Allocution de Monsieur Gabriel de Broglie
Chancelier de l'Institut
Rencontre des Académies européennes
Discours d'introduction
Lundi 22 octobre 2007
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Madame et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mesdames et Messieurs les membres des Académies invitées,
Mesdames et Messieurs les membres de l'Institut,
Mes chers confrères,
Bien entendu, en m'adressant à tous par ce vocable unique « mes chers confrères », qui est d’un usage courant ici, je n’oublie pas les femmes et, au sens figuré du terme, ma formule les embrasse toutes ! La confraternité est un sentiment précieux dont nous vivons intensément, fait d'estime, d'admiration, d'une certaine familiarité et d'une inépuisable courtoisie. Il me plaît beaucoup de nous placer, au début des deux journées que nous allons passer ensemble, sous le signe de la confraternité.
Dès le jour où j'ai été élu Chancelier de l'Institut, à la suite de Pierre Messmer, j'ai formé le projet d'organiser cette rencontre. Il en avait approuvé l'idée. Un sentiment de fidélité et de joie m'envahit en ce jour où se réalise enfin ce vœu. Cette joie vient renforcer l'honneur qui m'échoit de vous accueillir dans ce lieu chargé d'histoire, dont le prestige aujourd'hui se double de celui de votre présence.
Depuis toujours, nous entretenons ensemble de nombreuses relations bilatérales. Mais c'est la première fois que se tient une pareille réunion. En tant que telles, les Académies européennes ne s'étaient jamais rassemblées auparavant. Mais quoi ! Cela fait trois siècles qu'elles conversent et qu'elles oeuvrent pour les mêmes objets qui se sont appelés la République des Lettres, les Lumières, l'humanisme. Si bien qu'aujourd'hui, ce sont plutôt de
Que de choses nous avons à nous dire ! Il est entendu que nous ne nous attarderons pas sur notre histoire.
Elle est présente à l'esprit de tous. Mais enfin cette réunion vient à son heure. Après une période de mutation profonde à l'Est, nous avons à nous donner mutuellement de nos nouvelles. A une époque de transformations rapides partout, nous avons à réfléchir ensemble. Peut-être même, dans un contexte de mondialisation, avons-nous à nous conforter mutuellement !
Les Académies sont-elles finalement le creuset de l'esprit européen ? L'Europe peut sans doute se définir abstraitement comme une disposition d'esprit. Elle est une capacité à assimiler tour à tour, depuis l'origine, la pensée grecque, l'organisation de l'empire romain, la leçon du christianisme. J’y ajouterai la Réforme et l’idéal anglo-saxon d’une société de confiance. C'est sans doute ce que l'on désigne par ses racines judéo-chrétiennes. Elle est finalement une façon de se placer par rapport à l’ensemble du monde comme l'homme au centre de la création. L'Europe a toujours accumulé le savoir et s’est développée par la foi dans le progrès. Les académies comblent-elles ce vaste programme ?
Il ne doit pas nous échapper que les académies, aujourd'hui et même avant, suscitent parfois méfiance et critiques. Il a toujours été de bon ton à Paris de se méfier de l'esprit académique et de l’académisme. C’est Paul Valéry qui constatait que l’académie a toujours fait l’objet de critiques. Ces critiques, par leur persistance au-delà de toute actualité, et leur indifférence à l’opinion publique qui est leur contraire, participent du modèle académique lui-même. Il concluait : « nos moqueurs nous sont consubstantiels ». C’est qu’il y a quelque chose d'essentiel dans nos académies : donner plus de stabilité et de force à la pensée, aux idées et à la langue qui font à un moment de l’histoire la force et la cohésion des nations. Et aujourd'hui, notre nation, c'est l'Europe. Il nous appartient à nous, académiciens, de fourbir les armes et d'entretenir les outils de la pensée qui permettent à une certaine idée de l'Europe de se maintenir. Cette idée de l’Europe n’est-elle pas pour nous, académiciens, aujourd’hui, notre partie ?
Mes chers confrères, s'il est vrai que la notion d'Europe s'est progressivement émancipée de la géographie et de l'histoire, n'hésitons jamais à rappeler que c'est en raison de son succès même et que nous sommes les dépositaires de cette notion qui est en réalité une vision de l'homme et du monde.
Notre ancrage au départ, ce sont les concepts généraux qui nous sont familiers. Ces concepts sont : la liberté, les droits de l'homme, la force de la pensée indépendante, la transmission du savoir. Peut-être nos réflexions communes nous amènent-elles naturellement vers des thèmes plus actuels. J’en citerai quelques uns : les valeurs que nous défendons conservent-elles le caractère universel qui leur a toujours été reconnu et qui est parfois aujourd’hui contesté ? Qu'est-ce aujourd'hui que l'Occident ? Comment défendre les langues autour desquelles les nations se sont unifiées, qui sont les véhicules de la culture sur nos territoires et bien au-delà, et qui constituent, par le plurilinguisme auquel nous sommes attachés, l'une des richesses constitutives de l'Europe ?
En toute clarté devrait surgir de nos pensées cette constatation évidente : une académie est, par essence, gardienne du passé. C'est un conservatoire des idées anciennes d'où naîtront des idées nouvelles, un lieu hanté par les esprits, mais vivants et féconds. J'aime particulièrement ce passage de l'Enfer de Dante au chant IV. Nous sommes dans les Limbes et Dante imagine une scène fantasmagorique : Virgile le présente à Homère. Pour moi, ce n'est pas une scène gratuite. C'est au contraire une puissante illustration de la transmission du savoir, des idées, de l'esprit. Jamais ces trois poètes ne se sont rencontrés et pourtant Dante a hérité de Virgile lui-même héritier d'Homère. Qu'en sera-t-il pour nous ? Il me semble que les académiciens sont tous enfants de Dante, de Virgile et d'Homère, de Shakespeare, de Montaigne et de Goethe. Peut-être est-ce que l'on appelle l'immortalité.
L'image de Dante souligne le rôle des académies dans la transmission du savoir et avec le savoir, des idées et de la sensibilité. Nous la partageons certes avec les universités, les bibliothèques et les musées, mais il y a une différence : nous sommes indépendants. Nous échappons à la tutelle du pouvoir. Nous nous choisissons entre pairs. Notre lecture du monde reste indépendante et peut paraître même originale, fantaisiste parfois aux yeux d'une société sur laquelle pèse forcément une idéologie dominante à laquelle nous n'avons aucune obligation de nous référer.
Aurons-nous quelques résolutions à prendre ensemble ?
Je n'aurai pas la cruauté de souscrire entièrement à la définition que ce parlementaire new-yorkais (Alfred Smith) donnait des comités : "Le comité est un groupe de personnes qui individuellement ne peuvent rien faire et qui, une fois regroupées, décident qu'on ne doit rien faire !". Une académie est heureusement le contraire et peut-être le prouverons-nous une fois de plus.
Sans doute aborderons-nous aussi des préoccupations plus concrètes : l’indépendance des académies est leur raison d’être même. Comment la préserver aujourd’hui vis-à-vis des pouvoirs publics, vis-à-vis des autres pouvoirs ? Comment assurer aux académies leur rôle naturel de conseil ? Comment exercer le rôle dans l’élaboration de la législation, lors des réformes, vis-à-vis de l'opinion en général ? Comment concilier la stabilité des académies avec leur expertise dans une société en mouvement, avec l’information des académiciens, leur compréhension des situations nouvelles ? Les académies ont-elles à s'adapter dans leurs règles constitutives, dans les modalités de leur recrutement aux tendances de la société ? Quelle est la médiatisation qui convient aux académies pour se faire entendre ? Quelle attractivité peuvent exercer les académies vis-à-vis des grands esprits, de toutes les sortes de talents de notre temps, de toutes les catégories de la population ?
En définitive, nous voyons tous que le thème général de notre rencontre « Les académies européennes au XXIème siècle », doit se lire avec un point d'interrogation : qu'est-ce qu'une académie au XXIème siècle ?
Pour finir, je livre à votre réflexion cette stimulante citation de Descartes : "Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit sous l'empire de l'enthousiasme et de la force de l'imagination. Il y a en nous des semences de science comme en un silex des semences de fer ; les philosophes les entraient par raison, les poètes les arrachent par imagination : elles brillent davantage".
Raison et imagination, tradition et progrès, telles sont les vertus cardinales des académies européennes qui brillent encore.
Par leur passé, leur présence et leurs travaux, les académies démontrent que, préalablement à la grande démarche de la construction européenne, indépendamment des logiques de puissances et des recherches de croissance, il existe une Europe des idées. Nous avons, ensemble, pour mission de la défendre et de l'illustrer. C’est le thème de notre réunion.