Réponse au discours de réception de Camille Doucet

Le 22 février 1866

Jules SANDEAU

Réponse de M. Jules Sandeau
au discours de M. Camille Doucet

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 février 1866

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Le portrait est fait, et bien fait ; il restera signé de votre nom. Oui, celui que vous remplacez, et dont vous venez d’apprécier en si bons termes les travaux et le caractère, fut tout à la fois un poëte rare et un homme rare. Je ne sais pas de renommée plus pure ; je ne connais pas une vie plus digne et plus justement honorée. C’est une figure à part dans l’histoire littéraire de notre temps, et, à quelque point de vue qu’on la considère, il est impossible de n’être pas frappé de l’harmonie qui existe entre l’écrivain et son œuvre. Cette harmonie se retrouvait jusque dans sa personne. On a pu dire de lui qu’il ressemblait à son talent, il en était, pour ainsi parler, la fidèle et vivante image, et si j’avais à peindre la muse qui l’inspirait, c’est sous les traits du poëte lui-même, alors qu’il était jeune encore, que j’aimerais à la représenter.

Vous l’avez dit, Monsieur, et je veux le dire à mon tour, parce que c’est rendre à sa mémoire un hommage qu’il n’eût pas désavoué, le comte Alfred de Vigny ne fut qu’un poëte. Il est assez beau de n’être que cela, et je conçois que la plus haute ambition s’en contente. À Dieu ne plaise pourtant que je songe à faire ici le procès aux fils de la muse se qui ont donné un autre exemple ! Je ne suis pas de ceux qui les renvoient à leur lyre et les relèguent au fond du sanctuaire. Combien de ces sublimes rêveurs ont marqué leur passage dans le monde des faits ! combien de ces chantres divins n’ont pas été moins grands par l’action que par la pensée ! J’en appellerais au besoin à l’histoire de tous les âges, et, sans aller si loin, n’avons-nous pas vu, aurions-nous oublié déjà qu’aux jours du danger commun, une âme héroïque, l’âme d’un grand orateur et d’un grand citoyen, s’est rencontrée chez le plus grand de nos poëtes ? Il est bon que, de loin en loin, un peu d’idéal et de poésie se mêle au courant des affaires humaines et relève la réalité, au prix même de quelques périls. Seulement, lorsque dans un temps comme le nôtre, où l’intelligence est reine, où le talent et la notoriété peuvent prétendre à tout, il se trouve un homme, un poëte, un penseur qui se tient à l’écart, reste fidèle aux lettres, et n’a d’autre ambition que de toucher les cœurs, de charmer les esprits ; lorsqu’après deux révolutions qui ont renversé tous les obstacles, ouvert toutes les voies et dégagé toutes les issues, cet homme se retrouve absolument tel qu’il s’était montré d’abord, étranger à tous les partis, non pas indifférent aux destinées de la patrie, mais hautain envers la fortune, n’ayant recherché ni les honneurs, ni les charges publiques, ni la popularité du forum, ne s’étant servi de son nom ni pour monter ni pour descendre ; lorsqu’enfin, le calme revenu et l’ordre rétabli, cet homme, satisfait de voir son pays glorieux, ne sort de sa retraite que pour offrir au souverain le plus pur de tous les hommages, et qu’ensuite, moins ébloui par l’éclat du rang que touché par tant de grandeur naturelle, il retourne à la solitude pour achever d’y vieillir fièrement ainsi qu’il a vécu, je me dis que c’est là tout au moins une figure étrange, je m’en approche avec curiosité, je la regarde avec étonnement, et je finis par m’incliner avec respect.
Cette figure, Monsieur, vous l’avez reconnue : c’est celle qui revit dans l’excellent discours que nous venons d’applaudir. Dès ses premiers pas dans la vie des lettres, le comte de Vigny avait pris l’attitude discrète et voilée qu’il a toujours conservée depuis et qui ne s’est jamais démentie : quelque chose de virgilien, la pose d’un Raphaël attristé. Quoique mêlé aux luttes littéraires de son époque, et bien qu’il fit partie d’un groupe militant, il marchait cependant isolé déjà dans sa voie. L’éducation, les traditions de sa famille, l’avaient préparé de bonne heure au métier des armes ; mais, en réalité, il était né pour la pensée plutôt que pour l’action, il tenait du lévite plutôt que du soldat. Le rôle de Luther n’était pas son fait ; il fut le Melanchthon de la réforme. Un de nos maîtres, poëte, lui aussi, et qui a son enclos marqué et bien à lui dans le domaine si riche et si varié de la poésie moderne, M. Sainte-Beuve a saisi cette physionomie d’une finesse exquise, et l’a fixée d’un trait qui est resté. Dans une de ses épîtres familières, qu’il aurait pu dater de Tibur, se reportant aux années de poétique renaissance qui ont été l’honneur de la Restauration, il arrive ainsi aux trois renommées qui se levaient alors dans une aube resplendissante. Personne ne s’étonnera, Monsieur, si, le jour où vous prenez séance parmi nous, on entend ici quelques vers : c’est la musique de nos fêtes.

Lamartine ignorant, qui ne sait que son âme,
Hugo puissant et fort, Vigny soigneux et fin,
D’un destin inégal, mais aucun d’eux en vain,
Tentaient le grand succès et disputaient l’empire.
Lamartine régna : chantre ailé qui soupire,
Il planait sans effort. Hugo, dur partisan,
(Comme chez Dante on voit, Florentin ou Pisan,
Un baron féodal), combattait sous l’armure,
Et tint haut sa bannière au milieu du murmure.
Il la maintient encore : et Vigny, plus secret,
Comme en sa tour d’ivoire, avant midi rentrait.

Que cela est bien dit ! Je n’insiste pas, on ne pourrait qu’affaiblir, en la développant, une si vive image. Ce poëte aux pudeurs de vierge, qui redoutait l’éclat bruyant du jour, et rentrait discrètement, avant midi, dans sa tour d’ivoire, avait, sur la mission du poëte ici-bas, des idées très-fermes, très-arrêtées, exagérées peut-être, sincères à coup sûr, et qui devinrent la règle de sa vie. Nul autre, autant que lui, ne se montra pénétré de l’importance de sa tâche et de la grandeur de son rôle. De là cette espèce de solennité qu’il apportait jusque dans les habitudes du foyer, et qu’atténuait à peine toute sa courtoisie. L’homme et le poëte étaient chez lui si bien mêlés et confondus ensemble, qu’on arrivait difficilement à les discerner l’un de l’autre, ou plutôt, à force de s’absorber dans la contemplation du poëte, l’homme avait fini par s’effacer et disparaître entièrement. Tout à l’heure, Monsieur, vous exprimiez le regret de n’avoir point vécu dans la familiarité de M. de Vigny. Consolez-vous, personne n’a vécu dans la familiarité de M. de Vigny, pas même lui. Je ne m’en défends pas, j’aime à trouver chez les natures supérieures plus d’abandon et de simplicité ; j’aime à voir porter légèrement le poids de la gloire. Je comprends sans peine qu’un si constant respect de soi-même ait pu, de nos jours, passer pour un travers ; mais ce travers est tellement inoffensif, il est si rare, et si peu contagieux d’ailleurs, qu’on est dispensé d’en médire. Tel qu’il était, Alfred de Vigny restera comme un type achevé de l’écrivain et du poëte galant homme, comme un des derniers chevaliers de la dignité des lettres françaises. Quel désintéressement ! quelle sûreté de relations ! quel dédain des appétits vulgaires ! quel culte, quelle passion de l’honneur et de l’idéal ! S’il était riche ou pauvre, il ne l’a jamais dit. Disons-le, pour que rien ne manque à sa louange, il vécut presque étroitement, dans une médiocrité peu dorée. Il y avait, dans le petit domaine qui représentait tout son patrimoine, un bois séculaire dont l’exploitation eût aisément doublé ses revenus ; il ne voulut jamais abattre les arbres qu’avaient plantés ses pères, et à l’ombre desquels étaient éclos ses premiers rêves. N’était-il pas en possession de la vraie richesse ? Il aimait le silence, il avait la fierté de l’âme, le mépris des biens que le monde envie, les pensées hautes et sereines. Il est doux de pouvoir ajouter qu’il a reçu, de son vivant, le prix d’une si belle vie. Il retrouva partout autour de lui le respect légitime qu’il avait pour lui-même. Par une fortune que les poëtes ne connaissent guère, il échappa, sur son déclin, aux lâches insultes qui poursuivent toutes les royautés qui s’en vont ; il échappa même à l’oubli, le plus dur de tous les outrages. Le chantre d’Éloa n’est plus ; mais sa tour est encore debout, et le temps, qui n’épargne rien, n’en a pas altéré l’ivoire.

Je l’avouerai, Monsieur, nous n’avons pas appris sans étonnement que les rédacteurs d’un journal littéraire avaient dû retoucher la prose incorrecte d’Alfred de Vigny. Alfred de Vigny était un écrivain de forte race ; il maniait la prose aussi magistralement que le vers. On peut relever chez lui un peu d’apprêt ;’ mais, par un privilége unique, chez lui la recherche n’exclut point la grandeur. Le nombre de ses œuvres n’est pas considérable ; mais tous les genres auxquels il a touché portent et garderont l’empreinte de ses armoiries. Souffrez qu’à mon tour je les salue ici par leurs noms, ces beaux ouvrages qui ont été les délices de notre jeunesse, et dont le souvenir est resté mêlé à celui de nos premiers espoirs : Moïse, Éloa, Cinq-Mars, Stello, Chatterton, Servitude et Grandeur militaires ! Ils vivront éternellement dans les cœurs, tous ces adorables poëmes. Si la raison, si la vérité peuvent y reprendre quelque chose d’excessif ou de chimérique, je ne veux pas le savoir. Que le poëte soit à jamais absous par les douces larmes qu’il nous a fait répandre ! De cette place où j’ai l’honneur de parler aujourd’hui pour la première fois, qu’il ne monte vers sa mémoire apaisée qu’un hommage pieux et pur de tout mélange !

J’ai hâte, Monsieur, d’arriver à vous mais comment ne pas s’arrêter, ne fût-ce qu’un instant, devant ce poëme des Destinées que vous n’avez fait qu’indiquer, sans doute pour me laisser quelque chose à dire après vous ? C’est l’œuvre posthume de l’écrivain que nous regrettons, quelques pages seulement ; mais il y a dans ces pages, les plus belles peut-être qu’il ait jamais écrites, une révélation inattendue, elles nous montrent un Alfred de Vigny que nous ne connaissions pas, que nous n’avions pas même entrevu. Avant de l’avoir lu, ce poëme où le sang des secrètes blessures s’est amassé lentement, goutte à goutte, en silence, pendant les dernières années de sa vie, j’aurais voulu sur sa tombe une figure d’albâtre, demi-rêveuse et demi-souriante, chastement drapée dans ses voiles ; j’y voudrais maintenant un bronze austère, image du désespoir altier. Il y avait donc, sous ces dehors placides, sous ces gracieuses apparences, une âme fatalement atteinte ! Qui nous eût dit que le cygne, en mourant, laisserait échapper ce cri d’aigle blessé ?

Je ne veux pas me séparer du poëte sous ces impressions douloureuses ; je reviens à l’Alfred de Vigny des belles années, que je retrouve encore tout entier dans le dernier chant qui s’est exhalé de ses lèvres, dans le chant suprême qu’il a intitulé l’Esprit pur.

Si l’orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme,
Que de mes livres seuls te vienne ta fierté.
J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.
J’ai fait illustre un nom qu’on m’a transmis sans gloire.
Qu’il soit ancien, qu’importe ? il n’aura de mémoire
Que du jour seulement où mon front l’a porté.

Dans le caveau des miens plongeant mes pas nocturnes,
J’ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi.
J’ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes
Empreintes sur le flanc des sceaux de chaque roi.

À peine une étincelle a relui dans leur cendre.
C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ;
Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi.

Nobles paroles qui méritaient de retentir dans cette enceinte ! Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est point là l’expression d’une vanité puérile et personnelle, c’est la revendication des droits de l’esprit, c’est le chant du sacre de l’intelligence.

J’arrive à vous, Monsieur. Il y avait, dans le salon du comte de Vigny, un portrait, chef-d’œuvre de Largillière, que vous aurez remarqué sans doute. Ce portrait était celui d’un arrière-cousin de l’auteur de Stello, une belle figure dans tout l’épanouissement de la vie et de la santé, au front lumineux, à l’œil plein de feu, à la lèvre fière et hardie. Vous avez dû plus d’une fois vous sentir attiré vers elle, et plus d’une fois elle a dû vous sourire, tandis que vous la regardiez avec une émotion filiale. En effet, ce parent du comte de Vigny était aussi le vôtre du côté de l’esprit. C’était votre grand-ancêtre, c’était le poëte Regnard. Tout charmé qu’il fût de votre bonne grâce, je crois bien que ce maître aux libres allures s’étonnait parfois, en vous voyant, d’avoir un petit-fils si rangé. Je crois même qu’il vous soupçonnait vaguement d’avoir mis un peu d’eau dans le vin de ses caves ; mais il vous reconnaissait, il vous tenait pour un des siens, et si le comte de Vigny avait pu prendre part à votre élection, n’en doutez pas, c’est la voix de son cousin qu’il vous aurait donnée.

Vous avez écrit de jolies comédies, Monsieur, vous en avez écrit de charmantes. Laissez-moi remonter à l’époque de vos débuts. L’heure était bien choisie pour ramener au milieu de nous la comédie décente et souriante. Au moment où vous arriviez, la littérature dramatique périssait par ses propres excès. Après tant de meurtres et de funérailles auxquels il assistait depuis plus de dix ans, le public éprouvait le besoin de respirer, de se distraire, de s’égayer un peu : vous fûtes, à votre insu peut-être, un des précurseurs de la réaction littéraire qui allait bientôt se produire. Vous étiez jeune, et vous apportiez au théâtre les dons heureux de la jeunesse. Vous arriviez sans bruit, sans prétention, avec la modestie qui sied bien au premier essor du talent. Sans ignorer ni méconnaître les devoirs du poëte qui s’adresse directement à la foule, vous ne pensiez pas avoir charge d’âmes ; votre ambition se bornait à divertir honnêtement les gens honnêtes. Vous ne releviez d’aucune école, vous aviez l’esprit sain, le rire ouvert, la gaieté sans fiel, et vous suiviez votre nature ; vous auriez trouvé difficilement un guide plus sûr, un maître plus aimable. Votre premier ouvrage fut votre premier succès. Je m’en souviens encore, malgré tant d’années écoulées depuis. Que ces années ont passé vite ! Est-il concevable que la vie soit chose à la fois si lourde et si légère, et que les ans soient si rapides, quand les heures sont souvent si lentes ? Il me semble que c’était hier. Vous débutiez par une comédie en trois actes et en vers, représentée sur la scène de l’Odéon, sur cette scène hospitalière, chère de tout temps à la muse comique. Je faisais partie de votre auditoire, et, sans vous, connaître, j’applaudissais vos vers comme ceux d’un ami. C’était l’histoire d’un jeune homme entraîné par ses passions, devenu peu à peu la proie des intrigants, tout près de glisser dans la honte, et que son père arrachait à l’abîme et ramenait au bien, moins par des sermons qu’à force de tendresse. Ah ! Monsieur, quel admirable père que ce Georges Durham, rapportant d’Amérique trois ou quatre millions gagnés dans les affaires, et qui arrive juste à point pour réparer les folies de son fils ! Il était digne d’être un oncle. La pièce était vivante et touchante : elle réussissait comme elle devait réussir par l’intérêt des situations, par l’élévation des sentiments, par le charme du beau langage. Je n’ajouterai pas que le lendemain vous étiez célèbre : je vous ai en trop grande estime pour ne pas vous louer simplement. Vous n’étiez pas célèbre encore, mais vous veniez d’entrer dans votre voie, et vous étiez déjà plus qu’un espoir.

Succès oblige, vous ne pouviez ni ne deviez en rester là. Peu de temps après, vous donniez presque coup sur coup au même théâtre deux comédies nouvelles : l’Avocat de sa cause et le Baron Lafleur, toutes les deux en vers. Dans l’Avocat de sa cause, vous persifliez agréablement l’abus du bel esprit chez les femmes, et nous y prenions un plaisir, extrême, tant les vers bien frappés, tant les traits bien aiguisés se succédaient rapidement dans cette amusante satire Quelle verve, quel entrain dans le Baron Lafleur ! quel esprit vif et de bon aloi ! Nous assistions au dernier grand jour de la livrée, à la dernière fête du dernier valet et de la dernière soubrette. Les deux bons apôtres que Lisette et Lafleur, et que les deux faisaient bien la paire ! Comme ils s’en donnaient à cœur joie ! Qu’ils finissaient gaiement l’épopée de leur race ! Vous n’aviez voulu faire qu’un pastiche, et, sans vous en douter, vous aviez écrit une comédie originale, qui est restée au répertoire et qu’on applaudit encore aujourd’hui.

Quelques années plus tard, mûri par le travail et par la réflexion, enhardi par la faveur publique qui s’attachait de plus en plus à vos ouvrages, vous abordiez franchement la comédie de mœurs, et le Théâtre-Français la Chasse aux Fripons. Le titre était heureux, la pièce ne démentait pas le titre. Elle était de celles qui ne sauraient jamais manquer d’actualité, mais elle acquérait encore de l’à-propos en raison du moment où vous la donniez au théâtre : La fièvre de la spéculation s’emparait alors de la société tout entière, et vous aviez couru vaillamment où le danger vous appelait. Vous flétrissiez, en poëte et en moraliste, les basses convoitises, l’amour des gains faciles, l’abandon des travaux honnêtes. Vous pressentiez les naufrages et vous les prédisiez. Vous dressiez un phare sur chaque récif ; vous signaliez les écueils où devaient se briser inévitablement tant de rêves avides, tarit d’espérances enivrées. Vous rendiez le fermier à la ferme, vous avertissiez les dupes, vous faisiez la chasse aux fripons. Cette chasse, Monsieur, ne nous lassons pas de la faire, faisons-la en tout temps et en toute saison ; on la fera longtemps encore sans que le gibier auquel, elle s’adresse soit menacé d’une complète destruction.

Les Ennemis de la maison ! c’est à cette comédie qu’était réservé l’honneur de vous mettre en pleine possession de votre renommée. Vous n’aviez jamais été mieux inspiré ; jamais vous n’aviez touché de si près à la perfection. Quelle peinture délicate ! Le délicieux tableau de genre ! Ce mari ombrageux et jaloux, se figurant. qu’autour de lui, dans sa maison, tout conspire contre son repos, s’en prenant au meilleur des amis, à la plus tendre des belles-mères, et, pour conjurer le péril dont il se croit menacé, n’imaginant rien de mieux que d’introduire le véritable ennemi dans la place ; ce jeune marin qui revient de l’Inde, ivre d’espoir, plein de confiance dans les serments qu’il avait emportés avec lui, et qui retrouve mariée la jeune fille qui avait promis de l’attendre ; cette jeune femme qui sent son premier amour se réveiller sous les étreintes du remords ; cet ami soupçonné de la plus noire trahison, et qui n’a qu’une passion, la plus innocente de toutes, celle de la pêche sur le bord des étangs ; cette belle-mère, éclatante réhabilitation d’une partie de la famille, qui se venge du plus ingrat des gendres en veillant au salut du plus aveugle des maris ; cette jeune sœur enfin, modèle de grâce et de raison précoce, qui assure son propre bonheur en rappelant la paix au logis, que tout cela était vrai, finement observé et finement rendu ! C’était mieux qu’un tableau de genre. Le philosophe et le moraliste, pas plus que le poëte, n’étaient absents de cette comédie. Tout en respectant les rêves de la jeunesse, sans les opprimer, sans leur briser les ailes, vous trouviez le secret de les apprivoiser, et, par une pente insensible, vous les ameniez à se ranger d’eux-mêmes sous le joug de la réalité. Vos leçons étaient celles d’un sage, elles n’avaient rien de chagrin ni d’amer, et vous rendiez aimable même la science de la vie.

Je ne me pardonnerais point de passer sous silence votre pièce du Fruit défendu. C’est un vrai bijou que cette pièce ; elle restera, avec les Ennemis de la maison, comme une des œuvres les plus justement fêtées du théâtre moderne. Je ne vous offenserai pas, si je vous dis que le sujet en est bien ancien. Il remonte, personne ne l’ignore, aux premiers jours de la création. Convenons-en, il nous a coûté cher, mais, grâce à vous, nous savons maintenant qu’il peut avoir ses compensations.

Ainsi, Monsieur, d’étape en étape, vous aviez conquis votre rang dans la littérature dramatique. S’il en est de plus brillant, il n’en est pas de plus honorable. La place que vous occupiez, vous l’aviez gagnée pas à pas, sans vous écarter un seul instant du droit chemin que vous aviez choisi. Dédaigneux de la vogue et de ses profits, vous n’aviez jamais recherché les succès bruyants ou faciles. Loin dé flatter les appétits grossiers, vous ne vous étiez adressé qu’aux instincts honnêtes, vous n’aviez fait appel qu’aux sentiments qui relèvent la nature humaine. Votre talent était allé toujours grandissant, et désormais vous en étiez maître. La scène n’avait plus de secrets pour vous : personne, mieux que vous, ne s’entendait à nouer et à dénouer une intrigue comique. Votre dialogue avait ce tour vif, alerte et rapide qui vous rattachait à la famille de Regnard. Vos personnages ne couraient pas après le mot plaisant ; pour rappeler un de vos jolis vers, ils avaient de l’esprit, mais ils n’en faisaient pas. Vos jeunes gens étaient jeunes. Vos jeunes filles étaient bien nées, simples dans leurs mœurs comme dans leurs discours, avec l’humeur enjouée, l’âme pure et le cœur vaillant. Enfin, les comédies que vous aviez écrites étaient toutes en vers, et certes il vous avait fallu quelque courage pour adopter cette forme et pour lui demeurer fidèle, dans une époque où la prose elle-même tend de plus en plus à se mettre à l’aise, et où il est sérieusement question de supprimer le style comme un embarras. Votre vers, il est vrai, jaillissait si librement d’une veine si franche, il se ployait avec tant de souplesse aux exigences du théâtre, cette belle langue semblait vous être si familière, on eût dit un don chez vous si naturel, qu’on était presque tenté de ne vous en tenir aucun compte, et encore à cette heure, je croirais volontiers que vous ne pouviez donner une autre forme à votre pensée, si vous ne veniez pas de prouver ici le contraire. Une carrière si bien remplie vous créait des titrés incontestables aux suffrages de l’Académie. Vous cependant, sévère envers vous-même, vous ne jugiez pas ces titres suffisants ; vous vouliez y ajouter encore une comédie longuement méditée, et qui fût, en quelque sorte, le couronnement de votre œuvre. Cette comédie, Monsieur, vous l’avez faite : elle s’appelle la Considération.

Je reconnais, croyez-le bien, tout le mérite de cet ouvrage ; j’apprécie ce qu’il vous a fallu de résolution pour l’entreprendre et de talent pour le mener à bonne fin. De toutes vos créations, c’est évidemment celle qui vous a demandé le plus d’étude et de travail. La considération ! Ce n’était pas une médiocre tâche que de mettre au théâtre cette puissance mystérieuse dont la société dispose à son insu, ce parfum d’estime, cette fleur de respect qui s’attache involontairement à l’honneur. Vous y avez réussi, Monsieur. L’avouerai-je, pourtant ? Je ne puis me défendre d’un sentiment de prédilection pour quelques-unes de vos œuvres où la morale se produit sous des formes moins magistrales, et le Fruit défendu, les Ennemis de la maison, sont encore, à mon sens, les deux plus fins joyaux de votre écrin.

Je viens d’énumérer les titres qui devaient vous ouvrir et qui vous ont ouvert les portes de l’Académie. Ces titres, je me fais un bonheur de le dire, étaient encore rehaussés par vos qualités personnelles. Aucun de nous n’ignorait l’élégance de vos mœurs, l’urbanité de vos manières, la bonne renommée de votre foyer. Si ce n’est pas là un appoint littéraire, c’est du moins à nos yeux une parure qui sied bien au talent. Nous savions aussi avec quel honneur vous remplissiez les hautes fonctions administratives qui vous ont été confiées, de quel zèle vous vous montriez animé pour les lettres dont vous êtes issu, et auxquelles ni votre cœur ni votre esprit n’avaient jamais cessé d’appartenir. Vous aviez toujours été pour les écrivains le plus empressé et le plus dévoué des confrères. On vous avait vu, en toute occasion, vous oublier, vous effacer vous-même avec courtoisie devant vos émules ; on eût dit que leurs succès vous étaient plus chers que les vôtres. Vous étiez tout à tous, et les lettres bénéficiaient encore du temps que vous paraissiez leur dérober.

Et maintenant, Monsieur, n’allez pas croire que l’Académie, en vous appelant à elle, ait voulu vous créer des loisirs. Elle a plus d’ambition pour vous, j’ajouterai et pour elle-même. Moins que jamais, le silence vous est permis ; jamais l’auteur dramatique n’eut des devoirs plus sérieux à remplir. Autrefois, les œuvres de l’intelligence n’avaient pour juge qu’un public restreint et privilégié ; aujourd’hui, c’est à la foule qu’elles s’adressent. Cette foule qui se renouvelle sans cesse, pour qui les émotions de la scène sont devenues presque un besoin, c’est encore ce sera toujours un enfant, prêt à recevoir toutes les impressions qui lui seront données. Si nous voulons qu’elle se respecte, commençons nous-mêmes par la respecter. Elle se jette aveuglément sur tout ce qu’on lui présente : n’offrons à son avidité que des aliments salubres. Loin de moi la pensée de vouloir convertir le théâtre en une chaire d’enseignement et de morale : qu’il reste fidèle à son antique devise, qu’il châtie en riant les mœurs et les travers. Je voudrais seulement que, sous prétexte de corriger les mœurs, il ne contribuât pas à les corrompre ; je voudrais qu’il amusât les esprits sans abaisser les âmes. On a tort de croire que, pour se mettre à la portée de la foule, l’art soit obligé de descendre ; il n’a qu’à l’appeler pour qu’elle monte jusqu’à lui. Elle s’égare et s’oublie volontiers dans les sentiers perdus ; mais que, d’aventure, elle rencontre une belle œuvre sur sa route, voyez l’instinct du beau s’éveiller aussitôt en elle, voyez éclater sa joie et ses transports ! À quel talent robuste, élevé, généreux a-t-elle, de nos jours, refusé ses applaudissements, marchandé les honneurs du triomphe ? Est-ce à ce maître jeune encore, d’un esprit si brillant, si hardi, si viril, et dont les comédies ont jeté tant d’éclat sur la scène française ? Est-ce à ce poëte inspiré chez qui semble revivre le souffle de Corneille ? À l’œuvre donc, à l’œuvre ! Que chacun, suivant la mesure de ses forces, travaille à développer dans les multitudes cet instinct du beau, ce sentiment de l’idéal que Dieu a mis au fond des cœurs pour les éclairer et pour les diriger vers le bien ! Vous, Monsieur, vous n’avez qu’à suivre les errements de votre passé. Dans un pays où les mœurs changent tous les dix ans, la comédie est éternelle. Pour qu’elle devînt impossible, il faudrait que la société arrivât à l’immobilité de la perfection, qu’on ne vît plus ni querelles, ni vanités, ni ambitions d’aucune sorte, que chacun se tînt satisfait de son lot, que l’union régnât dans toutes les familles, et qu’il n’y eût désormais que des ménages délicieux. Faites des comédies ; je ne pense pas que les sujets vous manquent de longtemps.

Après vous avoir exprimé, bien imparfaitement, je le crains, les sentiments de l’Académie, je demande, Monsieur, au moment de finir, à vous adresser quelques mots en mon nom personnel. Ce n’est pas moi qui devais vous répondre ; c’est à M. Flourens que cet honneur appartenait. Je regrette que la santé de l’illustre et savant écrivain l’ait empêché de présider cette séance. Je le regrette pour lui, pour cette assemblée qui eût été heureuse de l’entendre, pour vous dont il aurait apprécié le talent avec plus d’autorité que je ne viens de le faire. Moi seul ai gagné à cette substitution, et, s’il ne s’agissait pas d’une santé à laquelle nous attachons tous tant de prix, je m’applaudirais d’une fortune qui m’a permis, en un même jour, de glorifier la mémoire d’un poëte que j’admire, et d’introduire au sein de notre compagnie un nouveau confrère dont la personne et les succès me sont également chers.