Réponse de M. Alfred Mézières
au discours de M. Charles de Mazade
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 6 décembre1883
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Lorsque vous traciez tout à l’heure un portrait si vivant de la famille de Champagny, à la fin du siècle dernier, ne retrouviez-vous pas, parmi les ancêtres de notre regretté confrère, quelques figures que vous connaissez depuis votre enfance ? N’appartenez-vous pas vous aussi, à cette vieille noblesse de province, noblesse de robe et noblesse d’épée, plus riche d’honneur que d’argent, étrangère et indifférente aux intrigues de cour, accoutumée en général à ne recevoir du roi d’autre faveur que la permission de se ruiner ou de se faire tuer pour lui ? Du haut de leurs cadres ternis par le temps, quelque chevalier de Saint-Louis, quelque aimable chanoinesse, quelque grand oncle poudré et voltairien ne vous souriaient-ils pas à votre entrée dans la vie ? Ne vous conseillaient-ils pas, comme à M. de Champagny, de ne rien demander aux pouvoirs de ce monde ? Vous leur devez sans doute, comme lui, ce sentiment d’indépendance qui vous a écarté de toutes les fonctions publiques. Vous non plus, vous n’avez voulu rien être, excepté académicien, pour le grand honneur et le grand profit de notre compagnie. Vous avez même mieux réussi que votre prédécesseur à sauver votre liberté. Car enfin, vous venez de nous le dire, M. de Champagny, si modeste et si inoffensif, n’a pu se défendre d’être un instant magistrat, et, par un piquant contraste, presque aussitôt accusé. M. de Champagny accusé de troubler la paix publique, voilà un de ces exemples qui doivent nous rendre indulgents pour notre temps. Ne nous plaignons pas trop des erreurs et des injustices contemporaines ; il y en a eu dans tous les temps, sous tous les régimes.
Si quelqu’un a jamais professé des opinions rassurantes, c’est à coup sûr le confrère si estimé et si honoré auquel vous venez de rendre un juste hommage. M. le comte de Champagny portait noblement un nom historique ; il retrouvait le souvenir de son père parmi ces officiers de marine qui illustraient, au XVIIIe siècle, les dernières années de la monarchie française ; il le retrouvait encore dans la France renouvelée par la Révolution, aux États généraux, dans les conseils de Napoléon Ier, au Ministère de l’intérieur, au Ministère des affaires étrangères, à la Chambre des pairs de la Restauration.
Notre confrère avait l’esprit trop sérieux pour tirer vanité de ce qu’il devait à sa naissance. Les traditions de sa famille étaient pour lui moins un avantage qu’une obligation. Il se croyait tenu de faire honneur aux siens par le bon emploi de son temps, par la dignité de sa vie, par une application constante aux travaux les plus élevés, aux plus nobles devoirs. Lorsqu’il entra, il y a quatorze ans, dans notre compagnie, il invoquait comme son principal titre « le goût des lettres et l’amour persévérant de l’étude ». Il borna, en effet, son ambition à la connaissance approfondie d’une des grandes époques de l’histoire. Ni la politique ni la diplomatie, pour lesquelles son nom le désignait, ne l’attirèrent. Il aima mieux raconter des évènements anciens que prendre une part active aux évènements de son temps. Pour le repos et pour l’honneur de sa vie, il n’avait pas choisi la plus mauvaise part. Les lettres ne trompent jamais ceux qui les aiment ; ce sont des compagnes fidèles, d’un commerce plus sûr et d’une humeur moins inégale que la politique. M. de Champagny leur a dû toutes les joies qu’il attendait d’elles, et, par surcroît, une récompense que sa modestie n’aurait jamais osé espérer : l’honneur de remplacer à l’Académie l’un des hommes qu’il aimait, qu’il admirait le plus, l’éloquent défenseur de la royauté et de la foi, l’illustre Berryer.
L’œuvre considérable qui occupa la plus grande part de sa vie, l’histoire de l’Empire romain, de César à Constantin, représente un immense travail. Et cependant ce n’est ni l’exactitude des recherches ni l’étendue des informations qui donnent leur véritable prix à cette longue série d’études. Le sentiment profond qui inspire l’auteur nous communique quelque chose de l’émotion qu’il éprouve lui-même en racontant les faits. Il obéit à un besoin impérieux de son cœur lorsqu’il recherche avec amour, sous les dehors brillants de la civilisation romaine, sous le faste voluptueux et cruel de l’empire, les commencements obscurs du christianisme.
Il s’occupe des païens par devoir, pour remplir l’office d’un historien exact et consciencieux, pour ne rien négliger de son sujet. Mais il ne trouve un accent personnel qu’en descendant dans les catacombes, en visitant dans leurs sanctuaires primitifs les humbles ouvriers qui préparent la régénération du genre humain. Il parle d’eux comme un petit-fils parle de ses ancêtres, avec recueillement, avec piété ; ce sont les aînés de la grande famille chrétienne à laquelle il est fier d’appartenir. Il est uni à eux par l’étroite solidarité de la foi. Il. souffre de leurs douleurs ; il savoure avec eux la lente agonie du martyre ; il se sent capable d’affronter comme eux la dent des bêtes féroces. Il se voit en imagination dans le cirque priant pour ses bourreaux, pendant que les lions rugissent et que la foule bat des mains.
Si M. le comte de Champagny avait vécu dans un temps de persécution, il aurait confessé sa foi à travers tous les périls. Ne pouvant souffrir pour elle, il éprouvait du moins le besoin de la confesser en toute circonstance, dans les petites comme dans les grandes occasions. Nous avons été plus d’une fois témoins de la vivacité touchante de ses sentiments chrétiens. Lorsque, par hasard, le rédacteur de notre Dictionnaire historique, fût-ce même le religieux M. de Sacy, citait une phrase un peu libre sur une question religieuse, notre vénéré confrère se sentait en quelque sorte personnellement atteint. Cet homme, ordinairement si doux, prenait la parole avec véhémence pour témoigner sa réprobation. Il ne pouvait lire non plus quelques paroles suspectes dans un des livres qui sont présentés à nos concours sans protester avec énergie, de toute la force de ses convictions.
Mais la loi que le christianisme apporte au monde est une loi d’amour ; il a conquis les âmes par la charité. M. le comte de Champagny avait trop bien raconté les bienfaits de la primitive Église, il avait trop bien montré comment l’Évangile adoucit les mœurs romaines, il était d’ailleurs trop pénétré de l’esprit chrétien pour que la bonté ne fût pas le trait dominant de son caractère. Tous ceux qui l’ont connu lui rendront le même témoignage. Sa charité était exquise ; il aimait à donner ; sa grande joie était de faire des heureux. Il est un des hommes de notre temps qui, sans tapage, sans ostentation, discrètement, simplement, ont, fait le plus de bien.
Son dernier acte académique a été encore une bonne action. C’est lui qui, l’année dernière, quelques jours avant sa mort, nous lisait le rapport sur les prix de vertu. Il se réjouissait de la riche moisson de l’année ; il parlait avec une émotion pénétrante de tant de sacrifices volontaires et obscurs, de tant de dévouements héroïques qui continuent, sur cette terre de France, la noble tradition de la charité.
Quand on a si bien vécu, on peut mourir en paix. Notre cher et regretté confrère a été assailli, à ses derniers moments, par de violentes douleurs physiques, mais son âme est restée calme. Il ne s’effrayait pas d’entrer dans l’éternité ; il y entrait avec une conscience pure, avec une foi profonde, avec une confiance inaltérable dans la bonté divine. Il croyait non pas finir, mais commencer une vie nouvelle éclairée d’immortelles espérances. Cette douceur d’une fin chrétienne, M. de Champagny l’avait exprimée plus d’une fois avant de la ressentir, il en avait eu la vision dans ses peintures de l’Église primitive. Chez lui, le travail de la pensée aboutissait ainsi naturellement à un acte de foi ; l’écrivain se subordonnait de lui-même au chrétien, sans calcul comme sans efforts, par une sorte d’inspiration qui venait du plus profond de l’âme.
Si l’on voulait caractériser son œuvre littéraire, on y remarquerait une parfaite unité. Dominé par une pensée unique, votre prédécesseur s’est consacré à un sujet unique. Il n’a pris la plume que sous le coup d’une émotion pieuse, pour suivre dans l’histoire les traces glorieuses du christianisme. L’activité de votre esprit se porte, au contraire, depuis quarante ans, sur les sujets les plus divers. Tantôt ce sont les grands noms et les grands évènements de l’histoire étrangère qui vous attirent tantôt c’est la France qui vous retient. Vous l’admirez dans ses jours de gloire, vous la consolez dans ses jours d’épreuve. Vous connaissez l’histoire de la Pologne aussi bien que celle de l’Espagne ou de l’Italie. Les contrastes mêmes ne vous effraient point ; dans les études biographiques auxquelles se complaît surtout votre talent, dans la série de portraits que vous tracez d’une main si exercée, vous passez sans embarras de Mme Roland à Marie-Antoinette, de Montalembert à Guizot, de Lacordaire à Michelet.
Il ne serait cependant pas impossible de ramener la diversité de vos travaux à une inspiration unique, à une tendance persistante de votre esprit. Un goût irrésistible vous porte vers les questions historiques et politiques ; quoique très attentif aux qualités du style, à la pureté et à l’élégance du langage, vous n’éprouvez presque jamais la tentation d’étudier une œuvre ou une vie purement littéraire ; votre critique si ferme et si mesurée s’attaque rarement à la poésie, au théâtre, au roman, aux ouvrages d’imagination ; elle ne se trouve à l’aise que sur le terrain solide des faits. Comme M. Buloz vous connaissait bien, avec quelle sûreté de jugement il devinait votre véritable vocation lorsqu’il vous confiait la chronique politique de la Revue des Deux-Mondes, où vous ne cessez, depuis quinze ans, de justifier son choix ! Vos travaux antérieurs l’avaient éclairé ; en tacticien consommé, après vous avoir vu au feu, il vous désignait pour un poste de combat.
Nous voici donc entraînés à votre suite sur la mer orageuse de l’histoire et de la politique contemporaines ; je ne la cherchais pas, je suis obligé par devoir de vous y suivre. Si on me le reprochait, je répondrais que je n’avais que ce moyen de vous rencontrer. Éviter la politique en vous répondant serait aussi malséant que de ne point parler de théâtre à un auteur dramatique, de roman à un romancier. Votre modération bien connue rendra, du reste, ma tâche moins périlleuse.
Partout, en effet, où vous porte votre infatigable curiosité, vous jugez les hommes et les choses avec le désintéressement d’un esprit indépendant, avec l’accent d’un libéralisme sincère. Aussi bien vous êtes-vous formé de bonne heure à l’école la plus libérale de ce siècle ; vous avez vécu par la pensée avec M. de Serre, avec Cavour, avec Lamartine, avec M. Thiers.
La leçon principale que vous ont donnée ces grands esprits, c’est de vous attacher aux institutions libres, comme à la seule forme de gouvernement que puissent supporter les sociétés modernes. Vous avez vu plus d’une éclipse du régime parlementaire, vous avez assisté au repentir de plus d’un libéral converti à la doctrine du pouvoir absolu. Votre foi n’a pas faibli. L’idéal de votre jeunesse reste encore celui de votre âge mûr. Ni les victoires de la force, ni l’emportement des passions populaires ne vous ont pour complice. Vous ne donnez raison aux vainqueurs que si les vainqueurs commencent par mettre la raison de leur côté. Vous ne craignez pas d’être compté parmi les vaincus si le droit est vaincu avec vous. Préférer la défaite aux capitulations de conscience, les sacrifices de fortune aux sacrifices d’opinion, voilà le véritable signe de la probité politique. Aussi votre nom est-il entouré d’un légitime respect. Que de causes justes vous avez déjà défendues, que de fois vous avez rappelé à la modération, au bon sens, à l’équité, les victorieux enivrés de leurs succès ! Peut-être même tenez-vous un peu trop à rester du parti des vaincus. On dirait que vous avez peur de paraître indulgent pour les représentants du pouvoir. On ne vous reprochera jamais à leur égard aucune complaisance. Ne pourrait-on vous reprocher quelque sévérité ?
Oui, Monsieur, du haut de cette tribune de la Revue des Deux-Mondes où, deux fois par mois, vous parlez non seulement à la France et à l’Europe, mais aux parties les plus lointaines du monde civilisé, vous êtes quelquefois sévère pour les gouvernements. C’est votre droit, je n’y contredis pas, et je vous avoue même tout bas que je pense souvent comme vous. Mais ne vous arrive-t-il pas quelquefois de vous reporter en arrière et de comparer l’admirable liberté dont vous jouissez aux précautions que la dureté des temps imposait à vos prédécesseurs ? Songez-vous à ce qu’il fallait de souplesse à un Forcade, à un Prévost-Paradol, pour faire entrevoir quelques vérités courageuses sous la prudence calculée du langage ? Les plus grandes hardiesses se bornaient alors à des sous-entendus ingénieux, à des allusions discrètes qui vous paraîtraient aujourd’hui bien timides. Vous avez le champ plus libre, Monsieur, votre critique n’a de limites que votre bon goût et la délicatesse naturelle de votre esprit. J’aimerais à vous entendre dire de la République ce que M. de Rémusat disait de la Restauration : « Je n’ai jamais eu un grand fonds d’aigreur contre elle ; je lui savais gré en quelque sorte de m’avoir donné les armes dont je me servais pour la combattre. » Ne serait-il pas équitable de rendre cette justice à notre temps ? Il a de grands défauts, mais il permet qu’on les lui reproche et, s’il ne s’en corrige pas, ce ne sera pas faute d’avoir été averti par une presse indépendante.
La liberté console de bien des choses ; il n’y a qu’une douleur qu’elle ne puisse consoler, c’est celle dont souffrait le comte de Cavour, lorsqu’il voyait sa patrie occupée par l’étranger. Nous traitions autrefois ces questions avec un complet détachement de nous-mêmes, comme si de semblables malheurs ne pouvaient nous atteindre. Nous entrions dans les douleurs des autres, sans soupçonner que nous pouvions les éprouver à notre tour. Aujourd’hui c’est notre propre histoire qui nous émeut à. travers l’histoire de l’Italie. Nous connaissons, nous aussi, la longue obsession du patriotisme que vous suivez d’année en année dans l’âme énergique, de Cavour. Quel enseignement que la vie de ce grand citoyen et dans quel noble langage vous nous la racontez !
Après la sanglante bataille de Novare, le Piémont paraissait réduit à l’impuissance, l’Italie plus que jamais livrée à la domination étrangère ; mais dans ce désastre il restait aux Italiens deux hommes, un roi et un ministre. C’est l’union de ces deux intelligences et de ces deux volontés qui ont fait la patrie italienne. Avec le temps, les difficultés se multipliaient ; le ministère rencontrait sur sa route une opposition de droite qui l’accusait d’être trop libéral, une opposition de gauche qui lui reprochait de ne point partager les passions révolu le Trésor était vide ; l’Autriche restait menaçante ; les monarchies du continent voyaient avec défiance et les gouvernements de la Péninsule avec inquiétude le petit État qui, seul en Italie, prétendait conserver des institutions libres. Mais le génie politique est fait de patience. Tenace et habile, poursuivant la même idée à travers Louis les détours, nouant des relations commerciales, cherchant des alliances sous le couvert des intérêts, hardi ou modeste suivant les occasions, ne gâtant jamais les affaires par une susceptibilité exagérée, comprenant la nécessité des sacrifices d’amour-propre et des concessions personnelles, le comte de Cavour mettait en pratique la recommandation que lui avait faite M. Thiers : « Ayez patience ; si, après vous avoir fait manger des couleuvres à déjeuner, on vous en sert encore à dîner, ne vous dégoûtez pas. »
Il ne se dégoûtait pas. Après avoir montré la souplesse de son caractère, il guettait le moment de montrer sa force ; il attendait son heure, et il la trouvait lorsque, soutenu par la confiance du roi, malgré les appréhensions de ses collègues, de la Chambre et du pays, il envoyait un corps de troupes piémontaises rejoindre en Crimée les armées de la France et de l’Angleterre. Ce jour-là le Piémont sortait de son isolement et de son rôle de petit État, il prenait place à côté des grandes puissances et il introduisait avec lui dans les conseils de l’Europe la question de l’indépendance italienne. C’était la revanche de Novare ; comme le disait un diplomate prussien : « C’était un premier coup de pistolet tiré à l’oreille de l’Autriche. »
Cette influence d’un homme sur une nation, cette dictature morale s’exerçait dans un pays de libre discussion, sans être imposée à personne, sans autres moyens de défense contre tous les genres d’opposition que la séduction d’un esprit toujours présent et l’autorité d’une éloquence infatigable. Cavour n’eût pas consenti à gouverner dans d’autres conditions ; il entendait n’exercer le pouvoir que sous le contrôle des Chambres, avec toutes les difficultés et toutes les responsabilités du régime parlementaire. Comme on lui faisait observer un jour qu’une mesure proposée par son ministère lui coûterait moins d’efforts sous un gouvernement absolu, il répondait vivement et noblement : « Vous oubliez que, sous un gouvernement absolu, je n’aurais pas voulu être ministre et que je n’aurais pu le devenir. Je suis ce que je suis, parce que j’ai la chance d’être un ministre constitutionnel. Le gouvernement parlementaire a ses inconvénients, comme les autres gouvernements, et avec ses inconvénients il vaut mieux que tous les autres. Je puis m’impatienter de certaines oppositions, les repousser avec vivacité, et puis, en y réfléchissant, je me félicite de ces oppositions, parce qu’elles m’obligent à mieux expliquer mes idées, à redoubler d’efforts pour convaincre l’opinion générale. Un ministre absolu ordonne ; un ministre constitutionnel a besoin pour être obéi de persuader, et je veux persuader que j’ai raison. Croyez-moi, la plus mauvaise des Chambres est encore préférable à la plus brillante des antichambres. »
Un jour vint où Cavour obtint pour son pays une alliance décisive. Cette histoire date d’hier, et cependant elle paraît déjà vieille, tant a grandi le modeste client de la France de 1859. Qui reconnaîtrait aujourd’hui dans le robuste royaume d’Italie la plante fragile qui s’appelait alors le royaume de Piémont ? N’insistons pas. Les peuples ont leur fierté, comme les particuliers ; ils n’aiment pas qu’on leur rappelle la modestie de leur origine, encore moins ce qu’on a pu faire pour eux. Vous l’avez compris, Monsieur, vous parlez d’amitié et non de reconnaissance. Nous n’avons pas besoin de nous vanter nous-mêmes, de réclamer en quelque sorte le prix de nos services. Magenta et Solférino parlent assez haut ; voilà le souvenir qui reste impérissable entre la France et l’Italie, le gage d’une solidarité qui n’est pas à l’abri des vicissitudes humaines, qui peut être troublée par quelques orages, comme toutes les amitiés, mais qu’aucune des deux nations ne pourrait détruire la première sans éprouver un sentiment douloureux et comme l’impression d’un fratricide.
Des ouvrages tels que le vôtre, Monsieur, d’un accent si cordial, d’une inspiration si élevée, ne peuvent que resserrer les liens de deux peuples amis. Vous venez ainsi au secours de notre diplomatie ; vous faites plus qu’une belle œuvre, vous faites une bonne action, une action patriotique. Une Italienne distinguée répondait récemment à votre pensée. Après avoir visité le champ de bataille de Solférino, après s’être agenouillée, comme le font chaque année un si grand nombre de ses compatriotes, dans l’ossuaire où dorment les restes de nos soldats, après avoir tourné d’une main pieuse les pages de l’album où sont conservés les portraits et les biographies des officiers français morts pour l’Italie, elle éclatait en sanglots, en transports de sympathie pour la France, et, en m’envoyant le manuscrit de ses impressions, elle me priait de le remettre à l’historien de Cavour. Elle me pardonnera de vous offrir aujourd’hui publiquement cet hommage de l’Italie à la France.
L’histoire du comte de Cavour nous montre comment se fait une nation ; vos récits de la guerre de France nous rappellent par quelle série d’épreuves notre pays a passé avant de subir la destruction de son unité séculaire. Lugubre défilé d’illusions évanouies, d’espérances toujours renaissantes et toujours trompées, d’efforts impuissants, de batailles perdues, de capitulations désespérées, De temps en temps, quelque beau souvenir de dévouement ou d’héroïsme repose l’esprit accablé sous le poids de la succession de tant de malheurs. Dans cette tragédie de la réalité, il y a des haltes et des temps d’arrêt, comme dans les fictions tragiques d’un Eschyle ou d’un Sophocle. Ici c’est l’armée de Metz un instant victorieuse dans une des plus sanglantes batailles de ce siècle et montrant chaque fois qu’elle rencontre l’ennemi ce qu’elle aurait pu faire si elle avait été commandée par un chef plus digne d’elle. Là, c’est la population parisienne supportant sans se plaindre la faim, le froid, les maladies, offrant au gouvernement près de cent mille vies humaines pour prolonger de quelques jours la défense nationale. Puis c’est le rayon de gloire que jettent sur nos armes la victoire de Coulmiers, les journées de Villersexel et de Bapaume, les belles manœuvres de la deuxième armée de la Loire et de l’armée du Nord.
Dans les derniers jours, quelques hommes restent encore et résistent jusqu’à la fin sans désespérer du salut de la patrie. Vous avez tracé le portrait de chacun d’eux. Il serait peu convenable de parler ici des vivants ; mais deux des plus glorieux sont morts. Vous me permettrez de m’arrêter avec vous devant ces deux figures devenues historiques. L’un avait des défauts pour lesquels il vous serait difficile d’être indulgent ; il appartenait à cette démocratie ardente dont l’agitation déconcerte un peu vos idées pondérées de conservateur libéral. Vous ne pouvez néanmoins méconnaître l’activité de son esprit, la séduction qu’il exerçait sur tous ceux qui l’approchaient, l’ardeur patriotique dont il animait les populations et l’ébranlement qu’il communiquait à toutes les parties du territoire. Avant qu’il fût arrivé à Tours, les grandes villes s’agitaient dans une impuissance fébrile, le reste de la province attendait les évènements avec résignation, dans une sorte d’abattement mélancolique. Dès qu’il parut, il enflamma tout le monde du feu de sa parole, il releva les courages, il excita les dévouements.
Qu’il y ait eu dans une série d’entreprises aussi rapides et aussi multipliées bien des maladresses et des incohérences, est-ce une raison pour ne pas rendre hommage à l’indomptable vitalité de ce patriotisme ? L’énergie et la durée de la résistance ne sauvaient-elles pas du moins ce qui nous reste encore aujourd’hui du patrimoine national, l’honneur d’un grand peuple ? L’instinct généreux de la démocratie ne s’y méprenait pas. Les funérailles auxquelles nous avons assisté, l’émotion générale du pays, l’empressement des populations, les couronnes apportées, sur cette tombe ouverte trop tôt, de tous les points de la France, et plus particulièrement de l’Alsace-Lorraine, s’adressaient moins au politique qu’au représentant de la défense nationale. À une heure tragique de notre histoire, il était passé dans l’âme de Gambetta quelque chose de l’âme même de la patrie ; il en avait personnifié un instant les efforts et les espérances. C’était là le secret de sa popularité, de l’ascendant qu’il exerçait sur des générations encore toutes pénétrées de regrets patriotiques.
À peine avions-nous perdu une de nos espérances qu’une autre douleur fondait sur nous. Après le puissant orateur, le soldat de la défense nationale disparaissait à son tour.
Pour parler dignement du commandant en chef de la deuxième armée de la Loire, il faudrait emprunter la plume de celui de nos confrères qui commandait si vaillamment l’armée d’Afrique au moment où commençait la renommée militaire du jeune Chanzy. L’historien du grand Condé et du maréchal de Guébriant saurait trouver les traits nécessaires pour peindre dans toute sa beauté cette mâle physionomie.
Le 1er décembre 1870, des colonnes d’attaque vigoureusement conduites enlevaient à l’ennemi plusieurs villages aux environs de Pithiviers, et le lendemain recommençaient le combat avec la même vigueur. C’était un nouveau général qui se révélait. Il arrivait d’Afrique pour prendre successivement, en quelques jours, le commandement d’une division, d’un corps d’armée et bientôt d’une armée entière. La rapidité de cette fortune ne l’étonnait pas plus que la grandeur du péril ne l’intimidait. Son énergie croissait avec les difficultés. Après une première action brillante et heureuse, il se voyait séparé d’une partie de ses compagnons d’armes, forcé de battre en retraite et condamné à la redoutable tâche de composer, sous le feu d’un adversaire victorieux, une nouvelle armée avec les débris de plusieurs corps désorganisés.
Les évènements ne lui laissaient que quatre jours de répit, et en quatre jours il avait fait face à tout. Lorsque les Allemands, définitivement maîtres d’Orléans, croyaient toute résistance brisée au centre de la France, ils se heurtaient tout à coup aux fortes positions occupées par Chanzy. Attaqué tous les jours, ce commandant en chef d’une armée improvisée opposait tous les jours une résistance opiniâtre. Quoiqu’il n’eût sous la main que de jeunes soldats et des cadres insuffisants, il les formait en les entraînant sur le champ de bataille, il les menait hardiment au feu contre de vieilles troupes aguerries par de longs combats et par l’habitude de la victoire. Il défendait ainsi le terrain pied à pied, en infligeant à l’ennemi des pertes cruelles. Lorsque l’épuisement de ses divisions et le nombre croissant de ses adversaires l’obligeaient à se replier, il se retirait à temps dans une direction choisie par lui, où il s’était ménagé d’avance une ligne de retraite assurée.
La ténacité de Chanzy étonnait et déconcertait les vainqueurs ; on espérait toujours le saisir, l’envelopper dans un de ces mouvements tournants qui avaient si bien réussi au commencement de la guerre, détruire son armée d’un seul coup, comme on avait détruit l’armée de Sedan. Mais il pénétrait le secret de la stratégie allemande, il se dérobait aux étreintes dangereuses, et, jusqu’à la signature de la paix, il conservait une armée à la France. Au prix de quelles fatigues et de quels sacrifices ! ceux-là seuls pourraient le dire qui ont suivi pas à pas, dans leurs douloureuses étapes, ces régiments de la dernière heure, de Josnes à Vendôme, Vendôme sur les routes défoncées du Perche et du Maine. Trois lignes de retraite avaient été défendues l’une après l’autre : la Loire, le Loir, la Sarthe ; on se retranchait encore sur la Mayenne.
Mais que d’hommes on avait perdus en chemin, dans la boue, dans la neige, pendant les nuits glaciales de décembre et de janvier ! La durée d’une telle épreuve était au-dessus des forces d’une troupe sans expérience, qui rencontrait à ses débuts les plus cruelles extrémités de la guerre, sans y avoir été préparée par une éducation militaire, par le sentiment d’une longue solidarité, par l’habitude de l’obéissance et le respect de la discipline, qui font la force des vieux soldats. Des bataillons entiers fondaient en quelques jours sous les yeux des chefs impuissants ; la lassitude, le découragement, les maladies éclaircissaient les rangs d’heure en heure.
Le lendemain, cependant, une volonté énergique ramenait au feu les débris des régiments dispersés et obtenait encore d’eux de vigoureux efforts. Que n’eût-elle pas obtenu de troupes plus aguerries ? La fatalité de cette guerre nous envoyait des généraux lorsque nos meilleures armées étaient prisonnières et qu’il ne restait plus, pour nous défendre, que des soldats improvisés. Si les hommes manquèrent quelquefois à Chanzy, lui, du moins, ne leur manqua jamais. La France mesure la reconnaissance qu’elle lui doit, non à des victoires qu’il ne dépendait pas de lui de remporter, mais à l’énergie d’une résistance dont il était l’âme. Sans lui, sans ses lieutenants intrépides, la deuxième armée de la Loire se fût dissipée à la première défaite. Il la sauva d’elle-même et il illustra de glorieux souvenirs sa douloureuse histoire.
Il nous inspirait la confiance dont il ne cessa d’être animé jusqu’à son dernier jour. Qui de nous ne s’est senti frappé en apprenant sa mort ? La douleur publique ne s’est point exhalée en paroles bruyantes ; nous n’avons point profané cette noble mémoire par un étalage de déclamations emphatiques. Mais au fond du cœur de tous ceux qui aiment leur pays s’est ouverte une blessure qui saigne encore. La France portera longtemps, dans le recueillement qui sied aux grandes douleurs, le deuil d’un de ses plus généreux enfants, d’un de ceux qui, au milieu de nos désastres, sont restés le plus fidèles à la tradition de nos vertus militaires en nous donnant le grand exemple de ne jamais désespérer de nous-mêmes.
L’illustre homme d’État auquel vous consacrez votre dernier ouvrage n’était pas non plus de ceux qui désespèrent. Je vous remercie, Monsieur, au nom de l’Académie, d’élever un monument à la mémoire de M. Thiers. Il nous a longtemps appartenu, nous en sommes fiers ; mais il appartenait surtout à la France. Ce n’est pas seulement notre propre dette, c’est une dette nationale que vous acquittez en racontant une si belle vie. Les générations nouvelles vous devront de la mieux connaître. L’éclat des dernières années avait rejeté dans l’ombre des parties essentielles que vous remettez en lumière. Grâce à vous, nous embrassons maintenant dans son ensemble le mouvement de cette merveilleuse activité qui s’appropriait tous les sujets, qui touchait à toutes les questions pour les éclaircir, à tous les problèmes sociaux pour les résoudre par la raison.
Avant tout, M. Thiers avait le génie de l’action. « L’homme est né pour agir, » écrivait-il à ses débuts, lorsqu’il n’était encore qu’un avocat obscur du barreau d’Aix. Il se sentait dès lors si naturellement appelé à jouer un rôle actif parmi ses contemporains qu’il transformait la littérature elle-même en un instrument de combat. L’Histoire de la Révolution, sa première œuvre importante, dépassait les proportions d’un travail purement littéraire. L’historien prenait parti, avec la vivacité d’un combattant, pour les principes sur lesquels repose la société moderne contre toute tentative de résurrection du passé. Sans dissimuler les erreurs, sans excuser les crimes, il faisait passer dans son livre l’esprit même de la Révolution, il retrouvait la trace des réformes heureuses, il dressait la liste des conquêtes définitives. C’était comme la révélation d’une histoire un peu oubliée, longtemps obscurcie par la gloire éclatante de l’épopée impériale. Ces souvenirs, évoqués si à propos, ne restaient pas à l’état de simples documents historiques. La main redoutable qui les recueillait les maniait comme une arme de guerre. L’œuvre littéraire continuait ainsi la lutte engagée au Constitutionnel et au National, lutte émouvante, où l’on finissait par jouer sa tête. Celui qui signait le premier la protestation des journalistes ne savait pas quelle serait l’issue de la bataille. Il savait seulement que sa vie en était l’enjeu.
On aime à se représenter M. Thiers dans tout l’éclat de sa brillante jeunesse. en cette année 1830, où il attirait l’attention de tous ses contemporains, où Lamartine, le rencontrant pour la première fois, traçait de lui ce vivant portrait : « Je vis un petit homme taillé en force par la nature, dispos, d’aplomb sur tous ses membres, comme s’il eût toujours été prêt à l’action, la tête bien en équilibre sur le cou, le front pétri d’aptitudes diverses, les yeux doux, la bouche ferme, le sourire fin, la main courte, mais bien tendue et bien ouverte, comme ceux qui, selon l’expression plébéienne, ont le cœur sur la main... L’esprit était comme le corps, d’aplomb sur toutes ses faces, robuste et dispos Peut-être, comme un homme du Midi, avait-il un sentiment un peu trop en saillie de ses forces. Il parlait le premier, il parlait le dernier, il écoutait peu les répliques, mais il parlait avec une justesse, une audace, une fécondité d’idées qui lui faisaient pardonner la volubilité de ses lèvres... C’étaient l’esprit et le cœur qui parlaient. »
Cette vie, cette aisance, cette bonne grâce, ce parfait naturel, M. Thiers les portait partout avec lui. Rien ne l’étonnait ni ne le déconcertait. Ministre à trente-cinq ans, il faisait face à la fois aux insurrections de la Vendée et aux conspirations révolutionnaires, il traçait des routes, il creusait des ports et des canaux, il élevait des monuments, il concevait le plan gigantesque des fortifications de Paris. Vers la même époque, il entrait à l’Académie en victorieux que le succès suit partout. Le spirituel Doudan, qui assistait à sa réception, en rapportait comme la vision éblouissante d’un triomphe éclatant. « J’ai regret, écrivait-il, que vous n’ayez pas vu M. de Talleyrand arriver sur les bancs de l’Académie en costume d’académicien. Il a produit un effet singulier de curiosité, comme une vieille page toute mutilée d’une grande histoire, une page que le vent va emporter bientôt. À côté de cette destinée presque accomplie, M. Thiers arrivait avec toutes les espérances, tout l’orgueil du présent et de l’avenir. Il racontait d’un air hardi les agitations qui ont passé sur l’Europe depuis trente ans. Son discours était vivant ; on entendait presque rouler les canons de Vendémiaire ; on voyait la poussière de Marengo et les aides de camp courir à travers la fumée du champ de bataille ; tout cela raconté devant des hommes qui avaient vu César, et le Consulat et l’Empire, et par un jeune homme qui avait concouru à une grande révolution après avoir écrit l’histoire d’une autre révolution, tout cela avec le sentiment que lui aussi serait un jour dans l’histoire. »
En même temps, au milieu des luttes du Parlement, se formait l’éloquence particulière de M. Thiers, souple, abondante, infatigable, cachant sous un air d’improvisation les plus fortes études, habile à frapper les esprits par la vivacité familière, par la clarté et par la logique d’une argumentation entraînante. Une nouvelle révolution, l’avènement soudain du suffrage universel, portaient l’illustre orateur sur un théâtre plus orageux, dans des assemblées plus tumultueuses que celles de la monarchie. Il y conservait, sous le feu des interruptions, toute sa liberté d’esprit ; il s’y imposait par l’autorité de sa parole. Il s’agissait alors de défendre non seulement une forme particulière de gouvernement, mais les principes mêmes de notre organisation sociale, la propriété, le crédit, la liberté du travail, la libre concurrence des industries. M. Thiers se jetait encore une fois dans la mêlée, avec une ardeur toujours jeune, avec une fécondité inépuisable d’arguments ; il soumettait à une impitoyable analyse les systèmes des novateurs, et le droit au travail, et les assignats, et la banque du peuple ; il en faisait toucher du doigt la vanité par une démonstration irrésistible, et, dans des mouvements d’une éloquence indignée, il défiait leurs auteurs d’apporter à la tribune autre chose que des paroles vaines ou de dangereux appels aux passions populaires. Ce fut son originalité et son honneur de rester le plus conservateur des libéraux, de ne faire aucune concession à l’esprit de la démagogie. Les journées de Juin lui avaient montré jusqu’où l’on conduit le peuple, lorsqu’au lieu de lui parler de ses devoirs, on ne lui parle que de ses droits et de sa toute-puissance.
Aux années d’orages succédaient de longues années de silence que M. Thiers avait prévues avec sa clairvoyance habituelle, lorsque, après les revues passées à Satory, il s’écriait au milieu des frémissements de l’Assemblée législative : « L’Empire est fait. » Le 2 Décembre rendait M. Thiers à la vie privée sans le rendre au repos. Le repos n’était pas fait pour cet esprit actif ; à peine exilé de la politique, il reprenait, au point où il l’avait laissée, sa grande Histoire du Consulat et de l’Empire, pour la porter à un degré d’ampleur qui dépassait ses propres espérances. Comme il arrive souvent dans notre pays, les lettres profitaient de ce que perdait la politique. Chaque nouveau volume rajeunissait la gloire de M. Thiers ; l’accueil que recevaient place Saint-Georges les représentants de l’opinion libérale et les étrangers distingués qui traversaient Paris entretenait encore une popularité incontestée. Il se formait ainsi peu à peu, dans la France presque silencieuse, à côté du pouvoir officiel, une puissance purement morale, destinée à tenir bientôt en échec un gouvernement qui se croyait assez fort pour se passer de contrôle. Le retour de M. Thiers dans une Assemblée, en 1863, fut comme la rentrée en scène de l’esprit parlementaire dont il restait la plus haute personnification. Chaque fois qu’il parla au Corps législatif, la France libérale se reconnut à ces accents fiers et attristés, aux appréhensions causées par une politique étrangère nouvelle dans notre histoire ; elle reconnut encore mieux ce qu’elle redoutait elle-même, l’écho de ses anxiétés dans la séance inoubliable où, presque seul contre tous, l’intrépide vieillard essayait de s’opposer à la déclaration de guerre. On eût dit que c’était la patrie elle-même qui parlait en suppliante par sa voix, lorsqu’au milieu des interruptions et des outrages, il prononçait ces émouvantes paroles : « Offensez-moi, insultez-moi, je suis prêt à tout subir pour défendre le sang de mes concitoyens que vous êtes prêts à verser si imprudemment. »
À partir de ce jour, il se fit dans tous les esprits, en France et à l’étranger, une confusion inévitable entre la personne de M. Thiers et les destinées de la patrie française. Tout parut suspendu à son dévouement, à son patriotisme. Ce qu’on lui demanda, on ne l’aurait demandé à personne ; ce qu’il fit ne pouvait être fait que par lui. Dans la balance de notre fortune, il pesa plus à lui seul que toutes les forces morales dont nous pouvions encore disposer. Aucun autre représentant de la France n’aurait reçu l’accueil qui lui fut fait pendant le cruel hiver où il s’efforçait d’intéresser à notre cause les chancelleries européennes. On s’inclinait devant sa gloire encore plus que devant notre malheur. Après la conclusion de l’armistice, c’est lui qu’un million de suffrages désignait pour l’exercice du pouvoir, lui que l’Assemblée chargeait de conclure la paix, de réduire la Commune, de négocier l’évacuation du territoire. Il est rarement arrivé qu’un simple particulier ait personnifié à ce point le destin d’un pays.
Vous l’avez connu, Monsieur, vous avez vécu dans l’intimité de ce grand esprit, vous êtes resté le disciple fidèle du plus ancien, du plus cher de ses amis, de notre illustre et vénéré doyen. Vous pouvez nous dire si M. Thiers méritait la reconnaissance nationale, si, dans les jours heureux ou sombres de notre histoire, vous avez surpris chez lui d’autres préoccupations que l’amour de son pays, que le souci de nos intérêts et de notre grandeur. Le cœur des peuples ne se trompe guère. Si la France l’a tant aimé ; si elle le pleure encore, c’est qu’elle sait bien qu’elle ne retrouvera pas de sitôt un fils plus digne d’elle, qui ait plus mêlé son âme à la sienne, qui ait été plus fier de ses gloires, qui ait plus souffert de ses douleurs. De tous les Français de notre siècle, aucun n’a été plus Français que lui.
Personne n’en doutera après avoir lu votre ouvrage. Vous avez raison, Monsieur, de recueillir, lorsqu’ils sont vivants encore, tant de souvenirs chers et sacrés. Vous relevez les âmes, vous retrempez les courages, vous offrez aux jeunes générations l’exemple fortifiant du plus pur patriotisme.
Votre travail est à peine achevé ; vous venez de le terminer pendant que vous attendiez le jour de votre réception. C’est un nouveau titre que vous ajoutez à tous ceux que vous possédiez déjà. L’Académie vous est reconnaissante de cette activité ; elle y voit la promesse de nouvelles œuvres. Vous êtes de ces vaillants sur lesquels nous comptons pour réparer nos pertes. Votre chronique est attendue tous les quinze jours à l’étranger, comme l’expression de ce que des hommes distingués pensent en France sur la politique contemporaine ; beaucoup de personnes ne nous jugent que par vous. La Revue, où vous tenez une place si honorable, représente un des éléments essentiels de notre influence extérieure. Continuez à entretenir au dehors la bonne renommée de l’esprit français. Qu’on sache par vous qu’à travers les fluctuations des partis il y a toujours chez nous une élite qui reste fidèle à la politique modérée, une majorité laborieuse à laquelle l’anarchie et la violence font horreur. Ménagez-nous des amitiés, nous en avons besoin. Dites surtout bien haut que nous ne menaçons personne, que notre unique ambition est de travailler en paix au relèvement de la patrie en respectant les relations internationales.
Vous nous rendrez un autre service lorsque vous aurez le loisir d’entreprendre encore une de ces biographies dans lesquelles vous excellez. Vous continuerez ainsi une galerie de portraits qui honorent la France. L’Académie vous avait depuis longtemps distingué, Monsieur ; elle avait bien des motifs de vous ouvrir ses portes. Soyez le bienvenu parmi des confrères qui ont le sentiment très vif de ce que vous faites, de ce que vous ferez longtemps encore, nous l’espérons, pour l’honneur des lettres françaises et de notre pays.