Réponse de M. de Roquelaure
au discours de M. de Boisgelin
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 29 février 1776
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
C’est à plusieurs titres qu’il vous était réservé de fixer les regards de l’Académie : environnée des grands modèles qui ne sont plus, mais qui vivront toujours dans leurs ouvrages ; riche encore de ses possessions actuelles, cette compagnie veille, dans ce palais des rois, sur le feu sacré qui anima les Bossuet et les Fénelon, et se croit responsable envers la nation et l’Europe entière, du dépôt précieux de l’éloquence. Je ne fais ici que lui rendre justice, et de ce moment, il est aisé, Monsieur, de sentir que j’ai fait votre éloge. Vous aviez pour solliciter, en votre faveur, une adoption à laquelle nous vous montrez si sensible, cet amour des lettres dont vous êtes épris dès votre plus tendre jeunesse, cette raison éclairée et cet esprit de réflexion qui vous distinguent, cette éloquence touchante avec laquelle, en présence de la nation, vous n’avez rien dissimulé au souverain des engagements qu’il prend avec son peuple, ni au peuple du tribut d’obéissance qu’il doit à son souverain. Que de vérités, que de principes lumineux, mais surtout que de sentiments répandus dans ce discours également consacré par son succès et par l’auguste cérémonie qui l’a fait naître ! Spectacle unique ! Je .ne parle point du moment où l’huile sainte coula sur le front de notre jeune David, avec la bénédiction du Dieu qui donne les empires. Je passe à cet instant où notre âme ne fut plus maîtresse d’elle-même, lorsque le monarque, élevé sur son trône, parut dans toute sa gloire ; les cris du peuple, les acclamations des grands, le chant des lévites, le bruit de l’airain sacré de nos temples, le son des instruments pacifiques, l’éclat des foudres de guerre… tel fut le cantique de sa proclamation. À l’aspect de l’autel, à l’aspect du trône, je ne sais quoi d’auguste et de sacré saisit toutes les âmes : une voix intérieure nous crie : voilà notre Dieu ! voilà notre roi ! Ces deux idées, ou plutôt ces deux sentiments s’emparent de tous les cœurs, les pénètrent, les élèvent : on s’attendrit, on s’interroge, on ne se répond que par des-larmes ; et c’est-là, Monsieur, le vrai principe de toute éloquence : l’émotion. C’est elle qui vous a inspiré les traits énergiques et touchants qui ont fait répandre des pleurs sur les cendres réunies de deux augustes époux dont la sagesse, mûrie au pied du trône, devait entretenir la chaîne de la gloire et du bonheur de la nation. C’est encore à cette source que vous avez puisé ces expressions aussi nobles que pathétiques, avec lesquelles vous avez déploré sur le tombeau d’un roi, philosophe chrétien, le néant et la vanité des grandeurs humaines.
L’éloquence n’est que le cri de l’a nature, que l’émotion d’une âme sensible, jointe au regard d’une raison lumineuse et solide. Telles sont les deux qualités les plus nécessaires à l’orateur; et pour parler ici, Monsieur, de l’éloquence chrétienne, de celle qui convient à notre état, ne pensons-nous pas que la principale énergie de nos discours est renfermée dans la conviction des vérités que la foi nous enseigne, et dans la vive impression que la doctrine et la morale de l’Évangile font sur nos cœurs ? Avouons-le, cependant ; pour assurer davantage le succès des armes que la religion nous met entre les mains, il reste encore à acquérir un certain sentiment de convenances, un discernement sur des vraies et des fausses beautés, en un mot le secret des bienséances et du style. Qui le sait mieux que vous, Monsieur ? et qui pourrait mieux l’enseigner que l’illustre compagnie qui se félicite de vous adopter, et dans laquelle on peut dire que vous aviez été reçu d’avance, par les rapports qui unissaient depuis longtemps avec ceux qui la composent.
Le public et l’Académie, Monsieur, rendent encore justice à vos talents et à vos connaissances dans les matières d’administration. Élevé sur un des plus beaux sièges de l’Église de France, et placé à la tête des états d’une grande province, vous avez prouvé, par votre conduite, que vous possédez l’art de manier les esprits, et de concilier heureusement les intérêts du peuple avec ceux du souverain. Il ne sera pas difficile de concilier ces intérêts du peuple avec ceux de l’auguste et jeune monarque qui nous gouverne aujourd’hui. Tout est vrai, tout est simple dans ses mœurs, dans ses idées, dans sa personne. Auprès de lui la vérité n’a plus à rougir que de se tenir cachée. Il ne laisse à l’éclat du trône que ce qu’il ne peut pas lui dérober : de ses retranchements sur sa grandeur apparente, il en acquiert une véritable. Son peuple lui est cher : et comme il l’aime sans faste, il prépare son bonheur sans ostentation. Ces choix sont heureux, parce qu’ils sont justes : sa conduite étonne, parce qu’elle ne frappe point. Il y a quelque chose de si naturel, de si peu apprêté, de si antique même dans ses vertus, que l’intrigue n’a pu encore se remettre de sa surprise.
Il me reste, Monsieur, à vous entretenir quelques moments de l’ingénieux académicien que vous remplacez parmi nous. M. l’abbé de Voisenon eut en partage les grâces de l’esprit et de l’imagination. Il démêlait, par un tact fin, les plus légères nuances du sentiment, des idées, du langage. La gaîté et la douceur de son commerce, la souplesse et la facilité de son esprit le firent désirer et rechercher dans la société. Son âme naturellement douce ne sentait point les amertumes de la satire et de la critique. Il se laissait aller à son penchant, ennemi de toutes querelles littéraires : eût-on attaqué ses ouvrages, il eût conseillé le censeur ; eût-on attaqué sa personne, il eût pardonné. Il aurait pu, par cela seul, confondre et désarmer son ennemi ; et ce que je viens de dire qu’il eût pu faire, est véritablement ce qu’il a fait. Mais une action qui l’honore bien davantage, c’est que pouvant monter facilement aux premières dignités de l’Église qui vinrent le chercher de bonne heure, il résista, par probité, aux offres les plus flatteuses. Un ambitieux les eût saisies comme un don imprévu de la fortune ; l’homme faible et facile à se laisser éblouir, se serait trompé lui-même : l’homme de société, mais de bonne foi, ne vit dans ces honneurs que la gravité d’un ministère capable d’alarmer par l’étendue des devoirs qu’il impose; et ce qui pouvait peut-être l’en rapprocher, c’est qu’il fut très-éloigné de s’en trouver digne. On sent assez quelle est la fin qu’un tel refus donnait lieu d’espérer. Celle de M. l’abbé de Voisenon fut ce qu’elle devait être, chrétienne et consolante : aussi quels que soient sa réputation et ses titres littéraires, je les oublierai tous dans ce moment, pour ne songer qu’à sa mort édifiante, et pour en faire honneur à la religion et à sa mémoire, devant le public, devant l’Académie, et surtout devant l’illustre prélat qui lui succède.