtres, nous livrant le si respectable scrupule de ces fils d’Abraham, entrevoyant qu’ils auraient désormais à partager la promesse, à dépasser la loi écrite. Mais connaît-on suffisamment l’étonnant Jésus de Barbusse, choquant sans doute dans certaines de ses pages, mais d’un tel instinct de compréhension spirituelle qu’on ne peut s’imaginer que ce révolutionnaire n’ait pas été un croyant. Avec quelle passion, insistante et jalouse, ne défend-il pas, à chaque étape de la carrière du maître, l’intégrité de l’esprit, que les hommes inlassablement s’attachent à compromettre ! Et combien pathétique l’évocation de la résistance du Christ à ceux, et c’est presque tous, qui, ayant senti sa puissance, veulent, dans leur incompréhension ou leur intérêt, se l’annexer, l’attirer hors de sa voie, qui vers le patriotisme juif, qui vers l’orthodoxie pharisienne, qui vers un dogmatisme spirituel susceptible de figer dans la doctrine la suprême liberté de l’esprit, qui vers l’organisation nécessaire aux bâtisseurs humains ! Il est enfin un Christ bien singulier, ayant eu son heure d’actualité, celui de Couchoud, qui n’existe que dans l’esprit de ceux qui le conçoivent, et dont en conséquence on peut faire ce que l’on veut, ce qui n’est pas sans plaire à beaucoup de gens, même parmi les plus croyants. Un pasteur, orthodoxe et timoré, avouait le préférer à tels Christs de la critique, qu’il ne trouvait pas suffisamment conformes à la tradition qui, bien naturellement, lui était le plus chère. Je me suis dit quelquefois que saint Paul avait conçu sa figure du Christ avec une semblable liberté.
Votre Jésus en son temps, Monsieur, sous certaines réserves que j’indiquerai tout à l’heure, ne peut que susciter l’approbation de quiconque, à la lumière d’un siècle de recherches et de discussions, souhaite savoir ce qu’on peut savoir de cet immense sujet. Vous n’avez pas prétendu, sur ce terrain, faire avancer la science, mais vous en connaissez toutes les conclusions. Vous vous placez, à leur égard, délibérément du point de vue de l’Église, ce qui simplifie parfaitement votre position. Puis, dans ce cadre, vous vous préoccupez de faire vivre à nos yeux la personne du maître, de replacer son action dans le milieu juif de l’époque, dans le climat géographique aussi de cette Terre Sainte, que nous ne pouvons pas considérer exactement du même regard que le reste de la planète. Votre vision est vivante, parce qu’elle est personnelle. Permettez-moi de vous féliciter de ne pas vous être mis vous-même en vedette, de n’avoir pas, comme certains visiteurs des Lieux Saints, réclamé d’apparition surnaturelle ou de message particulier. Mais cette modestie de bon aloi ne vous empêche pas de nous laisser sentir, à chaque pas, l’impression directe. Ce don que vous avez de pénétrer, par une communion à la fois physique et spirituelle, le sens de certains lieux, l’émotion subtile s’attachant à certaines choses, je l’avais précédemment noté à propos de votre œuvre de romancier. Je le retrouve ici. Vous en usez avec un rare bonheur, et c’est avec émotion que j’ai revu avec vous ces lieux sacrés dont vous avez éprouvé la symbolique beauté.
Si je n’avais à retenir ici qu’un seul paysage, le plus significatif à mes yeux, j’évoquerais, sous votre conduite, cette image d’un pays de rêve, site hors des temps et pour ainsi dire enchanté, qu’est le lac de Tibériade. D’une forme ovoïde parfaite, il est dominé à l’Est par cette haute falaise des Géraséniens, d’où Jésus précipita dans l’abîme un troupeau de pourceaux impurs, ce qui fit que les habitants — on les comprend — lui demandèrent de ne pas rester. Par-delà le parfait miroir de ce plan d’eau, que cet autre bord, pourtant si proche, demeure mystérieux et lointain ! L’atmosphère est si limpide, si calme qu’aucun vent ne semble jamais pouvoir agiter ces eaux. C’est cependant là, dans une barque soulevée par la tempête, que les apôtres s’effrayèrent de l’agitation des flots. Ce ne devait être qu’une brise fraîche, s’élevant d’aventure et puis retombant, car l’immobilité m’a paru être le signe profond du lieu. Sur la berge de Capernaüm à l’endroit où fut prononcé le Discours sur la montagne, des jardins d’oliviers bordent une eau d’une transparence si parfaite, dans un silence d’une telle qualité qu’une sorte de magie semble avoir arrêté le cours du temps. J’ai compris là ce qu’est l’esprit du pèlerinage. Comme vous avez raison d’écrire, à propos de ces hauts lieux, que ce n’est pas placer ces choses sur leur véritable terrain que d’en controverser !
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Cependant la controverse retrouve sa place quand votre interprétation de telles paroles fondamentales du Christ risque de nous entraîner plus loin que nous ne voudrions aller avec vous. Le point de vue de l’Église, que vous adoptez, n’est pas nécessairement acceptable pour tous et vous ne pouvez vous étonner, notamment, que le lecteur protestant ne vous suive pas. Il ne s’agit plus de science mais de doctrine. En vertu d’une formule qui revient souvent sous votre plume, et à laquelle on voit que vous attachez une grande importance, c’est un principe hiérarchique que le maître a prétendu donner à la société spirituelle issue de lui. « Ce caractère de société hiérarchique, affirmez-vous, maintenu jusqu’à nos jours par le catholicisme, apparaît historiquement dans l’évangile : il est vain d’en discuter. » Les conséquences qui découlent de cette conclusion sont d’une telle portée que, malgré tout, la discussion me semble s’en imposer. Sans entrer dans la controverse fameuse, « Tu es Pierre et sur cette pierre... », c’est un fait que le protestantisme refuse de voir dans cette apostrophe la justification de l’établissement d’une Église fondée sur l’autorité. Il en est de même en ce qui concerne l’historicité du séjour de l’apôtre à Rome et du rôle d’évêque qu’il y aurait tenu. Que Pierre ait été à Rome, c’est possible, probable même, mais il n’y en a pas de preuve, et le savant livre de M. Oscar Cullmann, Saint Pierre, disciple, apôtre, martyr, si objectif à l’égard des thèses catholiques, ne va pas plus loin que d’admettre la vraisemblance de cette présence, déjà admise par Renan, Harnack et Auguste Sabatier. On comprend que certains hésitent, sur une base historique aussi conjecturale, à établir toute une tradition, d’immense signification. Et même si saint Pierre est effectivement allé à Rome, même s’il y a été évêque, le problème de la Papauté demeure entier.
La discussion est d’importance, car elle est à la source du divorce qui sépare les protestants des catholiques. Nous la retrouvons, quinze siècles plus tard, quand vous abordez le chapitre de la Réforme. Ce que ce schisme a de pénible, de sacrilège même pour les catholiques, croyez bien que je suis capable de m’en rendre compte. J’admire d’autant plus l’esprit de compréhension dans lequel vous avez envisagé cette crise de la pensée chrétienne, dont les conséquences continuent de se dérouler sans que les possibilités du retour à une vraie unité se dessinent seulement, il faut bien l’avouer. En fils loyal de l’Église, vous regrettez, vous condamnez, je ne m’en étonne pas, mais du moins, à la différence de tant d’autres, cherchez-vous sincèrement à comprendre, sans abaisser l’adversaire, la noblesse spirituelle d’une révolte que vous déplorez. La Réforme est le fait de catholiques, clercs pour la plupart. Si une nouvelle Église s’est historiquement constituée, c’est en conséquence de la condamnation prononcée contre ceux qui ont voulu redresser certains éléments, tels qu’ils les comprenaient; mais ni Luther, ni Calvin n’ont voulu le schisme, systématiquement, diaboliquement, comme vous allez jusqu’à le suggérer. Votre portrait des deux grands leaders de la Réforme grand voulu une mention plus appuyée de Zwingle) ne les rabaisse pas : vous reconnaissez leur génie, leur génie religieux, et, si vous avez des réserves à faire, soyez bien sûr qu’il se trouve plus d’un protestant pour en faire aussi.
Vous ne faites rien, du reste, pour dissimuler la profondeur du différend, mais c’est de bonne foi, me semble-t-il, que vous souhaiteriez une réconciliation. C’est vous en effet qui avez pris l’initiative de ce dialogue si émouvant, publié sous votre égide par la Bibliothèque Ecclesia entre le chanoine Cristiani et le pasteur Rilliet, sous le titre : Catholiques et protestants, frères pourtant, puis encore : Les Pierres d’achoppement. Que résulte-t-il de cet échange de vues, dans le respect mutuel et avec le désir le plus sincère de mutuelle compréhension, entre deux personnalités religieuses également convaincues et également représentatives ? Sur le fond, les interlocuteurs sont en somme d’accord : leurs prières s’adressent au même Dieu, relèvent du même Christ, confessent de part et d’autre l’Église sainte et universelle. C’est sur la question de l’autorité infaillible de l’Église qu’ils se séparent. Là est la pierre d’achoppement, non dans la foi, mais dans l’attitude. L’essence de la Réforme a résidé dans une volonté de retour à la tradition évangélique initiale, allégée de l’apport, éventuellement précieux et splendide, surajouté par la contribution romaine. Le protestantisme se refuse à admettre, entre Dieu et l’homme, l’intermédiaire d’une institution prenant celui-ci en charge. La conversation du prêtre et du pasteur montre avec évidence que, sur la croyance, aucune divergence ne demeure irréductible, mais que, sur la question des institutions ecclésiastiques, l’amorce d’aucun règlement n’apparaît même en vue. Il s’agit de deux tempéraments, de deux angles de vision, de deux vocabulaires. Je ne crois pas que ce soient les scandales de l’Église au XVe siècle qui aient été la cause véritable du schisme, car ce n’est pas contre l’Église pervertie des Borgia que la protestation véritable se produisait, mais bien, ce qui est beaucoup plus grave, contre la conception même d’une Église tenant son autorité d’une délégation transmise. À vrai dire, dans cette série de siècles obscurs ou brillants, pendant lesquels le rôle de l’Église a été si grand, il a toujours existé, de façon latente, un protestantisme virtuel. N’existe-t-il pas dans la prétention des Vaudois de lire la Bible en langue vulgaire, dans les thèses de Wiclef ?
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Parti avec vous d’Our et d’Abraham, je vous ai, lecteur fidèle, suivi à travers les temps héroïques du Christianisme combattant puis triomphant, à travers les croisades, le moyen âge, la Réforme protestante et la Réforme catholique. Après cette longue course, je demeure plein d’admiration pour l’immense information que vous avez su réunir, puis organiser pour en faire un tout cohérent, car un même courant de fond se retrouve du commencement à la fin, une fin toute provisoire, de cette œuvre de conviction.
La signification essentielle de cette histoire, c’est que le christianisme est l’axe véritable de notre civilisation. Christianisme et Occident sont des termes si inséparables qu’écrire l’histoire de l’un c’est écrire l’histoire de l’autre. Considérez la carte du monde : christianisme et civilisation occidentale s’y recouvrent approximativement. Non que notre société exprime l’essentiel de la vie chrétienne, ce serait une dangereuse complaisance que de se prêter à pareille illusion : spirituellement, dans un monde régi par la loi de la lutte pour la vie, le chrétien authentique ne peut guère être plus qu’un chargé de mission. Du moins avons-nous reçu de l’évangile un idéal de charité, qui s’inscrit dans l’affirmation de nos devoirs. L’Asie, au nom d’une supériorité dans le domaine de l’esprit, se plaît à nous reprocher notre matérialisme, et sans doute ne pouvons-nous que plaider coupable. Mais, si nous admirons la sublime méditation des sages, nous pouvons objecter que l’esprit de charité dans la pratique journalière, ne se rencontre plus guère quand on a traversé certaines frontières. Le bouddhisme, l’indouisme connaissent la pitié métaphysique, le respect symbolique de la vie, de toutes les vies, que ce soit celle d’une sauterelle, d’un moustique, du plus humble insecte, mais, pendant que le penseur contemple, dans sa sublime indifférence, qui semble se soucier du sort des malheureux ? Nulle part n’apparaît davantage le tragique et choquant contraste du pauvre qui meurt de faim et du riche éclatant de luxe dans son palais. Ce milk of human kindness, dont parle Shakespeare, c’est l’apport du christianisme.
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Votre prodigieuse fécondité d’écrivain n’épuise pas les possibilités de votre action. Vous y joignez toute une carrière parallèle, d’éditeur, d’animateur, de directeur de collections. Depuis 1936, à la librairie Plon, vous êtes responsable de la collection « Présences », qui compte des auteurs tels que le général de Gaulle. Dautry, Valéry, Claudel, Maurois (et moi-même). Depuis 1949, vous dirigez, aux éditions Fayard, la revue mensuelle Ecclesia. En 1950, aux éditions Laffont, vous créez la « Bibliothèque d’histoire chrétienne », puis, en 1951, chez Fayard, la collection « Textes pour l’histoire sacrée », destinée à donner les textes mêmes servant de base à l’Histoire Sainte et à l’Histoire de l’Eglise du Christ. En 1953, chez le même éditeur, vous instituez la « Bibliothèque Ecelesia », dans laquelle ont été publiés les dialogues, mentionnés plus haut, entre le chanoine Cristiani et le pasteur Rilliet, et à laquelle nous sommes redevables déjà de dix-sept volumes parus. Je ne puis même me contenter de parler ici du passé ou du présent : dans quelques jours, en avril 1956, sous le titre Je sais, je crois, la librairie Fayard lancera une Encyclopédie du catholicisme au XXe siècle en cent cinquante volumes, dont vous serez une fois encore la cheville ouvrière. Vous êtes donc la preuve vivante de la capacité qu’ont les gens qui font beaucoup de faire davantage encore. Il faut dans votre cas, pour y réussir, beaucoup de méthode, mais surtout beaucoup de conviction, sans parler naturellement de beaucoup de talent.
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Le penseur auquel vous succédez, et dont vous saviez si bien nous parler tout à l’heure, était comme vous un catholique fervent. En tant que mathématicien, il relevait d’Henri Poincaré, en tant que philosophe de Bergson, mais il continuait aussi cette noble lignée spirituelle des Boutroux, des Lachelier, des Lagneau. Du point de vue religieux enfin il était lui-même, car c’est par une sorte de progression intime et personnelle qu’il s’était appuyé sur la discipline mathématique pour étayer sa philosophie, cependant qu’au delà de la philosophie il recherchait, par d’autres voies, l’accès du Divin. Tour à tour il s’était intéressé à l’homo faber, puis à l’homo sapiens, mais il leur superposait un homo spiritualis. La carrière d’Édouard Le Roy reflète cette diversité convergente : professeur de mathématiques spéciales, notamment à Saint-Louis, professeur de philosophie au Collège de France, où j’ai été longtemps son collègue, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, enfin de l’Académie française... Mais peut-on parler de carrière pour qualifier une vie dévouée tout entière au service de l’esprit ? Pas d’événements autres que ceux de la pensée, de l’épanouissement d’une belle vie familiale. Je ne puis imaginer existence plus noble, plus enviable que celle-là, délivrée des soucis, des inévitables compromissions que nécessite l’action, mais transposant l’action dans le domaine de l’esprit.
Voici ce que je me disais tout à l’heure en vous écoutant parler d’Édouard Le Roy. Mais on pourra se dire aussi, après m’avoir entendu parler de vous, qu’une vie comme la vôtre est enviable, moins encore par son succès que par l’unité de conviction qui la traverse tout entière.