Réponse au discours de réception d’André Siegfried

Le 21 juin 1945

Auguste-Armand de LA FORCE

RÉPONSE DE M. LE DUC DE LA FORCE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

AU DISCOURS DE M. ANDRÉ SIEGFRIED

 

 

MONSIEUR,

Selon l’usage de l’Académie, — et de la tragédie classique, —  je vais vous apprendre ce que vous n’ignorez point : je m’étendrai quelque peu sur votre enfance et sur votre jeunesse, sujets que votre modestie s’est contentée d’effleurer.

Vous nous arrivez d’Alsace en passant par la Normandie, par le Havre, où M. Jules Siegfried, votre père, né à Mulhouse, était un importateur de coton. En vous, souffle l’esprit des protestants du Vivarais. Votre mère descend de Claude de Puaux qui, ayant quitté le manoir de ce nom, devint sergent du château de Vallon, épousa, quatre ans après la Saint-Barthélemy, la fille du chirurgien Jehan de Sault et eut affaire peut-être à l’un de mes parents, le terrible baron des Adrets.

Un arrière-petit-fils de Claude était votre grand-père ; mais ce protestant, élevé dans l’atmosphère irréligieuse du siècle de Voltaire, n’avait conservé de sa foi qu’un vague déisme. Il était, vers 1830, notaire dans la petite ville de Vallon que, jadis, à une demi-lieue des gorges escarpées de l’Ardèche, ceinturaient des fossés et des remparts et qu’avait assiégée, en 1621, le duc de Montmorency.

Certain jour que votre aïeul s’en allait à Lyon voir jouer Rachel, un de ses amis lui donne une Bible : « Prends et lis. » Le voyageur emporte le livre ; il l’ouvre en route et reste des heures sans le refermer et voici que, soudain, il a résolu de changer de vie. Ce jour-là, il ne voyagea pas plus avant. Il regagne son étude et bientôt renonce au notariat. Ce n’est plus à Lyon qu’il veut aller, c’est à Montauban, droit à la Faculté de théologie protestante. Ses études se poursuivent, s’achèvent. Il est pasteur. On le trouve à Rochefort, à Luneray en Normandie, à Mulhouse, où il arrive avec sa fille Julie. Heureux voyage qui permit à votre mère de rencontrer votre père pour la première fois.

C’est des Puaux traditionalistes, amis des lettres que vous tenez les dons qui vous ont amené dans notre Compagnie. Votre aïeul maternel, orateur, polémiste, pasteur débordant d’une verve que, — non sans quelque irrévérence, — vous qualifiez d’endiablée, avait écrit une Histoire de la Réformation française en cinq tomes, et votre mère souhaitait de voir revivre en vous le spirituel grand-père. Ses vœux ont été comblés.

Mais, pour rappeler une expression admirable du duc de Saint-Simon, tous les goûts hérités de votre père et de votre mère « combattaient en vous à qui en demeurerait le maître ». Quel est ce garçon de dix ans qui, non loin du Havre, debout sur la terrasse d’une colline dominant l’estuaire de la Seine, regarde, à l’heure de la marée, entrer et sortir les bateaux ? C’est le jeune André Siegfried, c’est vous, Monsieur. Fils de l’audacieux importateur qui a fondé une maison de coton au Havre et une succursale à Bombay, vous laissez votre imagination suivre les navires qui, venant de partout, repartent vers tous les continents. Vous pourriez dire leurs noms, leurs compagnies, leurs destinations. Et là-bas, vers le Sud-Est, sur l’autre rive du fleuve immense, vos regards distinguent Honfleur, la petite patrie si tendrement aimée d’Albert Sorel, l’historien qui, à l’École des Sciences politiques, sera un jour votre maître et le mien.

En 1861, votre père avait fait son premier voyage à New-York. Il y avait usé avec étonnement de ces « petits chemins de fer verticaux » appelés aujourd’hui ascenseurs. Invention qui n’était pas exclusivement américaine, puisque Louis XIV à Versailles, Monsieur le Prince à Chantilly et le roi de Pologne au palais Casimir avaient installé des chaises volantes qui, fières rivales des chaises à porteurs, s’élevaient d’étage en étage au moyen de poulies.

Les découvertes qui se multipliaient en cette seconde moitié du dix-neuvième siècle, grisaient les cerveaux. M. Jules Siegfried croyait au progrès indéfini. Il ne pouvait concevoir que les inventions les plus sublimes finissent par se tourner contre les inventeurs. C’était le temps où Victor Hugo chantait le ballon dirigeable sans imaginer qu’il pût diriger des bombes contre les villes et les campagnes. Et le poète de s’écrier, plein d’enthousiasme :

Il porte l’homme à l’homme et l’esprit à l’esprit.

M. Jules Siegfried était le maire, le Haussmann du Havre, qu’il ne cessait d’embellir. L’occasion vous fut donnée de voir Gambetta. L’hospitalière maison de vos parents le reçut. Dès que le tribun entrait quelque part, « la température », — pour parler comme ses admirateurs, — montait de dix degrés et demeurait haute fort longtemps. Il y avait six semaines que Gambetta s’en était allé, quand votre père serra, sans aucun plaisir, — la main que lui tendait un brave homme qui disait candidement : « Vous voyez cette main. Gambetta l’a serrée. Je ne l’ai pas lavée depuis. » L’enthousiasme se loge où il peut. Vers le même temps, une vieille demoiselle conservait pieusement et refusait obstinément de faire blanchir un mouchoir dont s’était servi le comte de Chambord.

Mais votre père est élu député. Il renonce à la mairie du Havre. Il s’installe à Paris, dans un appartement situé au coin de l’avenue d’Antin, 6, rond-point des Champs-Élysées. Vous y arrivez quelques mois après les obsèques civiles de Victor Hugo. Je l’ai vu, cet enterrement scandaleux et magnifique. C’était le 1er juin 1885. J’étais posté à l’une des fenêtres de la maison de mon père, — qu’a remplacée, au coin des Champs-Élysées et de la rue de Presbourg, l’hôtel Astoria, — je crois voir encore, descendant l’avenue, de vieux messieurs vêtus de vert qui défilaient l’épée au côté, le chapeau à plumes noires sur la tête. Ce fut ma première rencontre avec l’Académie : je n’avais pas sept ans.

De l’appartement de votre père, vous pouviez, le jour de l’an, apercevoir le défilé des landaus, qui, débouchant du cours la Reine, chacun avec son huissier à chaîne sur le siège, traversaient le rond-point pour se rendre de la Chambre à l’Élysée. J’ai croisé plus d’une fois ces voitures misérablement attelées, dont la mauvaise tenue indignait Anatole France.

Votre père recevait les sommités de la Troisième République. Vous figuriez parmi les convives et les propos que vous entendiez vous surprenaient quelque peu. Vous nous dites, dans les pages où vous faites revivre votre père et qui sont les Mémoires charmants de votre jeunesse : « Quand il parlait d’intérêt général, de dévouement à la chose publique, mon père se faisait journellement traiter de naïf par ses invités. » Comment ne pas vous croire, Monsieur, puisque vous êtes la conscience même et que, d’ailleurs, la vérité sort de la bouche des enfants ?

En 1895, jeune homme de vingt ans, vous assistez, 226, boulevard Saint-Germain, dans le nouvel appartement de vos parents, à de grands dîners de parlementaires. Votre mère préside la table, seule femme au milieu de tant d’hommes. Députés et sénateurs étaient sensibles à sa bonne grâce. Son esprit animait et entraînait la conversation. Sa gaieté méridionale parvenait à dérider l’austère Brisson toujours sinistre et vêtu de noir.

Quant à vous, Monsieur, vous écoutiez et vous observiez et, bien des années plus tard, vous avez crayonné, pour notre plus grand plaisir, « le petit père Goblet, râblé et rageur », avec ses favoris de neige « l’air d’un amiral sur sa dunette » ; Freycinet « menu et fluet », immatériel et diaphane comme un saint », mais « l’œil clair et terriblement averti », « vraie souris blanche », prête à se tirer » des situations les plus inextricables » ; « Floquet, portant haut une grosse tête noble, le regard dirigé à quarante-cinq degrés vers le ciel comme un canon de soixante-quinze, toujours rasé de frais, très gentleman, très bien habillé, ressemblant à un Danton soigné ».

Puis ce fut un nouveau personnel gouvernemental. Vous n’avez pas manqué de l’ajouter à votre galerie de portraits. Voici Paul Deschanel « sentencieux » et d’une si impeccable tenue « que l’on disait : S’il forme un cabinet, ce sera un cabinet de toilette ». Plus loin, « André Lebon avec sa barbe de fleuve », « semblant quelque Neptune échappé dans la politique » ; Poincaré « physiquement mesquin et comme étriqué, donnant une froide impression de correction et de compétence » ; Ribot « parlant, avec un léger tremblement dans la voix, des nécessités de l’ordre, des fondements de la société qui étaient ébranlés ». Delcassé, d’ordinaire, venait déjeuner seul et proclamait fougueusement « Si je parviens au pouvoir, soyez sûr que je ne me reposerai pas : la politique se fait en cherchant, non en évitant les affaires. » Et vous n’avez portraituré ni les Doumer ni les Doumergue ni les Klotz ni les Leygues ni les Charles Benoist ni les Briand, qui ont passé sous vos yeux à la table de vos parents. Quel regret pour nous, Monsieur !

Votre esprit curieux s’intéressait à leurs débats. Peu d’importantes séances de la Chambre que vous ayez manquées. Je doute, cependant, que telle Mlle Hélène Vacaresco, l’illustre déléguée à la Société des Nations qui porta si haut le drapeau de la Roumanie et soutint de sa belle éloquence l’amitié française, vous ayez subi vingt-sept mille discours.

Mais vous-même, après avoir tant écouté, parleriez-vous à votre tour ? Vous laisseriez-vous tenter par les affaires, par la politique ou par le métier d’écrivain ? Déjà bachelier, l’hérédité des Siegfried vous poussait vers l’action, celle des Puaux vers la culture de l’esprit. Vous n’étiez pas sans hésitation à la croisée des chemins. En attendant de choisir ce que vous avez considéré comme la meilleure part, vous vous acheminez vers la licence d’histoire, vers le doctorat en droit, vous entrez à l’École des Sciences politiques.

Comme vous, mais un peu plus tard, je me suis assis sur les bancs de cette école. J’ai admiré quelques-uns des maîtres dont vous avez suivi les cours. Comment oublier notre grand Normand Albert Sorel, bon géant aux longues moustaches qui, avec une clarté lumineuse, un tact infini et souvent une émotion qu’il avait peine à contenir, enseignait l’histoire diplomatique de la France à des étudiants accourus de tous les pays de l’univers ? Et cela dans une langue simple et forte, très éloignée du style éclatant qui apparente son Histoire de l’Europe et de la Révolution française au chef-d’œuvre de Taine, les Origines de la France contemporaine.

Sorel savait prendre tous les tons. Les étudiants admis dans son intimité n’ont pas oublié ses étonnants pastiches de Hugo. Il les débitait avec une merveilleuse grandiloquence. Celui-ci, par exemple :

Ce fut un duel terrible auquel nul n’assista,

Le Néant attaquait l’Infini ; lutte sombre,

Tout résistait à rien, la nuit étreignant l’ombre.

Ou celui-là encore, une cascade d’alexandrins qu’on croirait échappée de la Légende des siècles :

Socrate, Cervantès, Beccaria, Robespierre,

Molière, Ézéchiel, Spinoza, Juvénal,

Gutenberg, qui fondit ce canon, le journal !

Galilée, Irmensul, Jean Huss, Barbès, Eschyle,

Tous les grands, tous les fous, tous les saints à la file.

Jules Lemaitre eût dit : « Je suis épouvanté, car c’est aussi bien que Victor Hugo. »

Vous étiez également assidu aux leçons d’Albert Vandal, long, mince, élégant, qui dressait une petite tête de marabout sur des épaules en porte-manteau. Ce fils du grand maître des postes de Napoléon III dévoilait, en une langue impeccable et colorée, les mystères de la question d’Orient. Vous enseignez aujourd’hui dans la même chaire que ces maîtres illustres, dont nous nous entretenions, mes amis et moi, tandis que revenant de la rue Saint-Guillaume, nous remontions vers les hauteurs de l’Étoile. Ce que nous en disions alors, on m’assure que vos disciples le disent de vous à présent.

Vos études terminées, votre père estima que vous deviez faire le tour du monde. Il ne pensait point, comme M. de Saci, l’un des maîtres de Port-Royal, que « voyager, c’était voir le diable habillé en toutes sortes de façons, à l’allemande, à l’anglaise, à l’italienne, à l’espagnole, mais que c’était toujours le diable, crudelis ubique ». Vous fîtes donc, vers 1900, le tour du monde, non pas en quatre-vingts jours comme le héros de Jules Verne, mais en vingt-trois mois. Les États-Unis et le Canada, le Mexique, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, le Japon, la Chine et l’Indochine, les Indes et le canal de Suez vous virent passer non comme un touriste frivole, mais comme un historiographe, un géographe et un économiste à qui le ciel avait accordé un don puissant d’observation. Et à votre retour, vous soutenez une thèse de doctorat, La Démocratie et la Nouvelle-Zélande.

Mais la politique alors menace de vous saisir. Votre père, ministre, député, sénateur et de nouveau député du Havre, brûle de vous pousser au parlement. Votre hérédité, pense-t-il, vous prédispose à la carrière parlementaire. Il possédait, d’ailleurs, ce qu’il appelait le sens du service. Service, servir, les plus beaux mots de la langue.

Vous fûtes candidat, en 1902, dans les Basses-Alpes. Votre adversaire était le comte de Castellane, qui fut élu député de Castellane. Plus tard le fils de votre concurrent fut votre élève. Parvenu aujourd’hui à de hauts postes diplomatiques, il sait tout ce qu’il doit à son ancien maître. S’il m’est permis d’user ici du jargon électoral, vous étiez à Castellane, un « exotique ». Au Havre en 1906, au Havre dont votre père représentait une circonscription, vous êtes candidat et l’on vous accuse l’un et l’autre d’accaparer les mandats, et vous n’obtenez qu’une minorité très honorable. Même insuccès en 1910. De combien de beaux ouvrages nous serions privés, si vous aviez réussi.

L’abbé Delille, si à la mode au début du dix-neuvième siècle, que son éditeur lui payait six francs, — « six francs or », — chacun de ses alexandrins, dépeint ainsi l’attitude du joueur qui vient de perdre aux échecs :

Enfin l’heureux vainqueur donne l’échec fatal,

Se lève et du vaincu proclame la défaite.

L’autre reste atterré dans sa douleur muette

Et du terrible mat à regret convaincu,

Regarde encor longtemps le coup qui l’a vaincu.

Après la victoire de votre adversaire, vous n’agissez pas autrement, Monsieur. Votre circonscription s’étendait sur la ville et la campagne. Pourquoi un succès ici et là-bas un échec ? Vous essayez de comprendre. Votre père, en 1877, s’était présenté dans un canton de cette circonscription. Vous notez le nombre des inscrits, le nombre de voix de l’une et de l’autre élection. Vous étudiez la « répartition géographique des résultats électoraux », vous y « cherchez une explication des tendances politiques du pays ». Étude ardue et minutieuse qui nous vaut, en 1913, un gros volume de cinq cent trente-cinq pages in-8°, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République. L’Ouest, c’est-à-dire la Normandie, la Bretagne, la Vendée, l’Anjou et le Maine.

Vous vous êtes surtout intéressé à la géographie humaine. On trouve cent trois cartes ou figures dans votre ouvrage. Que nous mettent-elles sous les yeux ? Le régime de la propriété foncière dans la région vendéenne, l’attitude politique de l’arrondissement de Vitré, les écoles libres de filles dans l’Ouest, les sphères d’influence de la noblesse, le domaine du parti royaliste dans l’Ouest entre 1876 et 1889, les forces de la droite pure, etc. Vous décrivez ces provinces, le Bocage manceau pénétré encore de l’esprit de la Chouannerie, « cette Vendée du Nord », la « conservatrice » Normandie, l’« immobile » Bretagne française, où en son château de Josselin, le duc de Rohan était, depuis près de quarante années, le député de l’arrondissement de Ploërmel, la Bretagne bretonnante, « pays passionné, impressionnable et mouvant », le « féodal Anjou », la Vendée, où le paysan a la passion de sa terre et de sa religion. De la Vendée, vous avez parcouru les interminables routes rectilignes, tracées par Napoléon, qui n’ignorait pas ce qu’avait été la « guerre des géants ». Ces routes dédaignent les villages et sont dédaignées par eux. Avant que l’automobile eût tout envahi, on n’y rencontrait guère que quelque charrette, égarée hors d’un chemin creux, l’équipage peu fringant d’un commis voyageur, la brimbalante carriole d’une famille de fermier ou le coupé à deux chevaux de quelque châtelaine, sagement conduit par un cocher en livrée, coiffé du « haut de forme » noir.

C’est vers 1910 que vous avez traversé la Vendée angevine. Selon le mot plein de saveur que Victor Hugo a butiné dans les Mémoires du duc de Saint-Simon et dont il a fait l’un des plus beaux vers de Marion de Lorme,

Un peu de seigneurie y palpitait encore.

Que dis-je ? Beaucoup de seigneurie. Vous l’avez constaté vous-même, Monsieur, et vous avez écrit qu’il n’y avait, en ce pays, « qu’un pas à faire pour arriver à l’hérédité des mandats ». Et vous ajoutez : « Dans le canton de Chemillé, par exemple (arrondissement de Cholet), le siège de conseiller général appartient à la famille de Maillé ; ses membres s’y succèdent de génération en génération, par ordre de primogéniture. M. Louis de Maillé (duc de Plaisance), député de Cholet et conseiller général de Maine-et-Loire, étant mort le 5 février 1907, sans laisser de fils en âge d’être élu, c’est son frère, le comte François de Maillé, qui le remplace comme conseiller général. Mais chacun dit, dans le canton, qu’il n’occupe le siège qu’en attendant les vingt-cinq ans du fils aîné du défunt et qu’à ce moment il s’effacera devant lui : c’est à la lettre l’équivalent d’une régence. Pour la Chambre des députés, le recrutement est le même : les Durfort de Civrac, Maillé, Blacas, La Bourdonnaye représentent Cholet ; les La Rochejaquelein, Maussabré, Savary de Beauregard Bressuire ; les Baudry d’Asson, Lespinay, Lavrignais les arrondissements du nord de la Vendée. »

Vous avez justement observé, Monsieur, combien les populations étaient attachées à leur curé et à leur châtelain. Peut-être n’avez-vous pas séjourné assez longtemps dans le pays pour remarquer leur indépendance d’esprit.

Ce bel attachement n’est pas un esclavage,

eût dit le bon La Fontaine. Point de gens plus indépendants, ni plus critiques, — sous leur déférence familière et courtoise, que les gars de la Vendée angevine. C’est un adage parmi les prédicateurs de missions que « le curé tient sa paroisse et, que « la paroisse tient son curé ».

J’ai passé trente ans de ma vie en Vendée angevine ; depuis plus d’un quart de siècle, j’habite la partie occidentale du Maine. Ce que vous dites de l’une et de l’autre région est l’exactitude même. Moins dévots que les Angevins, les Manceaux ne laissent pas d’être fidèles à leur religion et aux anciens usages. Le curé, le château, les fermiers, les gens du bourg sont amis.

Combien vous avez raison de conclure, Monsieur : « Ainsi, considéré dans ses conceptions et ses tendances politiques, l’Ouest demeure une France spéciale... Un étranger qui bornerait à nos quatorze départements ses observations n’arriverait pas à s’expliquer l’orientation prise par la France au dix-neuvième siècle... L’Ouest perpétue des manières d’être et de sentir qui sont d’autrefois plus que d’aujourd’hui... De là son charme de vieille France. »

Vous parliez ainsi en 1913. Dix-sept ans s’écoulent et vous trouvez ces départements semblables à eux-mêmes et vous nous montrez les députés de l’Ouest « grands féodaux... à l’abri dans leurs fiefs, d’où ils considèrent impunément l’inondation démocratique ».

Ces quelques lignes sont tirées de votre Tableau des partis en France, où peut se reconnaître, — sans trop d’orgueil, — la France démocratique et républicaine, que vous comparez, — le mot, toutefois, n’est pas de vous, — à ces fromages de Hollande dont la croûte est rouge et l’intérieur blanc. Vous avez naguère communiqué ce livre au maréchal Lyautey, qui vous l’a rendu tout sabré. Peu de pages où l’on ne remarque des coups de crayon approbatifs et des notes griffonnées, d’un style peu en usage sous cette coupole : « Ah ! fichtre non ! Épatant ! Certes et nous en crevons ! » On croit entendre notre illustre et impétueux confrère.

Deux ans avant de publier votre tableau de la France de l’Ouest, vous aviez accepté de faire un cours à l’École des Sciences politiques, — vous deviez même un jour avoir une chaire au Collège de France. Cependant votre père n’avait pas perdu tout espoir de vous voir siéger au Palais-Bourbon ou entrer audacieusement dans la carrière des affaires, même si la circonscription vacante était Pondichéry, même si la mine à vendre se trouvait en Afrique du Sud. Heureusement, Monsieur, pour vos lecteurs, pour nous tous, vous avez su résister à la tentation.

Votre père, ce grand voyageur, vous avait emmené aux États-Unis en 1901. Vous y étiez retourné sans lui en 1904 : « On ne voyagerait pas sur la mer, pour ne jamais en rien dire, observe Pascal, et pour le seul plaisir de voir sans espérance d’en jamais communiquer. » Nous devons à votre voyage par delà l’océan deux beaux livres, le Canada et les deux races, avant-coureur du Canada puissance internationale, qui ne parut qu’en 1937.

Mais la guerre de 1914 interrompt vos travaux. Trois années durant, vous êtes, dans la zone combattante, interprète de l’armée britannique. Votre ami Albert Métin est ministre du Blocus. Il vous prie de le seconder. En 1918, chef de la mission française en Australie, il vous choisit pour secrétaire général. Avec quel plaisir, à ses côtés, puis à ceux du général Pau, qui le remplace après sa mort, vous parcourez l’Australie, la Nouvelle-Zélande, vous retrouvez vos premières amours : le monde extraeuropéen et le Pacifique.

Vous nous revenez. Le ministre des Affaires étrangères a les yeux sur vous. Il organise le service français de la Société des Nations. Vous voilà, — presque à regret, directeur de la section économique. Et votre carrière de professeur ? L’action va-t-elle primer la pensée ? Des Siegfried et des Puaux, « morts qui parlent » et combattent en vous, lesquels l’emporteront ? Vous apprenez les secrets de la vie administrative ; les conférences internationales vous appellent à Bruxelles, à Genève, à Gênes, à Barcelone ; mais vous ne sacrifierez point à vos nouvelles fonctions les cours qui vous ont été confiés à Paris. Vous en avez deux à faire dans cette École des Sciences politiques dont vous deviendrez le président, un quart de siècle plus tard, aux applaudissements de la jeunesse.

Le sujet de l’un est la géographie économique. Ce sont de nouveaux voyages qui vous fourniront les plus précieux documents. Vous ne tardez pas à quitter le quai d’Orsay pour gagner, une fois de plus, les lointains pays, car c’est le globe qui est, si j’ose dire, le cabinet de travail que vous préférez. De Grande-Bretagne, vous rapportez un livre sur l’Angleterre et d’Amérique un livre sur les États-Unis.

De toutes ses œuvres, Chateaubriand déclarait que les Martyrs étaient la plus parfaite. Celles des vôtres auxquelles vous tenez davantage sont le Tableau politique de la France de l’ouest sous la Troisième République et les États-Unis d’aujourd’hui. Goûtant toutes les œuvres que vous nous avez données, je partage vos préférences.

Vous avez analysé avec beaucoup de finesse les relations franco-américaines. Comment ne pas évoquer l’amitié naissante des deux nations, La Fayette, son beau-frère le vicomte de Noailles, et le prince de Broglie, et Rochambeau, et Guichen, et Grasse et, avant tout, le roi Louis XVI, sans qui l’aide de ces héros eût été peu de chose ? Je me souviens que M. Myron Herrick proclamait naguère : « Il est fort heureux que la constitution qui régit les États-Unis ait été faite à un moment où la France était encore sous le régime monarchique, car les Jefferson, Hamilton et autres qui l’ont élaborée, ont été par la suite si complètement envahis par les doctrines libérales, qu’ils n’eussent pas manqué de les appliquer dans l’œuvre, constitutionnelle. Et c’eût été la perte des États-Unis. »

Vous observez que l’évocation de la guerre d’indépendance est demeurée « un sujet de discours, un effet oratoire assuré dans les banquets ».

Admirable matière à mettre en vers latins,

mais admirable occasion d’en rappeler que la reconnaissance de l’Amérique n’est pas un vain mot, la nôtre non plus. Nulle aigreur n’est restée chez les Américains ni chez nous contre nos adversaires du dix-huitième siècle, qui sont devenus nos amis.

L’intelligence, — il y a longtemps qu’on l’a dit, est la faculté maîtresse de l’historien. C’est la vôtre, Monsieur. Nul problème auquel vous ne trouviez plusieurs solutions. Vous nous expliquez minutieusement les questions les plus compliquées. Vous captivez votre lecteur, qui jamais n’est tenté de laisser tomber le volume. Vous savez comprendre les raisons de l’Amérique, celles de l’Europe et celles de la France en particulier. Votre impartialité nous émeut.

Cependant votre humour ne cesse de nous dérider. Il rappelle parfois celui de Voltaire. L’auteur du Siècle de Louis XIV nous dit à propos de Mme de Montespan « Le Roi se reprochait son attachement pour une femme mariée et il sentait surtout ce scrupule depuis qu’il ne sentait plus d’amour. » Et vous nous dites à propos de la prohibition : « Le protestant autochtone... est d’autant moins disposé... à consentir un compromis, qu’il n’aime pas le vin. »

Vous nous montrez les mortarians « au nom trop expressif », c’est-à-dire les entrepreneurs des pompes funèbres, s’assemblant à Chicago, « pour discuter les dangers que fait courir à leur profession la baisse persistante du taux de la mortalité ». Soyez sans illusion. Ceux de Paris ont les mêmes inquiétudes que ceux de Chicago et ils appellent morte-saison celle où l’on meurt trop peu.

Ailleurs, pour éclairer l’attitude des États-Unis après l’autre guerre, vous avez écrit : « Quand le matador a planté son épée jusqu’à la garde dans le dos du taureau, il s’éloigne, son but atteint. » J’ai vu, aux courses de Saint-Sébastien, un matador frapper le taureau de son estoc et la-bête s’écrouler agonisante sur le sable de l’arène. Mais tandis que l’homme s’éloignait à pas lents, au milieu des acclamations, le taureau se releva soudain, fondit sur lui et le jeta en l’air, — sans le percer de ses cornes, puis retomba pour achever de mourir sous les coups de poignard. N’est-ce pas ce que nous vîmes en 1918, ce que nous voyons depuis quelques mois ?

Votre livre, Monsieur, s’il fait aimer l’Amérique augmente notre sympathie pour notre vieux continent et notre amour pour la France artisane, artiste, intellectuelle où la hiérarchie des valeurs est la même que dans l’Athènes de l’antiquité. Et vous louez l’Europe de « réserver encore une grande place, dans ses vénérations, à la pensée libre et sans profit, à la recherche des joies de l’esprit, payées souvent du renoncement à la fortune ou au confort ».

Ayant, en 1915, à titre d’interprète, appartenu à la première batterie lourde canadienne, vous avez des raisons particulières de vous intéresser au Canada. Vous nous avez dépeint, avec votre minutie et votre clairvoyance accoutumées, un « pays géographiquement américain, politiquement britannique et largement français par ses origines, international d’autre part du fait de ses préoccupations économiques ». Ce sont vos propres termes et vous saluez dans votre Canada puissance internationale les trois millions d’hommes descendant des soixante-cinq mille colons qui peuplaient le pays lors du traité de 1763. Demeurés groupés autour de leur clergé, ils ont conservé une bonne langue française des plus savoureuses, mais qui parfois tend à se corrompre dans les villes au contact de l’anglais. C’est ainsi que s’enroomer ne signifie pas prendre un rhume, mais une chambre à Québec.

Vous vous félicitez avec raison, Monsieur, de l’union personnelle qui maintient le dominion dans l’Empire britannique. Grâce à ce lien, la « présence européenne, — vous l’avez constaté de près, — demeure sensible dans le nouveau Monde ».

Votre Vue générale sur la Méditerranée est un livre aussi exact que brillant. Le souci de l’érudition ne vous empêche pas de chanter « le plus beau des lacs », « une étape charmante entre le pôle et l’équateur ». L’expression, qui est de vous, n’est pas moins charmante que ce qu’elle évoque à nos yeux. Et les vers de la comtesse de Noailles vous reviennent à la mémoire :

Je me souviens d’un chant du coq à Syracuse !

Le matin s’éveillait tempétueux et chaud,

La mer, que parcourait un vent large et dispos,

Dansait ivre de force et de lumière infuse.

Et vous, Monsieur, qui avez été membre du collège d’All Souls en Angleterre, vous laissez échapper ce cri du cœur : « Par comparaison avec ces matins triomphants, qu’ils sont lourds, ces matins d’Oxford où le solide breakfast est si nécessaire ! Le commerçant grec, lui, ne déjeune même pas et se contente, en arrivant à son bureau, d’une tasse de café. »

Michelet a parlé avec splendeur du soleil de la Riviera, « ce puissant soleil... la fête ordinaire de ce pays de fêtes ». Vous observez fort justement : « Il s’agit d’un soleil méridional dans un pays qui est... froid par sa latitude. » Et vous ajoutez non sans humour : « Tout le malentendu méditerranéen est là. » Malentendu qui, dès l’antiquité, faisait apprécier, quand la côte était grise, l’hypocauste, ce calorifère des anciens : « Cohœret et hypocauston, nous apprend Pline le Jeune, et si dies nubilus, immisso vapore, solis vicem supplet. »

Vous n’oubliez pas que notre civilisation naquit sur les rivages de la mer latine. Et soudain une inquiétude vous saisit, Vous songez à l’avenir de la civilisation méditerranéenne, qui est la nôtre : « Ford, nous dites-vous, semble se dresser contre Ulysse, patron de l’ingéniosité et du débrouillage. L’Europe, si largement méditerranéenne, n’est-elle pas elle-même impliquée dans cette menace ? » Espérons que l’artisan, que l’artiste ne seront pas submergés dans le flot des ouvriers de série.

Vous n’oubliez pas non plus que la Méditerranée est une route impériale. Le livre que vous avez intitulé Suez, Panama et les routes mondiales, a précédé de deux ans votre Vue générale sur la Méditerranée. Le percement de l’isthme de Suez, tenté par les anciens, proposé par Leibnitz à Louis XIV, discuté sous Louis XV par le marquis d’Argenson et le duc de Praslin, commandé par le Directoire à Bonaparte, réalisé enfin par M. de Lesseps dans les dernières années du dix-neuvième siècle ! À Suez, vous estimez que « la France a fait preuve de génie créateur et l’Angleterre de génie politique ». On n’est pas plus conciliant. Vous allez même jusqu’à regretter que satisfaction n’ait pu être donnée au khédive Ismaïl, qui voulait « que le canal fût à l’Égypte et non l’Égypte au canal ». Dès le 23 avril 1885, recevant Lesseps dans notre compagnie, Renan prophétisait : « Une terre qui importe à ce point au reste du monde ne saurait s’appartenir à elle-même. »

La prophétie se réalisa dix-neuf ans plus tard en Colombie. Les États-Unis voulaient être les maîtres du Canal de Panama qu’avait commencé Lesseps et qu’ils entendaient achever. Ils donnèrent l’appui de leur flotte à la révolution qui sépara de la Colombie la province de Panama et en fit une république indépendante. Mais, depuis 1912, la zone du canal est gouvernée par un Américain qui relève du président des États-Unis et elle est contrôlée par le Congrès.

Malgré son échec à Panama, l’homme de Suez, qui tenta en Amérique l’entreprise à laquelle avait songé Charles-Quint et renoncé Philippe II, reste pour nous le « Grand Français ». Vers 1885, c’était, pour vos yeux d’enfant, pour les miens, un cavalier à la chevelure grisonnante coiffée du chapeau haut de forme. Je le regardais monter au trot l’avenue des Champs-Élysées, tandis qu’un troupeau d’enfants, — il avait six fils et six filles, le suivaient sur des chevaux de toutes les tailles.

Votre livre sur Suez et Panama est de 1940. Vous vous êtes, pour l’écrire, rapproché des régions que vous aviez visitées et étudiées quelque dix ans plus tôt. Vous aviez publié, en effet, dès 1931, Amérique latine. Latine, cette épithète seule affirme une parenté méditerranéenne : Paris ne regarde pas comme des étrangères Buenos-Ayres, Montevideo, Rio, capitales où le français est goûté, parlé, écrit. J’ai lu tout récemment un Éloge de la paresse, œuvre de M. Horacio Oyonharte, un grand avocat argentin. La Bruyère eût aimé un tel livre et l’eût rangé avec plaisir dans sa bibliothèque, à la suite de ses Caractères.

Cette même année, vous diagnostiquez la raison de la crise britannique au vingtième siècle, vous indiquez les remèdes. Vous parlez à l’Angleterre en ami sincère et courageux, que l’admiration n’aveugle pas. Vous ne craignez pas de lui dire : « John Bull, réveille-toi. » Aujourd’hui, avec tous ses alliés pleins de gratitude, vous pouvez juger à quel point il s’est réveillé.

Rien de plus juste que la dernière phrase de votre livre : « Quand l’Empire britannique change, nous disons qu’il meurt et ce n’est jamais vrai. Comme les plantes, de la nature desquelles il participe ainsi que l’esprit anglais lui-même, il a une puissance illimitée d’adaptation et de vie. »

Une telle puissance d’adaptation et de vie, qui la possédait plus que le grand historien dont vous occupez le fauteuil ?

Lorsque je lui fis ma visite académique en 1924, je le voyais pour la première fois. C’était dans son cabinet de travail clair et chaud de l’avenue Hoche. Cette large pièce, dont les fenêtres s’ouvraient sur un terrain de jeux planté d’arbres, était illustrée par une vierge de Rubens et quantité de livres rares aux somptueuses reliures. Sur la cheminée, un buste de Richelieu rappelle que l’on est chez l’historien du grand cardinal. Le maître de maison, à peine septuagénaire, allait et venait, aussi alerte qu’un jeune homme.

Dans mon enfance le nom de M. Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, était sur toutes les lèvres, dans tous les journaux, dont quelques-uns le vilipendaient « J’ai été l’homme le plus insulté de France, » disait-il bien des années après, avec un joyeux sourire. Il n’ignorait pas combien Richelieu fut maltraité par Mathieu de Morgues, « le hardi sagittaire » de Bruxelles, dont les placards se collaient sur les murs en plein Paris. Le cardinal avait, il est vrai, la consolation de faire pendre les colleurs. M. Hanotaux se contentait de dire : « Vous ne pouvez pas empêcher Paris de causer. »

M. Hanotaux donna à notre contrat militaire avec la Russie la sanction de l’alliance. Vous avez fort bien observé, Monsieur, quelles prudentes restrictions il introduisit dans le traité. Il en est qui n’y restèrent pas sous ses successeurs. S’il nous apporta l’alliance, qui nous fut d’un tel secours au mois de septembre 1914, il ne voulait pas que la France pût être entraînée dans une guerre inutile. Pour rien, il n’eût aliéné sa liberté ou celle de son pays.

Sa politique ne manquait ni d’énergie ni de souplesse. S’il fût demeuré au pouvoir, la convention, signée avec l’Angleterre en juin 1898, eût été ratifiée, la négociation africaine, n’eût pas été abandonnée par son successeur et l’on eût évité l’incident de Fachoda.

Comment la France ne lui serait-elle pas reconnaissante d’avoir imposé l’annulation du traité à bail qui rendait impossible la création d’un vaste empire colonial en Afrique ? C’est lui qui a achevé cet empire par la conquête de Madagascar, par la signature des onze traités libérant la Tunisie ; lui qui a joint nos colonies de l’Afrique du Nord au lac Tchad et au Congo ; lui qui a fondé la colonie de l’Indochine, dont le sort était resté incertain depuis l’affaire de Langson ; lui qui a conclu avec Ménélik la délimitation de la colonie d’Obock­-Djibouti. La postérité lui saura gré de cette grande œuvre.

Aux temps lointains où M. Hanotaux dirigeait la politique extérieure de notre pays, je le connaissais par les récits de mon père, qui avait l’occasion de le rencontrer à ces chasses de Bois-Boudran où un petit nombre de grands fusils, invités du comte et de la comtesse Greffulhe, abattaient en quelques heures des quinze cents faisans. Brillant causeur lui-même, mon père appréciait l’esprit universel qu’était notre ministre des Affaires étrangères.

Le ministre historien venait de publier le premier tome de son Histoire du Cardinal de Richelieu. Dans la nuit de Noël 1894, ma mère déposa ce premier tome devant la cheminée sur mes souliers de collégien. Je le lus avec un intérêt passionné, j’admirai la France en 1614, cette vaste fresque si éclatante de couleur, si palpitante de vie. Il me semblait parcourir les campagnes du dix-septième siècle, guidé par M. Hanotaux, qui avait visité tous les lieux qu’il décrivait. Je croyais voir l’historien causer avec les paysans de jadis, je croyais entendre ses paroles pleines d’une spirituelle bonhomie ; j’entrais avec lui dans les villes closes de leurs vieilles murailles, dont il paraissait connaître toutes les tours, tous les clochers, toutes les maisons. Je lus et relus, non seulement ces pages si pittoresques, mais encore les chapitres suivants, où se révèlent l’expérience et la profondeur de l’homme d’État, j’abordai le demi-volume qui accompagnait le premier et ne m’arrêtai qu’ubi defuit orbis, comme dit le poète latin, en d’autres termes là où la suite me manqua. Lorsque cette suite m’ouvrit une nouvelle et longue route, je m’y engageai avec le même intérêt et le même plaisir que dans celle qui l’avait précédée. Mais ce fut en vain que, plus d’une fois, vers 1900, je me rendis chez Firmin-Didot, rue Jacob, pour savoir quand le troisième tome verrait le jour.

En 1904, parut l’Histoire de la France contemporaine. Je ne pus alors me défendre d’une sorte d’indignation. Le cardinal de Richelieu était-il définitivement abandonné pour M. Thiers, le maréchal de Mac-Mahon et M. Grévy ? Certes cette Histoire de la France contemporaine est aussi érudite qu’animée. On sent que celui qui l’a écrite l’a vécue. Puis les œuvres s’accumulèrent sans qu’il fût plus jamais question du Richelieu.

En 1911, Jeanne d’Arc, biographie de la Pucelle et peinture magnifique du quinzième siècle, charma et consola ceux qu’avaient scandalisés les perfidies, — et les ignorances, — de l’auteur du Lys rouge.

Au mois de septembre 1914, M. Hanotaux commence de nous conter les origines et les événements de la guerre qui vient d’éclater. Tels ces historiographes qui partaient en campagne à la suite de Louis XIII et de Louis XIV, tel Pierre Mathieu, — si goûté de Victor Hugo, — tel Boileau, tel Racine.

En 1920, l’Histoire de la Nation française, qui devait compter dix-sept énormes volumes, était entreprise avec un essaim de collaborateurs. M. Jean Brunhes, dans sa Géographie humaine, « dessinait le visage de la France » et M. Deffontaines secondait M. Jean Brunhes dans sa Géographie politique et sa Géographie du travail. À la voix de M. Imbart de la Tour, le peuple français se levait du lointain des siècles et s’apprêtait à défiler devant nous. M. Madelin se mettait à peindre, avec un puissant relief, les trois siècles de la société polie. M. Picavet s’appliquait à nous guider, — tantus labor non sit cassus, — à travers la littérature latine du moyen âge, puis dans les jardins classiques du cardinal de Polignac tout embaumés des fleurs de Lucrèce et de Virgile. M. Bédier allait nous faire goûter, avec un art et une science infinis, la beauté des chansons de geste ; M. Jeanroy nous conduire, — voyage truculent, — de l’Homélie sur Jonas à Rabelais, l’« Homère de la bouffonnerie » ; M. Fortunat Strowski se montrer, dans le tableau de notre littérature, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, brillant disciple de Sainte-Beuve. M. Hanotaux avait confié au général Colin, si versé dans l’histoire des campagnes de toutes les époques, au général Mangin et au maréchal Franchet d’Esperey le soin de conter, à travers les âges, jusqu’à la guerre de 1914, l’histoire de l’art qui « fonde les nations, les protège et les développe ». La méthode, l’ingéniosité de M. Pinon pénétrait dans les secrets de la politique d’hier et d’aujourd’hui. M. Goyau traitait, avec une rare compétence, l’histoire religieuse. Il expliquait, contait, peignait et, dix-sept siècles durant, de saint Irénée à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, exposait les merveilles de la France, « mère des saints ». M. Louis Gillet retraçait avec splendeur l’histoire des arts. La maîtrise de MM. Germain Martin, Émile Picard, Andoyer, Humbert, Fabry, Colson, Caullery et Lote se faisait un jeu de rendre accessible au grand public l’histoire économique et financière, l’histoire économique et sociale, même l’histoire des sciences. Et M. Hanotaux devait songer :

Voilà le régiment

De mes historiens qui va superbement.

Lui-même, il n’allait pas moins superbement que sa troupe. Il nous donnait l’histoire politique de 1804 à 1926, moins un livre qu’une causerie étincelante, animée d’un optimisme radieux. Puis achevant le volume du général Mangin et du maréchal Franchet d’Esperey, il brossait rapidement un vaste tableau de la guerre de 1914.

À Orchaise, à quelques lieues de Blois, sa bibliothèque de cinquante mille volumes, les documents qu’il ne cessait d’acquérir, l’éclairaient sur toutes sortes de sujets. Il habitait un ancien prieuré couronnant une colline. L’église du village bornait le jardin à l’Occident et semblait être la chapelle du prieuré. Une vigne, productrice d’un vin pétillant et clair, s’étendait à l’Est et le maître du logis, demeuré un rural amoureux d’exercice et de grand air, ne dédaignait pas d’y chasser lièvres et perdreaux. Au Nord, un vallon abrupt, puis des pentes vertes, semées de maisons et de bois, puis la plaine, que jalonnaient, à l’extrême horizon, les hauts peupliers de la route qui court de Blois à Vendôme.

Certaine matinée du mois d’août 1926, venu du fond du Maine déjeuner au Prieuré, je regardais M. Hanotaux chercher dans une immense armoire un dossier relatif à Henriette-Marie de France qu’il avait promis de me communiquer. Tout à coup il se retourne et me dit à brûle-pourpoint : « Voulez-vous continuer avec moi l’histoire du Cardinal de Richelieu ? »

Je réfléchis quelques jours et j’acceptai l’offre de Dioclétien qui entendait m’associer à l’Empire, devenu trop vaste pour être gouverné par un seul maître. Il y avait, en effet, cinq gros volumes à ajouter à ceux qui avaient paru trente ans plus tôt. Les documents ne manquaient point. M. Hanotaux ouvrit ses archives et moi les miennes. À la mort d’un collectionneur fameux, il fit acheter par l’État une série de lettres fort curieuses adressées par Louis XIII au cardinal, billets intimes et même affectueux, échangés — souvent plusieurs fois dans la journée, — en un temps où le téléphone n’existait pas. Il possédait lui-même quelques-uns des papiers les plus secrets du génial ministre, par exemple ce Mémoire pour parler au Roi, ces notes que Richelieu griffonna, un matin du mois de novembre 1630, avant de pénétrer dans l’appartement de Marie de Médicis au Luxembourg, par la seule porte que la Reine mère n’eût pas verrouillée et d’apparaître à l’improviste, le geste impérieux, l’œil étincelant, au milieu de la chambre où elle exigeait du Roi sa disgrâce.

M. Hanotaux avait une imagination magnifique, toujours tenue en bride par les sévères méthodes de l’École des Chartes, une intuition qui lui permettait de lire dans les esprits et les cœurs de jadis, il usait d’une belle langue savoureuse, tour à tour éloquente et familière. Un jour que je lui demandais si je devais régler mon pas sur le sien, il me répondit avec ce jugement rapide et sûr qui le caractérisait : « Suivez votre tempérament, sans quoi vous ne ferez rien de bon. »

Nous nous mimes à écrire chacun chez soi. Ce qui était sorti de la plume de l’un passait sous la plume de l’autre. L’un et l’autre eût pu dire :

Censeur de ses écrits comme il l’était des miens,

Il prenait mes conseils, je profitais des siens.

Mais que ce fût à Paris, à Orchaise ou à Villula, sa maison rouge de Roquebrune tapie à flanc de montagne sous les citronniers et les fleurs, non loin de l’olivier qui vit passer jadis César et ses légions, M. Hanotaux avait une activité trop débordante pour se contenter d’un seul travail. À Villula, dans son cabinet du premier étage, il écrivait le dos à sa bibliothèque : sur sa table, des livres, des papiers rangés avec soin et les manuscrits, — minutieusement classés, — de plusieurs ouvrages qu’il menait de front. Trois fenêtres, qu’ombrageaient des rideaux jaunes, laissaient le chaud soleil méridional illuminer la pièce. Par la fenêtre cintrée, qui s’ouvrait à l’angle occidental de la maison comme à la proue d’un navire, il apercevait la mer bleue éblouissante et le port que domine le rocher de Monaco.

Il se levait, alerte et dispos, toujours vêtu de belles étoffes anglaises et saluait tout joyeux le visiteur ou l’invité. Solidement campé sur ses jambes, l’œil vif et spirituel, la voix forte, — douce et caressante quand il parlait aux femmes, avec une infinie courtoisie, — cet homme de plus de quatre-vingts ans n’en paraissait guère que soixante.

On ne se lassait jamais de l’entendre. Ce causeur savait, d’ailleurs, écouter. Mais à tout ce qu’on aurait pu dire, on préférait ce qu’il disait. Quel que fût le sujet qu’effleurât la causerie, il semblait avoir la science de toute chose. Ses paroles avaient une saveur de terroir qui lui prêtait un charme singulier. Songeant aux documents de tant de siècles rassemblés dans ses archives, s’abandonnant à mille projets qu’enfantait sans cesse son esprit : « J’ai encore, disait-il, du travail pour cinquante années, » et l’on finissait par croire qu’il pourrait bien arriver au bout de sa tâche. Parfois il déclarait qu’il allait s’arrêter enfin et jouir d’un repos mérité, puis il concevait le plan d’un nouvel ouvrage et s’enflammait en esquissant quelque Histoire de la Civilisation ample et originale qui se développerait en dix volumes.

Cependant la grâce attentive de Mme Hanotaux embellissait sa vieillesse. De nombreux amis venaient rendre visite au vieux maître et les heures coulaient trop rapides sur le cadran solaire de la terrasse. M. Hanotaux s’était bien gardé d’y faire peindre la sinistre légende : Vulnerant omnes, ultima necat. Il ne voulait pas se souvenir que si toutes les heures blessent, la dernière tue. Ce qu’on y pouvait lire convenait à son optimisme : Luce umbra, umbra lux. De l’abîme des catastrophes sortiraient des heures réparatrices et splendides : « Lors de l’entrée de Henri IV à Paris, quelque soixante ans avant les gloires du règne de Louis XIV, nous disait-il, Paris était occupé par les troupes d’Espagne. Quand je suis venu à Paris pour la première fois, c’était pendant la Commune, Paris brûlait. » Et depuis lors, quelle prospérité !

Ses Souvenirs, dont les premiers tomes ont paru et que le public a tant goûtés, il les parlait devant ses intimes. Il avait des boutades qui nous divertissaient : « Pour faire une femme, il faut un homme. » Ou encore : « Si tout le monde savait ce que tout le monde dit de tout le monde, personne ne parlerait plus à personne. » Ou bien il résumait ainsi les conseils à donner aux enfants : « Pour les garçons, fais attention ; pour les filles, tiens-toi droite. »

Il avait bien souvent passé la Manche, bien souvent négocié avec les Anglais et toujours su trouver un terrain de conciliation. Si quelqu’un de ses invités, critiquait la politique de l’Angleterre, il ne manquait pas d’observer : « Vous oubliez que l’Angleterre est une île. »

J’ai entendu ce père de la République, qui ne se fût pas permis un mot contre le régime auquel il était attaché, regretter qu’en 1830 « la vieille monarchie n’eût pu se sauver et rester maîtresse d’une nation qu’elle avait élevée sur ses genoux ». Ce sont ses propres paroles. Vous les avez lues, je n’en doute pas, Monsieur, au tome quatrième de l’Histoire de la Nation française : « Oui, m’a dit plus d’une fois M. Hanotaux, c’est un grand malheur pour un peuple d’avoir rompu avec sa dynastie. » Rupture qui avait déjà valu à la France, — Jaurès lui-même le reconnaît en son Histoire socialiste, — les invasions de l’époque révolutionnaire et de l’Empire et qui devait lui en valoir d’autres non moins cruelles.

Rien de ce qui touchait à l’avenir de son pays ne le laissait indifférent. De là ce vif intérêt avec lequel il regardait la jeunesse. Combien de parents se confièrent à l’ami, au sage dont le cœur toujours jeune se plaisait à la guider ? Combien en est-il qui sortirent de son entretien encouragés et raffermis ! Cet homme de bon conseil, — « le bon conseil est divin », disait Richelieu, — n’orientait jamais un enfant vers une carrière, sans demander « À quoi joue-t-il ? »

Quede fois il a répété, — longtemps avant cette guerre, et depuis : — « C’est un jeune qui nous sauvera ; croyez-moi, il, est déjà né. » Il l’était, en effet, et tous nous avons applaudi à sa marche triomphale.

Tandis que M. Hanotaux, toujours plein de confiance en la bonté divine, approchait du terme de son existence, Jeanne d’Arc, qu’il avait si bien servie, l’amenait à entendre les voix du Ciel. Le 16 mai 1920, choisi par M. Paul Deschanel, président de la République et M. Alexandre Millerand, président du Conseil, M. Hanotaux, ambassadeur extraordinaire de France près Benoît XV, avait été à l’honneur aux pieds de Jeanne, que l’Église venait de ranger au nombre des saints. Il avait vu à Saint-Pierre de Rome la gloire de la sainte qu’il aimait. Son âme droite, sincère et simple accueillait à présent les voix célestes avec une foi si chaude, qu’il s’écria lorsque parut l’ouvrage posthume de M. Georges Goyau : « Le Christ, livre digne du sujet, peut-être le plus beau livre de civilisation par la foi qui ait été écrit depuis l’Imitation. » Et M. Hanotaux terminait sur ces lignes émouvantes où se reconnaît le grand chrétien qu’il était devenu : « L’homme qui a écrit le livre Christ est maintenant aux pieds du Christ, aux pieds de la Vierge Marie. Le Christ l’écoute, car ce croyant fut un apôtre. » Qui ne saluerait, avec M. Hanotaux, notre regretté secrétaire perpétuel ?

Un jour, à l’Académie, M. Louis Barthou ayant dit à M. Hanotaux : « Vous, vous vivrez jusqu’à quatre-vingt-dix ans », celui-ci demanda avec un fin sourire : « Pourquoi me limitez-vous ? »

Il dépassa cette limite. Ses amis, ses admirateurs fêtèrent son anniversaire par l’offrande d’un livre précieux qui, en vingt chapitres, illustre la glorieuse vie de ce serviteur passionné de la France. Il vécut une demi-année encore ; ses forces déclinaient, mais son esprit demeurait lumineux, son sourire affable, et chaleureux son accueil. Il voyait venir la mort.

Sans la désirer ni la craindre.

Et selon l’expression si belle de René Bazin, ce grand mystique, il s’acheminait, « travaillant et priant, vers l’éternel pardon et l’éternelle joie ».