SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 20 décembre 1962
Rapport sur les prix de vertu
DE
M. JEAN ROSTAND
Directeur de l’Académie
Messieurs,
« Rien ne fait plus de tort à la vertu — a écrit ce terrible Nietzsche — que l’ennui distillé par ceux qui plaident pour elle ; aussi garderai-je de méconnaître l’utilité de tels avocats. »
Pour tâcher à ne point justifier une aussi diabolique approbation, à quelles ruses oratoires n’ont pas dû recourir nos confrères depuis que fut instituée, en 1783, la coutume de faire célébrer la vertu, une fois l’an, par un membre de notre Compagnie ! Que n’ont-ils imaginé pour donner un peu de ragoût à la traditionnelle harangue, et, si j’ose dire, « désacadémiser » la majestueuse banalité du sujet !
Érudits, industrieux, inventifs, ils ont interrogé l’histoire, sollicité l’étymologie, philosophé avec délicatesse, prôné avec discrétion, moralisé avec humour. Ils ont pris licence d’évoquer des ombres fameuses, et sont allés jusqu’à faire parler M. de Montyon... Et l’on aurait mauvaise grâce à ne point reconnaître que, dans l’ensemble, ils se sont heureusement acquittés d’une tâche que, certes, on se tient toujours honoré d’accomplir mais qu’il est rare qu’on ait recherchée avec empressement.
Tous ces discours sur la vertu, qui donc s’avise de les relire, sinon d’un œil froidement utilitaire, celui qui se trouve en devoir d’ajouter à leur liste ? Et cependant, parmi ces pages délaissées, que de morceaux touchants, éloquents ou profonds ! Ils ne sont pas toujours signés des noms les plus illustres : serait-ce qu’en tout académicien français, il est un moraliste qui sommeille ?
Pour inépuisable que soit, assurément, le thème de la vertu, peut-être conviendrez-vous, Messieurs, qu’en discourir se fait, à chaque fois, un peu plus ardu ; et, mon tour étant venu de m’expliquer sur elle, souffrirez-vous que je l’examine sous un aspect qui, apparemment, ne fut jamais considéré en cette enceinte, à savoir, celui qu’il présente à un spécialiste de la biologie.
Ne crions pas au sacrilège... Pour un homme de science, il n’est aucune manifestation, si haute soit-elle, de l’activité humaine qui ne plonge ses racines dans le tuf de la réalité vitale. Notre grand Bergson n’a-t-il pas dit que toute morale est d’essence biologique ? Un tel témoignage suffirait à m’ôter tout scrupule.
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De prime abord, il semble que les amis de la vertu aient tout à craindre, pour elle, des lumières crues de la biologie !
Le spectacle de la nature animée n’est guère fait, en apparence, pour étayer nos convictions éthiques. Lutte sans merci de tous contre tous, mêlée aveugle et carnassière, où, impitoyablement, triomphe la force brutale : est-ce donc bien cela qu’il sied d’évoquer dans la circonstance ?
Et, qui plus est, ces batailles, ces violences, ces cruautés, la biologie ne se borne pas à nous les montrer ; elle nous en fait connaître les heureuses conséquences ; elle les justifie, elle les approuve en quelque sorte, puisqu’elle y voit la condition même du progrès vital. N’est-ce point, en effet, par l’écrasement des faibles, par l’éviction des inaptes, par la concurrence en un mot, et par la sélection naturelle qui en résulte, que s’est réalisé le grandiose phénomène d’évolution qui, en l’espace de quelques millions de siècles, devait aboutir à la genèse de notre espèce, et — selon la plaisante formule de Bernard Shaw — transformer « une mare pleine d’amibes en Académie française » ?
Si, délibérément, hardiment, l’on s’affranchit de tout préjugé sentimental, ne se trouve-t-on pas amené à conclure que l’Homme doit imiter la nature, et, pour cela, sacrifier les impératifs conventionnels de la morale : altruisme, solidarité, charité, en un mot, tout ce crue, de saint Paul à Albert Schweitzer, on a coutume d’appeler vertu ?
C’est bien ainsi que l’ont entendu certains penseurs du siècle dernier, en tête desquels un Frédéric Nietzsche, qui, renversant la vieille table des valeurs, jetait l’anathème sur la vertu et dénonçait en elle la faute, le péché biologique par excellence, l’ennemie de tout progrès et de toute grandeur. Selon lui, l’homme vertueux n’est qu’une bête domestiquée et dépravée, un malade, un rachitique de l’esprit, un captif aux ailes rognées ; toute pitié est condamnable, puisqu’elle tend à épargner au faible une défaite qui satisfait à l’ordre de la nature : le vrai devoir est d’aider aux forts en poussant ceux qui tombent...
Environ la même époque, Thomas Huxley, illustre disciple de Darwin, proclamait que « la théorie de l’évolution est moralement mauvaise ». Mais cet aveu, il le faisait à contre-cœur, avec la loyauté de l’homme de science qui ne peut s’empêcher de dire le vrai, si même il lui en coûte de le dire. Un peu plus tard, Le Dantec affirmera que la biologie n’enseigne à l’homme que la loi du plus fort.
Est-ce donc là, Messieurs, le seul message de la biologie ?
Y a-t-il vraiment désaccord entre la leçon des faits et les aspirations du sentiment ? Un biologiste attaché à la morale traditionnelle ne peut-il qu’il ne se sente écartelé entre les vœux de son cœur et le respect de la vérité positive ? S’il veut, à tout prix, maintenir vivantes en lui les valeurs qui lui sont chères, doit-il éviter de les confronter à son rude savoir ?
Toujours il y a que, depuis quelque temps, la situation parait se modifier : beaucoup moins tendus sont présentement les rapports de la biologie et de la morale. Voici que de véritables hommes de science, des spécialistes autorisés rejettent formellement, et au nom même de leur discipline, les conclusions d’un « biologisme » intempérant. Voici que, non contents de ne point donner leur aveu aux assertions de l’immoralisme nietzschéen, ils nous proposent une « morale biologique », et toute contraire à celle qu’on prétendait tirer naguère des sciences de la vie, puisqu’elle renoue, pour l’essentiel, avec les morales de toujours.
La biologie passerait-elle au camp de la vertu ?
C’est Carrel qui écrit que « la vertu a un caractère obligatoire, car elle n’est pas autre chose que la soumission aux lois fondamentales de la vie », et que le « concept de vertu est aussi indispensable que les conceptions de la mécanique et de la chimie ». C’est Lecomte du Nouy, c’est Teilhard de Chardin qui voient dans la doctrine transformiste « une école de haute moralité » et « de plus grande solidarité mutuelle ». C’est Paul Chauchard qui compose une Physiologie des Vertus et affirme qu’aimer son prochain comme soi-même pourrait devenir la règle suprême de la psychologie. C’est Vandel qui tient que, d’une biologie sainement interprétée, on tirerait des principes d’altruisme et d’entr’aide.
Ainsi, chacun, avec sa nuance personnelle, et pour des motifs propres, mais en tant que biologiste, chacun accrédite la notion de vertu, si bien que, dans le vocabulaire scientifique, apparaissent les grands mots d’altruisme, de charité, d’amour, qu’on eût pensé, de prime abord, qui n’y dussent point trouver place.
N’estimez-vous pas, Messieurs, que, par là, quelque chose d’important soit survenu dans l’histoire de la vertu, et qui peut-être méritait d’être marquée à l’occasion d’une de ces séances de décembre où l’Académie devient, pour une demi-heure, une libre Université de la morale ?
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À quoi donc est dû ce revirement ?
En premier lieu, le biologiste a compris que l’homme n’avait point à chercher son modèle dans le règne animal, et devait prendre en lui-même sa loi. Animal, bien sûr, mais non pareil aux autres. « Cet être unique », dit Julian Huxley ; et Simpson ajoute : « L’homme est un animal moral. » Et Dobzhansky : « C’est le sens moral de l’homme qui le rend vraiment humain. » Dès lors, une vérité anthropologique s’opposait à la vérité zoologique. Suivre sa nature — et non pas la nature —, témoigner sa particularité, sa singularité, son essence, en accusant toujours davantage ce qui le sépare de la plèbe animale : telle sera la vocation de l’homme.
Cette aptitude à la conduite morale — qui est le propre de l’Homo sapiens, qui entre dans sa définition, fait partie de sa diagnose spécifique au même titre que l’aptitude à la station verticale et au langage articulé —, elle dépend, bien sûr, de toute l’économie humaine s’il est vrai, comme dit Carrel, que les vertus chrétiennes se laissent plus malaisément pratiquer lorsque les glandes endocrines sont en défaut ; mais les conditions majeures de son exercice tiennent à la structure de l’organe cérébral. Qu’il me soit permis de rappeler, en m’excusant d’être par nécessité un peu pédant, que le cerveau humain contient beaucoup plus de cellules que n’en contient le cerveau de la bête la plus élevée. Il présente aussi une complexité singulière : trois parties, bien distinctes, et comme étagées, le composent, dont l’une, correspondant aux régions préfrontales, est d’acquisition relativement récente dans la lignée de nos ancêtres. Or, c’est précisément de cette dernière venue que dépendent la maîtrise de soi, la faculté de résister aux impulsions bestiales, le don de sympathie et de générosité, en un mot, tout ce qui constitue la fonction morale de l’individu, à telles enseignes qu’on la désigne parfois, avec Paul Chauchard comme le « cerveau de l’amour », ou mieux encore, « de l’agapè ».
N’y a-t-il pas là une claire indication, un signe ? Par là, n’est-on pas invité à penser que l’homme peut, jusqu’à un certain point, lire son devoir en sa forme corporelle, et qu’il est, par construction, si l’on ose dire, appelé au bien ?
Être vertueux, selon le biologiste, c’est utiliser correctement toutes les ressources de son cerveau, c’est ne pas admettre que restent oisives les plus précieuses, les plus nobles de ses cellules, c’est exiger le plein emploi de son être, faire honneur à sa totalité organique ; c’est se conduire en bête plus riche et plus complète, abonder dans le sens de l’évolution en exploitant les gains suprêmes qu’on lui doit ; c’est faire primer en soi des qualités qui ont fait la précellence de l’espèce : c’est avoir préféré de vivre à hauteur d’homme.
De surcroît, l’étude du développement des instincts nous révèle que l’être humain débute par l’égoïsme, la « captativité » (disent les psychanalystes), pour s’élever peu à peu à l’altruisme, à l’oblativité, ou faculté de sacrifice. Et c’est là aussi une donnée fondamentale.
L’égoïsme est donc infantilisme, arrêt de croissance, immaturité ; quelque chose comme la persistance des dents de lait ou la mollesse des fontanelles. Le vertueux est un spécimen plus mûri, plus accompli de l’espèce ; il en représente l’état parfait, l’imago, si l’on ose dire, par rapport à ces larves que sont les immoraux. D’acquisition tardive, la vertu est conquête, promotion à un stade supérieur de l’être. Point de vertu sans virilité (la biologie rencontre ici l’étymologie, qui, dans virtus, reconnaît vir), bien entendu que les femmes, aussi bien que les hommes, peuvent prétendre à cet achèvement de l’âme.
Enfin, pour qui médite sur la vertu, il importe de savoir que, passé un certain point, l’égoïsme se montre incompatible avec la pleine santé de l’esprit. « L’amour du prochain — écrit un psychologue, de Greef — correspond à des fonctions délicates mais indispensables à notre équilibre intérieur. » Dans cette vue, l’égoïsme n’est pas seulement un défaut, un manque : il est un symptôme. Aussi bien, n’est-ce pas impunément qu’on s’y complaît : par là qu’on imite les effets de la névrose, on contribue à la créer en soi ; et de même, en s’obligeant à l’altruisme, on y gagnera d’avoir contrefait la santé.
Si cette affinité entre vertu et santé morale est trop souvent méconnue, c’est que l’on prend volontiers pour vertu ce qui n’en est que déformation ou viciation. Le grand Nietzsche lui-même s’y est trompé ; et ses meilleurs lecteurs savent que, dans sa fureur d’immoraliste, il n’a pas laissé de confondre la vertu bien portante avec ces « maladies de la vertu » dont un profond clinicien des âmes nous a récemment donné un saisissant tableau.
Mater en soi la brute, dépasser l’enfance, échapper à la névrose tels seraient, en raccourci, les trois impératifs cardinaux de la morale biologique. Ils paraissent, de prime abord, peu exigeants. Et pourtant, à y bien regarder, quelle n’est l’ampleur du programme qu’ils nous tracent ! Leur obéir nous conduit plus loin qu’on ne pense. Qui d’entre nous se peut flatter d’être un adulte, même s’il a atteint l’âge de vieillesse, d’être normal même s’il n’a jamais consulté le psychiatre, d’être un homme même s’il passe pour un grand homme !
Au demeurant, cette morale, dont-je me suis permis de tracer ici les grandes lignes, elle rejoint les enseignements du philosophe Guyau, qui affirmait, et déjà au nom de la science, que l’immoralité est mutilation intérieure, arrêt de développement, et que la vie la plus riche est de se partager aux autres. Et ne se trouve-t-elle pas implicitement énoncée par des écrivains, par des moralistes, par des poètes ? Par Diderot quand il note que « le méchant n’est qu’un enfant robuste », par Tocqueville quand il affirme que « la plus grande maladie de l’âme c’est le froid », par Émile Faguet quand il fait de « l’honneur de l’espèce » un fondement de son éthique, par Kipling quand, dans un poème immortel, il évoque les durs chemins par où l’on doit passer pour être « un homme », par Paul Valéry quand il nous exhorte à accentuer le moins animal de notre nature, par Saint-Exupéry quand il rapporte la phrase fameuse : « Ce que j’ai fait, aucune bête ne l’aurait fait », par Vercors quand il s’inquiète des moyens de se rendre « plus homme », par Edmond Rostand quand il inscrit dans un petit carnet cette noble maxime frappée en alexandrin : « Augmenter les raisons d’être fier d’être un homme. »
Ah ! qu’une telle façon de voir, Messieurs, nous éloigne de Nietzsche et de ses tristes blasphèmes... Ainsi, la vertu ne serait point rabougrissement, chétivité, débilité, niais, bien au contraire, robustesse, plénitude, élargissement, épanouissement. Elle seule nous confère nos dimensions, notre stature. La refuser, c’est nous porter atteinte. Et, du coup, l’immoraliste s’en trouve rabaissé, humilié : il n’est plus un fier rebelle, qui se refuse à la duperie des préjugés ou des lois, mais un faible, un insuffisant, un mal venu, qui, s’il opte pour le mal, doit tout au moins savoir qu’il consent d’être moindre que soi.
Le grand Renan, qui, ici même et en pareille circonstance, a si magnifiquement parlé de la vertu, s’est demandé, à maintes reprises, si elle pourrait indéfiniment résister aux effets dissolvants de l’intelligence critique. Il craignait que, dans une humanité trop clairvoyante, la chaleur morale ne s’éteignît dans les âmes, tout de même que s’épuisent, au sein de la terre, les réserves de combustibles.
De telles appréhensions paraissent injustifiées au biologiste. Si la vertu est bien ce que nous la croyons, si elle est, non pas une création arbitraire de la société, un « artefact » de la civilisation, mais un attribut essentiel de l’espèce, une vérité de sang et de protoplasme, si elle prend sa source dans la profondeur de notre patrimoine génétique, alors elle n’est pas à la merci de nos doutes et de nos opinions. Tant qu’une sève nourricière irriguera le rameau humain, tant que persistera, dans son intégrité organique, l’étrange animal que nous sommes, la vertu ne sera point absente de la terre.
Existe-t-elle ailleurs qu’en notre planète ?
On parle beaucoup, en ce moment, de la pluralité des mondes habités. Pour ma part, je ne sais si, en d’autres lieux de l’univers, vivent des êtres à figure humaine, car, sur cet article, aucune inférence logique ne me semble valable ; mais ce qui me paraît bien certain, c’est qu’ils ne mériteraient le nom d’humains qu’autant qu’ils fussent capables d’altruisme, de compassion, de vertu enfin. Alors même qu’ils fussent doués des plus hauts pouvoirs de réflexion, alors même qu’ils eussent réalisé des prouesses matérielles et techniques faisant pâlir les nôtres, ils ne seraient pas nos semblables, ils ne seraient pas nos prochains, s’ils n’accédaient à cet ordre de la charité dont ceux-là mêmes qui ne le tiennent point surnaturel s’en voudraient de contester la prééminence. « Simulacres à face humaine », comme disait Kant des menteurs, ils ne feraient pas partie de notre famille, de notre groupe, de notre tribu.
Nous ne dirions pas en les rencontrant : voilà de l’homme ! Nous n’accepterions pas pour frères ces Hominiens inaptes à la fraternité.
Tous les biologistes, bien sûr, ne souscrivent pas à cette morale biologique.
Certains d’entre eux lui objectent que la science sort de son rôle en voulant se faire normative ; ils arguent que la vertu est chose relative, et qu’on s’en ferait une tout autre idée si l’histoire humaine avait suivi d’autres chemins. Ils nous reprochent de vouloir donner l’autorité du savoir objectif aux injonctions du sentiment. Ils prétendent qu’à notre insu, nous cédons au préjugé intime, et que, tout imprégnés de moralité traditionnelle, — intoxiqués de « moraline » lorsque nous croyons entendre le langage impersonnel de la biologie, ce n’est que notre propre voix qui nous revient, par le jeu de cette ventriloquie mentale plaisamment dénoncée par Lichtenberg...
Je n’oserais affirmer, Messieurs, qu’il n’y a rien de vrai en ces objections. En revanche, je me tiens à peu près certain qu’elles ne sont pas entièrement fondées. Or, n’y eût-il qu’une parcelle de vrai en ce que vous venez d’entendre, qu’elle suffirait, me semble-t-il, à contenter les amis de la vertu.
Oui, de par la biologie, n’en doutons pas, la morale a marqué des points. Un ensemble de faits, de notions, dont certaines sont depuis peu mises en relief, nous permettent de voir dans la vertu —ce mot étant pris, bien entendu, dans son sens le plus large — autre chose que ce qu’on y voit communément. Placée dans une autre perspective, recevant un autre éclairage, elle présente un visage neuf, et ses détracteurs eux-mêmes auront à mener contre elle un combat différent.
Faut-il ajouter qu’une telle conception de la vertu n’est exclusive d’aucune croyance métaphysique ? Libre à chacun de lui donner ou non un prolongement. En elle peuvent se réconcilier ceux pour qui servir l’homme est une fin suffisante, et ceux qui, en le servant, croient servir plus que lui.
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Aussi bien, concernant la vertu, la biologie a encore d’autres enseignements à dispenser.
Et, d’abord, elle fait justice d’un certain préjugé fort tenace et d’après lequel l’habitude du bien agir, imposée par la discipline sociale, s’incarnerait peu à peu dans l’être humain, au point de se convertir en un véritable instinct qui, de génération en génération, gagnerait en sûreté et en force.
On reconnaît ici la thèse fameuse d’Herbert Spencer qui, fondée sur la croyance à la transmission des habitudes acquises, renouait, par-dessus Lamarck, avec l’idée pascalienne de la « coutume » qui devient « nature ».
Faibles, rudimentaires, sont encore aujourd’hui les tendances innées à l’altruisme ; et trop souvent elles cèdent aux instincts d’égoïsme et de domination, plus puissants parce que plus anciens. Mais patience, le jour viendra où, l’hérédité avant fait son œuvre, elles l’emporteront. Alors, on verra les hommes, tout spontanément, tout naturellement, enclins au dévouement. Préférer à soi le prochain sera un ordinaire, la vertu étant la chose du monde la mieux partagée : non plus ce trèfle à quatre feuilles dont parle Schopenhauer, mais un vulgaire trèfle trifolié. À ce point que le comble du raffinement moral sera de sacrifier son altruisme à celui d’autrui. En cet âge d’or, l’Académie réserverait ses Prix Montyon à qui aurait eu la vertu assez délicate pour s’interdire de la pratiquer.
La biologie, Messieurs, ruine ces beaux rêves de morale-fiction...
Elle nous enseigne, en effet, que les habitudes acquises — si précocement qu’elles le soient — ne se transmettent point à la descendance. En dépit des contraintes sociales, l’animal humain ne se moralise pas dans sa chair. Nos chromosomes, nos gènes ne reçoivent, du milieu, aucune information : ils ignorent, et à jamais ils ignoreront, nos interdits, nos polices, nos chartes, nos règles, nos catéchismes. À ces invisibles, rien ne parvient des péripéties de notre histoire.
Cette imperméabilité du germinal au culturel est souvent déplorée par le moraliste. Mais, si nos gènes ne reçoivent pas l’empreinte du bien social, ils ne reçoivent pas davantage celle du mal. S’ils ne se moralisent pas, non plus ils ne se démoralisent. Et il y a des moments, Messieurs, où l’on douterait s’il faut regretter que les gènes soient tenus à l’écart de ce qui se passe chez les hommes, ou s’il faut s’en réjouir.
De cela, d’ailleurs, il ne s’ensuit nullement que le fond génétique de l’homme doive demeurer sans changement. À l’encontre de l’opinion d’Helvétius, qui déniait que les humains différassent nativement quant à l’aptitude au bien (car, disait-il, comment la justice du ciel, et même de la terre, exigerait-elle les mêmes effets de machines dissemblables ?) tout nous porte à croire, aujourd’hui, que les hommes — si inégalement doués en tout — le sont, au départ, pour la conduite morale. Or, en toute population où existe une diversité originelle, il y a place pour le changement, du fait que les gènes différents pourront avoir des chances inégales de propagation.
Le biologiste se peut qu’il ne voie toutes choses vivantes, y compris les humaines, sous l’aspect d’une compétition de gènes ; et donc, s’il s’intéresse à l’avenir moral de notre espèce, s’il se soucie — pour employer un terme à la mode — de la « prospective » de la vertu, la grande affaire, pour lui, sera de savoir si, au fil des âges, les gènes de vertu vont augmenter en nombre, ou diminuer, à comparaison des autres. Ce qui revient à se demander quels sont les rapports entre l’aptitude génétique à la vertu et le taux de reproduction.
Ce trèfle à quatre feuilles qu’est le vertueux est-il plus ou moins prolifique que le trèfle ordinaire ?
La question, je le sais, peut sembler étrange, voire inconvenante ; elle prête à sourire ; de fait, il n’en est pas de plus sérieuse, et les généticiens n’ont pas manqué de l’examiner avec soin.
Certes, la réponse sera malaisée à donner. Outre qu’on ne mesure pas la vertu, nous en sommes réduits, en ce qui la concerne, à juger du don natif par l’accomplissement individuel ; or, nous savons quel rôle peuvent jouer, dans la formation de l’individu, l’éducation, le milieu, le hasard des circonstances ; le phénotype moral, souvent, dément le génotype, et nous soupçonnons quel serait l’ébahissement du moraliste s’il pouvait, tout soudain, par le déchiffrement de leurs gènes, juger les hommes non plus sur ce qu’ils sont mais sur ce qu’ils auraient pu être.
N’importe : sans penser qu’il soit d’avance inscrit dans les gènes qu’on deviendra blouson noir ou prix de vertu, nous avons lieu de présumer qu’une certaine corrélation existe entre la disposition innée au bien et la pratique du bien : d’où l’intérêt capital de connaître si c’est au profit de la vertu, ou du vice, que joue, statistiquement, la fécondité différentielle.
Ah, Messieurs, quelle aise pour le généticien doublé d’un moraliste s’il lui était permis de penser que tous les lauréats de Prix Montyon méritassent aussi un Prix Cognacq..., et, plus modestement, s’il avait lieu de croire que la vertu fût un tant soit peu plus prolifique que le vice...
Pour si légèrement qu’à cet égard elle se trouvât avantagée, quelles n’en seraient, à la longue, les conséquences, plus sûres que de tous les sermons, de toutes les homélies, de tous les discours !
Forts d’une telle espérance, nous en deviendrions, je crois bien, moins sévères aux défaillances morales de notre temps ; nous prendrions notre parti de tant d’incitations au mal qui sortent du livre ou du film ; sans trop d’humeur, nous entendrions ces funestes rhéteurs qui ne démythifient la vertu que pour mieux mythifier le vice ; moins vive se ferait notre hargne envers une littérature où le talent s’évalue à la dose de poison qu’il sait faire admettre. Nous nous sentirions plus tolérants envers les conseilleurs d’actes gratuits, les apologistes du crime et de la trahison, et même envers les philosophes qui les canonisent. Nous garderions le sang plus froid en voyant enfreindre, à tout moment, les règles élémentaires de la morale biologique par ceux-là qui, prenant le bas pour le haut, le moins pour le plus, l’envers pour l’endroit, la distorsion pour la rectitude, la boiterie pour la bonne allure, la névrose pour un surcroît de santé, honorent et adulent ce qui ne mériterait que d’être plaint. Nous souririons de ceux qui, par crainte de n’être pas à la vilaine page, se font plus laids que nature, et, abdiquant le meilleur de l’homme, n’y gagnent que d’être des pourceaux mécontents...
Et que nous importerait, alors, d’être traités en hommes du passé, de faire figure de fossiles, quand nous saurions avoir pour nous le vivant avenir et que, dans la mêlée clandestine des gènes, une belle revanche se prépare pour la vertu !
Hélas ! Messieurs, cette heureuse assurance, je ne suis pas en mesure de vous la donner.
S’il apparaît comme très vraisemblable que, dans les premiers temps de l’histoire humaine, la concurrence vitale, s’exerçant entre les différentes tribus, jouait non seulement en faveur de l’intelligence, mais aussi en faveur des qualités morales — courage, maîtrise de soi, générosité, altruisme —, la situation se présente comme beaucoup plus équivoque dans nos grandes nations civilisées.
Quelques-uns, d’entre les biologistes, ont cru trouver de rassurantes indications dans le fait, bien connu des sociologues, que la réussite économique s’accompagne d’une baisse de fertilité. En toute société, le taux de reproduction décroît à proportion que montent les revenus. La richesse, et déjà même l’aisance, stérilisent. Or, n’est-il pas soutenable que l’acquisition et la conservation des biens matériels sont liées à des traits de caractère qui n’ont rien à voir avec la vertu, et iraient même parfois jusqu’à y faire obstacle. Egoïsme, avidité, souplesse de conscience, moindre inclination aux scrupules...
S’il en va bien ainsi — et je doute que l’illustre auteur de Topaze y contredise ! —, tout serait, génétiquement, pour le mieux dans la plus mauvaise des sociétés, et l’on n’aurait qu’à s’applaudir de la prospérité des indignes puisqu’elle aurait pour conséquence d’en raréfier la graine.
Mais les choses ne sont pas aussi simples. Et, tout à l’inverse, le grand généticien Hermann Muller — un de nos contemporains qui a le plus profondément médité ces problèmes — déclare que, tout bien pesé, c’est dans le mauvais sens, et à l’encontre des intérêts de la vertu, qu’opère la sélection reproductrice dans le monde civilisé.
Ajouterons-nous que la décadence physique de notre espèce — due à de multiples causes, et notamment aux explosions nucléaires qu’entraîne la préparation de la guerre atomique — ne saurait être envisagée sans émoi par un adepte de la morale biologique. Nous faisons de la vertu trop d’estime pour douter que, si l’Homme périclite, elle ne doive, elle aussi, pâtir.
En tout état de cause, nous garderons de conclure quant à l’avenir germinal de la vertu.
Espérons, Messieurs, que, d’ici à quelques décennies, un biologiste mieux instruit que moi-même pourra apporter à l’Académie de plus vives clartés dans un débat qui ne tend à rien de moins qu’à décider si l’âme humaine est en train de s’étrécir ou d’acquérir le fameux « supplément » que réclamait pour elle un philosophe.
Il n’est pas impossible, au reste, que la science s’offre à intervenir directement dans l’évolution de la vertu.
Une sélection méthodique des germes, dirigée en vue d’affermir les facultés morales, fut envisagée par certains ; mais sa mise en vigueur soulèverait de graves objections, venues des moralistes eux-mêmes, qui regimberaient à cette façon, trop vétérinaire, d’élever les humains.
On peut encore imaginer que la biologie, ayant appris à déchiffrer le code des « hérédines », devienne capable d’altérer à sa guise la structure même des gènes, pour y introduire d’heureuses mutations, ouvrières de vertu. Grâce à un nivellement par le haut, tous atteindraient, et peut-être même ils passeraient, le quotient moral des meilleurs d’entre nous.
En cet ordre d’idées, d’autres rêveries seraient encore permises. Demain, peut-être, on influera sur la formation de l’embryon, de façon à activer le développement de ces précieux lobes frontaux où siège le plus humain de l’Homme. Ou, enfin, plus simplement, l’on usera, pour aider à l’exercice de la vertu, de produits médicamenteux, savamment dosés par le laboratoire.
Qui douterait aujourd’hui — et indépendamment du préjugé philosophique sur les rapports du physique et du moral — que tous nos sentiments, nos états d’âme, nos émotions n’aient pour immédiates conditions l’état de nos humeurs ? Il est dans la droite ligne de nos progrès d’apprendre à maîtriser chimiquement les faits de conduite comme les autres phénomènes de la vie. Déjà, par l’emploi d’une hormone, ou d’une vitamine, ou d’un oligo-élément, on exalte le courage, la volonté, l’amour maternel... Après les « tranquillisants », s’annoncent les « moralisants ». On nous promet pour bientôt des drogues qui modèreront l’envie, calmeront l’ambition, éteindront la soif des honneurs... À quand les pastilles de dévouement, les comprimés de mansuétude, les pilules d’abnégation ?
Mais n’allons pas plus avant. C’est à notre éminent confrère Jean Delay, quand son tour sera venu d’occuper cette place, qu’il appartiendra de nous dire, avec son lumineux savoir tempéré de sagesse, ce que la vertu peut attendre de cette magnifique et inquiétante « psychochimie » dont il fut l’un des promoteurs.
Par quelque moyen que la science réussît à seconder la morale, comment verrions-nous sans alarme les choses de l’âme approchées — fût-ce pour leur bien — par les grossièretés de la technique ?
Cette perspective — qui eût enchanté Monsieur Taine — d’une alchimie spirituelle, capable de changer le vitriol du vice au sucre de la vertu, nous laisse une impression de malaise et de désarroi. À la pensée de rendre l’homme plus humain par les moyens de l’inhumaine chimie, nous nous sentons partagés entre l’enthousiasme et la révolte : un peu lâchement, nous préférons détourner le regard de cet étrange avenir où nous attendent de si contestables bienfaits.
Quittant ces anticipations, considérons maintenant, pour nous réconforter, de belles vertus d’aujourd’hui, toutes franches et naturelles, et qui ne doivent rien aux astuces de la pharmacie.
En cette année 1962, comme en toutes les autres, elles abondent à notre palmarès.
« Je préfère à toute lecture
De hauts faits dits en termes brefs »,
écrivait, en 1915, mon père dans un commentaire lyrique des citations de nos soldats. Et ce sont bien, aussi, des citations, mais à l’ordre de la famille humaine, que ces témoignages qui emplissent nos dossiers, et font tenir, en quelques phrases banales, la grandeur d’un humble destin.
Ce qu’il y a de beau dans le bien, c’est que nous savons qu’en l’admirant nous sommes dans le vrai... Quand nous nous inclinons devant les mérites d’une Denise Ziegler qui, tout en faisant fréquemment l’offrande de son sang, se prodigue pour les enfants abandonnés et malades, d’une Xavière Léonetti, qui a tout renoncé pour servir ses parents et ses proches, frappés d’infirmités ou affaiblis par l’âge, d’une Maria Rainon, qui, durant vingt-trois ans, n’a fait, tout en se dévouant à sa mère, qu’assister les malheureux, d’une Mademoiselle Jonquières, qui a élevé vingt-cinq enfants de l’Assistance publique, dont deux sont devenus presque les siens, d’une Jacqueline Renault, qui, orpheline de mère à l’âge de dix-neuf ans, a pris la direction du foyer et, seule, a pourvu à l’entretien et à l’éducation de sept jeunes frères et sœurs..., oui, quand nous nous inclinons devant ces personnes d’élite, et, à travers elles, devant tant d’autres serviteurs du bien, nous n’éprouvons pas l’ombre d’un doute quant au bien fondé de notre respect. Sans vouloir le moindrement rabaisser les ouvrages que Monsieur le Secrétaire perpétuel vient de louer avec tant d’éloquence et de discernement, j’ose penser, Messieurs, que la beauté littéraire y éclate moins assurément que ne fait la beauté morale dans la vie de nos lauréats en vertu...
Oh, je sais bien, il y a des gens pour trouver que nous avons, en vertu, le goût un peu sage, voire un peu fade, et trop respectueux de normes qui ont fait leur temps. Piété filiale, solidarité familiale, dévouement des serviteurs à leurs maîtres... Tout cela n’est-il pas d’un autre âge ? On demande des vertus plus libérées, plus indociles, plus subversives.
Et c’est vrai, Messieurs, que nos lauréats ne satisfont pas aux nouveaux critères du bien agir ; ils n’ont pas mérité d’être loués dans le jargon à la mode... Car ils n’ont point prétendu inventer eux-mêmes leurs valeurs éthiques ; ils n’ont pas visé à se construire un devoir existentiel qui exprimât leur liberté, leur authenticité, leur « originelleté »... Non, simplement, sans complication ni dialectique, sans tension ni ambiguïté, et parce que leur cœur ne pouvait pas faire autrement, ils ont pris la voie ardue qui s’offrait à eux, et qui était souvent la plus proche. Et il me semble que leur vertu n’en est que plus belle et plus touchante de n’avoir pas été orgueilleusement recherchée.
Bien sûr, les formes de la société changeront, et, avec elles, les modalités, les points d’application de la vertu. Mais qui voudrait croire que puissent être jamais sans emploi les nobles qualités humaines que nous avons distinguées aujourd’hui ? Aucun système de pensée, aucun parti pris doctrinal ne sauraient déprécier une vie de patience et de sacrifice.
Tout passera, Messieurs, nos philosophies, nos esthétiques, nos politiques, nos morales... La morale biologique elle-même... Mais un dévouement restera un dévouement ; une fidélité restera une fidélité. À travers l’écoulement des choses, l’Homme demeure — et la Vertu.