RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU
PAR
M. MAXIME WEYGAND
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE
Le jeudi16 décembre 1937
Messieurs,
Une question que se sont peut-être posée les hommes de tous les temps, et que se posent fréquemment ceux de notre époque, est de savoir si l’humanité est ou non en progrès. Pour résoudre un problème aussi vaste, il faudrait avoir d’abord déterminé la part à réserver dans cette évaluation à la valeur morale de l’homme, la part de la vertu. Je me garderai de l’entreprendre. Mais quelle signification donner à ce fait que l’art de la statuaire, expression si profonde de la vie française, dans ces siècles où la Renaissance n’y avait pas encore apporté les images des dieux et des héros de l’antiquité, a donné une grande place à la représentation de la vertu, ou plutôt des vertus dont la vertu tout court n’est en somme que le bouquet ? Sans doute celle-ci : l’antiquité avait conçu le drame humain, celui de notre bonheur et celui de nos fins dernières, comme la lutte de l’homme contre une fatalité extérieure à lui, tandis que la civilisation chrétienne, préoccupée plus encore de ce destin, a situé le combat dans l’homme lui- même. C’est en effet dans les poèmes de Prudence, qui racontent la bataille des vertus contre les vices, que les sculpteurs romans et les premiers sculpteurs gothiques trouvèrent leur inspiration.
A suivre cette représentation dans les livres si remplis de science, de vie et de ferveur de M. Émile Mâle, un vieux soldat, toujours friand d’histoires de bataille, apprend beaucoup. Les premières figures de vertus furent celles de vierges dépourvues de tout attribut belliqueux. Puis, les portiques de nos cathédrales s’ornèrent de vierges armées, défensivement surtout : la Pudeur est recouverte d’une armure, et le casque de la Patience fait voler en éclats l’épée dont la Colère a voulu la frapper. Plus tard encore, les vertus deviennent de véritables guerriers, des barons francs, munis de tout leur attirail offensif et défensif, cottes de mailles, casque, bouclier, large et lourde épée. Faut-il en conclure que, plus notre société a pris de l’âge, plus les vertus se trouvèrent en péril et sentirent par suite la nécessité d’être de mieux en mieux armées ? C’est affaire aux moralistes d’en décider. Je constate seulement que force et vertu font bon ménage. L’exposé des actes couronnés par l’Académie permet de se rendre compte aisément que, si modestement que la force s’y manifeste en apparence, la vertu est bien tout le contraire de la faiblesse.
Les pierres de nos cathédrales portent encore d’autres enseignements dont la justesse va tout à l’heure se déceler. Dans la disposition générale de la décoration, les statues, les vertus sont généralement à la place la plus humble, au ras du sol, et nous verrons que ce sont les humbles qui pratiquent le mieux. Une place d’honneur revient soutient, parmi les vertus théologales, à la plus haute d’entre elles, la Charité, — la Charité dont saint Paul a dit : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la Charité, je suis un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit... Et quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, si je n’ai pas la Charité cela ne sert à rien. » Nous voilà loin de la charité confondue avec l’aumône ! Qu’est-ce-à-dire, sinon qu’il n’est pas de vraie charité sans amour. Cette vertu est en essence dans toutes les autres, parce que, si elles en étaient dépourvues, elles seraient incomplètes. C’est la vertu, ainsi comprise, que l’Académie française honore chaque année. En l’exaltant, notre Compagnie, souvent soupçonnée de n’être pas à la page, — je m’excuse de cette acception qui n’a pas encore pris place clans le dictionnaire, me paraît au contraire accomplir une œuvre d’un modernisme achevé, car elle est plus utile aujourd’hui que jamais à la félicité et à la grandeur de notre Pays, si cruellement divisé. Si nous en doutons, quittons les pierres du moyen-âge et prêtons l’oreille à la radiophonie. Des paroles prononcées récemment par plusieurs hommes politiques en vue, nous apprennent que la pratique de solides vertus leur paraît être la garantie principale de ces libertés auxquelles les Français tiennent fort, et que met en péril une licence sans frein. Ils affirment, et nous n’y contredirons pas, qu’un peuple libre, jaloux de sa liberté, doit user de plus de vertus qu’un peuple résigné à obéir à des mots d’ordre. Ne faut-il pas que le premier accepte, par compréhension et sens du bien, les disciplines auxquelles l’autre est contraint de se plier. Ainsi, il est proclamé que si la France veut rester elle-même, la vertu y est plus nécessaire que jamais. N’ayons donc pas peur de parler d’elle.
Lorsque l’honneur échoit à un de vos confrères de mettre sa parole au service de la vertu, il ne peut s’interdire de se demander s’il est bien désigné pour traiter un sujet, aussi haut, et s’il n’y a pas de l’orgueil de sa part à accepter une tâche de cette qualité. Mais aussitôt entreprise l’étude des dossiers qui lui ont été confiés, il est rassuré. S’il était orgueilleux il devient humble, à s’apercevoir que tant de bien se fait, qu’il ne soupçonnait pas, et que, le connaissant, il a sujet de s’étonner à chaque pas de sa perfection. Et comme vous lui demandez surtout d’éclairer d’un furtif rayon de lumière des vertus, qui cesseraient d’en être si elles aimaient le grand jour, son seul embarras va être de choisir entre tant d’actes, qui tous mériteraient un hommage particulier.
Lorsqu’il pénètre dans le Palais de l’Institut, ce sont encore pour l’encourager, des vertus qui l’accueillent de part et d’autre de la cour d’entrée : les quatre vertus cardinales encadrant les armoiries de Mazarin et la pendule qui leur fait face. Et lorsqu’il prend place à ce bureau, c’est sous le regard bienveillant, de Madame Élisabeth, dont le buste allégorique est l’image de la vertu, donnée par M. de Montyon lui-même. Comme le rappelait jadis Jules Simon, ce buste, qui préside aux séances d’un corps de lettrés, de savants et d’artistes, ne représente ni les lettres ni les sciences ni les arts, mais la vertu.
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L’Académie répartit ses récompenses entre des personnes et des œuvres. La lecture des dossiers concernant les premières suscite, tant est émouvante la qualité des actes qui y sont rapportés, le désir de les admettre toutes au tableau d’honneur de cette séance solennelle Mais à les vouloir nommer toutes, on perdrait la possibilité de faire connaître certains détails de ces existences consacrées au bien, et il me semble que seule cette connaissance permette de mesurer tout ce qu’elles représentent, d’ardeur, d’abnégation et de persévérance.
Le dévouement familial est à la base de la plupart de ces belles vies. Un des plus touchants exemples est offert par Mlle Broise, titulaire d’un important prix Darracq. Mlle Broise, qui habite Pau, était institutrice privée dans une famille lorsque la mort de son père, survenue il y a seize ans, l’amena à renoncer à son emploi pour se consacrer tout entière aux siens. Sa mère ne tarda pas à mourir à son tour, laissant à sa charge deux frères, aujourd’hui âgés de quarante-cinq et quarante-neuf ans, infirmes et faibles d’esprit. Mlle Broise se refuse à les confier à un asile, et se consacre entièrement à eux. Elle a dû reprendre quelques élèves chez elle pour s’assurer des moyens de vivre, au prix de beaucoup de fatigues. Elle accomplit sa mission de dévouement fraternel avec une dignité, une simplicité, une modestie remarquables.
Le dévouement aux siens n’est pas moindre chez Mlle Despont, que récompense un prix Dauvois. Fille d’un facteur rural de la Dordogne, dont le très modeste traitement devait subvenir à l’entretien d’une nombreuse famille, dont dix enfants vivent encore, Mlle Despont avait une véritable vocation pour l’enseignement. Mais, à vingt-deux ans, un enchaînement de circonstances douloureuses l’a amenée à tout sacrifier aux siens ; d’abord sa vocation, puis elle-même. Elle a successivement soigné son père, mort infirme à quatre-vingt-treize ans, un frère mort tuberculeux des suites de la guerre, l’enfant de son frère atteint du croup, sa mère coxalgique et impotente, restée à sa charge pendant dix ans, une sœur frappée à la fois de commotion cérébrale et de coxalgie, un frère atteint d’une maladie grave doublée d’une affection du cœur. Elle a aujourd’hui cinquante-quatre ans et, derrière elle, trente- deux ans de vie héroïque.
Mlle Mangin, ancienne institutrice, qui habite Paris et compte soixante-seize ans n’a pas cessé d’être le soutien de trois sœurs aînées incapables de l’aider. Elle donnait dernièrement encore des leçons, interrompues par l’opération de la cataracte qu’elle a dû subir.
Mlle Bonnet, fixée dans la Lozère, non contente, après avoir soigné ses parents, de se consacrer à un frère atteint de la maladie du sommeil, pauvre épave entièrement à sa charge, vient encore d’adopter deux neveux orphelins de père et de mère. Elle se tue de travail pour nourrir son monde.
L’admiration grandit encore lorsque ces actes de vertu, qui nécessitent à la fois tant de force et de courage, sont le fait d’êtres fragiles en raison de leur jeune âge.
L’Académie a décerné un prix Colombel à Mlle Blanc, âgée de dix-sept ans, aînée de quatre enfants, orpheline de mère depuis l’âge de sept ans. Son père, cultivateur dans les Hautes-Alpes, est de santé délicate. Mlle Blanc s’occupe de tout : cuisine, lavage, entretien du bétail, et trouve encore le temps d’aider son père aux travaux des champs, et, lorsqu’il est malade, de le soigner et de le remplacer dans toutes ses occupations. Elle se lève dès t’aube et n’accepte pas l’aide de ses frères, parce qu’elle veut qu’ils continuent à fréquenter l’école et soient préservés de l’ignorance. Au dire du maire de son village, c’est un plaisir de voir ces garçons propres, bien portants et bien tenus. Mlle Blanc est, pour tous ceux qui rapprochent, un exemple vivant.
L’Académie récompense des qualités du même ordre dans la personne de Mlle Saint-Pierre, âgée aujourd’hui de quinze ans, qui, dès l’âge de huit ans, se dévoue entièrement, et sans rien attendre d’elle, à une tante, percluse des mains et des jambes ; de Mlle Le Bot, de Plougastel, âgée de dix-neuf ans, qui, après avoir soigné sa mère morte de tuberculose, a encore la charge de deux jeunes sœurs et de son grand-père ; de Mlle Cadinot, de la Seine-Inférieure, âgée de treize ans, sans mère, qui s’occupe seule de l’éducation de ses quatre petits frères et sœurs, tandis que son père, employé d’usine, gagne le pain de cette famille ; de Mlle Dubar, aînée d’une de ces grandes familles du Nord, qui a renoncé à tout bonheur personnel pour remplacer leur mère auprès de ses huit frères et sœurs.
Il me faut nommer encore une autre de ces enfants admirables : Mlle Obri, jeune Alsacienne du Bas-Rhin, de quatorze ans, à laquelle l’Académie a décerné un prix Sudre. Son père est décédé laissant sa famille dans un dénuement complet. En dehors de sa mère, Mlle Obri a à sa charge cinq frères et sœurs, dont l’aîné a douze ans, et deux grands-parents âgés respectivement de soixante-treize et quatre-vingts ans. Il est à craindre que cette enfant ne succombe à la tâche avant que ses frères ne soient en état de l’aider. Aucun prix ne pouvait être mieux placé.
Enfin, je ne veux pas quitter ces jeunes dévouements sans citer le cas d’un ouvrier chaudronnier de Paris, âgé de vingt et un ans, M. Bruneau, titulaire d’un prix Robin. Aîné d’une famille de cinq enfants, ayant perdu depuis deux ans un père qui lui a laissé un admirable exemple, il est le seul soutien de toute sa famille. Sa mère, malade, ne peut travailler au dehors, une de ses sœurs est, apprentie, les trois autres enfants vont encore à l’école. Tout son gain est employé à faire vivre la maison. Il accomplit avec bonne humeur un devoir qui, au milieu des tentations d’un grand centre industriel, exige un courage physique et moral de tous les instants.
Une autre forme de cette faiblesse qui sait se montrer si forte est celle dont une maladie ou un accident est la cause. Un prix Dauvois est accordé à M. Declunder, qui bousculé et piétiné par un taureau à l’âge de quatorze ans, demeura estropié. Devenu inapte aux travaux de la campagne il a appris le métier de cordonnier qui le fait vivre. Il soigna pendant de longues années sa mère, morte à quatre-vingt-cinq ans. Il se donne aujourd’hui entièrement à son père âgé de quatre-vingt-seize ans. Bien qu’infirme, il s’acquitte du tout le travail de la maison, dans laquelle jamais n’entre une femme, et il soigne son jardin.
Mlle Boneff de Saint-Nicolas-du-Port, infirme depuis l’âge de treize ans, ne peut marcher qu’avec des béquilles, elle dispose de moyens infimes, et soigne sa mère impotente. Elle est titulaire d’un prix Peyrard-Beaumanoir.
Les actes de dévouement sont particulièrement dignes d’intérêt, lorsqu’ils se rencontrent dans une de ces familles de cultivateurs, dont l’existence est devenue si difficile, et surtout lorsqu’ils ont pour aboutissement leur maintien à la campagne. C’est une victoire contre l’emprise des filles qui arrache à la culture tant de bras, de dévouement el .d’intelligence. Il n’est pas exagéré de dire qu’en couronnant des mérites de cette sorte, l’Académie récompense des hommes qui travaillent obscurément à la conservation de la France. C’est ainsi qu’elle a accordé un prix Favre à Mlle Bancel, habitant la Lozère, qui n’a pas hésité, lorsque le malheur a frappé sa famille, à abandonner une place, où elle trouvait l’indépendance et la sécurité, pour rentrer dans la maison campagnarde et s’y donner à tous les siens.
Mlle Pasquier, du département du Doubs, est l’aînée de sept enfants. A dix-sept ans, elle a perdu en dix jours son père et sa mère. Non seulement elle prit en mains la direction de la maison et l’éducation des petits, voulant garder tous les siens autour d’elle et sauver le foyer, mais elle décida de continuer à tenir le petit fermage dont avaient vécu ses parents. Elle y a réussi et ne se plaint que de voir le pain disparaître trop vite à la grande table garnie de ses frères et sœurs, bien portants et de bon appétit. Son budget n’est pas toujours en équilibre. L’Académie lui a décerné un prix Colombel important.
Ce sont des vertus du même ordre qu’un prix Darracq récompense en la personne de M. Charbonnel, dont la devise pourrait être celle d’une maison princière : « Je maintiendrai. » Il a aujourd’hui trente-cinq ans. Il est père de six enfants de dix à trois ans. Il appartient lui-même à une famille de quatorze enfants, dont quatre sont morts pour la France. Lorsqu’il est devenu chef de famille, il a tenu à sauvegarder le petit bien, fruit des économies paternelles. Il a pris à sa charge sa mère âgée et un orphelin de son frère aîné, mort des suites de la guerre. Aujourd’hui, son domaine est à l’exemple d’une admirable vie familiale paysanne ». Dans cette famille, « tous ont le culte de la terre d’abord et de leur métier, puis de la tradition de la famille en ce qu’elle a de meilleur, culte des ancêtres, des oncles morts à la guerre, du devoir sous toutes ses formes ».
De nombreux prix sont décernés à des personnes qui, après avoir consacré la plus longue partie de leur vie à se dévouer aux leurs, sentent le besoin, tellement le bien est en elles, de faire bénéficier de leur assistance des personnes qui leur sont étrangères, mais qu’elles jugent être des leurs parce qu’elles souffrent ou sont sans appui. Depuis que sa famille religieuse a été dissoute, Mlle Mazet, en religion Sœur Angèle, vit pauvrement en soignant une sœur infirme et en visitant les nécessiteux. Mme Fruitier, de Perpignan, bien qu’elle ait eu longtemps à soigner son mari, mort depuis des suites de la guerre, et qu’elle ait à sa charge sa mère fort âgée, se consacre à Perpignan, depuis vingt-quatre ans, à une voisine percluse de rhumatismes. Mme Lecoeur concierge à Paris, a une nombreuse famille, mais elle n’a pas hésité à prendre à sa charge un petit orphelin encouragée par ses propre enfants qui lui dirent : « Gardes-le, nous te viendrons en aide. » Mlle Bonnard a soigné et vu mourir tous les siens, d’un mal implacable. Agée de quarante-huit ans, elle ne juge pas l’heure du repos venue après trente années d’abnégation, et, ne pouvant se passer d’aimer, elle se consacre à des œuvres charitables et à la visite des malades. Elle est titulaire d’un prix Denis-Lefort.
L’existence de Mlle Brunel, à qui l’Académie a décerné un important prix Darracq, fournit un bien bel exemple de ce dévouement toujours insatisfait. Elle a aujourd’hui soixante-dix-sept ans, et son existence a été consacrée à l’enfance. Obligée de gagner sa vie hors de chez elle, elle se plaça dans une famille dont elle éleva les deux enfants sourds-muets. Elle demeura ensuite vingt et un ans au service d’une autre famille, consacrant ses gages à aider son père et ses frères, et à payer la pension de deux nièces orphelines. En 1903, âgée de quarante-quatre ans, elle trouva, dans la direction qui lui fut offerte de la « Petite Famille », l’occasion du complet épanouissement de sa personnalité portée au bien d’une exceptionnelle manière. Elle élève, au sens littéral du mot, une dizaine de petites filles appartenant à des milieux douteux. Elle les entoure d’une atmosphère familiale et d’une tendresse maternelle éclairée. Elle leur communique sa distinction naturelle de manières et de pensées. Trente-cinq femmes en état de gagner dignement leur vie, comme employées de banque, institutrices, infirmières, économes, et de fonder un foyer sont déjà sorties de la « Petite Famille ». Mlle Brunel est la grand’mère de leurs enfants. Sa douceur et sa bonté lui ouvrent toutes les portes, car elle intervient et agit auprès de nombreux organismes d’assistance sociale. Elle s’est mise littéralement au service de l’enfance malheureuse.
Les serviteurs fidèles deviennent une véritable providence pour les personnes auprès desquelles le sort les a placés. Ils remplacent leurs parents, et leur dévouement augmente à la mesure de l’infortune de ceux qui devraient les faire vivre.
Un prix Savourat-Thénard est accordé à Mlle Jacquard, âgée aujourd’hui de soixante-huit ans, depuis quarante-trois ans au service de la même personne. Celle-ci, très âgée, aux trois-quarts aveugle, s’est vue privée peu à peu de toutes ses ressources. Depuis vingt-cinq ans, Mlle Jacquard travaille sans rétribution. Elle met la pension de six cents francs que lui servent les Assurances sociales à la disposition du ménage.
Mlle Jost, de Nice, est restée pendant vingt-deux ans au service d’une jeune orpheline malade, et hors d’état de lui donner des gages. Elle l’entretint de tout, la soigna jusqu’à sa mort, et solda les frais de son enterrement. Mlle Mathieu, dans la même famille depuis trente ans, la sert sans gages depuis la guerre, et l’aide de ses économies.
Le cas du Mlle Martin qui habite Neuilly-sur-Seine, mérite une mention particulière. Mlle Martin est entrée, il y a six ans, en qualité d’infirmière, auprès d’une darne dont l’infirmité la rend totalement impotente, et exige des soins de tous les instants. Un an après, celle famille était complètement ruinée. Non seulement Mlle Martin se refuse à la quitter, et continue à la servir sans aucune rétribution, mais elle a dépensé pour elle toutes ses économies, vingt mille francs. Elle accomplit ce devoir avec une grâce toujours souriante. Il est impossible de trouver réunis dans une même personne plus d’esprit d’abnégation, de don de soi-même dans un désintéressement aussi intégral », dit le rapport adressé à l’Académie qui lui a décerné un prix de la Caudrie. Il est facile de deviner l’emploi qu’elle en fera.
L’Académie a été heureuse d’attribuer des prix Davillier à deux prêtres qui exercent leur ministère, l’un à l’étranger, l’autre dans un des coins les plus déshérités du territoire français. Le Révérend Père Bégin, Rédemptioniste, enseignait le droit canon et la philosophie quand il fut envoyé, il y a trente-cinq ans, à Varsovie, en qualité d’aumônier de l’Hôpital juif, où mouraient, au milieu des israélites, des centaines de chrétiens sans secours religieux. Les murs de l’hôpital n’ont pas limité son action. Il a organisé des postes de secours, des cuisines populaires et d’autres hôpitaux. Il réconcilie avec l’existence des milliers personnes. Il est l’apôtre de la banlieue de Varsovie. « Son nom, écrit notre ambassadeur en Pologne, est synonyme de charité et d’espoir. Le peuple l’a déjà nommé le Saint-François.
M. l’abbé Jourdan est depuis sept ans curé de l’île Chausey, dont les habitants, peu nombreux, sont tous marins. Il est également instituteur et enseigne une trentaine d’enfants pour lesquelles il établit, en été, une école de plein air. L’île étant parfois, et pour des semaines, isolée du continent par les gros temps, et ne possédant pas de médecin, il soigne aussi les corps, car il a été infirmier pendant la guerre. Il n’abandonne pas l’esprit ; à la cure, il a installé une bibliothèque qu’il tient, pendant l’hiver, à la disposition des habitants. L’été, il se fait syndicat d’initiative pour touristes et pêcheurs, et tout ce qui lui est versé va à soulager les misères des marins et de leur famille. Aussi ces braves gens se sont-ils réunis pour adresser à l’Académie une pétition à laquelle elle a été heureuse de faire droit, et de contribuer peut-être ainsi à réaliser le désir, cher à l’abbé Jourdan, d’organiser des soirées récréatives pour égayer la vie sombre et rude de ses paroissiens.
C’est encore de marins que je parlerai pour terminer cette liste des récompenses individuelles. Un prix Behner a été décerné à M. et Mme Bagot, pêcheurs à Erquy, dans les Côtes-du-Nord, dont voici la vie, L’homme pêche avec un petit bateau dont il est le seul équipage. Quand il débarque, la femme prend le panier de poissons et va en bicyclette le vendre dans les environs. Et c’est cette famille, qui arrive à peine à vivre, dont le père est chaque jour exposé à la mort, qui vient d’adopter quatre neveux, également enfants de marins, lorsqu’ils sont devenus orphelins.
Ainsi, celui qui portait déjà un poids charge ses épaules d’un fardeau plus lourd encore, le pauvre donne à plus misérable que lui, le malade soigne plus souffrant que lui, l’enfant se fait soutien de famille. La Charité est accessible à tous, mais elle est digne de toutes les admirations lorsqu’elle est pratiquée par ceux qui, possédant peu ou n’ayant rien, se donnent eux-mêmes. Le sentiment du devoir ne saurait suffire pour inspirer cette abnégation, pour soutenir ce courage, pour alimenter cette persévérance, pour transformer en forts tous ces faibles. Il y a plus dans cette vertu de chaque jour qu’ils mettent en œuvre humblement, il y a l’amour qu’ils portent à leurs semblables, le véritable esprit de charité.
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A mesure que les agglomérations sont devenues plus importantes, et que le développement de l’industrie a créé d’immenses métropoles, les misères morales et physiques ont augmenté. La vie moderne déracine trop d’individus en les arrachant à leur milieu d’origine, et, lorsque viennent les jours sombres de deuil ou de vieillesse, les cités les plus peuplées peuvent n’être plus, pour l’isolé et le vieillard, que de véritables déserts. En cent ans la population du département de la Seine a passé de six cent trente mille à cinq millions d’habitants. Aux difficultés matérielles est venue s’ajouter la privation d’espace. Combien l’enfance, et la vieillesse en particulier, n’ont-elles pas à en souffrir ! On parle souvent de la dureté de certains milieux paysans pour le vieux qui n’est plus en état de travailler. Celui-là peut au moins se chauffer au soleil, sur son banc, devant sa porte, jouir des horizons familiers et s’éteindre en continuant à respirer l’air dont il toujours vécu, à s’intéresser à la terre qui fut le fond de son existence. Rien de pareil dans les villes dont on ne peut se guérir qu’en les fuyant. Et combien l’enfance et la jeunesse réclament-elles plus encore, puisqu’elles sont l’avenir même du pays, les soins qui assurent leur développement physique et leur préservation morale. Que de devoirs pour une Société ! Les institutions officielles n’y peuvent suffire, si vigilantes et si bien dotées qu’elles soient. Et notre époque, de laquelle on pourrait, paraphrasant le mot fameux, — dire qu’elle présente trop de mal pour en dire du bien, et trop de bien pour en dire du mal, — a donné l’essor à une quantité extraordinaire d’œuvres religieuses et laïques, ayant pour seul objet de secourir moralement et matériellement les faibles dans leur lutte journalière contre la dureté et les embûches de la vie.
Nous terminions les prix individuels chez les marins. Demeurons avec eux et commençons par les œuvres qui les concernent. Le marin journellement exposé au péril de la mer pour un gain médiocre, trouve dans beaucoup de centres de pêche les mêmes difficultés d’ordre social que les grandes régions industrielles. Nos populations maritimes méritent certainement plus de sollicitude encore qu’on ne leur en témoigne. Elles comptent de rudes travailleurs qui contribuent à nous faire vivre, au sens propre du mot, et lorsque le pays est menacé, c’est de leurs rangs que sortent les équipages intrépides qui, nuit et jour et par tous les temps, assurent la sécurité des routes de la mer, sans lesquelles une résistance de quelque durée serait impossible. L’Académie a tenu à récompenser trois œuvres qui, sur les rives de la Méditerranée, de l’Océan et de la Manche, s’efforcent de leur apporter réconfort et soulagement.
L’École Courbet, digne du grand nom qu’elle a choisi, est, à Marseille, un des deux établissements créés par l’Association de secours aux gens de la mer de la Méditerranée. Elle reçoit gratuitement des orphelins de marins, ou des fils de marins moyennant une faible rétribution, les prépare à leur métier d’hommes de mer ; formés là entre huit et douze ans. ils sont ensuite, selon leurs goûts et leurs aptitudes, envoyés dans les écoles d’apprentis-marins ou d’apprentis-mécaniciens. L’École Courbet formait quarante élèves ayant la guerre, elle en a cent soixante aujourd’hui ; elle pourrait, avec plus de ressources, en prendre le double.
La « Maison pour tous », de Concarneau, est une œuvre récente créée sous les auspices des Surintendantes sociales qui opèrent à Nantes, depuis quelques années, grâce à la Confédération générale française des professions. Son objet, d’une haute portée sociale, est de faciliter à l’intérieur de petits centres de travail ou de distraction, des contacts destinés à faire disparaître les incompréhensions et les frictions entre employeurs et travailleurs, et à assurer la liaison entre les diverses professions de l’industrie du poisson, pêcheurs, mareyeurs et usiniers.
Le Secrétariat social maritime de Bretagne, dont le siège Saint-Malo, fut fondé par le R P. Libert, ému de la liste situation des populations maritimes de la région près une étude approfondie des causes du marasme dont elles souffrent, il a organisé toute une série de groupements professionnels qui, par des mesures concertées entre patrons employés et marins, ont déjà beaucoup amélioré le sort des participants. L’Académie a estimé qu’il y a là un exemple fécond, une œuvre constructive, dont la plupart des branches de notre activité économique pourraient s’inspirer, et a réservé au Secrétariat social maritime un de ses plus importants prix Sussy.
L’Académie décerne un prix Sussy de douze mille francs à la Société de Saint-Vincent de Paul. La récente célébration du centenaire de sa fondation a donné à des voix éloquentes l’occasion de rappeler comment elle fut créée par un jeune homme de vingt ans, au lendemain de la Révolution de Juillet, comment cette question posée à Frédéric Ozanam : « Vous, chrétien, que faites-vous pour le peuple ? Que lui apportez-vous ? », fut pour un lui un trait de lumière. Ainsi, ce n’est pas assez de croire, il faut vivre et agir selon sa croyance, c’est-à-dire aimer et aider ses frères, et la première « Conférence de Charité » se fondait. Elle prenait saint Vincent de Paul comme patron, et se mettait à l’œuvre selon la tradition du grand réalisateur, toute de prudence, de patience, de douceur, et aussi de volonté. La Conférence commença petitement. Mais son action répondait si complètement aux aspirations religieuses et sociales d’une nombreuse jeunesse, qu’elle se développa avec une rapidité qui étonna les initiateurs eux-mêmes. Vingt ans après sa fondation, la Société de Saint-Vincent de Paul, fortement constituée, avait gagné tous les grands pays de l’Europe et l’Amérique du Nord.
La Société de Saint-Vincent de Paul aspire et elle réussit à ne gouverner que, par persuasion, sans aucune centralisation administrative ou financière. En dehors de règles essentielles rigoureusement observées, chaque Conférence jouit d’une liberté et d’une autonomie complète concernant les moyens à employer. Sa faculté d’adaptation explique son extraordinaire développement. Aux fêtes du Centenaire, les représentants de trente-trois nations parlèrent au nom de quinze mille conférences, dont près de dix mille en Europe, plus de quatre mille en Amérique, et un bon nombre en Océanie, en Afrique, avec quelques-unes en Asie.
L’œuvre fondamentale de la société est la visite des pauvres à domicile, mais elle est partout où la réclament ceux qui travaillent et qui souffrent. Elle soutient matériellement et moralement la famille en s’occupant des mariages, des loyers, des coopératives d’achats. Elle aide les enfants et les jeunes gens à se bien porter, et à entrer dans la vie bien armés grâce aux patronages, aux colonies de vacances ; aux cercles d’études, aux caisses d’économie. Elle porte secours aux malades en les visitant clans les hôpitaux, en prenant soin de les placer à leur sortie, et en leur fournissant consultations et médicaments gratuits. Elle donne aux délinquants l’ambition et le moyen de s’amender en les visitant et en secourant leur famille pendant l’exécution de leur peine ; en se donnant ensuite à la surveillance du libéré, et en le soutenant dans son redressement. Elle éclaire la tristesse de la fin de vie des vieillards par des visites dans les asiles, des douceurs, des distractions.
M. Louis Madelin 1’a justement appelée une « énorme internationale de la Charité », et comparée à un arbre immense dont les racines restent à Paris, mais dont l’ombre bienfaisante répand sa fraîcheur sur la chrétienté tout entière. On ne peut être à la fois plus traditionnaliste et plus moderne qu’elle ; immuablement fidèle à ses origines, elle harmonise son bienfaisant génie avec les nécessités de la vie actuelle.
Deux siècles auparavant, en 1633, M. Vincent avait créé l’œuvre des Filles de la Charité. Quand il constitua cette communauté de religieuses libres, comme on n’en avait jamais encore vu, il leur dit : « Vous avez pour monastère les maisons des malades ; pour cellule votre chambre de louage ; pour chapelle l’église paroissiale ; pour cloître les rues de la ville ; pour clôture l’obéissance ; pour grilles la crainte de Dieu, pour voile la modestie. » Et il les lança partout où il y avait des besoins et de la misère, au domicile des infirmes et au service des enfants abandonnés, dans tous les pauvres gîtes où le dénuement et la maladie font souffrir les pauvres ; dans les prisons, chez les pestiférés et les cholériques ; avec les galériens sur les chemins des ports. Aucune tâche, si humble et si répugnante qu’elle fut ne pouvait les rebuter, au point que M. Vincent lui-même, s’émerveillant de tant de sainteté, s’écriait : « Avez-vous jamais ouï choses semblables ? C’est chose inouïe ! Oh, mes filles, vous faites ce qui ne s’est jamais vu. »
Les Filles de la Charité sont restées telles que les avait rêvées le grand Saint. Enumérer leur œuvres, c’est exposer la façon dont une charité persévérante et intelligente trouve aujourd’hui le moyen de s’exercer à l’égard des pauvres malades en les visitant et les assistant à domicile, des enfants grâce aux garderies, dispensaires et orphelinats ; des jeunes gens et des jeunes filles en les instruisant, les distrayant et les préservant des influences corruptives ; des mères de famille dans des réunions et des cours d’enseignement ménager. La crise économique met le courage des religieuses en face de difficultés chaque jour renaissantes, car la générosité des donateurs, seule source de leurs recettes, se tarit en même temps que le prix des denrées augmente. Pour la seule maison de la rue Jenner, l’achat du pain représente un accroissement mensuel de dépenses de mille francs. A l’Orphelinat d’Ermont, l’état lamentable des bâtiments réclame des réparations. Des difficultés du même ordre s’abattent sur d’autres maisons parisiennes ou provinciales des Filles de la Charité, Œuvre de Brighton, Centre Social Catholique Féminin, Maison Sœur Rosalie. Maison de le rue Elzévir, Orphelinat Saint-Louis, Orphelinat Saint-Georges de l’Isle, Foyer Marguerite Naseau, auxquelles l’Académie a été heureuse de pouvoir attribuer des prix importants.
Le Père Labat, de l’Ordre des Frères Prêcheurs, raconte que, lorsqu’il arriva à Cadix, revenant des Antilles, en octobre 1705, il alla loger dans le couvent de son ordre. A minuit, il entendit sonner la grosse cloche du couvent. Croyant que c’était le signal pour aller à Matines, il attendit dans le corridor afin de suivre les religieux quand ils iraient au chœur. Mais il attendit en vain. Au bout d’une heure, il rentra dans sa chambre et s’endormit jusqu’au jour. « Dès que j’eus fait mes prières, écrit-il, j’allai trouver le Père Supérieur pour savoir pourquoi on avait sonné Matines, et que personne n’y était allé. Il me dit que la coutume de la province était de ne point se lever la nuit, quoiqu’on ne laissât pas de sonner pour l’édification du peuple. Cela était commun à tous les convents de la ville. » Les temps sont changés. Dans les communautés ou les associations dont je viens de parler, et dont je parlerai, on fait tout le contraire. On ne sonne point la cloche, on se contente d’être sans bruit sur la brèche le jour et la nuit, et c’est le peuple lui-même qui, dans sa reconnaissance, vient témoigner des bontés dont il est l’objet.
Pour un cœur français, l’apparition du costume et de 1a cornette des Sœurs de Saint-Vincent de Paul suscite un élan intérieur de reconnaissance et de fierté que leur Ordre soit de chez nous. Quelle que soit la condition sociale de ceux qui les rencontrent, leur foi ou leur indifférence, le respect qu’elles inspirent est le même dans tout le peuple de France. Il faut avoir vécu au dehors pour comprendre le bien qu’elles font au renom de notre pays, en se contentant de faire le bien tout court. Je suis heureux de l’occasion qui m’est offerte, en rendant une fois de plus hommage aux Filles de la Charité, de témoigner ma reconnaissance à tous les Ordres de religieux et de religieuses pour l’œuvre que je leur ai vu accomplir au delà de nos frontières. Quels crédits d’affection ils gagnent à la France en pratiquant ces vertus de charité et de générosité, si françaises. Ces crédits nous permettent le luxe de certaines erreurs ; grâce à eux et malgré elles, la France dispose toujours d’un capital de confiance et d’amitié.
La préoccupation de faire bénéficier les enfants de l’air de la mer ou de la montagne s’impose de plus en plus comme une heureuse contrepartie de la vie malsaine des grandes agglomérations. L’Académie a pu couronner cette année un bon nombre d’œuvres dont cette revivification de la jeunesse est le soin principal. Elle a accordé des prix importants à deux institutions du Jura, les Cures Salines et la Colonie de vacances du Fort des Rousses, qui se complètent l’une l’autre. Les efforts de la première s’appliquent, à la guérison d’enfants de constitution faible ou déficiente, dont le nombre atteint maintenant un millier. Après la durée de leur cure, qui comporte un traitement journalier à l’Etablissement thermal, les enfants sont envoyés au Fort des Rousses pour en trouver l’achèvement dans l’altitude et le repos. Cette Colonie de vacances a pu être organisée très largement grâce au concours du Ministère de la Guerre, qui a mis à sa disposition et aménagé de vastes locaux. Elle reçoit des enfants de neuf à treize ans, dont le nombre a, l’an dernier, dépassé quinze cents qui lui sont envoyés également par des municipalités, des œuvres d’assistance sociale ou l’Assistance Publique. Mme Rivoire dirige l’ensemble de ces deux œuvres avec autant d’esprit de décision, que de prévoyance et de sollicitude. La place me fait malheureusement défaut pour m’étendre sur les autres Colonies ou œuvres similaires, telles que La Vie au Grand Air pour l’Enfance malheureuse, l’œuvre des Petits Savoyards Parisiens à la Montagne, la Société d’entr’aide le Foyer du Quercy, la Colonie des Hirondelles de Montauban, qui font bénéficier les enfants originaires de certaines provinces ou de certains quartiers de Paris, de quelques semaines de belle saison passées à la campagne, et qui procurent aux parents le bonheur de voir revenir avec de bonnes joues pleines et colorées les petits visages pâlis pressés aux fenêtres des wagons le jour de l’adieu.
Les orphelinats tiennent une grande place parmi les œuvres que l’Académie couronne. Notre société, dans laquelle la famille se disloque, est cruelle pour l’enfance, et, est trop souvent nécessaire qu’au foyer familial se substitue la famille adoptive des orphelinats ; en dehors de ceux ont leur place dans un grand nombre d’œuvres plus considérables, des mentions particulières sont dues à l’Orphelinat Jeanne-d’Arc, fondé à Orléans par Mme Escale, restée sans enfants avec un cœur de mère, qui élève, instruit et prépare à la vie quatre-vingts orphelins de six à quinze ans ; au Clos Saint-Joseph, dans le Calvados ; qui a déjà élevé et formé deux cents orphelins. L’Académie a tenu, d’autre part, à s’associer au bien accompli par l’Orphelinat des Postes, Télégraphes et Téléphones, Société de Secours mutuels, à laquelle sont affiliés cent quarante mille postiers, dont quelques traits suffisent à mettre en valeur la rare qualité : son Conseil d’administration comprend des membres de toute la hiérarchie postale, depuis des directeurs jusqu’à de simples facteurs ; le maintien de l’orphelin dans sa famille est un principe que tous ses efforts tendent à appliquer en aidant la mère à l’élever ; les cinq cent soixante trousseaux que le vestiaire a fournis l’an dernier ont été tout entiers confectionnés par des sociétaires de l’œuvre, dames employées ou receveuses des postes, jusque dans les départements les plus lointains.
Deux autres œuvres mettent tout en œuvre dans leur assistance des malades nécessiteux pour que la vie du forer ne soit pas interrompue. Elles assurent, avec les soins à domicile, l’existence matérielle de la famille en préparant les repas, en faisant les commissions, en soignant les enfants. Ce sont l’œuvre des Servantes des Pauvres, oblates régulières de l’Ordre de Saint-Benoît, qui visitent et soignent annuellement six cents familles, et celle des Petites Sœurs de l’Assomption, Gardes-Malades des Pauvres à domicile, qui n’ont pas soigné en 1936 moins de onze mille malades. A l’une et l’autre, l’Académie a attribué d’importants prix Le Blanc de la Caudrie.
Je ne sais ce qui adviendra si la législation accorde un jour à la femme une part qu’elle ne possède pas encore dans la direction des affaires de notre pays, mais la femme me paraît pour le moment émancipée et non protégée, ce qui l’expose et l’enfant avec elle, à beaucoup de périls. Leur faiblesse ne peut manquer d’y succomber et beaucoup d’œuvres se consacrent à la préservation et à leur relèvement. L’Académie a pu distinguer un certain nombre d’entre elles parmi lesquelles l’Abri Dauphinois, asile accueillant et fraternel dont la directrice, Mme Mirande, agit surtout en témoignant à celles dont elle entreprend la rééducation, confiance et sympathie, l’œuvre de la Protection de la Jeune Fille ; l’œuvre de la Samaritaine et du Foyer de l’Enfance de Toulon, dont la foi, la ténacité et le dévouement de Mlle Bénard-Fleury assurent le succès ; l’œuvre des Dominicaines de Béthanie qui se consacre, non seulement à la visite régulière des prisons de femmes, mais qui les recueille à leur sortie, s’efforçant d’effacer les taches de leur passé en leur offrant toutes les possibilités jusqu’à la plus haute à leurs yeux, de relèvement total, celle de prendre place parmi elles, accordée aux plus dignes. Le nombre des enfants délinquants qu’une lourde hérédité prédispose au mal s’est accru. Le Service social pour la Préservation et le Relèvement moral de l’Enfance accomplit à Montpellier une admirable besogne : deux assistantes en sont l’âme, Mme de Saporta et Mlle Mercier-Calvayrac. Intermédiaires entre le tribunal pour enfants et les œuvres sociales, elles rendent par leurs enquêtes, leur surveillance et leur action, de tels services le doyen de la Faculté de Médecine de Montpellier déclare « qu’auprès de tous les tribunaux, il devrait y voir une ou plusieurs représentantes du Service social ; c’est lui qui donne à la justice sa vraie figure, qui n’est pas de venger la société, mais de la préserver ».
L’Académie a attribué un prix Aubril à l’Institut familial et ménager, dont l’utilité pratique s’est affirmée par un développement extrêmement rapide.
Parmi les fondations qui protègent la famille, il y en a une qui a une importance particulière et qui réclame chaque année tous nos soins. C’est celle qui est due à l’initiative si intelligente et si généreuse de M. et Mme Cognacq-Jay. Elle permet de donner dans chaque département un prix de vingt mille francs aux parents les plus chargés d’enfants et en outre plus de deux cents prix de huit mille francs à des familles dont le père et la mère ont moins de trente-cinq ans. Cette libéralité magnifique mérite toute l’attention scrupuleuse que l’Académie s’efforce d’apporter à l’accomplissement d’une mission qui est très délicate. Elle incite à une documentation toute morale. C’est une des parties les plus émouvantes et les plus réconfortantes de nos travaux que l’examen de ces dossiers où apparaissent tant d’honnêtes et de laborieuses familles françaises. On y saisit par des exemples précis tout ce que font avec dignité et avec énergie des artisans, des cultivateurs, des fermiers, des ouvriers, des employés, des titulaires de profession libérale, la plupart anciens combattants ayant de beaux états de services, secondés par d’admirables femmes, pour élever convenablement de nombreux enfants. Parmi les lauréats ,de cette année, les familles Sautjeau, Le Marois, Charpentier, ont treize enfants dont les aînés ont quinze, seize ou dix-sept ans, les familles Pelissier, Ciret, Cobon, Baron ont douze enfants, les familles Grard, Nicolozic en élèvent onze, et partout les parents travailleurs, sobres, économes, sont honorablement connus et estimés de ceux qui les entourent, si bien que les prix que nous décernons sont accueillis dans le village par une approbation unanime et touchante. L’expérience de plusieurs années a prouvé que la fondation Cognacq-Jay a eu une utilité incontestable, qu’elle a été efficace et bienfaisante, qu’elle a exercé une influence heureuse sur la natalité. Qu’il nous soit permis de souhaiter que l’État nous laisse la possibilité d’aider plus de familles encore en renonçant à prélever un dixième des revenus qui servent à décerner des prix, et qu’ainsi il nous donne la faculté de distribuer quatre cent mille francs de plus, qui serviront la cause de la natalité.
Il est encore une catégorie d’œuvres auxquelles l’Académie a été heureuse de pouvoir réserver un certain nombre de prix, celles qui ont pour objet d’assurer la formation morale et intellectuelle de la jeunesse, de donner aux jeunes gens et aux jeunes filles le sens de leur personnalité et de leur dignité, de les aider à trouver des situations, de créer entre jeunes gens de milieux différents des liens de solidarité, sous les formes les plus variées, patronages, foyers, cercles d’études, colonies de vacances, centres de renseignements nés des initiatives les plus diverses. C’est la Section de l’impasse Saint-Eustache, de l’admirable phalange des Jeunesses ouvrières catholiques ; ce sont le Cercle Véritas, association de femmes diplômées des Facultés et des grandes écoles, et le Foyer de l’Étudiante, dirigé à Strasbourg par des religieuses Dominicaines, qui sauve les jeunes filles de l’isolement au milieu des tentations d’une grande ville. C’est la Maison familiale d’Argenteuil, où se dépense une somme incroyable de dévouements, et dont le rayonnement est considérable dans une des régions les plus difficiles et des plus mélangées de la banlieue de Paris, il faut le dire aussi, l’une des plus malheureuses. C’est enfin le Patronage Sainte-Mélanie, fondé par les élèves des grandes écoles, et qui groupe cinq cents jeunes gens du quartier Sainte-Geneviève, trois cent cinquante écoliers, cinquante apprentis, cinquante lycéens ou étudiants, soixante ouvriers. Toutes ces œuvres accomplissent une besogne dont la France ne peut manquer de trouver le bénéfice dans la concorde ramenée enfin entre ses enfants.
Il serait trop injuste que des femmes qui ont consacré tout leur dévouement à l’éducation de la jeunesse, ou à soigner les pauvres malades, se trouvent sans assistance à la fin d’une vie si noblement employée. L’Académie a décidé de remettre un prix Argut à l’Association des Institutions libres laïques du département de la Seine, et un important prix Sussy à l’Ordre des Dominicaines Gardes-Malades des Pauvres pour son couvent de Beaune. Jadis, maison-mère de l’Ordre, ce couvent est aujourd’hui, tout en restant un foyer de dévouement aux malades dans la détresse, un refuge pour les Dominicaines âgées, qui reçoivent en leur extrême vieillesse les soins de leurs compagnes plus jeunes et qui s’occupent d’elles sans cesser de secourir les malades du dehors.
L’Hospitalité de nuit est une œuvre fort ancienne et admirée de tous pour le bien qu’elle accomplit. En soixante ans d’existence, elle a hébergé plus de trois millions d’Indigents. Elle est moins connue dans la variété de ses activités bienfaisantes, car à ses asiles de nuit, elle ajoute l’entretien des maisons de famille pour femmes et jeunes filles et d’autres pour jeunes gens, de logements économiques pour les dames âgées, de maisons de repos et d’accueil, et la charge de distribution de denrées alimentaires. L’Académie lui a attribué un prix de Sussy élevé.
Enfin, j’ai le devoir de vous parler encore des prix accordés par l’Académie à deux œuvres qui s’occupent de rompre l’isolement dans lequel seraient, sans elles, condamnés à vivre des sourds et des aveugles. Un prix Davillier a été attribué à la Maison de Mme Ziegler-Blech, de Mulhouse, qui, après avoir fait la guerre comme infirmière, est rentrée dans sa patrie d’origine et y a ouvert une imprimerie Braille, qui a déjà distribué gratuitement huit mille gros volumes à des aveugles de France et de l’étranger elle a fondé également l’Amicale Silencieuse, qui s’occupe des personnes sourdes. Mme Ziegler fait un bien immense directement ou par correspondance ; on ne peut lire sans émotion le récit des réunions qu’elle organise chez elle de ses amies, privées d’un sens ou de l’autre, et parfois des deux, sourdes aveugles, aveugles entendant ou sourdes voyant, qu’elle amène à échanger des conversations et des relations affectueuses. L’Institution des Sourds-Muets et Aveugles d’Alençon, dirigée par des religieuses de la Providence, recueille des enfants privés de la vue et de l’ouïe ; depuis 1852, cinq cents sourds-muets et soixante-cinq aveugles ont reçu ses bienfaits et appris un métier ; les religieuses dépensent des trésors de patience et de savoir-faire technique pour apprendre aux jeunes déshérités le mécanisme de leur travail. Elles se tiennent au courant des nouvelles méthodes, et en particulier des méthodes belges, grâce auxquelles on parvient à apprendre aux sourds à parler au lieu de s’exprimer par signes. La perfection dans les résultats qu’elles obtiennent fait l’admiration des professeurs d’institutions similaires, et ce qui tes frappe encore peut-être le plus est de voir l’expression de joie de tous les visages, alors que la surdité attriste en général ceux qui en sont atteints.
J’ai terminé, Messieurs, la lecture de cette liste, longue mais cependant bien incomplète, de ces citations à l’ordre de l’armée du bien.
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Dans son beau livre sur les aspects de la guerre, qu’il a intitulé l’Effort français, M. Joseph Bédier raconte qu’un jour devant Verdun, un chef de bataillon monte à la nuit tombante vers la première ligne pour y visiter ses hommes et les réconforter. « La première ligne, c’est un cordeau tendu au sol qui court entre les trous d’obus : dans les trous d’obus, un par un, les hommes sont tapis. Il se penche sur l’une de ces cuves pleines de ténèbres, car la nuit est venue toute noire, et, à voix basse, car l’Allemand est là, il demande : « Ça va ? » Rien ne bouge, mais une voix assourdie comme pour dire un secret, répond : « Ça va, mon commandant, ils ne passeront pas. » Il marche plus loin, poursuit sa ronde : « Ça va ? » Et de chaque trou ténébreux monte le même secret. »
Ainsi, chaque année, l’Académie française fait sa ronde, elle se penche vers les foyers où l’on souffre, vers le sombre gouffre de toutes nos misères. Elle interroge, et de cette ombre où il y a tant de souffrance, mais aussi tant d’amour, monte de la part de ceux qui aiment et se donnent, la même réponse que celle du soldat de Verdun. « Nous sommes toujours là, faisant ce que nous pouvons pour apporter le plus de réconfort et de soulagement aux corps, aux cœurs et aux âmes. » C’est comme un appel qui projette la lumière d’un jour sur des vertus cachées et modestes ; vertus qui sont la force de notre peuple, comme l’épargne en demeure encore la richesse, comme les humbles et sublimes qualités du soldat font au total l’héroïsme d’une armée.
Cette année, certaines solennités dont nous gardons un souvenir profond, nous ont, elles aussi, donné l’occasion de pénétrer jusqu’au fond même des sentiments de la masse française. Je veux dire cette Revue du 14 juillet, qui empruntait aux circonstances un caractère à la fois plus solennel, et de communion plus intime de la nation avec son armée. L’attitude et les visages de la foule témoignaient de son attachement à notre patrie et à ceux qui ont mission de la défendre, de sa fierté de voir nos enfants regarder haut et droit, beaux sous l’uniforme, de la sérénité d’une nation à la fois pacifique et forte, satisfaite de se sentir la conscience pure et le cœur intrépide. Je veux dire aussi le moment où, sous les voûtes de Notre-Dame, s’est fait entendre du pays tout entier une voix à la fois étrangère et universelle, rappelant ce que fut à travers les âges, et ce que doit continuer d’être, la mission de la France dans le monde. Il y a besoin de temps en temps de ces appels de nos forces intimes. Elles répondent présent, et nous sommes ravis et émus, alors que nous tremblions de les voir chancelantes, de les voir s’affirmer robustes et fidèles. Nous sommes rassurés. Nous savons que toutes ces puissances de l’idéal sont là, indestructible armature du ciment de notre nation.
Et puis, la banalité de la vie tire le voile sur les trésors un instant entrevus. Les émotions sublimes s’apaisent, le cœur reprend son rythme régulier. C’est naturel : on ne peut vivre toujours en état d’enthousiasme. Mais que le retour au calme n’amène pas l’oubli. Qu’on ne perde pas le souvenir de ces richesses, qu’on ne s’en laisse pas dépouiller, qu’on ne tolère pas que les vents nus de lointaines régions étrangères les éparpillent comme ces feuilles d’or de l’automne que nous foulons aux pieds sans même les regarder. Ne négligeons pas ce que nous possédons pour nous plaindre après que tout s’en va. A la condition de vouloir le trouver et y faire appel, tout demeure de ce qui a fait la France si grande et si douce ; nous venons ici d’en avoir une fois de plus la preuve.