SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE 1946
tenue le jeudi 16 décembre 1946
Rapport sur les concours littéraires
D E
M. GEORGES LECOMTE
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
Messieurs,
Le discours traditionnel sur les prix littéraires de l’année ne peut pas être un palmarès complet des écrivains et des livres qui, selon l’étymologie, ont obtenu des palmes.
Le secrétaire perpétuel… qui en est perpétuellement chargé, ne peut faire qu’une brève mention des plus importantes de ces couronnes. Comme mes prédécesseurs, je me résigne donc à 1’impossibilité d’une complète énumération qui, d’ailleurs, serait vite fastidieuse. Je m’en excuse à l’égard des lauréats qui ne seront pas cités, mais dont les noms, avec les titres de leurs ouvrages, figurent intégralement sur la liste imprimée des récompenses à leurs mérites.
Avant de m’évertuer à cette délicate sélection qui déjà ne me laisse pas sans regrets... et même me tourmente de remords, je veux évoquer l’ardente, l’incessante vie intellectuelle de la France durant les quatre années d’oppression.
Jamais Français et Françaises n’ont autant lu qu’au cours de cette période si accablante. C’était le seul dérivatif à nos tristesses, angoisses et douleurs. Cette curiosité, jamais lasse, même sous les bombardements, cette intense contention de l’esprit, dans une telle atmosphère de catastrophe, de cruelles privations, d’inquiétudes pour l’avenir de notre Pays ensanglanté, pillé, rançonné, sont tout à son honneur.
Pourtant, dès la première année de nos souffrances, on ne trouvait plus guère de livres. Ceux d’entre nous qui en possédaient en avaient tant donné pour les combattants sur le front et, à l’arrière des lignes, pour la distraction des soldats au repos, puis pour les blessé à et malades dans des hôpitaux, plus encore peut-être pour les douloureux nostalgiques des camps de prisonniers !
Tous les cabinets de lecture, toutes les grandes bibliothèques encore ouvertes et les moindres bibliothèques de quartiers étaient assaillis. Vite démunis de leurs stocks, libraires et bouquinistes se pendaient aux sonnettes des hommes et des femmes qu’ils savaient, ou devinaient encombrés de livres non nécessaires à leurs travaux ou à leur divertissement, et qu’ils supposaient prêts à en dégarnir leurs rayons, afin d’y faire de la place pour les ouvrages plus précieux qu’ils acquerraient plus tard en des temps meilleurs.
On lisait non seulement chez soi, l’estomac vide et les doigts glacés, malgré les alertes, entre deux brusques et irritantes pannes d’électricité, dans les logis sans feu. On lisait sur les bancs des promenades et des squares. On lisait même debout dans l’entassement et la cohue des wagons du Métropolitain, sous une insuffisante lumière, au milieu de voyageurs serrés comme harengs en boites, par-dessus les épaules desquels il fallait péniblement tenir son livre levé, afin de pouvoir continuer à le lire. Et, si l’on jetait un coup d’œil furtif sur ces volumes en lecture malgré la bousculade des entrants et des sortants, on découvrait que, le plus souvent, ce n’étaient pas d’aventures policières, d’extravagantes fariboles que se délectaient ces fervents liseurs, insensibles à toutes incommodités, mais bien d’études historiques et critiques, de beaux romans où sont évoqués les caractères et les mœurs de notre époque.
À côté de ces lecteurs et lectrices passionnés qu’aucune bousculade ne dérange, les écrivains, laborieux fournisseurs de cette pâture intellectuelle, dominent leurs angoisses et chagrins pour continuer leur œuvre créatrice. Tandis que les savants français poursuivent avec une égale fermeté d’âme leurs expériences et recherches de laboratoire, tout en souffrant, comme tous les Français, des misères, humiliations de notre pays, les auteurs observent, imaginent ces personnages et des faits, écrivent des livres, entassent des manuscrits. Ils y ont du mérite. Car ceux qui gardent leur dignité et leur indépendance travaillent en secret, avec précautions, pour l’avenir. Certains d’entre eux sont, à cause de leurs œuvres antérieures, traités en suspects, guettés, perquisitionnés par les occupants qui, pleins de méfiance et de rancunes, leur interdisent la réédition de leurs ouvrages anciens comme la publication de leurs livres nouveaux. D’autres moins mis à l’index et ne figurant pas sur les listes noires qui condamnaient au silence bien des auteurs, ont pourtant la fierté de ne vouloir pas demander à la despotique fantaisie de nos geôliers. — car, nous aussi, nous tous, étions, sinon des prisonniers, du moins des suspects en surveillance — l’autorisation d’une censure ombrageuse. Et, comme ils se refusent encore bien plus à écrire dans les journaux inspirés par les vainqueurs, beaucoup d’entre nous se condamnent stoïquement à la misère. Que d’exemples j’en ai eu, personnellement, sous les yeux !
Enfin ceux-là mêmes n’ayant pas à craindre que les tendances de leurs livres passés puissent leur attirer des représailles ni que leurs livres actuels risquent d’exciter l’ire des occupants, sont paralysés par la désolante pénurie de papier. Les éditeurs — parmi lesquels beaucoup se virent contraints de mettre au pilon maints ouvrages de leur catalogue dont s’offusquèrent les envahisseurs et qui, en outre, vite dépouillés de leurs approvisionnements par cette fringale de lectures — ne trouvaient plus de papier ni pour les rééditions de leurs livres épuisés, ni pour la publication des livres nouveaux, pour lesquels certains auteurs se résignaient avec peine à solliciter le capricieux visa de l’autorité allemande.
Néanmoins, malgré l’étouffante atmosphère et souvent malgré leur détresse matérielle, en silence ces écrivains travaillaient pour l’avenir avec une obstination méritoire.
Entre les barbelés des camps de prisonniers, on travaillait aussi, malgré la rigueur déprimante du régime, pour vaincre toute détresse morale. De ces géhennes nous arrivaient d’intéressants manuscrits de poèmes, de contes, d’essais critiques, auxquels l’Académie réservait bon nombre de ses prix. Mais, vif était notre regret de ne pouvoir les faire publier. Du moins, avant de les envoyer à quelque éditeur de bonne volonté, prenions-nous la précaution d’en faire photographier le texte afin de ne pas courir le risque d’apprendre, un jour, qu’auraient pu s’égarer de tels manuscrits, si émouvants non seulement par les méditations d’où ils étaient nés dans la souffrance morale et physique, mais en raison des conditions quasi héroïques dans lesquelles ces très intéressants travaux avaient été poursuivis.
Malgré tant de productions ininterrompues, le défaut de papier s’ajoutant à l’éclipse de la liberté, à l’insuffisance des transports rares et lents, parfois même à leur impossibilité totale, la vive et noble curiosité du public ne pouvait être que bien imparfaitement satisfaite. Aussi se ruait-il sur les trop peu nombreux livres en circulation en zone occupée comme dans celle, dite « libre », qui, durant les deux premières années de servitude, ne connut que les exigences et fantaisies des censeurs français. La pensée y étant moins traquée et brimée au cours de cette période initiale, des maisons d’édition s’ouvrirent ou se développèrent en certaines villes, par exemple à Lyon, Toulouse, Avignon, Marseille. Mais comme l’inflexible ligne de démarcation, sévèrement surveillée, ne permettait pas, d’une zone à l’autre, le passage de la moindre feuille imprimée, le nord de la France ignorait les livres publiés dans le sud et réciproquement. N’empêche que ces actifs et ingénieux éditeurs de la région moins jugulée contribuèrent à fournir des aliments à notre vie intellectuelle.
C’est surtout hors de notre pays que la pensée française ne rayonnait plus. Les frontières étaient fermées, les communications ferroviaires et maritimes interdites ou impossibles. À l’étranger on n’entendait plus nulle part la voix de la France. Sans forfanterie nationale, on peut dire qu’elle manquait au monde. Bien des peuples se plaignaient de ce soudain et complet silence, de ce malaise infligé aux habitudes et aux curiosités de leur esprit.
Prisonnier de guerre et, plus tard, dès sa libération, fier combattant de la Résistance, un universitaire et poète, M. Pierre Grosclaude, dont j’aurais l’occasion de reparler, a fort bien exprimé notre inquiétude de cette disparition temporaire et le regret des gens cultivés qui, au dehors, avaient le goût de la culture française et en éprouvaient le besoin. Écoutons ces quatre vers de son volume On dira plus tard :
On dira plus tard : La France abattue
Souffrait en silence et perdait son sang ;
Dans l’Europe en feu sa voix s’était tue
Et les cœurs pleuraient son génie absent.
Non, la voix de la France ne s’était pas tue. Elle grondait dans les âmes meurtries, humiliées, en révolte. Mais on ne pouvait plus la percevoir.
Ce fut alors que, au Canada, si fraternel pour nous ses frères de race, et en Suisse, si généreusement secourable à tous nos maux, à nos angoisses pour nos prisonniers et malades, en Égypte aussi, des éditeurs bien inspirés pensèrent à combler cette lacune et, d’accord avec leurs collègues et avec les écrivains de chez nous, rééditèrent dans leur pays un nombre de livres français, épuisés sur notre territoire ou n’en pouvant plus sortir, et d’ouvrages inédits que le manque de papier et de liberté empêchait de paraître. Ils ont rendu grand service à la France. C’est, ajoutée à tant d’autres, une raison de plus pour leur être reconnaissants.
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C’est en ces années d’angoisse et de cruelle oppression que M. Daniel Rops, rassemblant les souvenirs de son pèlerinage aux Lieux saints et poursuivant ses recherches, écrivit son important ouvrage, Jésus en son temps.
À l’occasion de ce beau livre, — qu’avait précédé deux ans plus tôt une très attachante et consciencieuse Histoire sainte, portant comme sous-titre Le Peuple de la Bible, — l’Académie française trouva juste d’attribuer à cet excellent écrivain l’une de ses plus hautes récompenses : notre Grand Prix de Littérature.
Ce faisant, elle entendit non seulement couronner un livre, si remarquable qu’il soit, mais bien rendre hommage à l’œuvre entière d’un homme qui, dans toute la force de sa jeune maturité, nous a donné une dizaine de romans et volumes de nouvelles, des essais d’une très-estimable qualité intellectuelle et morale, des ouvrages fort intéressants de critique et d’histoire littéraire, d’émouvantes études consacrées à Charles Péguy et à Ernest Psichari, ces héros de l’action comme de la pensée.
Pour construire son monument sur Jésus, son milieu et son époque, Daniel Rops est allé promener en Terre Sainte sa méditation, bien alimentée déjà par ses lectures et recherches. Comme j’ai eu la bonne fortune de le faire moi-même quelques années plus tôt, il a parcouru la Judée et la Galilée. Sur place il a pu reconstituer l’atmosphère dans laquelle Jésus a grandi, vécu, accompli en si peu de temps — tout juste deux années — sa mission divine qui devait avoir tant d’influence sur l’esprit et le cœur des hommes, sur les destinées humaines.
Sans doute ce pays s’est couvert d’édifices, religieux ou autres, qui, à peu près tous, ne sont guère beaux. Mais il est si facile de les supprimer par l’imagination et de ne plus les voir ! C’est ce que, pour ma part, je réussis à faire. Et je sens bien qu’il en fut de même pour M. Daniel Rops.
Dans un tel pèlerinage il ne faut s’attacher qu’à ce qui est éternel. La couleur du ciel, la configuration du sol n’ont pas changé. C’est l’air que Jésus a respiré. C’est la lumière qui l’éclaira. C’est par ce sentier qu’il est nécessairement passé, pour venir du mont des Oliviers au temple de Jérusalem, ou par un chemin analogue, établi plus tard dans la même direction, car le mouvement du terrain commande ce tracé. Et lorsque ainsi on a, par l’imagination, aperçu la silhouette de Jésus dressée à l’horizon, on n’a qu’un léger effort à faire pour croire l’entendre dire à ses compagnons, les apôtres, les fraternelles paroles de bonté, de charité, d’espoir que leurs Évangiles, si concordants entre eux, nous ont rapportées.
L’un des plus précieux mérites du livre de M. Daniel Rops est de nous montrer si bien l’authenticité des Évangiles. Ils ont été écrits, à des années de distance, par des hommes très différents, disséminés à travers le monde, n’ayant plus de contacts les uns avec les autres. Pourtant jamais ils ne se contredirent. Sans doute il y a quelques faits et paroles qui ne sont pas évoqués dans tous les Évangiles. Mais les événements, les exhortations, les paraboles que tous les Évangiles mentionnent sont identiquement reproduits.
Un autre intérêt de cet ouvrage de M. Daniel Rops est de nous mieux faire connaître les mœurs du peuple d’Israël, les préoccupations et les inquiétudes de Rome, alors maîtresse de la Palestine, certaines hésitations et troubles dans l’état d’esprit du peuple romain. Nous croyons qu’un tel livre sera toujours lu avec curiosité et profit.
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Pour le Grand Prix du Roman, nous avons eu l’agrément de découvrir la première œuvre d’un écrivain jusqu’alors inédit et, par conséquent, tout à fait inconnu : Fontagre, de M. Jean Orieux. Retenons bien ce nom. Je serais fort surpris si, dans un avenir prochain, nous n’avions pas des occasions nouvelles de l’entendre prononcer.
Car ce livre révèle que son auteur possède les meilleurs dons du romancier : celui de voir juste, d’imaginer selon les données du réel, de faire vivant.
Fontagre est à la fois un pittoresque domaine — château entouré de plusieurs fermes, dans une région indéterminée — et une famille noble qui en porté le nom à travers les âges.
Ses divers membres, enfouis dans leurs archaïques traditions et préjugés, ne comprenant rien aux idées, habitudes, besoins, soucis de l’époque actuelle et s’obstinant à ne vouloir faire aucun effort pour les comprendre, sont d’une manière fort accentuée les irréductibles représentants d’une catégorie sociale que, dans une pièce célèbre, notre confrère toujours regretté, le vicomte François de Carrel, original et puissant dramaturge, dénomma « les Fossiles ».
Ceux de M. Jean Orieux le sont à la dixième puissance. Leur espèce doit être en voie de disparition. La vie actuelle ne permet plus de telles survivances d’un état d’esprit singulièrement attardé. Mais si les traits d’une telle évocation peuvent aujourd’hui paraître excessifs et surannés, ils rappellent certaines tendances qui peut-être subsistent encore çà et là en des âmes isolées, de l’époque et du monde actuels. Fontagre est une demeure, jadis opulente, mais, à l’heure présente, déchue de sa splendeur, fort hypothéquée et sous la menace de créanciers, las d’attendre le remboursement de leurs prêts. Mais il y a un esprit Fontagre fier, digne, imperméable non seulement aux idées modernes, mais aux nécessités de la présente vie sociale. C’est la marquise de Fontagre qui incarne de la manière la plus intransigeante, la plus originale, — et avec quelle verdeur de langage ! — cet état d’esprit.
Elle ne tolère que les personnes qui en sont animées. Elle veut que, pareils à ses coqs, — qu’elle collectionne et admire, — les enfants de sa lignée grandissent et vivent comme avec une crête sur la tête. Elle méprise l’argent, ne se résigne à aucune démarche ou concession — même très honorable — pour obtenir celui qui sauverait son domaine, négligemment administré et surveillé par son mari, grand chasseur, gros mangeur, bon buveur, et son fils, plus préoccupés, tous deux, de leurs fermières que de leurs fermes. Ils sont d’ailleurs imbus, mais à un degré moindre ou plutôt d’une manière moins pittoresque, des préjugés de leur épouse et mère. Bien qu’elle soit en très bons termes avec son curé, elle le rabroue parce que, si conciliant qu’il soit, il n’a pour l’esprit Fontagre qu’une sympathie inquiète et réservée. Elle rabroue sa vieille servante qui, pourtant née à Fontagre et bien adaptée à son atmosphère, l’irrite quelquefois par des réflexions d’un bon sens pratique. Elle rabroue surtout sa bru, de parfaite éducation pourtant, mais qui, aux yeux de l’intransigeante marquise, a le tort d’être et de rester étrangère à l’esprit Fontagre, où d’ailleurs sa seule présence est pour la marquise comme une atteinte à cet esprit.
Ce premier roman de M. Jean Orieux est original, vivant, rapide, avec des caractères bien tracés, des personnages d’un relief vigoureux et de saisissants épisodes,
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C’est à M. Pierre Gaxotte que l’Académie décerne son Grand Prix Gobert. Jusqu’alors cet historien s’était surtout consacré, pour la France, au règne de Louis XV et à la Révolution ; pour la Prusse à la figure de Frédéric II. Et voilà que, dans une belle collection intitulée Les grandes figures de l’Histoire, il vient de nous donner; sous le titre La France de Louis XIV, un excellent livre.
C’est un résumé exact, complet, très attachant, des faits politiques, diplomatiques, religieux, sociaux et financiers de l’époque. M. Pierre Gaxotte a écrit ce livre en historien véridique et clairvoyant. Il a pensé que le règne de Louis XIV offre assez de grandeur, de lumière et de gloire pour qu’on n’en dissimule pas les tristesses, les ombres, les erreurs, que, sans le rabaisser, on peut en écrire l’histoire avec sincérité, et non en faire systématiquement le panégyrique, comme s’y évertuèrent certains autres, qui s’émerveillent même de ses erreurs et de ses fautes.
En évoquant des actes et témoignages indiscutables, M. Pierre Gaxotte nous montre le caractère de Louis XIV, son courage physique, — dont il donna maintes preuves à la guerre, — son infatigable application à ses tâches et devoirs royaux, sa quotidienne et consciencieuse étude des affaires avec ses ministres. Il les choisit bien, presque tous venant du peuple ou d’une bien modeste bourgeoise. Il ne lui déplaît pas de voir certains d’entre eux en une rivalité qui excite leur zèle et leur dévouement profitables à l’État et toujours récompensés par lui avec munificence.
Certes le Roi-Soleil a un fier souci de sa grandeur personnelle. Mais il sait aussi qu’elle est liée à la grandeur de la France et qu’elle en dépend. Avec quelle énergie et quelle clairvoyance il s’efforce de l’accroître, plus tard de la maintenir et plus tard encore de la préserver !
Pour faire rayonner d’un plus vif éclat ce double prestige, il sait s’entourer de grands écrivains et artistes, presque tous roturiers eux aussi, poètes, dramaturges, peintres, sculpteurs, graveurs, architectes, dessinateurs de parcs et jardins. À l’occasion de Tartufe, il défend Molière contre les cabales, s’attache Racine, fait triomphalement représenter certaines pièces de Corneille vieilli et oublié, laisse La Bruyère décrire en traits de feu la misère des paysans dans quelques provinces, Bossuet parler avec rigueur, devant lui, du haut de la chaire, de certaines faiblesses qu’il ne peut pas ne pas reconnaître comme siennes. Les monuments qu’il fait construire à Paris et ses environs, le château et le parc de Versailles pour lesquels, malgré l’opiniâtre résistance de Colbert, il dépense tant d’argent, les puissantes et belles fortifications, dont il fait, par Vauban, entourer la France, les magnifiques navires, si décoratifs, qu’il ance sur les mers (cette fois avec l’approbation de Colbert), qui portent au loin le pavillon français, constituent un ensemble qui atteste et fortifie la grandeur de notre pays.
Sans s’attarder beaucoup aux mœurs, plaisirs, parades et intrigues d’une cour enfiévrée, attirant à elle de trop nombreuses familles seigneuriales qui eussent été plus utiles en restant sur leurs terres, sans commenter abondamment les liaisons extraconjugales, successives et fameuses, ni l’éclatante légitimation d’une ribambelle de bâtards, M. Pierre Gaxotte n’omet rien des fâcheuses conséquences de cette politique : les impôts de plus en plus lourds, maladroits et pourtant assez improductifs, ne couvrant pas un déficit budgétaire presque ininterrompu, qui, s’aggravant d’année en année, sera, soixante-quinze ans plus tard, l’une des causes de la Révolution. Il montre l’inquiétude que créent chez les autres peuples de l’Europe, Grande-Bretagne, Empire germanique, Hollande, Espagne, cette brillante volonté de prédominance sur le monde, et le fructueux essor économique qui est une menace pour le commerce, depuis longtemps établi, de ces peuples. De ces intérêts alarmés et de ces jalousies naissent des coalitions qui, d’abord maîtrisées, mettent, vers la fin du règne, la France en un péril difficilement conjuré.
Puis, à une époque où les questions religieuses passionnent tant les esprits, c’est la lutte contre le jansénisme, la fermeture de Port-Royal, qui fut un si noble foyer de vie spirituelle et intellectuelle et dont notre nouveau confrère, M. Edouard Herriot, vient, par une démarche opportune et heureuse, de sauver d’un lotissement destructeur les derniers vestiges encore debout.
Historien impartial, M. Pierre Gaxotte rappelle les mesures injustes et vexatoires qui, expulsant de tous emplois, offices et magistratures les fidèles du protestantisme, fermant leurs écoles et beaucoup de leurs Temples, furent, durant plusieurs années, un prélude à la révocation de l’Édit de Nantes. Funeste atteinte à la liberté de conscience ! Elle chassa de notre pays environ deux cent mille Français, actifs, chercheurs, laborieux, qui, pour échapper aux persécutions, dragonnades, conversions forcées, durent porter hors de nos frontières leurs industries et autres ingénieuses activités. Attentat contre la dignité humaine et la liberté des croyances, dont le caractère odieux et les conséquences, si préjudiciables à notre pays, auraient dû nous servir à jamais de leçon.
Néanmoins, malgré de si lourdes fautes, dans son ensemble le règne de Louis XIV est si riche de grandeur que M. Pierre Gaxotte peut — avec l’esprit de justice dont ce bon historien est animé — terminer son livre par cette phrase de Voltaire, lequel n’ignorait rien des erreurs commises : « Malgré tout ce qu’on a écrit contre lui (Louis XIV), on ne prononce point son nom sans respect et sans concevoir à ce nom l’idée d’un siècle éternellement mémorable. »
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Le Prix Broquette-Gonin étant l’une de nos principales couronnes, l’Académie le donne toujours — plutôt qu’a un livre — à un écrivain ayant une longue, digne et laborieuse carrière, pour rendre hommage à l’ensemble d’une œuvre très estimable. Cette année, elle l’attribue à M. Maurice Rat, auteur d’excellentes éditions critiques de nombreux auteurs grecs, latins et français. Par ses traductions très fidèles, agrémentées de judicieux commentaires, par ses anthologies des poètes en ces deux langues, faites avec soin, M. Maurice Rat contribue à maintenir le goût et la connaissance de l’antiquité et de la littérature classique. Il s’attache encore à l’étude des poètes et prosateurs des XVe et XVIe siècles, qu’on appela communément néo-latins : Pétrarque, auquel il consacra un livre fait en collaboration avec notre cher Pierre de Nolhac, Jean Second, La Boëtie, Mérulle, etc..., et des écrivains français qui, à l’époque de la Renaissance, nourris eux aussi des auteurs grecs et latins, s’expriment, certes quelquefois avec un peu d’archaïsme, mais avec d’exquises délicatesses, en notre langue. L’œuvre de M. Maurice Rat est d’un humaniste érudit, sensible à la beauté. C’est ce qui lui a permis de si bien comprendre nos poètes d’aujourd’hui comme d’hier, et d’écrire sur eux, soit dans La Muse Française, soit dans le Mercure de France, des articles qui révèlent en lui un homme de goût.
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Nombreux sont encore les récits de guerre. L’an passé nous avions couronné : Soldats du Tchad, le sobre et poignant livre du général Ingold, alors chef d’État-major de la glorieuse division Leclerc, pour lequel le général de Gaulle écrivit une préface où il disait que le général Ingold, avant été l’un des héros de cette épopée, était plus que tout autre qualifié pour en bien préciser les phases. Cette fois, dans le même esprit d’admiration et de gratitude pour les combattants qui participèrent à la défaite de l’envahisseur, nous attribuons l’un de nos prix aux trois volumes : Campagne d’Italie, Campagne de France, Campagne d’Allemagne, de M. Pierre Lyautey, neveu de notre illustre confrère, le maréchal Lyautey,
Digne du nom qu’il porte et désireux de s’associer selon ses moyens à l’œuvre du grand soldat et de l’administrateur bien inspiré que fut son oncle, il a voulu se battre à la tête de goumiers marocains qui, ayant contribué à repousser de la Tunisie les troupes allemandes jusqu’alors victorieuses, eurent un rôle magnifique dans toutes les batailles pour les ramener vaincus sur leur territoire.
Ces goumiers marocains faisaient partie de la puissante armée d’Afrique qu’en vue d’un effort pour la délivrance le général Weygand, chef militaire de cette région après la défaite de 1940, avait formée. Ce qui lui valut d’être, sous les exigences allemandes, relevé de son commandement et, un peu plus tard, arrêté par la Gestapo, puis emprisonné en Allemagne, d’où il ne put revenir qu’au lendemain de son écroulement.
Après avoir pris part à la libération de notre Corse, puis à la prise de l’île d’Elbe, ces goumiers, incorporés dans l’armée d’Italie — que le général Juin commanda d’une manière si brillante, avec tant de clairvoyante énergie et de science — accomplirent, aux heures et dans les endroits les plus difficiles, des prouesses qui aidèrent singulièrement la montée des Alliés vers Rome.
Certes, elle fut lente, cette montée, à travers des montagnes farouchement défendues et que l’on pouvait croire infranchissables. Aujourd’hui ce n’est pas sans une joie vengeresse que nous nous rappelons les immenses affiches inspirées par les Allemands et apposées sur nos murs pour nous décourager, où la pénible progression des armées alliées était figurée avec ironie par l’imperceptible marche d’un escargot le long de la longue botte italienne ! D’une façon très simple, sans jamais enfler la voix, M. Pierre Lyautey nous conte les exploits de ces goumiers héroïques, puis leur débarquement sur la côte de Provence avec l’armée, bientôt victorieuse du général de Lattre de Tassigny — un grand chef et fièrement résolu, ayant sous ses ordres d’autres chefs non moins fermes — qui s’avance entre les Alpes et le Rhône, à travers le Jura et les Vosges, pour délivrer l’Alsace d’un joug plus odieux que jamais à cette population si française. Puis c’est, sous son énergique commandement, le passage du Rhin et la traversée de l’Allemagne jusqu’au Danube.
Plus rares sont les livres sur la première phase des hostilités qu’on appelle avec amertume « la drôle de guerre ». L’un d’eux, intitulé Comme tant d’autres, nous a intéressés. C’est le titre, imprécis à dessein, d’un ouvrage dont le but est, au contraire, terriblement précis. Son auteur, M. Roger Nicolle, soldat en 1918, officier en 1939, comme tant d’autres, y conte la longue et déprimante stagnation d’une énorme armée inemployée, alors que les Allemands parachèvent leurs préparatifs, dévastent, ensanglantent, pillent la Pologne. Il rappelle les vaines et partielles offensives, avec des replis presque immédiats, la surprise de plusieurs millions d’hommes arrachés à leur foyer pour la seconde fois en moins d’un an, sans qu’on utilise leur patriotique résignation à la guerre et prêts, comme les stoïques « poilus » de 1914, à faire leur devoir sous un commandement lucide et vigoureux. Avec une foi et un art auxquels il nous a plu de rendre hommage, M. Roger Nicolle nous dit les raisons que nous avons de nous souvenir, de nous repentir quelquefois, et toujours d’espérer.
L’une de nos couronnes est allée au livre de l’abbé André Morlaut pour son livre « Le Christ dans la tranchée », inspiré par un ardent patriotisme et une foi agissante.
Tous ces récits de guerre, dont quelques-uns viennent d’être cités par nous, sont de précieux documents pour les historiens de l’avenir.
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Il en sera de même pour les livres dont les auteurs courageusement et dès la première heure résolus à la résistance contre l’envahisseur, racontent leurs quotidiens efforts pour l’organiser, au péril de leur vie, en déjouant pièges et trahisons.
Voici un très beau et très émouvant ouvrage de M. Guillain de Bénouville : Le Sacrifice du Matin, que l’Académie honore d’un de ses prix auxquels s’attache une particulière importance morale.
Le Sacrifice du Matin est celui, très méritoire, que des êtres jeunes font de tous les enchantements et de toutes les espérances de la vie, dont ils n’ont pas connu les méchancetés, tristesses, déceptions. Sacrifice bien plus méritoire que celui du milieu ou de la fin du jour, puisque, alors, l’avenir est plus limité et puisque, ayant déjà bu à la coupe des plaisirs de ce monde, on a aussi l’expérience de ses illusions et laideurs.
C’est donc essentiellement le sacrifice que consentent volontairement des hommes et des femmes très jeunes, ou encore assez jeunes, pour la défense d’un haut idéal.
L’idéal pour lequel, prêts à ce sacrifice, ces valeureux Français de la Résistance ont, par dizaines de milliers, souffert, combattu, tout risqué, c’est la liberté de la Patrie, la liberté individuelle des Français.
M. Guillain de Bénouville, qui fut au premier rang de ces intrépides réfractaires, nous montre jour par jour les efforts, les voyages, les fatigues acceptées, les dangers courus par ces apôtres et militants, sans cesse en action.
Au début surtout, avant même de combattre et afin de pouvoir combattre efficacement, il leur fallait organiser dans le secret absolu, avec la plus vigilante prudence, des centres de résistance, les unir par des liaisons et des chaînes bien établies, se ménager de sûres « boîtes aux lettres » pour le dépôt des correspondances compromettantes, le refuge de divers logis non suspects pour dépister la Gestapo et ses complices, se méfier sans cesse des bavardages, indiscrétions et même trahisons, par conséquent ne choisir pour confidents que des hommes bien maîtres d’eux-mêmes et, par leur caractère offrant toutes les garanties de sécurité. Quelles inquiétudes, quelles angoisses lorsque l’un des conjurés n’apparaissait pas, à l’heure dite, à quelque important rendez-vous fixé avec précision ! Venait-il d’être arrêté ? Une torture à la fois raffinée et brutale lui arracherait-elle le nom de ses compagnons de lutte et le secret des liaisons établies ?
Les pages les plus émouvantes de ce beau livre sont celles où l’auteur — qui a certainement une foi religieuse et des principes politiques très arrêtés — parle de l’étroite union qui existe entre tous les hommes de la Résistance, quelles que soient leur origine, leur situation sociale, leurs opinions, leurs croyances ou leur incroyance. Une même pensée les lie les uns aux autres : la libération de la France.
Ce fraternel accord fait la force de la Résistance : « Partout, écrit l’auteur, des soldats, des poètes, des employés, des fonctionnaires, des prêtes, des ouvriers, des cheminots, des évadés sur route du retour, des blessés, des mutilés, des rescapés vont et viennent, se répétant qu’ils n’accepteront pas ce qui leur est imposé et déclarant que cette guerre ne peut être perdue, qu’il faut la gagner et ne pas renoncer. Les uns fuient leur camp, d’autres quittent le territoire français par l’Espagne, ou par l’Afrique, ou par la mer, pour rejoindre le général de Gaulle. Tous murmurent le « Non ! » farouche et décisif que la France jette à l’Allemagne. »
Telle fut l’armée de la Résistance. Telle fut son âme.
C’est en toute justice que, parlant de ses compagnons, M. de Bénouville a pu écrire : « Notre quotidien à nous, c’est la mort, le supplice et le combat. »
Dans un ouvrage non moins fameux : Mémoires d’un agent secret de la France libre, que l’Académie s’est également fait un devoir de couronner, son auteur, qui l’a publié sous le pseudonyme de Rémy, adopté par lui pour son périlleux effort de résistance, nous montre, sous un ton plus enjoué dans l’héroïsme, des hommes de la même trempe, s’ingéniant aux mêmes luttes mystérieuses pour gêner et retarder les mouvements de l’ennemi, pour inquiéter et paralyser son action. Il nous conte ses audacieuses tentatives personnelles, ruses et précautions pour franchir sans cesse les frontières de Suisse ou d’Espagne, afin de trouver dans ces pays ou au Portugal le moyen de correspondre avec le gouvernement français de Londres et les états-majors alliés, pour les renseigner sur la force et les besoins des organisations secrètes, obtenir de plus nombreux parachutages d’armes et de munitions. Car il s’agit non seulement d’établir l’accord entre les divers « maquis » d’une région, mais avec les chefs français et alliés du dehors, qu’il était indispensable d’informer exactement de toutes les ressources, possibilités, intentions, et aussi de l’aide attendue çà et là pour une action plus efficace. Que d’affûts le long des frontières pour en risquer avec prestesse le franchissement, entre deux sentinelles aux aguets ou deux rondes de patrouilles allemandes sans cesse en mouvement ! Que de traversées, parfois en plein hiver, de ruisseaux glacés, pour déjouer cette redoutable surveillance !
Les « maquis » une fois organisés dans les diverses régions, quelle est leur vie secrète dans les forêts et les montagnes ? Quels sont leurs rapports avec les fermes et les villages voisins afin de se nourrir sans imprudence pour eux ni dommages et trop gros risques pour les paysans qui les aident ? Quelles sont leurs méthodes de harcèlement et de combat ?
Nombreux sont les livres qui nous renseignent sur ces points. Avec le regret de ne pouvoir mieux faire, je n’en mentionnerai que deux, d’abord parce qu’ils sont saisissants et pittoresques, et aussi parce qu’ils sont l’œuvre d’excellents romanciers, bien connus, qui, réfugiés sur leur terre natale, y ont favorisé la Résistance, souffert, dans leurs biens, sinon dans leur personne, de la bataille engagée autour d’eux pour l’abattre. Ce sont : Le Feu dans les Landes, de M. Serge Barraux, écrivain régionaliste dont certains romans, par exemple celui intitulé La Nore, ont produit naguère une forte impression, et Le Marquis de Gascogne, ouvrage de M. Raymond Escholier, romancier et historien d’art, Conservateur honoraire du musée de la Ville de Paris, dont les livres, tels que Cantegril, La Nuit, Dansons la Trompeuse, ont eu, lors de leur publication, du retentissement.
Les volumes relatant l’action des « maquis » dans toutes nos provinces ont été rassemblés au centre d’accueil et de documentation de la Société des Gens de Lettres, ainsi que les récits moins vastes et encore inédits que cette société eut la bonne inspiration de demander à ceux de ses membres qui, habitant les diverses régions de notre pays, furent témoins de la Résistance ou y participèrent. Cette précieuse collection de livres et de manuscrits est à la disposition des étrangers, comme des Français, qui veulent se renseigner d’une manière précise et complète sur l’atmosphère, la vie, les méthodes, les coups de main, les batailles des forces françaises de l’intérieur. Elle est souvent consultée.
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Cependant les prisonniers de guerre, entassés depuis juin et juillet 1940 dans les blocs insalubres des geôles allemandes, continuent à y souffrir de la faim, des durs travaux excessifs pour des hommes insuffisamment nourris et vêtus, des mauvais traitements, du froid, lorsque, l’hiver, ils sont, matin et soir, gardés immobiles, durant des heures, sous la pluie ou dans l’air glacial, pour d’inutiles appels que, par esprit de cruelle brimade, on prolonge interminablement. Rares sont ceux qui pourraient supporter le régime s’ils n’étaient soutenus par les envois familiaux de victuailles et par les colis de la charitable Croix-Rouge. Et, lorsque la maladie les abat, ils succombent par manque de soins et de médicaments.
Que de témoignages accusateurs sont les livres évoquant les misères, humiliations et tristesses des prisonniers de guerre ! Il en est un que nous aurions été heureux de couronner s’il s’était offert à nos suffrages, parce qu’il résume à merveille l’inhumanité, la désinvolture brutale de leurs geôliers : celui de M. Francis Ambrière : Les grandes Vacances où il nous montre, entre autres choses, la fière résistance des plus énergiques de ces captifs aux violations des règles internationales sur le travail des prisonniers de guerre. Mais, donnant son prix plus tôt que nous, l’Académie Goncourt nous a devancés.
Et voici les poignants ouvrages sur les supplices, tortures, hécatombes des déportés raciaux et politiques, des involontaires déportés du travail. Avant même que les premiers actes de la Résistance aient prouvé que la France ne se résignait pas à la servitude, la Gestapo et les SS ont fait, sans raison, d’immenses rafles d’Israélites. Et, dès les premières ripostes de la Résistance à ces brutalités, ils multiplièrent non seulement les fusillades d’otages retenus dans les prisons, mais les arrestations d’hommes et de femmes dont les idées leur paraissaient suspectes, c’est-à-dire contraires à leur plan de domination sur la France et sur le monde.
En attendant de les conduire vers l’Allemagne en des wagons à bestiaux, verrouillés, sans air, sans lumière, sans eau, sans nourriture, sans la moindre possibilité de se soulager de leurs plus nécessaires besoins — où durant plusieurs jours et plusieurs nuits, ils se tenaient debout, entassés par centaines, là où il n’y avait de place que pour quelques dizaines d’hommes, c’était l’enfermement dans les prisons de Fresnes, des Tournelles, du Midi, de Beaune-la-Rolande, dans les camps de Drancy et de Compiègne.
Quelques poignantes évocations nous avons de l’existence dans ces geôles. Le tout premier, le dramaturge Jean-Jacques Bernard, fils du spirituel et fin Tristan Bernard, emprisonné lui aussi à près de 80 ans — nous avait, par un livre mémorable, Le Camp de la Mort lente, renseignés sur l’odieux régime et les méfaits de Drancy.
Cette année, abondent les ouvrages où sont décrites les brimades, injures et privations dans les prisons allemandes de France, les atrocités commises sur les routes où s’avancent péniblement les colonnes de bagnards affamés, exténués. Dans son livre Cellule 483, M. Gaston Courty nous conte les humiliations et sévices que l’on prodiguait à Fresnes.
Assez indulgent, non certes pour les procédés de cette prison, mais peut-être parce qu’il y trouva d’ingénieux et fraternels compagnons de cellule, M. Michel Lacour-Gayet, dans son livre Déporté comme un autre, se montre justement plus sévère pour les méthodes en honneur au Cherche-Midi, et surtout révolté par les raffinements et le sadisme de cruauté qui caractérisaient le trop célèbre Buchenwald et les autres camps de supplices et d’extermination où il fit de douloureux séjours.
C’est de Fresnes et de Buchenwald également, puis des camps de Ravensbrück et de Dora que, dans leur ouvrage collectif Trois Bagnes, nous parlent l’éminent professeur Charles Richef, membre de l’Académie de Médecine, Mlle Jacqueline Richet, sa fille, et M. Olivier Richet son fils, tous trois arrêtés, puis déportés en Allemagne, pour le crime de n’avoir jamais désespéré de la France. Leur livre est d’autant plus saisissant qu’il est d’une extrême sobriété. Les auteurs ont mis leur amour-propre à ne dire que ce dont ils furent témoins. Ils relatent bien plus ce qu’ils ont vu souffrir autour d’eux que ce dont ils ont pâti eux-mêmes. Aussi ce volume de vérité toute simple est-il un accablant témoignage qui, comme celui de M. Marcel Conversy, Quinze mois à Buchenwald, déshonore à jamais les bourreaux et le peuple qui aujourd’hui encore — alors qu’il ne tremble plus devant les mitrailleuses des SS et de la Gestapo — ne s’indigne pas des crimes de ses anciens maîtres, naguère acclamés par lui.
C’est avec la même simplicité que Mme Simone Saint-Clair raconte ses deux années de prison en un autre camp sinistrement fameux : celui de Ravensbrück, surnommé à juste titre L’enfer des Femmes. Son livre si émouvant ne porte que ce seul nom exécré : « Ravensbrück ». Romancier de talent, excellente traductrice de livres anglais, membre très estimé et très aimé du Comité directeur de la Société des Gens de Lettres, Mme Simone Saint-Clair aurait pu, en s’abandonnant à ses dons, dramatiser son récit. Mais elle s’est attachée à le faire rigoureusement objectif, à ne dire, elle aussi, d’après des notes secrètement écrites au jour le jour et par bonheur bien cachées, les vexations, misères, tortures, assassinats, dont elle a eu le révoltant spectacle. Traînée à Ravensbrück pour son ferme espoir en la résurrection de la liberté française, elle ne revint en France, après la défaite de l’Allemagne, que pour apprendre la mort de son fils unique, tombé pour la Patrie sur l’un des derniers champs de bataille. Afin de lui rendre hommage, l’Académie créa, à son intention, « le Prix Littéraire de la Captivité ». Elle a encore donné l’un de ses prix à Mlle Denise Dufourrier qui, sur le même enfer de Ravensbrück, a publié un autre beau livre de vérité portant le titre La Maison des Mortes.
Pour honorer la mémoire d’un vaillant jeune Français, l’Académie Française, qui ne décerne pas de récompense à titre posthume, vient de faire une exception à cette règle en attribuant à André Roure, pour son recueil Valeur de la Vie humaine, sa médaille gravée par Varin au temps de Richelieu, son fondateur. Orienté vers les études philosophiques, André Roure n’avait pas encore 18 ans lorsque notre désastre de 1940 l’empêcha de s’engager, comme il en avait l’intention, pour la défense de la Patrie. Ayant rejoint à Clermont-Ferrand sa famille qui, là, commençait dès ce moment son effort de résistance, il y passa victorieusement sa licence... Et il composa des essais formulant sa conception personnelle de la vie, les idées morales qui déjà l’animaient et qui, un peu plus tard, inspirèrent sa conduite. Ce sont les nobles pages que, après sa mort, une main pieuse réunit en volume. Elles peuvent se résumer en cette phrase écrite par lui-même : « L’impératif fondamental devrait être : Sors de toi-même ! » Parvenu à cette hauteur morale, André Roure n’avait pas grand effort à faire pour réaliser son idéal. Il n’avait qu’à passer une frontière pour rejoindre l’armée française de la Résistance. Après la disparition de Mussolini, il gagna l’Italie d’où, ayant pu échapper aux troupes allemandes qui, battues, remontaient vers le Nord, il trouva, au sud de la Péninsule, le moyen de partir pour Alger. Dès lors, il fut de tous les débarquements et de toutes les batailles jusqu’au Rhin et au Danube. Quatre citations à l’ordre de l’armée attestent le courage, l’élévation d’âme, l’abnégation de ce jeune Français qui vivait héroïquement selon ses principes. Bientôt il apprit que son père, notre brillant confrère de la Presse, Rémy Roure„ avait passé plus d’un an à Buchenwald, que sa mère, également déportée, était morte à Ravensbrück, que sa tante, son oncle et son cousin germain, leur fils, avaient succombé en d’autres geôles allemandes. Ayant trouvé le moyen de se glisser vers Ravensbrück, où sa chère maman lui avait été ravie, il fut tué sur sa route par l’explosion d’une grenade qu’à tout hasard il avait emportée pour se défendre contre une agression éventuelle. Comme les quatre membres de sa-famille dont nous venons de parler, il est mort pour la France. Gravée à son nom, la médaille de l’Académie sera remise à son père, M. Rémy Roure, qui, s’il n’est pas mort pour la Patrie, a cruellement souffert et souffre encore pour elle.
À cette place, où l’on ne doit parler qu’assis, je me lève pour mieux rendre hommage à tous les morts de cette guerre : à ceux qui, en combattant, sont tombés sur les champs de bataille de France, d’Afrique, d’Alsace, d’Allemagne, d’Italie ou dans les luttes des « maquis » divers, aux prisonniers qui, mal nourris, mal vêtus, mal soignés, se sont éteints dans les camps d’outre-Rhin : aux déportés politiques qui, exténués, meurtris, tombèrent sur les routes où leurs bourreaux les achevaient à coups de crosse, ou bien moururent de faim, de froid dans leur prison, ou encore, emportés par des épidémies qu’on ne s’efforçait ni de conjurer ni de guérir, disparurent dans les flammes des fours crématoires ; aux 150.000 Israélites français, hommes, femmes, enfants, arrachés les uns aux autres, n’ayant rien à se reprocher et simplement victimes de la haine, qui succombèrent aux typhus, érysipèle et autres maladies infectieuses, à la pneumonie, et furent brûlés dans ces fours monstrueux après avoir été férocement étouffés dans les infernales chambres à gaz. Avec émotion je vous demande, Messieurs, quelques secondes de recueillement pour tous ces morts qui ont tant souffert. Leurs familles, leurs amis, les survivants de ces hécatombes sauront que, en une séance solennelle, l’Académie Française a salué leurs mémoires. Et je vous suis de ceux qui croient que leurs âmes, toujours vivantes, percevront, elles aussi, ce pieux hommage.
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Notre défaite, si foudroyante qu’elle ait été, n’a pas diminué l’attachement de certains peuples pour la France. Tous ceux d’entre nous qui purent se rendre à l’étranger ont eu la douceur de sentir cette fidélité et nous en rapportèrent de touchantes preuves.
Nous nous efforçons, nous aussi, lorsque l’occasion se présente, d’offrir à quelques écrivains de ces nations amies un témoignage de notre affection et de notre gratitude.
Ainsi, cette année, la publication d’un excellent livre de M. Louvigny de Montigny, intitulé Au pays de Québec, nous a permis d’honorer le talent, l’œuvre de ce Canadien français, si fidèle à l’esprit et à la langue de son pays d’origine, si dévoué à la propagation de notre littérature au Canada, à la défense des intérêts et droits des écrivains français. Depuis 40 ans, représentant officiel de Société des Gens de Lettres, il accomplit cette mission avec le dévouement le plus amical, Comme ses ouvrages antérieurs, par exemple La Revanche de Maria Chapdelaine, son tout récent volume Au Pays de Québec atteste ses qualités de bon conteur. Il s’ouvre par un fervent hommage aux mérites et séductions des conteurs français. Le change si défavorable ne nous permettant de faire parvenir au Canada que des sommes trop amenuisées, nous avons substitué à l’envoi d’une somme qui eut été dérisoire pour de si grands services, la précieuse médaille de l’Académie gravée par Varin lors de sa fondation, en l’accompagnant du diplôme exécuté par le graveur Decaris, membre de l’Institut, et d’une lettre d’hommage, signée par les trois membres du Bureau en exercice, lettre qui est comme une citation à l’ordre du jour de l’Académie.
Nous avons agi de même pour l’excellent historien. M. Jean Bruchési, professeur à l’Université de Montréal, membre de la Société Royale du Canada. L’Académie s’est fait un plaisir de marquer
Notre très vive estime pour l’œuvre de ce remarquable écrivain et, singulièrement, son Histoire du Canada pour tous.
Afin de bien montrer l’attention sympathique avec laquelle nous suivons les efforts des nouveaux écrivains de ce pays, nous avons attribué cette même médaille à deux romanciers de la jeune école canadienne : M. Roger Lemelin, auteur de Au Pied de la Pente douce, et Mlle Claude Roy, auteur de Bonheur d’occasion. Tous deux ont peint avec force le peuple de l’Est canadien, dont le parler fraternel nous touche et dont les sentiments trouvent si vite le chemin de notre cœur.
En la personne de ces quatre bons écrivains, et par-dessus leur tête, l’Académie Française a voulu rendre hommage au Canada tout entier, qui, deux fois en trente ans, est venu avec tant d’héroïsme nous aider à défendre notre liberté et celle du monde.
La même médaille a récompensé l’actif et long dévouement à la pensée, à la langue et à la littérature françaises, dont M. Gargour fait preuve en Égypte.
Profitant de la publication d’un nouvel ouvrage de M. Edouard Chapuisat, La Suisse et la Révolution, l’Académie a décerné le prix Thiers à cet écrivain helvétique qui a publié des livres si intéressants sur l’histoire politique et littéraire de notre pays. Avec plaisir aussi elle a couronné le volume de M. Frédéric Barbey, Un homme d’État suisse, Gustave Ador, et témoigné notre sympathie pour les livres de M. Charles Gros, l’écrivain suisse qui exprime si bien la sereine poésie de la haute montagne, des profondes vallées de neige et des aiguilles qui, entre ces blanches étendues, sont comme d’immenses et majestueuses tours de cathédrales. Ce nous furent des occasions nouvelles, saisies avec empressement, de saluer l’humaine et charitable Suisse, invariablement si bonne pour nos prisonniers, malades, réfugiés.
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Reconnaissante à notre chère Alsace — dont l’âme est aussi indiscutablement française que la terre — de son admirable fidélité à la France, attendrie et révoltée par toutes les souffrances que les Alsaciens ont endurées pour elle, l’Académie est heureuse de l’occasion que, par son l’ivre L’Alsace sous l’Occupation allemande, M. Marie-Joseph Bopp, professeur au Lycée de Colmar, nous offre de marquer tant soit peu, par un prix donné à son très intéressant ouvrage, notre affectueuse gratitude pour les très bons Français d’Alsace. M. Bopp nous montre avec quel mépris des conditions de l’armistice les Allemands, dès sa signature, ont pris possession de l’Alsace et da la Lorraine comme de provinces définitivement conquises, en ont aussitôt détruit tous les souvenirs de la civilisation et de la gloire françaises, expulsèrent ou emprisonnèrent ceux des habitants particulièrement connus pour leur amour de la France, volèrent leurs biens ou, les faisant vendre — comme du reste ceux des Alsaciens qui, se sentant trop exposés aux représailles des envahisseurs, avaient eu le temps de se réfugier, selon l’expression alsacienne, dans « la France de l’intérieur » — s’approprièrent le produit de ces ventes. M. Marie-Joseph Bopp, témoin clairvoyant et aux aguets, nous conte objectivement, jour par jour, les sévices, exactions, rigueurs, humiliations, rapts, cruautés dont les. Alsaciens furent victimes sous le joug. Il nous explique aussi la diabolique habileté avec laquelle, préparant dès 1919 leur revanche, les Allemands avaient suscité, encouragé et détourné de son but, par des hommes à eux, le mouvement autonomiste alsacien qui; sauf dans l’esprit de certains meneurs, loin de songer à une séparation d’avec la France, ne prétendait qu’au respect des traditions et lois particulières à l’Alsace en ce qui concerne l’exercice des cultes religieux et la liberté d’enseignement.
Nous n’avons pas non plus négligé la Pologne, à la résurrection de laquelle nous avions été si heureux de participer en 1918, mais au secours de laquelle, en 1939-1940, nous n’avons pu agir efficacement à cause de notre trop insuffisante mécanique guerrière, et dont le nouveau martyre — après tant d’autres au cours de son histoire — nous a endoloris. Un récent volume de M. Henri de Montfort, Le drame de la Pologne, où il rappelle d’une manière si véridique, si émouvante, ses tribulations et ses déchirements, nous a donné le moyen, en le couronnant avec justice de saluer la noble Pologne meurtrie, ensanglantée, dévastée. Si parfaite que soit la diligence avec laquelle M. Henri de Montfort remplit ses fonctions de directeur des Services administratifs de l’Institut, il n’en continue pas moins son œuvre de bon historien à qui nous devons des livres très neufs et solidement documentés, sur les pays de l’Europe baltique et centre-orientale, par exemple L’aspect européen de l’expérience baltique, Les nouveaux États de la Baltique, L’évolution du Polonisme en Prusse Orientale, La France et la Pologne après Locarno, Dantzig, port de Pologne, et enfin ce pathétique Drame de la Pologne, qui confirme tous les mérites, depuis longtemps reconnus, de M Henri de Montfort, dont la vie littéraire, continûment poursuivie, est celle d’un bon écrivain laborieux, clairvoyant, bien informé, attentif aux grands problèmes de l’Europe d’hier et d’aujourd’hui.
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Au milieu des angoisses, tribulations, massacres, ruines de ces dernières années, il est des hommes, même parmi ceux qui en ont beaucoup souffert, — tel M. Pierre Paraf, — pour évoquer comme une consolation à nos misères et comme une raison d’espérer toujours, les doctrines, livres, paroles et actions des prophètes de l’avenir qui, à travers les siècles, ont donné un conseil de bonheur par la sérénité de l’âme, par le refuge en Dieu, ou qui, rêvant un sort meilleur pour l’humanité, se sont efforcés de construire une société nouvelle, ou tout au moins d’en tracer le plan. Dans son généreux et très intéressant livre, les Cités du Bonheur, qui représente beaucoup de savoir, bien des lectures, recherches et méditations, M. Pierre Paraf est l’un de ceux qui trouvèrent en de telles lectures, plus ou moins exaltantes et vivifiantes, un apaisement à nos maux. Du Bouddhisme, de Confucius et de Zoroastre, en passant par Moïse et les prophètes d’Israël, par Platon, Marc-Aurèle et les Stoïciens, il arrive Jésus et à l’Évangile, puis à saint François d’Assise et à saint Benoît, nous parle de Mahomet et du Coran. En ce qui concerne les bâtisseurs de félicités terrestres, M. Pierre Paraf les évoque tous et résume leurs doctrines : depuis Rabelais et son Abbaye de Thélème, Montaigne et sa « librairie », Jean Bodin et sa République, Thomas Morus et son Utopie, Campanella et sa Cité du Soleil, il nous conduit, par Spinoza, Fénelon et Fontenelle, par Jean Jacques Rousseau, Montesquieu, Voltaire, les Encyclopédistes, aux systèmes ou doctrines de Babeuf, Saint-Simon, le Père Enfantin, Cabet et son Icarie, Auguste Comte, Proudhon, Charles Fourier avec ses Harmonies, sa théorie de « l’attraction » et sa fameuse Papillonne. Sans méconnaître ce qu’il peut y avoir de juste et de généreux dans certaines de ces doctrines formulées à travers les siècles, c’est avec émotion que, en fermant ce livre, on se répète cette noble parole de saint Augustin qui, si nous avions la sagesse d’y obéir, simplifierait magnifiquement les rapports sociaux : « Pour être heureux, aimons ! Aimons à aimer. »
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Nous avons décerné bien d’autres prix pour des livres intéressants, que l’horaire ne me permet pas d’étudier. Du moins j’ai encore le temps de mentionner la nouvelle œuvre de M. Louis-Jules Arrigon, grand lettré, homme de goût, qui, après nous avoir donné plusieurs livres sur Balzac, ses débuts, ses années romantiques, vient d’en publier un nouveau, aussi remarquable par sa finesse que par l’érudition, Une amie de Talleyrand.
Notons aussi l’ouvrage de M. Jacques Hérissay, les journées de Septembre 1792, où cet historien, rassemblant tout ce qui fut écrit çà et là sur ces terribles journées et y ajoutant le fruit de ses recherches personnelles, nous a donné une étude fort intéressante et définitive sur ces événements.
Nous avons également salué par un prix les travaux de M. Paul Laumonier, professeur à l’Université de Toulouse, qui a consacré une bonne part de sa vie à notre Ronsard et à son cher Vendômois et qui nous a donné une précieuse édition de l’œuvre complète de ce très grand poète.
Le Prix Marcelin Guérin — lui aussi l’un de nos prix importants — est attribué à M. Louis Castex qui, après nous avoir donné un très remarquable livre, intitulé Autour du monde en avion, vient d’en publier un nouveau, plein de ferveur et d’idées, sous le titre l’Age de l’air, où il a étudié, avec une saisissante largeur de vues, avec un sens pénétrant du monde moderne et une préoccupation nationale toujours en éveil, l’avenir de l’aviation commerciale.
Nous avons lu avec non moins de satisfaction le volume que M. Georges Bouchard vient d’écrire sur son compatriote bourguignon, Prieur de la Côte-d’Or, ancien officier, membre puis président de la Convention, membre aussi du Comité de Salut public, où il eut un rôle important dans la préparation de la victoire. Son souvenir est un peu obscurci par la gloire de Lazare Carnot, qui certes en fut le principal organisateur, mais qui, dans l’Histoire, est seul à porter ce beau titre. Prieur de la Côte-d’Or en a d’autres encore à notre estime puisque, après avoir été l’un des fondateurs de l’École polytechnique, c’est lui qui fit adopter officiellement notre système décimal, que nous empruntèrent de nombreux peuples, reconnaissant sa logique si simple et sa commodité.
Par un grand nombre de bons ouvrages, M. Yves Gandon a depuis longtemps déjà retenu l’attention des lettrés. Il publie, cette année, un roman, le Dernier Blanc, qui se rattache aussi bien à la tradition des anticipateurs qu’à celle des moralistes. L’un de nos beaux prix a salué ses indiscutables mérites.
Elargissant la formule de Goethe, « Poésie, c’est délivrance », le comte Robert de Luppé, en un volume dont le titre révèle bien le sujet, Délivrance par la Littérature, étend cette idée à tous les genres littéraires. Dans l’œuvre de Dante, de Racine, comme en celle de Chateaubriand, de Musset, de Lamartine, de Benjamin Constant, il montre comment le caractère et les passions — parfois refoulées — d’un auteur s’extériorisent avec la nature des personnages qu’il crée, des passions qu’il évoque, des images et métaphores dont il se sert.
Pour l’ensemble de leur œuvre, nous avons attribué trois autres prix, fort importants aussi, à M. Gérard Lacaze-Duthiers dont, en un temps où les soucis et les intérêts matériels prédominent, toute l’œuvre philosophique et sociale est consacrée à la défense de l’esprit, à l’ennoblissement intellectuel par le culte de l’Art et de la Beauté ; M. Gabriel Reuillard, romancier de talent, auteur dramatique, voué au journalisme littéraire, défenseur des œuvres originales et des idées généreuses ; enfin à M. Auguste Dupouy, agrégé des Lettres, professeur émérite de première au lycée Louis-le-Grand, romancier, poète et remarquable historien de la littérature, dont deux de ses quatre fils, ayant au cœur le plus tendre et ferme amour de la France, arrêtés pour leur courageuse participation à la Résistance, furent emmenés dans les prisons allemandes où ils sont morts pour la Patrie. Honneur à ces héroïques jeunes hommes ! Honneur à leurs parents-qui ont vécu avec les mêmes sentiments et avec une ferveur pareille les années de la si douloureuse occupation !
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Bien des volumes de vers ont été couronnés. Regrettant de ne les pouvoir rappeler tous, je tiens pourtant, en dépit des minutes qui passent, à mentionner En Exil, poème de la captivité, et On dira plus tard, poème de Résistance et d’espoir, de M. Pierre Grosclaude, prisonnier de guerre, puis, dès le lendemain de sa libération, valeureux combattant des Forces Françaises de l’Intérieur. Eminent professeur de l’Université, il préside aujourd’hui la Société des poètes français où il succède au bon poète Ernest Prévost qui, tout en continuant son œuvre personnelle d’une fort belle tenue, a soutenu et défendu avec dévouement ses confrères pendant toute l’affligeante occupation et jusqu’à ces derniers mois.
Je veux rappeler aussi — parce que c’est un hommage rendu à toute leur œuvre — les prix ou médailles de l’Académie attribués à Mlle Geneviève Duhamelet, qui a si bien compris l’âme enfantine, eut le constant souci des humbles, et dont le talent s’est toujours exercé dans le domaine si humain de la pitié et de charité chrétienne ; puis Mme Raphaelle Manillon, dont les beaux poèmes, très personnels et d’une haute spiritualité, sont: d’un lyrisme frémissant ; et à Mme George-Day, dont la poésie dense et pénétrante a une incontestable distinction de pensée et de forme. Pour sa pièce Joseph, est attribué à M. Jean Berthet le Prix Alfred Mortier, dont la fondation nous permet d’évoquer ici le souvenir de ce regretté poète et dramaturge.
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Après tant de longues et douloureuses épreuves, la France, encore assaillie de tourments moraux et matériels, inquiète pour l’avenir, a un immense besoin du soulagement que la poésie peut offrir aux âmes blessées. Poésie aussi sensible aux émois du cœur qu’aux jeux passionnants et subtils de l’intelligence. Poésie à la fois claire et profonde où, par de saisissantes images et avec des cadences harmonieuses, le lecteur ait l’enchantement de découvrir, transposées en beauté, ses propres impressions d’humanité et de nature, ses douleurs, ses rêves, ses espoirs.
La prose aussi peut être empreinte et riche de poésie. Aujourd’hui que, en attendant les sereines et complètes évocations de l’Histoire proprement dite, tant de pathétiques témoignages viennent de paraître sur la guerre, les souffrances des soldats prisonniers, les tortures infligées aux déportés politiques et raciaux, leur extermination systématique dans les chambres à gaz des geôles allemandes, le public français souhaite de voir naître en abondance des romans qui soient des études de caractères ou de mœurs. Ils montreront la vie de nos contemporains dans l’atmosphère de la société nouvelle, qui, non sans convulsions, s’organise peu à peu — ou plutôt s’esquisse — depuis la Libération.
Mais comme ce public veut garder la force de vaincre les malaises et difficultés qu’il voit grandir sans cesse, il commence à être las des livres qui, sous prétexte de franchise et de résignation aux tristesses actuelles du monde, abaissent, dépriment, découragent et dont, par faiblesse ou snobisme sadique, ou encore par puéril souci de toujours semble « être à la page », certaines personnes, peut être contaminées à l’avance, s’engouent et se pourlèchent.
Au contraire, les vrais lecteurs d’âme et d’éducation. françaises, si épris qu’ils soient de liberté littéraire et parce qu’ils sont soucieux de vérité, appellent de tous leurs vœux des livres, certes riches d’émotions et d’observations humaines, d’imaginations en accord avec le réel, mais riches aussi de la poésie qui tout naturellement s’en dégage, ayant un caractère de noblesse, de grandeur, avec des élans d’enthousiasme, et qui, faisant renaître l’espérance, avivent en nous la fierté d’être des hommes et des femmes de la terre française.
En 1870-1871, au lendemain de notre défaite, dans le souvenir de laquelle les gens de ma génération ont grandi, il y eut, dans le monde des Lettres, un rapide et magnifique sursaut : des écrivains qui semblaient ne pouvoir être et n’avaient été jusqu’alors que des poetae minores, de gentils conteurs, de plaisants auteurs dramatiques, sentirent le devoir et eurent l’ambition de s’élever jusqu’à des œuvres fortes et se mirent à faire jouer les grandes orgues.
Je ne suis certes pas de ceux qui pensent que les douleurs publiques ou privées soient les meilleures inspiratrices. Mais je constate un fait historique. Et de tout mon cœur je souhaite que, certes, bien plus accablant et tragique, notre désastre de 1940 suscite un pareil effort, vers la grandeur.
Il est vrai que, à cette époque, en moins de deux ans, les ruines furent relevées, nos finances restaurées, qu’un vaste emprunt, habilement préparé et conduit, avait permis beaucoup plus tôt qu’on ne l’espérait le paiement d’une rançon alors jugée écrasante et, par conséquent, la libération du territoire ; que notre administration réorganisée fonctionnait avec méthode, honnêteté, discipline, sans pléthore, sans intrus ni profiteurs inexpérimentés ; que la loi de 1872 venait de reconstituer une très forte Armée, capable de nous défendre contre toute convoitise nouvelle. Ainsi que le gouvernement, les représentants du peuple qui siégeaient à l’Assemblée nationale, à droite comme à gauche, pensaient avant tout à la résurrection du pays, même avec des conceptions différentes sur les moyens d’y parvenir. Et deux ans plus tard ils votaient cette Constitution de 1875, si injustement décriée et si aisément perfectible, qui devait assurer à la France soixante-cinq ans d’ordre dans la liberté, de prospérité, de bonheur, qui lui permit de faire prévaloir, en un quart de siècle, la civilisation française sur de vastes territoires à travers le monde et de maintenir, sous de grands chefs, une grande armée, victorieuse en 1918.
Hélas ! Le cataclysme, qui a bouleversé le monde, fut si terrible que ses conséquences se prolongent. Espérons, néanmoins, dans les rapports internationaux, dans la vie politique et sociale de notre pays, un rétablissement de l’équilibre si nécessaire à l’essor des Lettres et des Arts, au tranquille travail créateur.
Comme Français d’abord, puis comme écrivains, nous appelons de tous nos vœux la Paix, si lente à vraiment renaître et le règle absolu de la Liberté, avec l’ordre qui en est la sauvegarde.
La Paix, si désirée, que l’aveuglement, les dissensions, les intérêts égoïstes de certaines nations retardent à l’heure actuelle et déjà, peut-être, compromettent pour l’avenir.
La Liberté individuelle, la Liberté de pensée, d’expression écrite ou parlée, de croyances, d’enseignement, sans lesquelles un peuple comme le nôtre ne peut pas vivre. La Liberté qui n’est complète, que si chacun de nous parvient à n’être l’esclave de ses propres parti-pris, à toujours respecter celle d’autrui, que s’il s’accorde ainsi à lui-même, la Liberté avant de l’attendre des Pouvoirs publics.
C’est dans une Paix, pour longtemps rétablie et avec le-bienfait de la Liberté reconquise, — grâce à laquelle s’avive en nous le sentiment de notre dignité et de nos devoirs, — que la Littérature française contribuera, par de beaux livres, à maintenir chez nous une haute vie intellectuelle et, au dehors, le prestige de la France.