MONSIEUR,
C’est la première fois, depuis le temps déjà lointain où nous avons fait connaissance, que je vous adresse la parole avec tant de cérémonie. Ainsi le veulent ces usages académiques dont nous sommes l’un et l’autre respectueux. Mais ces traditions, qui invitent à délaisser sous cette coupole les habitudes familières des amitiés les plus anciennes, ne nous défendent pas d’évoquer le passé. Elles m’autorisent même à chercher dans les souvenirs de notre jeunesse les signes qui annonçaient votre caractère et qui étaient les messagers de vos talents et de vos succès.
À la fin du siècle dernier, pendant les vacances, un soir d’été, nous étions allés ensemble et en compagnie de notre confrère et ami Émile Dard, comme vous historien et diplomate, assister au spectacle que donnait un cirque alors célèbre de la rue Saint-Honoré. En sortant, nous nous promenions lentement et nous dissertions sur le mélange de fantaisie et de méthode, d’improvisation et de discipline que nous avions observé dans la présentation des chevaux. Comme il est naturel à l’âge que nous avions, nous tirions de là les considérations les plus variées et les plus hardies touchant l’éducation, la vie des sociétés, et l’État lui-même. Vous étiez très brillant dans ces conversations, plein d’enjouement et d’humour, abondant en citations et en exemples que vous deviez à votre culture, amusant sans recherche, documenté sans affectation. Vous aviez déjà ces deux traits de l’esprit français qui déconcertent un peu les étrangers et qui sont très appréciés d’eux dès qu’ils les ont compris, ces deux traits fort parisiens, l’apparente frivolité et le sérieux réel.
Tout-à-coup, tandis qu’en descendant la rue Royale nous apercevions le ciel étoilé de la place de la Concorde, tandis que nous devisions sur les rapports de l’ordre et de la liberté, rapports très instables, orageux parfois, toujours délicats, vous vous êtes arrêté, et avec un enthousiasme lyrique, d’une voix dont la ferveur rieuse s’est prolongée à travers les années, vous vous êtes écrié « À moi, descendant de La Fayette, cette idée de liberté m’est si chère qu’en ce moment je suis prêt à mourir pour elle ! » Nous avions vingt ans, Monsieur, et il était minuit.
Cette profession de foi juvénile et nocturne avait une signification profonde et qui devait être durable. Vous êtes libéral par destination. Vous êtes né à Washington. Vous avez été élevé en Amérique. Vous étiez assez batailleur dans votre enfance et vous aimiez lutter avec les négrillons du quartier, affirmant ainsi tout de suite votre croyance dans l’égalité des races et des citoyens. Vous avez grandi à l’ombre des institutions démocratiques. Vous aviez un goût naturel pour la facilité et la dignité de la vie dans les pays libres, et aussi je crois un certain penchant à vous accommoder avec éclectisme des conditions modernes des sociétés. Vous étiez ainsi tout préparé à servir le régime et l’État.
Servir : ce fut, après nos infortunes de 1870, le mot d’ordre accepté avec ardeur par la génération de nos pères qui eut le souci de relever la France blessée, de reconstituer son armée, de rendre moralement et matériellement à notre pays sa place en Europe. Au-dessus de toutes les controverses, il y avait cette pensée unique. Nous entendions prononcer par nos aînés, avec des sentiments divers, des noms très variés. Nous retenions au passage ceux de M. Thiers, de Gambetta et de Jules Ferry, du cardinal Lavigerie et d’Albert de Mun, de Clemenceau et de Déroulède. Les uns et les autres représentaient pour nous, non des partis qui s’opposaient, mais des équipes différentes au service du bien public. Toute une jeunesse alors s’est consacrée avec un élan qui est un honneur de notre histoire à cette grande œuvre d’une France à refaire. Toute une jeunesse est sortie de tous les rangs de la société et a fourni des officiers, des administrateurs, des missionnaires, des explorateurs, des hommes qui, chacun selon son tempérament individuel, ont tous travaillé à restaurer la nation. Et comment évoquer sans émotion le souvenir de ces années où les sous-lieutenants qui sortaient de l’École polytechnique s’appelaient Foch, Joffre, Fayolle : où de jeunes et ardents Saint-Cyriens se nommaient, parmi tant d’autres dont nous gardons la mémoire, Lyautey, Gouraud, Mangin ?
Servir : tel a été aussi votre vœu dès que vous avez eu l’âge. Votre propre famille vous donnait l’exemple. Votre grand-père, M. de Corcelle, était ambassadeur. Votre père remplissait une mission aux États-Unis et travaillait avec M. de Tocqueville. De vos frères aînés, l’un se disposait à donner toute son activité à la vie parlementaire, l’autre à l’armée. Votre sœur porte un nom célèbre dans les annales de nos explorateurs, celui de Savorgnan de Brazza, le pacificateur du Congo. Pour votre part, vous vous êtes destiné à la diplomatie. Cette carrière vous séduisait entre toutes. Vous la sentiez en harmonie avec vos dons et avec vos goûts. Elle exige, quand elle est bien comprise, des qualités complexes, une culture variée, le sens de l’observation, l’art de la conversation et l’art d’écrire, la promptitude à démêler parmi les intérêts qui s’opposent ceux qui sont essentiels, la force de dire oui et la force de dire non, la science d’avoir raison sans heurter l’interlocuteur et la science, plus délicate encore de plaire, une personnalité forte atténuée quand il faut par les formes de la courtoisie française. Vous acceptiez avec aisance, sans vanité ni modestie, la perspective de cet avenir.
Vous avez commencé très jeune, en vérité, d’avoir les plus hautes relations diplomatiques. Vous n’aviez pas deux ans quand, après une traversée de douze jours, vous êtes venu pour la première fois en Europe et quand vous avez eu l’honneur d’être présenté à S.S. Pie IX. Le pape, qui s’approchait de vous avec bienveillance pour vous bénir, eut la surprise de sentir ses doigts saisis avec vigueur par votre main enfantine et fit avec mansuétude cette prophétie : « Ce bambin a déjà une poignée de main américaine. » Vous n’aviez pas cinq ans quand, revenu à Washington, vous avez eu l’occasion imprévue de faire la connaissance du président des États-Unis. L’excellente femme qui était préposée à votre garde était de la Lozère : elle avait du bon sens et de la curiosité : elle ne voulait pas être venue en Amérique pour ne rien voir. Le 1er janvier, apercevant la foule qui entrait librement à la Maison-Blanche, où les grands personnages présentaient leurs souhaits au chef de le l’État, elle suivit avec tranquillité et pénétra avec vous dans les salons. le président, un peu étonné de découvrir un pèlerin en si bas âge, demanda qui il était, et ayant appris que c’était l’arrière-petit-fils du général La Fayette, il lui serra la main avec cordialité en lui disant : « Heureux de vous voir, mon garçon, et revenez si le cœur vous en dit. »
Vous avez écouté ce conseil amical, mais vous avez eu le tact d’attendre un certain nombre d’années. Après ces débuts un peu féeriques, il vous restait à vous instruire, à vous former, à apprendre le bon usage des heureuses qualités que la nature vous avait généreusement accordées et des chances que vous donnait votre naissance. Vous l’avez fait avec plaisir et avec application. Vous aimiez le travail. Vos études étaient brillantes. Vous passiez sans peine vos examens et vos concours. Votre apprentissage a été votre premier succès, qui devait être suivi de beaucoup d’autres. Lorsque, selon les usages administratifs de l’époque, vous avez été nommé attaché autorisé, vous avez reçu le témoignage de l’estime où vous étiez déjà tenu : il fallait avoir deux parrains, les vôtres ont été Casimir Perrier et Armand Nisard.
Le siècle s’achevait quand vous avez été envoyé à Rome. Quelle magnifique école pour un diplomate ! Et quelle incomparable formation pour un jeune homme ! Nous répétions alors avec enthousiasme le mot de Renan, Rome est la ville sainte, la ville enchanteresse. C’était le temps du pape Léon XIII et du cardinal Rampolla. C’était le temps où la France était représentée avec éclat dans les deux ambassades par Camille Barrère et Nisard, où Mgr Duchêne dirigeait l’École française, et le sculpteur Guillaume la villa Médicis. Nous avions nos obligations laborieuses dont nous nous acquittions de notre mieux. Mais nous avions nos loisirs, et quels loisirs studieux dans la Ville Éternelle où surgissait toute l’histoire depuis l’antiquité jusqu’à la Renaissance, jusqu’à nos jours ! Nous aimions la majesté des fiers monuments, et aussi l’activité toute familière d’un peuple qui était attaché avec simplicité, parmi ces grandeurs et ces ruines, au naturel, au plaisir et à la vie. Nous aimions les matinées ensoleillées de décembre au cours desquelles nous allions sur le Palatin, où s’épanouissait dans toute sa beauté la rose d’automne, la vue qui s’étendait du Capitole au Colisée. Nous goûtions le charme de ces églises, dont notre cher et grand confrère Émile Mâle a parlé, avec tant de science et tant d’art, de ces églises ou ici un mur, là une fresque limite l’horizon, où les effets de lumière n’ont pas les prolongements mystérieux de nos édifices gothiques, où une profusion d’images douces et voluptueuses apaisent la tension qui accompagne l’exercice austère de l’esprit. Il y avait dans Rome, sous un beau ciel et au son des cloches, une placidité, qui exerçait une séduction merveilleuse. On racontait que le pape Léon XIII avait coutume de dire adieu aux visiteurs qui venaient prendre congé de lui et qui n’étaient restés que huit jours, mais qu’il disait au revoir à ceux qui étaient restés davantage. Un de nos savants amis, qui était venu pour trois mois dans la Ville Éternelle, s’y était attardé pendant sept ans. Nous n’avions pas la liberté d’imiter cet attrayant exemple.
Vous alliez courir le monde. Vous n’avez jamais demandé un emploi administratif dans les bureaux du quai d’Orsay. Une seule fois, pendant un court espace de temps, vous acceptiez d’être sédentaire en devenant directeur des services de presse à Paris, c’était à la requête de M. Poincaré. Pendant trente-six ans, vous avez habité l’étranger. Vous avez conquis dans vos divers postes tous vos grades. Que de voyages ! Vous quittez Rome pour Berlin, et Berlin pour Washington. On vous trouve ensuite à Petrograd, à Londres, à Constantinople, et à plusieurs reprises en Amérique. Vous faites partie de la mission française qui assiste à l’inauguration du monument de Rochambeau. Vous avez, plus tard, l’honneur d’être attaché à la personne du maréchal Foch lors de son séjour triomphal aux États-Unis. Vous êtes son interprète, vous exprimez en son nom la reconnaissance de notre pays l’égard de ce peuple américain qui, tout attentif qu’il est à la pratique et à ses immenses intérêts, a dans le caractère, selon un mot de Bergson, une générosité qui ne se désintéresse jamais d’une affaire, même lointaine, dès que l’idée de droit et l’idée de liberté sont en cause. Pendant vingt-deux ans, vous vous êtes préparé comme secrétaire et comme conseiller à de plus grandes tâches, vingt-deux ans bien remplis où vous avez vu à l’œuvre des ambassadeurs qui comptent. Vous les avez jugés avec l’esprit critique qui ne manque jamais à la jeunesse : mais les cadets de votre-époque, même quand ils étaient prompts à saisir les défauts et au besoin les qualités de leurs aînés, avaient aussi la pensée qu’ils pourraient apprendre quelque chose d’eux et vous avez su retenir les leçons de leur expérience.
Vous venez de faire avec beaucoup d’art le portrait d’un de vos chefs, Maurice Paléologue, pour qui vous aviez un sincère attachement et qui vous le rendait bien. Vous étiez déjà en Russie quand il a été nommé ambassadeur. Vous êtes resté à votre poste jusqu’en 1917 et vous avez travaillé en cinq ans avec sept ambassadeurs différents. Dans le petit livre que vous avez gracieusement intitulé Lettres à Marie, vous avez écrit avec pénétration et avec impartialité le récit des événements dont vous avez été témoin. Ces temps troublés vous ont permis de mesurer toute l’étendue de l’esprit de Maurice Paléologue. Vous avez très bien peint les nuances scintillantes de son caractère. Vous avez su le faire avec un respect qui ne bannit pas l’exactitude. Il avait ses grâces et il avait aussi ses souterrains. Il possédait la faculté de juger les faits en dehors des hommes, de tout respecter dans la majesté du passé, de tout espérer avec la même ardeur des changements que promet l’avenir. L’Académie française goûtait fort la conversation, tantôt abondante et enflammée, tantôt secrète comme une confidence, de ce confrère alerte, impérieux, et toujours courtois, qui discutait parfois avec passion sur une simple application de règlement. Elle se plaisait à le consulter, le sachant informé de toutes choses, et elle était soucieuse de ses avis, même quand elle ne le suivait pas. Les relations très variées de Maurice Paléologue hors du monde diplomatique, avec beaucoup de savants, d’artistes et d’industriels, donnaient à ses entretiens une richesse et une précision qui faisaient contraste avec les frivolités dont à d’autres moments il s’amusait en souriant. Souvent, après les séances du dictionnaire, auxquelles il était très assidu, il s’attardait à parler des événements publics. Il était resté, dans sa retraite, très attentif aux affaires de Russie, et il est certainement une des personnalités qui ont compris le plus tôt et annoncé le plus vite l’accroissement de la force russe, l’organisation industrielle de l’Est, et la transformation alors si peu connue en France de la région sibérienne. Bien que souffrant en ces dernières années, il assistait encore à nos séances, et il nous disait avec une tranquille résignation qu’il ne viendrait plus très longtemps. Il ne désirait plus vivre. Mais il désirait avec ardeur durer jusqu’au succès des armes alliées dont il n’avait jamais douté, et pour lequel il avait risqué sa vie avec simplicité. Le destin a accordé à son patriotisme cette faveur suprême.
Jusqu’à la fin de son existence, il a suivi avec une amitié chaleureuse la marche de votre carrière. Je me suis souvent entretenu avec lui, et il m’a fréquemment parlé de vous. Il s’est réjoui en apprenant que, nommé ministre et ambassadeur, vous étiez désigné pour de nouveaux postes. Et quels postes ! Vienne, charmante et douloureuse : Athènes, Constantinople, Rome, tout l’enchantement de la région méditerranéenne, la source de notre culture antique, le berceau de notre civilisation chrétienne, les paysages les plus illustres et aussi les points sensibles du monde. Partout vous avez fort bien travaillé. Vous trouvez dans Athènes les relations franco-helléniques troublées à la fin de la guerre de 1914-1918. Vous aplanissez en deux ans toutes les difficultés. Vous obtenez qu’une mission française soit chargée de réorganiser l’armée grecque et que l’exécution du programme naval soit confié .à nos chantiers. Lorsque vous partez, l’amitié franco-grecque est de nouveau vivante.
À Vienne, vous avez avec le chancelier fédéral, Mgr Seipel, des relations confiantes et, par une entente avec lui, vous rapprochez l’Autriche de notre pays. À Angora, vous aviez à traiter tous les problèmes relatifs au mandat français en Syrie, notamment à délimiter la frontière franco-syrienne, et après une longue négociation, vous faites adopter vos idées. Vous signez avant de partir le traité d’amitié franco-turc, conforme à nos traditions séculaires, et vous êtes félicité par votre gouvernement d’avoir rétabli la situation de la France dans le Levant.
À Rome, Monsieur, bien des difficultés vous attendent. Vous vous trouvez en face de Mussolini qui, malgré une souplesse latine, a l’esprit de domination et de démesure que donne un long pouvoir absolu et le besoin de succès rapides qui est une des maladies de toute dictature. Vous entreprenez avec patience et adresse, dans la limite des instructions que vous avez reçues, cette œuvre diplomatique qui, dans votre pensée, devait aboutir à la reprise de rapports amicaux entre l’Angleterre, la France et l’Italie. Vous auriez sans doute réussi à la mener à bien, si vous en aviez eu le temps. Les circonstances ont interrompu votre travail. Vous avez eu la tristesse de quitter Rome avant d’avoir achevé ce que, vous aviez commencé et vous n’étiez pas, au sujet de l’avenir, sans des appréhensions que les événements ont justifiées. Maurice Paléologue, qui regrettait votre départ, vous écrivait alors avec cœur que votre consolation était d’avoir bien servi votre pays. Vous l’avez, en vérité, servi de votre mieux, aidé de la spirituelle et intelligente ambassadrice qui par sa finesse et sa grâce, a contribué près de vous à l’éclat de l’ambassade du palais Farnèse.
Tandis que je trace ce tableau bien rapide de votre carrière, je ne puis me défendre d’admirer la fantaisie du sort qui a fait du libéral que vous êtes le représentant de la France auprès des dictateurs et des pouvoirs absolus. Durant votre apprentissage, vous avez été souvent désigné pour des postes dans des pays démocrates et libres, en Angleterre, en Amérique. Mais quand est venu pour vous le moment d’être ministre plénipotentiaire et ambassadeur : vous vous êtes trouvé en relation avec les gouvernements dont les formes étaient le plus éloignées de vos préférences. Ce ne fut pas sans doute l’effet du hasard. Si le choix de l’État se portait sur vous, c’est parce qu’on savait que vous ne seriez pas ébloui et que vous étiez de taille à représenter avec dignité une démocratie, et même à lui concilier des sympathies. Vous n’ignoriez pas que les convictions politiques ne sont jamais à l’abri des censeurs, les uns les jugeant toujours excessives, et les autres toujours insuffisantes. Le cardinal de Retz a dit en une formule sarcastique qu’il faut changer souvent d’opinion pour rester dans son parti. Vous n’aviez pas de parti et vous n’avez pas changé d’opinion. Partout vous êtes resté pareil à vous-même.
Vous n’avez jamais manqué, dans aucun de vos postes, de célébrer avec éclat la fête du 14 juillet, symbole qui vous est cher. Lorsque, dressé sur un chapiteau, vous avez eu le très rare honneur de parler à l’Acropole, vous n’avez oublié ni les dieux, ni la splendeur des marbres, ni M. Renan : mais vous avez tenu à célébrer avec flamme le centenaire de la liberté hellénique. En Grèce encore, vous avez poussé le scrupule jusqu’à attendre, pour rendre visite au général Pangalos, qu’il ait obtenu un vote de la Chambre. Lorsqu’il vous reçut, le général, qui ne manquait pas d’humour, vous demanda : « Et maintenant, monsieur l’ambassadeur, trouvez-vous ma redingote assez constitutionnelle ?» Vous avez répondu avec bonne grâce qu’elle lui allait fort bien, mais vous avez pensé tout bas que la difficulté était de la garder. Plus tard, dans un autre pays de dictature, vous avez eu un jour, dans ans une cérémonie, une grande joie. L’introducteur chargé de vous annoncer le fit d’une voix retentissante en ces termes : « Son Excellence monsieur l’ambassadeur de la République. » La République, c’était vous. Pour les autres pays démocratiques, on disait les États-Unis, la Confédération helvétique. Pour vous, on disait la République tout court, comme s’il n’y en avait qu’une, la vôtre. Vous éprouviez alors une émotion pleine de fierté. Ainsi vous disposait la nature ; ainsi vous disposait aussi la fidélité à vos idées et à votre biographie. Vous ne vous êtes jamais embarrassé des controverses sur les mérites comparés des régimes par où se gouvernent les sociétés. Vous n’avez pas l’esprit de système et vous vous en défiez. Vous avez vu sourire les savants et les étudiants même en Amérique, quand ils lisaient dans Jean-Jacques Rousseau ce jugement péremptoire : « La démocratie ne convient qu’aux États petits et pauvres. » Pour votre part, vous avez préféré cette aimable pensée de Montesquieu : « Je suis un bon citoyen, écrit l’auteur de l’Esprit des lois, et dans quelque pays que je fusse, je l’aurais été de même : je suis un bon citoyen parce que j’aime le gouvernement où je suis né. »
De tous les dictateurs que vous avez approchés, celui qui, je crois, vous a inspiré le plus de sympathie est Mustapha Kemal. Il vous a paru démocrate et il l’était à sa manière. Soldat audacieux, ami du risque, entreprenant et heureux, patriote intrépide, décidé à l’affranchissement de son pays livré aux marchandages levantins et aux convoitises étrangères, dont Constantinople était le mirage, ce chef rentre en triomphateur à Istamboul qu’il avait quitté trois ans plus tôt en fugitif et, tout de suite, il se consacre à sa mission civilisatrice : il modifie l’alphabet, le langage, la condition des femmes, les lois et les manières. Vous savez la valeur de toute cette œuvre. Mais dans le charmant petit livre que vous avez écrit sur votre ambassade en Turquie, vous ne manquez pas de noter que Mustapha Kemal, grand ami de la culture française, soucieux d’équilibre, voulut avoir des contradicteurs au Parlement et chercha à créer lui-même une opposition constitutionnelle. Ce trait vous enchante. Vous déclarez que ce qu’il y a de plus remarquable dans le caractère de Mustapha Kemal, c’est qu’il est capable de limiter son ambition... Il aurait pu monter sur le trône. Il a préféré rester Le Ghazi le Victorieux, Ataturk, le père du peuple. Et quand il sentit sa fin proche, il passa très simplement le pouvoir au plus digne. Cette sagesse, où se mêlent l’héroïsme et une grâce orientale, vous va au cœur. Elle fait songer à ces mots du poète Lucain, dont on nous faisait jadis apprécier dans nos classes le raccourci expressif : « Salva libertate potens », dit le poète à propos d’un dictateur, ce qui peut se traduire librement ainsi : « C’était un maître qui s’entendait avec la liberté. » Vous n’en avez pas rencontré souvent de pareil au cours de vos voyages.
Vos études historiques vous ont beaucoup servi, je crois, dans vos ambassades. Elles vous ont aidé à saisir l’enchaînement des affaires humaines et à discerner dans les péripéties surprenantes, le rapport plus surprenant encore des événements entre eux. Vous avez compris que pour les États, comme pour les individus, le péché qui n’est jamais pardonné, c’est l’orgueil, le déséquilibre, l’accroissement disproportionné, l’offense faite à cette souveraine discrète qui est la mesure et qui, depuis l’inscription du temple de Delphes, représente ici-bas la plus grande sagesse humaine et l’expression de la volonté divine. Quand vous vous entreteniez avec Mussolini, vous vous référiez souvent aux souvenirs de l’antiquité. Vous constatiez qu’il connaissait bien l’histoire romaine jusqu’à César, et qu’il était peu attentif à ce qui avait succédé. Vous, vous saviez aussi la suite, la longue décadence de l’empire, marquée d’une manière continue par l’oubli des anciennes vertus, le goût des richesses et la négligence des frontières. Vous avez fait paraître la solidité et l’indépendance de vos jugements quand, après votre retraite, vous avez pris la plume. Vos ouvrages sur l’Esprit de la diplomatie et sur Vergennes attestent que si vous avez une curiosité d’esprit et une sensibilité toujours prêtes à réagir aux événements, vous n’êtes jamais dupe de rien. Votre documentation est fort riche, et quand elle est rassemblée, vous la dominez avec aisance. Vous avez réussi à présenter avec talent un vaste tableau de la diplomatie au XVIIIe siècle. Vous excellez dans le portrait. Vous avez tracé celui de Louis XV, de Louis XVI, de Choiseul et de Vergennes avec une netteté qui en fait des dessins et aussi avec une fantaisie qui laisse deviner le plaisir que vous ayez eu à les faire. Ce mouvement de la vie, parfois divertissant, rarement innocent, souvent terrible quand il touche la sécurité et le bonheur des peuples, ce mouvement de la vie, que vous le considériez dans le passé ou dans le présent, vous passionne.
Votre carrière vous a permis d’observer sous les astres de tout l’univers le spectacle changeant du monde. Vous en avez vu tout le décor somptueux. Vous avez vu le pape et l’empereur, la pourpre et les couronnes royales, les cérémonies et leur dorure, les uniformes, les escortes de cavaliers, les étoiles des éperons, les étendards, les draperies et les baldaquins. Vous avez vu, grâce à une délicate attention de Mustapha Kemal, s’étaler avec magnificence sur la plage d’Yalova, la tente en cuir repoussé où votre arrière-grand-oncle François de Noailles présenta au successeur de Soliman le Magnifique les compliments du roi de France. Vous étiez capable d’admiration, mais vous avez toujours gardé votre sang-froid. Vous connaissez les crépuscules des empires et des dictatures, dont le fracas même est éphémère : Au Campo Santo de Pise, vous avez regardé la fresque célèbre où la vue des tombeaux rappelle des seigneurs fastueux au sentiment de leur néant et au soin de leur âme. Vous avez médité l’apostrophe adressée par notre orateur sacré aux puissants de la terre : « Je l’ai dit, vous êtes des dieux, s’écrie Bossuet, mais, ô dieux de poussière, vous mourrez comme des hommes. » Et entre ces deux grandeurs, la grandeur des triomphes et la grandeur des effondrements, vous avez observé la morne étendue de la médiocrité, les intérêts inspirateurs des reniements, les rapprochements inattendus, les ovations changeantes, les confins équivoques du droit dénaturé qui dégénère en abus, et aussi cette indifférence et cet oubli marqués en traits impitoyables par Voltaire. Lorsque Candide sort de l’hôtellerie de Venise, il rencontre quatre Altesses sérénissimes qui viennent de perdre leurs trônes et leurs États. Et l’auteur d’ajouter avec une dure ironie : « Candide ne prit pas seulement garde à ces nouveaux venus. » Tel est le train du monde. Les jeunes gens, à leurs débuts, peuvent être troublés et même tentés de s’abandonner à de sombres doutes. Mais les chefs de poste, eux, qui ont la responsabilité de leur mission et que rien n’étonne, ont besoin d’une foi pour agir ils ont sans cesse devant les yeux l’image et la carte de leur pays. Leur maxime éternelle est contenue tout entière, comme un secret merveilleux, dans ces mots sobres et nobles laissés par Richelieu mourant : « Le zèle que j’ai toujours eu pour l’avantage de la France, écrit-il, a fait mes plus solides contentements. » L’avantage de la France : c’est à quoi vous avez songé sans cesse.
Vous avez vous-même résumé l’esprit de la diplomatie en écrivant : « Les traités et les hommes sont fragiles. Les événements varient. Ne laissons pas ravir notre domaine, gardons nos moissons. » Cette garde du sillon et du champ de blé, elle se monte à toutes les heures dans les chancelleries, dans les états-majors, dans les Conseils de l’État, aux frontières. C’est une œuvre continue, où chaque homme n’est qu’un moment dans une plus vaste histoire. Les diplomates sont ceux auxquels leur pays demande à chaque instant : « Veilleur, comment est la nuit ? »
Que découvraient les veilleurs de notre temps, toujours et partout ? Ils avaient les regards tournés vers les Vosges et vers le Rhin. À l’horizon, ils discernaient le tumulte des légions germaniques. Dans le recueillement, ils préparaient par des alliances la sauvegarde de la nation. Votre génération a été le témoin et l’instrument d’une œuvre diplomatique mémorable : elle a vu l’Europe menacée s’organiser pour se défendre. Pendant longtemps, dans un monde que n’avait instruit ni Sadowa, ni la guerre de 70, ni même la fondation de l’empire allemand, la France avait veillé seule et son premier réconfort lui était venu des marins russes de l’amiral Avelane.
Alors a paru en Europe le souverain qui, avec autant de clairvoyance que de volonté, a renouvelé la politique générale et a été l’animateur des relations amicales entre les peuples d’Occident, le roi d’Angleterre, Edouard VII. Lui, il avait saisi ce qu’était pour le monde entier le péril germanique et il a conçu le grand dessein de le conjurer. L’histoire rendra un reconnaissant hommage au souverain qui a préparé la défense des peuples libres.
Pour mener à bien son projet, il avait besoin de la France. Un grand ministre s’est trouvé, Delcassé, dont vous avez été un temps le secrétaire et le confident, et qui a compris tout de suite la portée des idées d’Edouard VII. Il s’est consacré à les mettre en œuvre avec l’aide des hommes d’État britanniques, avec l’appui constant de trois éminents ambassadeurs français, remarquables à la fois par l’étendue de l’intelligence et par le zèle du cœur, Paul Cambon, Jules Cambon, Camille Barrère, qui ont été étroitement associés à ce travail. Tous ces hommes que vous avez connus et d’autres comme Jusserand et Paléologue avaient de l’avenir dans l’esprit et voyaient loin. Par les accords qui unissaient l’Angleterre et la France, qui établissaient les relations avec l’Italie et l’Espagne, qui rapprochaient finalement l’Angleterre et la Russie, ils contenaient les ambitions allemandes. Ils protégeaient l’indépendance des petites nations, si grandes moralement, qui étaient en péril, comme l’a prouvé l’histoire de l’héroïque Belgique. Ils assuraient la paix méditerranéenne indispensable à l’activité de la marine, et les relations avec l’Afrique, prolongement de la petite Europe blanche, qui y trouve des ressources et des hommes, un immense réservoir de forces. Si solide était leur ouvrage qu’il a résisté à tous les assauts : ni Tanger, ni Casablanca, ni Agadir, ni la guerre même n’ont pu l’ébranler. L’œuvre diplomatique qui a rempli les vingt premières années de notre siècle et qui a permis la victoire des armes alliées, est une des plus brillantes et des plus puissantes de notre histoire.
Pourquoi les principes essentiels de cette politique ont-ils été un peu oubliés entre 1919 et 1939 ? Vous le savez. Vous avez pu constater dans vos différents postes que les guerres modernes, en imposant tant de sacrifices, laissent après elles les volontés détendues. Les peuples qui ont souffert aspirent au calme. Ils accueillent ceux qui ne leur demandent pas de nouveaux labeurs et annoncent la paix, Et quoi de plus explicable ? L’idée de la paix a tant de prestige et de douceur qu’elle a habité les plus grands esprits, Richelieu comme Henri IV. Ces généreuses espérances qui bercent la misère humaine ont été souvent exprimées avec enthousiasme dans notre pays au XVIIIe siècle, puis au XIXe notamment, par Michelet et par Jaurès qui les parait de sa retentissante éloquence. Elles apparaissaient comme la terre promise à un avenir indéterminé.
Le drame des années qui se sont écoulées entre les deux guerres a commencé lorsque, en plusieurs pays, des hommes ayant plus d’imagination que de sens du réel, ont voulu précipiter le cours du temps et ont renoncé aux routes sûres pour tenter des voies nouvelles. Ils ont cru, en dépit des papiers révélateurs de Stresemann, en dépit de la transformation visible du pangermanisme en démence hitlérienne, que le moment était venu où les nations, soudain devenues toutes également soucieuses du droit, allaient désormais s’incliner devant des aréopages juridiques sans outil d’autorité. En vain Clemenceau, rompant le silence où il achevait ses jours avec fierté, blâmait de sa rude voix les mutilations du traité. En vain le maréchal Foch répétait qu’au-dessus de la guerre il y a la paix, mais que la paix exige des garanties. D’autres idées ont prévalu. Les rêves se sont heurtés aux dures réalités des contingences terrestres. Le monde a été secoué par un nouveau et terrible conflit, déchaîné par la folie totalitaire de l’Allemagne.
Vous êtes de ceux qui n’ont pas été surpris. Vous êtes de ceux aussi qui n’ont jamais perdu l’espoir et qui ont eu tout de suite l’assurance que la nécessité ferait ce que la réflexion n’avait pas accompli. Votre génération a vu remise en pleine lumière cette notion du péril germanique qu’elle n’avait cessé de répandre. Elle l’a vue même adoptée par ceux qui trouvaient sa résistance excessive au temps de Locarno et de Thoiry. La pensée directrice qui avait inspiré la politique au début du siècle a été de nouveau présente dans la victoire. C’est qu’elle répondait à la nature des choses. Ne la retrouve-t-on pas, accordée à des circonstances nouvelles, dans les décisions prises par deux grands chefs de la guerre comme le président Roosevelt et Winston Churchill ? Ne la retrouve-t-on pas dans la liaison de la force russe avec la force des puissances anglo-saxonnes et occidentales ? Ne la retrouve-t-on pas jusque dans cette conception qui a fait de la Méditerranée une voie de salut et de l’Égypte et de l’Afrique un des points d’appui de la libération ? Ce qui est consolant dans l’histoire des vicissitudes humaines, est que la vérité finit toujours par être la plus forte.
Notre raison d’être, Monsieur, à nous qui sommes dans la dernière partie de notre existence, est d’aider à maintenir la connaissance de la vérité que l’expérience a consacrée. Si nous évoquons le passé, ce n’est pas pour la satisfaction bien vaine de parler de ce qui n’est plus. C’est pour honorer le souvenir des hommes qui ont été utiles à la nation, pour rappeler les enseignements qui demeurent valables, pour établir un lien entre les générations, pour contribuer dans notre modeste mesure à faciliter l’avenir encore si incertain.
Dans un monde bouleversé, abreuvé de larmes et de sang, où toutes les classes de la population peuvent compter leurs martyrs, voici que sont attendus les jeunes hommes qui auront la plus haute et difficile mission. Il leur faudra établir la paix et l’ordre, sans lesquels il n’y a ni travail ni civilisation. Il leur faudra concilier le désir de renouvellement et le désir de continuité qui constituent deux forces nécessaires de l’esprit humain. Ils auront besoin de beaucoup de patience, de beaucoup de raison, de beaucoup d’amour. Ils sont notre espoir. Comme le marin antique qui savait qu’il portait sur une mer agitée César et sa fortune, ils auront, ces jeunes, le sentiment sacré que sur des eaux peu sûres, dans un bâtiment encore tout meurtri par les tempêtes, ils portent l’illustre personne de la France et son destin.