Remise de l'épée d'académicien à M. Maurice Druon

Le 24 novembre 1967

Joseph KESSEL

Le vendredi 24 novembre 1967 à la maison de l’Amérique latine, les amis de Maurice Druon se sont réunis pour lui remettre son épée d’académicien[1] qu’ils lui offraient par souscription.

 

Allocution de M. Joseph KESSEL
de l’Académie française

 

Mon cher, cher Maurice,

Tu as, avec celui de l’écriture, le beau don de la parole. Je te l’ai souvent envié. Car j’en suis entièrement dépourvu. Mieux que personne, tu le sais. Nous en avons assez ri ensemble.

Répondre à des questions, soutenir un dialogue en public — passe encore. Dans le jeu des échanges, le public, on l’oublie. Mais face à lui, seul, j’ai l’esprit noué comme la langue.

Par bonheur, tu es là.

Oui, mais avec toi, je bute sur un autre obstacle. Comment exprimerais-je ici tout ce que j’éprouve ? Nos liens familiaux sont si connus que l’éloge, de ma part, ferait sourire. Et mon émotion, en cet instant, tire sa force et son sens d’éléments si profonds, si personnels, qu’à lui donner pour témoin une foule — fût-elle une foule d’amis — je craindrais un attendrissement de mauvais aloi.

Les images à nous deux communes qui m’assaillent aujourd’hui et qui s’étalent sur près d’un demi-siècle, tu en vois défiler la fresque aussi bien que moi, j’en suis sûr. Et la vibration intérieure dont elles m’animent, elle passe en toi avec la même intensité, j’en suis sûr également.

Et cela me suffit.

À un souvenir pourtant je peux m’arrêter sans tomber, je crois, dans la sensiblerie. Il s’agit de cette nuit de janvier, en 1943, quand évadés de France nous avons dû traverser clandestinement à cheval les montagnes de Galice. Tu te rappelles... Il faisait un froid terrible. Et la ténèbre était si épaisse que nos montures, pour ne pas perdre chacune celle qui la précédait sur le sentier escarpé, inégal, invisible, devaient le toucher presque. Cela n’empêchait pas un sentiment de solitude écrasante.

Alors — et je ne sais plus qui de nous en eut l’idée — nous avons commencé à réciter en alternance des vers, les plus connus de tous, ceux qu’on apprend à l’école. Chacun son hémistiche. Et cela nous a merveilleusement aidés. Corneille, Racine, Hugo, nous servaient d’écho, de patrons, de complices.

Qui donc, alors, aurait prévu que cette marche de fantômes te conduirait, par les pistes du destin, de la France Libre à celle de Richelieu ? Seuls, sans doute, les Dieux de l’Olympe, que tu aimes tant, et qui l’avaient ainsi voulu.

Et c’est d’eux — permettons-nous de le croire — que cette épée te vient, par le truchement de tes amis et des mains du plus ancien parmi eux.

 

 

[1] Œuvre des Ateliers de la Maison Cartier à Paris.