ACADÉMIE FRANÇAISE
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 19 DÉCEMBRE 1929
RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1929
DE
M. RENÉ DOUMIC
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
MESSIEURS,
Qu’on dise encore que l’Académie française n’a pas le sens de l’actualité ! Alors que de tous côtés on se préoccupe de célébrer dignement le centenaire de notre conquête algérienne, elle décerne un de ses prix les plus importants, un prix décennal, à l’ouvrage de M. Stéphane Gsell sur l’Afrique du Nord, un de ces grands livres qui emplissent toute une vie laborieuse et qui sont destinés à durer, comme de solides et nobles monuments.
Ancien élève de l’École normale supérieure, puis de l’École de Rome, M. Gsell, nommé professeur à l’École supérieure des Lettres, devenue depuis l’Université d’Alger, comprit tout de suite que l’Afrique ancienne ouvrait à son activité d’archéologue et à sa science d’historien, une carrière immense et magnifique. Dès cette époque, il annonçait sa maîtrise et révélait sa haute compétence, en écrivant sa thèse latine sur les résultats des fouilles qu’il venait d’exécuter à Tipasa de Mauritanie, à quelques kilomètres de Cherchell.
On peut dire que, pour son coup d’essai, il avait ressuscité une ville tout entière. Aujourd’hui que, par une coupable négligence, on a laissé la ville antique se réenterrer, on ne peut plus se faire une idée de ce qu’était alors Tipasa de Mauritanie ramenée à la lumière par Stéphane Gsell. J’ai consulté à ce sujet le prestigieux évocateur qu’est notre confrère M. Louis Bertrand, l’Africain. Il m’écrit : « On se promenait, des remparts et des abreuvoirs publics, des nymphées et des thermes à la colline des temples et aux Basiliques. On parcourait la nécropole chrétienne, avec ses sépultures, ses chapelles, son baptistère, son mobilier funéraire et ses mosaïques aux figures et aux inscriptions si émouvantes. C’étaient les catacombes romaines, à ciel ouvert et quel ciel ! au bord de la mer, aux flancs d’une colline tout embaumée de cistes, de myrtes et de romarins. Mais, aux yeux de l’archéologue, ce qui l’emportait encore sur la beauté et le pittoresque d’un tel cadre, sur l’intérêt des objets et des monuments découverts, c’étaient les conclusions historiques qui se dégageaient de ces fouilles : une fois de plus, il s’avérait que l’Afrique romaine avait connu une civilisation et une prospérité urbaine comparables à celles des provinces les plus fortunées et les plus brillantes de l’Empire.
À partir de ce moment, les travaux de Stéphane Gsell s’intensifient et son activité scientifique embrasse l’ancienne Afrique tout entière. Non seulement il établit le bilan de ses propres découvertes, mais il dresse le catalogue de tout ce qui a été découvert avant lui : il résume le labeur, déjà énorme, de ses prédécesseurs. Tout ce formidable travail s’est condensé dans des séries d’ouvrages spéciaux qui s’intitulent : Recherches archéologiques en Algérie, surtout dans Les monuments antiques de l’Algérie, qui sont une véritable encyclopédie de l’archéologie africaine.
Ainsi préparé, il pouvait aborder avec une compétence exceptionnelle ce qui a été l’œuvre capitale de sa vie : je veux dire cette Histoire ancienne de l’Afrique du Nord, dont il a déjà publié les huit premiers tomes et à laquelle l’Académie française vient de décerner le prix Jean Reynaud.
C’est une vaste entreprise, qui fait songer à M. de Buffon et à ses Époques de la nature. Disons même qu’elle a quelque chose d’héroïque, car un tel sujet embrasse des siècles et des millénaires. Comme les révolutions du globe, il se développe immensément dans l’espace et dans le temps. C’est toute l’Afrique, — au sens très précis et très spécial que les anciens donnaient à ce mot, — c’est- à-dire toute la région qui s’étend depuis la Cyrénaïque jusqu’aux ultimes confins du Maroc et des déserts sahariens. L’auteur part des temps préhistoriques, avec le dessein de ne s’arrêter qu’à la conquête arabe ; périodes qui ne peuvent guère s’évaluer qu’en chiffres astronomiques, et qui, en tout cas, englobent au moins dix siècles d’histoire. Ajoutons que, pour la période historique elle-même, les documents sont peu abondants et que, sauf de rares exceptions, il s’y mêle toute espèce d’éléments légendaires ou mythologiques. Il a d’abord fallu passer au crible d’une critique sévère ces documents trop souvent suspects. On peut même trouver que M. Gsell a exagéré, à cet égard, la sévérité des bonnes méthodes. Du moins sommes-nous sûrs, avec un tel guide, de ne pas être abusés par des mirages. Il ne nous apporte que le certain ou le vraisemblable. Est-il besoin d’ajouter que ces certitudes ou ces vraisemblances se réduisent, en somme, à peu de chose ? L’auteur a dû suppléer à l’histoire par l’archéologie. En ce domaine. M. Gsell est un maitre incontesté.
Et c’est encore M. Louis Bertrand qui nous fournit sur cette œuvre considérable la conclusion la plus autorisée. Il m’écrit : « Non seulement M. Gsell a capitalisé tout l’effort accompli depuis bientôt un siècle par plusieurs générations d’érudits, et, comme un autre saint Thomas, dressé la Somme de l’archéologie africaine, mais il a lui-même prodigieusement augmenté ce capital de science. Son labeur à lui est quelque chose de plus énorme que celui de tous ses prédécesseurs réunis. Il est aujourd’hui la grande autorité pour tout ce qui touche à l’histoire de l’Afrique ancienne. Il s’y est taillé, comme Rome elle-même, un véritable empire. Et, ce faisant, on peut dire qu’il a créé une conscience africaine. Avant lui, les Africains, ou ne savaient rien, ou n’avaient que des notions incertaines et confuses sur leur, passé. Désormais, grâce à Stéphane Gsell, le mystère de leurs origines est, en grande partie, éclairci. Le présent lui-même s’illumine à la clarté de cette lointaine histoire... »
Le prix Gobert a été décerné à l’Histoire diplomatique de la France de M. René Pinon, qui fait partie de cette grande Histoire nationale de la France, que notre confrère, M. Hanotaux, a réussi à mener à bonne fin en quelques années, avec ce sens des réalisations et cette ardeur juvénile qui font notre admiration.
Pour rédiger cette histoire de la diplomatie française à travers les siècles, nul choix ne pouvait être meilleur. M. René Pinon n’est pas de la carrière, et c’est cela seulement qui étonne. Il est un diplomate in partibus. Si nous voulons savoir quelles sont les qualités requises chez un diplomate, nous ne le demanderons ni à l’auteur de La Carrière, ni à ceux des Précieuses de Genève. Mais il semble bien que la première soit la connaissance de l’histoire, et j’ajoute de la géographie. On ne s’improvise pas diplomate. Si je le dis, c’est qu’on semble aujourd’hui, dans les Conseils des Nations, l’oublier un peu. Connaître les pactes anciens et les traités, cela ne suffit pas, et il est bon d’avoir, comme l’artificieux Ulysse, visité les villes et connu les mœurs de beaucoup d’hommes. M. René Pinon a eu de bonne heure le goût de l’histoire : il est un grand voyageur et a parcouru dans tous les sens ces Balkans où se trouve le nœud de tant de problèmes contemporains. Il y faut enfin, il y faut surtout cette finesse de tact, cette pénétration qu’a si bien définie dans son petit livre sur le Diplomate, un pur chef-d’œuvre d’expérience et d’esprit, notre confrère M. Jules Cambon, et qu’il a lui-même si bien personnifiée et pratiquée pour le plus grand profit du pays... J’ai défini quelques-unes des qualités dont est fait le beau talent de M. René Pinon.
Dans ce livre d’une science si précise et sous lequel on sent la solidité d’une documentation si riche et si sûre, on a la joie de suivre une idée générale et d’embrasser d’une vue d’ensemble une longue perspective. Car il a pour objet de montrer la continuité dans l’histoire de cette haute personnalité nationale qu’est la France. Nous la voyons vivre à travers les siècles. Nous démêlons les influences qui s’exercent sur elle, le sol, le climat, la race, les conditions économiques. Mais l’auteur n’admet pas que tout s’explique par ces conditions matérielles, ni surtout qu’elles agissent avec un caractère de nécessité. Il fait la part de l’accident. Il fait surtout, et j’y insiste, celle des individus, restitue leur somme d’influence, souvent considérable, aux fortes personnalités et à leur puissante action créatrice. Vous connaissez le système qui consiste à humilier le génie au profit de la foule. Un poème serait l’œuvre non d’un grand poète mais de la foule ignorante ; l’histoire serait faite par l’aveugle instinct des peuples, non par la volonté clairvoyante des chefs qui les conduisent. Cela plutôt que de s’incliner devant la supériorité de quiconque dépasse le commun et médiocre niveau ! Telle est l’absurdité à laquelle conduit la manie envieuse et niveleuse. Dans l’Histoire diplomatique, un Richelieu, un Mazarin, un Napoléon apparaissent en plein relief et ce n’est pas un des moindres attraits de ce livre.
De cette vue large et compréhensive jetée sur notre histoire diplomatique, une leçon se dégage. C’est que la politique extérieure met en jeu toutes les énergies d’une nation ; elle est le point d’aboutissement et de conséquence de toutes les autres branches de la politique : pas un acte de notre politique intérieure qui n’ait en elle son écho. Nos hommes politiques sont-ils suffisamment pénétrés de cette élémentaire vérité ? Peut-être feraient-ils l’économie de quelques folies s’ils songeaient qu’ils les commettent sous l’œil — et au profit — de l’étranger.
M. François Charles-Roux dont l’Académie couronne le volume intitulé Trois Ambassades est, lui, un diplomate de carrière. Dans tous les postes diplomatiques où il a été depuis vingt-sept ans, il s’est fait une règle d’étudier un sujet, dont il complétait ensuite l’étude avec le secours des archives françaises. Ainsi, à Saint-Pétersbourg, il a étudié les rapports de la France avec la Russie sous le Second Empire français, d’où est résulté son livre sur Alexandre II, Gortchakoff et Napoléon III. À Constantinople il a étudié nos rapports avec la Syrie et la Palestine sous l’ancien Régime, d’où est résulté son livre sur les Échelles de Syrie et de Palestine au XVIIIe siècle. Au Caire, il a étudié les Origines de l’Expédition d’Égypte.
Se trouvant à Londres pendant les semaines tragiques qui ont précédé la guerre, il a noté les péripéties de ce grand drame, telles qu’elles lui sont apparues en Angleterre ; puis, envoyé à Rome où il est resté près de neuf ans, il a réuni les matériaux de la même étude pour l’Italie. Depuis lors, il a complété ce travail en mettant à contribution les souvenirs que notre ancien ambassadeur à Berlin, M. Jules Cambon, a bien voulu évoquer pour lui. Il a réuni ces études dans son volume Trois ambassades françaises à la veille de la guerre, qui présente le même spectacle vu de Londres, de Berne et de Berlin. C’est là un aspect de la guerre de 1914 peu connu, et que M. François Charles-Roux nous révèle, avec cette aisance et cette souplesse qui caractérisent son talent, dans un livre que consulteront tous ceux qui aiment à entrer dans les coulisses des événements mondiaux.
On ne se fût pas imaginé facilement que Marguerite de Navarre, la Reine Margot d’Alexandre Dumas, méritât un gros volume. Nous nous figurons une petite princesse, de mœurs faciles, traversant, insouciante et frivole, un âge tragique et à lui voir consacrer un ouvrage si considérable, on serait tenté de se rappeler le mot de notre regretté confrère Émile Faguet, à propos d’un autre gros volume sur une autre jolie femme : une pierre de taille sur une fleur. On aurait tort. M. Mariéjol, qui connaît mieux qu’aucun historien le XVIe siècle français, a rencontré cette petite Marguerite mêlée, quarante ans, à tous les événements de son temps.
Elle était la fille de Henri II et de Catherine de Médicis. M. Mariéjol nous avait déjà donné sur celle-ci un volume important, mais le sujet en valait vraiment la peine. Il y a un amusant contraste entre la mère et la fille : l’une a vraiment, à maintes reprises, dirigé et créé les événements ; l’autre n’en a été fort souvent que le jouet.
Mariée, après une jeunesse assez tumultueuse, au jeune Henri de Navarre elle eut la nuit de noces la plus sinistre, celle de la Saint-Barthélemy, et, dès l’abord, l’événement faillit rompre ce mariage purement politique. Le jeune Béarnais, que Catherine de Médicis avait voulu ainsi ligoter, voulut tout casser. Par quel miracle de politique la reine mère arriva à éviter cette rupture, il faut le demander à Machiavel, qui précisément avait dédié son fameux livre au père de Catherine. La petite princesse, un instant laissée à Paris, non seulement resta reine de Navarre, mais alla rejoindre Henri dans ses minuscules États.
Le jeune roi de Navarre était en rude montagnard, hâlé et tanné à vingt ans, court de taille, carré d’épaules, de façons presque grossières et de tenue détestable — au demeurant le moins fait pour plaire à cette jeune femme, élégante, raffinée, cultivée d’ailleurs et même un peu précieuse. Mais, par ailleurs, il lui fut si fréquemment infidèle, et avec tant d’éclat, que celle-ci semble à M. Mariéjol excusable de s’être laissée aller, de son côté, à quelques écarts. Ce n’était pas un ménage patriarcal, il s’en faut de tout. Mais par un concordat tacite, — le concordat des yeux fermés, — ils restèrent, si l’on petit dire, unis par des liens si peu rigoureux. Marguerite tint, à Nérac, une jolie petite cour de beaux esprits où, de temps à autre, Henri venait jeter quelque désordre.
Vingt-cinq ans cependant, cette singulière union servit de grands desseins politiques. Margot fut l’intermédiaire des négociations entre la Cour de France et le Béarnais qu’elle empêcha, en ne jouant qu’un rôle de séditieux, de compromettre l’avenir. Un moment arriva où Henri, porté au trône de France, fut appelé à jouer un rôle de tout premier plan, puisqu’il s’agissait tout simplement de tirer notre pays de l’abîme. Il y parvint, mais l’événement allait tourner assez mal pour Margot.
Henri IV à peine sur le trône, et à peine commencée l’œuvre de restauration, elle dut en effet, s’y sacrifier. Il fallait que l’œuvre ne fût pas exposée à sombrer, et, pour cela, que le roi eût un fils. Or, Marguerite n’avait pas donné d’enfant au Béarnais. La France demandait à Marguerite de céder la place. Elle le fit avec infiniment de bonne grâce et facilita tout.
Principes ni scrupules ne gênaient cette princesse, mais elle était, somme toute, une bonne fille. Mêlée à des événements qui la dépassaient de beaucoup, elle se trouva travailler au bien du pays. Le livre que M. Mariéjol lui a consacré la déborde aussi. Marguerite n’est que le prétexte à un très bel ouvrage, nourri et pittoresque, sur la seconde moitié du XVIe siècle. Il pourrait plus justement s’intituler : Autour de Margot. Ses divers mérites lui ont valu un important prix d’Académie.
De même, voici toute l’histoire du parti protestant au XVIe siècle groupée par M. Armand Garnier autour d’Agrippa d’Aubigné. C’est de coutume le poète des Tragiques qu’on envisage dans le rude partisan. En considérant en lui surtout l’auteur de l’Histoire universelle, M. Armand Garnier, dans ses trois forts volumes, a exploré un vaste domaine et apporté une précieuse contribution à l’histoire du protestantisme.
Aux années qui ont précédé la guerre une jeune réputation se levait, celle d’un mystérieux personnage, qui signait du pseudonyme d’Agathon de courageux livres : l’Esprit de la nouvelle Sorbonne ; les Jeunes gens d’aujourd’hui. De toute évidence, cet Agathon ne pouvait être qu’un jeune homme, de ceux qui étaient pénétrés de l’esprit de Maurice Barrès. C’étaient, en fait deux jeunes gens, dont l’un était, Alfred de Tarde, et l’autre cet Henri Massis auquel l’Académie décerne son grand prix de Littérature.
Avec une persévérance et une fermeté de principes qui sont rares aujourd’hui. M. Henri Massis a donné, depuis lors et pour son compte personnel, une série de livres d’une parfaite unité. Ses jugements, par leur franchise un peu rude, tranchent sur la trop fréquente complaisance de la critique d’aujourd’hui. Le livre sur la Vie d’Ernest Psichari est un hommage au héros que nous avons tous pleuré, et aussi à cette élite d’une jeunesse enthousiaste et patriote, qui était celle même dont Massis faisait partie. Aujourd’hui il publie un livre qui est un acte : la Défense de l’Occident. Il y regarde en face un des phénomènes les plus considérables et le plus gros de menaces, nous assistons depuis le grand bouleversement de la guerre. L’Orient, instruit à notre école, se dresse contre nous pour nous battre avec nos propres armes. C’est toute notre civilisation chrétienne et gréco-latine qui est visée. Le péril principal lui vient de cette Russie formidable et désastreuse, qui, après deux siècles où elle s’est à contre cœur prêtée à notre civilisation, retourne à ses origines asiatiques. Hélas ! il trouve des complices même parmi les nations européennes qu’il menace. C’est contre l’agression des uns, contre l’aveuglement des autres qu’Henri Massis sonne l’alarme.
Puisse sa voix être entendue ! Puissent les nations d’Occident, si disposées toujours à ignorer ce qui troublerait leur quiétude, comprendre enfin que ce qui est en question c’est tout le patrimoine séculaire dont nous autres Européens nous vivons aujourd’hui, que l’ennemi est à nos portes, qu’on ne peut ajourner indéfiniment les travaux de défense, qu’il ne suffit pas de détourner sa pensée d’un cataclysme pour que ce cataclysme ne se déchaîne pas, et que lorsqu’un désastre a été annoncé sans que rien fut fait pour le conjurer, la responsabilité encourue est immense — et impardonnable.
Et voici, pour le prix du Roman, un écrivain qui ne ressemble guère au type classique de l’écrivain qu’on se représente volontiers assis à sa table studieuse dans L’atmosphère recueillie et le silence du cabinet de travail. À vingt ans, M. André Demaison ayant ramassé tous ses capitaux qui se montent à une somme de deux cents francs, s’embarque pour le Sénégal, fonde des comptoirs pour une Société, explore la Guinée française, la Guinée portugaise, la Haute Gambie. Il fait tous les métiers : transports fluviaux, construction de bâtiments, organisation de flottilles, mécanique, commerce, quoi encore ? Dans ses voyages, du Sénégal au Soudan, il n’a pas besoin d’interprète. Avec sa merveilleuse faculté d’assimilation, il a appris les langues de là-bas. Langues fort belles et complètes. assure-t-il, et nous serions un peu embarrassés pour le contredire. La littérature nègre est, parait-il, au-dessus de l’art nègre : croyons en sur parole un homme qui « pense directement en ouolof. » Ses loisirs, il les consacre à la chasse. Il a sur la conscience le meurtre de plus d’une de ces bêtes qu’il tenait alors pour sauvages et pour lesquelles il devait plus tard éprouver tant d’aminé : gracieuses antilopes, douces panthères, buffles et sangliers généreux. Il n’y pense pas sans regret. Seules n’ont pas amolli son cœur les larmes des crocodiles dont il a dépeuplé les rivières. Et vous voyez comment s’ébauchait peu à peu en lui ce Livre des bêtes qu’on appelle sauvages, un livre qui nous manquait et où André Demaison n’imite personne et ne relève que de ses souvenirs, de sa vision du paysage africain et de sa sensibilité.
Le prix Broquette-Gonin, très important par l’esprit dans lequel il fut créé et par la dotation que son fondateur lui réserva, l’est devenu plus encore par les mérites des écrivains réputés auxquels l’Académie française l’a jusqu’à présent attribué. Elle le décerne, cette année, au savant M. Émile Magne qui, depuis ses débuts dans les Lettres, s’est consacré à l’étude et à l’évocation du XVIIe siècle.
Explorateur perspicace et patient des archives, des vieux dossiers inconnus qu’il excelle à découvrir dans les très anciennes études notariales de Paris et de nos provinces, M. Émile Magne joint à une documentation prise aux sources les plus authentiques, le don précieux qui consiste à recréer la vie d’après les vieux papiers. On le lit toujours avec autant d’intérêt et de plaisir que de profit.
Ses études sur les hommes et les femmes du XVIIe siècle sont d’un rare intérêt. Il en dessine les figures d’un trait expressif et juste. Tels les saisissants portraits de Mme La Fayette — et à son ombre, l’intéressante figure de son mari, si négligé et mal connu — de Scarron, de Tallemant des Réaux, de Voiture, de Ninon de Lenclos, etc...
À chacun de ses modèles M. Émile Magne a consacré des livres attachants, pleins de détails significatifs et pittoresques. Et, autour d’eux, c’est toute la société de l’époque qui, reconstituée avec exactitude, finesse et mouvement, s’agite, aime, papote, intrigue, se divertit.
L’ensemble de ces livres constitue une excellente préparation à cette Histoire générale des Mœurs au XVIIe siècle, que M. Émile Magne est depuis plusieurs années occupé à écrire. L’hommage de l’Académie française est la meilleure preuve de l’intérêt qu’elle attache à la publication de ce grand ouvrage.
Le prix Née est allé à notre brillant confrère parisien. M. Franc-Nohain. Tour à tour critique, romancier, poète, fabuliste qui, dans le pays de La Fontaine, n’a pas craint de s’aventurer dans le domaine charmant de la Fable et y a fait mainte spirituelle rencontre, conférencier qui a obtenu en France et hors de France les plus beaux succès, critique de théâtre, — et on sait ce qu’est devenu aujourd’hui ce dur métier par suite de l’actuelle multiplication des théâtres, — secrétaire général d’un grand quotidien, M. Franc-Nohain a éprouvé le besoin, au milieu de ce tourbillon, non certes de s’arrêter. — dans notre carrière, on ne s’arrête pas, — mais de jeter un regard sur le chemin parcouru, et avant que n’arrive la vieillesse que l’on dit chagrine de nous donner le fruit de son expérience. Le livre qu’il a intitulé l’Art de vivre, est un livre plein de souvenirs, livre point livresque, mais qui a la saveur de la vie, et qui plaît d’abord par sa sincérité ! Certains disent que l’expérience et ses fameuses leçons n’ont jamais servi à personne, et pas plus à autrui qu’à nous-mêmes : M. Franc-Nohain les laisse dire. Écoutons-le donner de l’art de vivre des définitions qui, certes, n’ont rien de chagrin : « L’art de vivre, c’est l’art de se survivre dans la mémoire de ceux que nous aimons et qui nous aiment... » « Préparer le souvenir que nous laisserons après notre mort, voilà la grande affaire de notre vie... » « L’art de vivre, c’est de s’efforcer à embellir sa vie et celle des autres... » Souhaitons que nombreux soient ceux qui viendront apprendre l’art de vivre auprès d’un maître si averti et si bienveillant.
Le prix Vitet récompense une belle et féconde carrière d’écrivain, celle de M. André Lichtenberger, qui se repose de savantes études économiques et sociologiques en écrivant sur les enfants des livres qui réjouissent les parents et qui sont célèbres.
Et pour la première fois qu’il est décerné, le prix Émile Faguet l’est, comme Faguet l’eût souhaité, à un universitaire des plus distingués, M. Auguste Dupouy.
Mais voici un livre qu’on lit, la gorge serrée, étreint on ne sait si c’est plus par l’angoisse ou par l’admiration : c’est le livre que sous le titre de l’Épopée marocaine, Mme Henriette Celarié consacre aux officiers, aux soldats. Qui, lors du soulèvement d’Abd-el-Krim, dans la campagne du Rif, ont défendu les petits postes avancés du Maroc., fragile barrière contre les incursions de l’ennemi. Si les héros de la grande guerre ont leurs noms inscrits dans toutes les mémoires, ceux de cette petite guerre, qui n’en fut pas moins une guerre dure et cruelle, sont restés obscurs. Mme Celarié a pensé que de les tirer de cette obscurité, c’était un devoir. En des pages sobres, précises et d’une émotion contenue, elle nous dit ce qu’ont fait là-bas ces enfants de France dont quelques-uns étaient presque des enfants.
Au poste de l’Aoudour, privé de tout, sans ressources, sans eau, sans sommeil, le lieutenant Franchi soutient un siège de cinquante-deux jours, et, sur l’ordre de se replier, ramène avec lui tous .les blessés.
Le poste de Ben-Derkoul, est tenu par un sous-lieutenant : Pol Lapeyre, vingt ans. Toute résistance devenue impossible, Pol Lapeyre a déclaré : ils ne nous auront pas vivants. Et, de fait, au moment où le premier Rifain pose le pied dans le poste, une explosion formidable retentit. Tous ont péri... Saluons ce héros de vingt ans ! Au nom des d’Assas et des Latour d’Auvergne joignons celui, dont la gloire est aussi pure, de Pol Lapeyre.
Le poste de Bibane est confié à un sergent de vingt-trois ans, Bernez Cambot... Quand nos artilleurs rentrèrent dans le poste reconquis, un spectacle poignant les attendait. Couchés les bras en croix, les corps des défenseurs gardaient la même place qu’ils avaient occupée à leur poste de combat. Tous s’étaient défendus jusqu’à la mort, Le capitaine Amanton a écrit dans son rapport : « C’est plus beau que Sidi-Brahim : il ne faut pas que cette poignée de braves demeure dans l’ombre. »
Au poste d’Aïn-Matouf, c’est un simple soldat de 2e classe qui révèle l’âme d’un chef. Louis Berger est un petit paysan, figure ronde et rougeaude, doux comme une fille, timide, aucunement débrouillard, et dont on avait renoncé à faire un caporal. Le commandant du poste, le sergent Magnien, ayant été tué, Berger, seule Européen au milieu des tirailleurs sénégalais, prend le commandement. Pendant quinze jours il est partout, il veille à tout ; il résiste avec sa poignée d’hommes. Et il forme, cet entant de la campagne, ce projet d’une suprême élégance guerrière ; rendre les honneurs funèbres au sergent Magnien tombé lors du combat. Il parvient en rampant au corps de son chef et le ramène. Quand le groupe qui doit le remplacer arrivera, il lui remettra le poste intact.
En tête du livre de Mme Célarié, le maréchal Pétain a mis ces belles paroles : « Il m’est arrivé souvent de me pencher au chevet d’un héros expirant et, pendant que j’attachais sur sa poitrine ensanglantée la croix des braves, de ne point trouver l’expression capable de rendre ma profonde gratitude.
« Alors, une de ces femmes qui excellent à comprendre et à soulager la souffrance venait à mon aide. Son cœur lui inspirait les paroles qui faisaient rayonner dans les yeux du moribond la fierté d’une distinction si noblement acquise.
« Combattants du Maroc, vous qui avez si généreusement prodigué votre sang dans les combats d’une guerre terrible, vous qui n’avez pas connu la récompense de vos exploits, c’est encore la voix si délicatement compréhensive d’une femme qui vient, en ces pages émouvantes, dire les mots que vous méritez et que vous attendez. » L’Académie, en couronnant le livre de Mme Celarié, s’est associée à l’hommage du grand chef.
Le prix de Langue française, destiné à récompenser les efforts faits pour la propagation de la Langue française à l’étranger, est attribué, une fois de plus, à des ordres missionnaires. Qui ne connaît la société des Missions africaines de Lyon ? Elle est au premier rang de ces missionnaires auxquels, dans un document fameux qui date d’hier, des hommes de toutes les confessions, de toutes les opinions, de tous les partis politiques rendaient un hommage unanime, un hommage d’union sacrée, parce que, dominant tout ce qui nous divise, ils ne voulaient envisager que l’intérêt français.
De toutes les œuvres que multiplie le dévouement des missionnaires de Lyon, je ne parlerai que d’une seule, la dernière née, la plus modeste, mais si curieuse, si féconde ! Il s’agit d’une Revue, la Reconnaissance africaine, qui est née et qui a grandi au Dahomey. Elle a été fondée par l’admirable Père Aupiais, à l’occasion de la construction d’un monument aux soldats français morts au Dahomey, dans la lutte contre Behanzin. Ce monument a été élevé aux frais des indigènes. La Revue est une revue régionaliste, rédigée par des indigènes, séminaristes, instituteurs, employés, qui voulaient lutter en faveur de la littérature orale de leur pays, de leurs traditions séculaires et de l’art local, pour conserver ce qu’il y avait de meilleur chez eux, et ne pas mériter le reproche d’être des déracinés. N’est-ce pas là un magnifique exemple de la largeur d’esprit de ces apôtres, qui ne demandent aux populations qu’ils évangélisent, que les sacrifices indispensables pour les mener au Christ ?
Non moins active, la Congrégation des Sœurs de charité dominicaines de la Présentation de Tours, a été, elle aussi, récompensée sur le prix de Langue française. C’est une des plus vieilles familles religieuses de chez nous, puisqu’elle est née autour de Versailles en 1684. Pendant ces deux siècles et demi, elle n’a cessé de multiplier les œuvres de zèle et d’assistance en France et à l’étranger. De sa magnifique histoire je ne détacherai qu’une page, relative à la guerre de 1870, illustrée par un tableau du peintre Grolleron, devant lequel les hommes de mon âge se souviennent de s’être arrêtés avec émotion au Salon de 1888. Une charrette chargée de blessés, conduite par des uhlans passe devant une maison près de Janville. Mère Saint-Henri se précipite à la bride du cheval. « Charretier, arrêtez ! — Mais, madame, que faites-vous là ? J’ai ordre de conduire les prisonniers à Janville », réplique l’officier prussien. « Monsieur, riposte mère Henri, ces prisonniers sont blessés ; ils ne vous appartiennent pas ; ils sont à moi... Charretier, dételez. » Et le charretier détela.
Parmi les médailles décernées, sur le prix de Langue française, j’ai plaisir à distinguer celle qui est attribuée à un éminent diplomate étranger, le comte Ehrensvärd, ministre de Suède. Notre littérature française n’a pas de connaisseur plus éclairé et pas de plus fervent ami que le comte Ehrensvärd. Non content de traduire nos poètes modernes dans sa langue maternelle, et l’on sait quelle est la difficulté à faire passer dans une langue étrangère l’arôme insaisissable de la poésie, — le comte Ehrensvärd a consacré à nos meilleurs écrivains des études critiques qui sont des modèles du genre de l’Essai. Je suis particulièrement heureux d’être auprès du comte Ehrensvärd, l’interprète de l’Académie et de sa gratitude.
Et il va falloir encore une fois que je me sépare de ma tâche après n’en avoir rempli qu’une trop faible partie. Je ne la quitterai pas cependant sans vous avoir signalé la question que soulève un savant livre de Mgr Moissenet sur la Prononciation du Latin. Ah ! que ce livre vient à son heure et combien sommes-nous de Français lettrés qui avons salué son apparition avec une sorte de soulagement ! Depuis ces derniers temps, en effet, nos oreilles sont blessées, nos esprits attristés par des sons où nous ne reconnaissons plus l’harmonie des syllabes latines. Un ou agressif remplace l’u auquel nous sommes depuis toujours habitués. Ni les amis de Virgile ne le reconnaissent dans le Tityre fou patoutoe recoubans, ni les fidèles ne subissent sans chagrin le Dominous vobiscoum, auquel répond, pareillement défiguré le Et coum spiritou touo… « Mais, dira-t-on, si les Latins prononçaient ainsi ? » Or, justement ! rien ne prouve qu’ils l’aient jamais ainsi prononcé. C’est ici qu’intervient le livre de Mgr Moissenet établissant, de façon indiscutable, que, pour n’en pas dire plus, on n’en sait rien.
De sa savante argumentation, voici ce qui ressort : « Les langues sont des organismes vivants et, comme tels, en continuelle transformation. Ce qui préside à leur évolution, ainsi que l’a montré le savant abbé Rousselot, c’est tout à la fois l’esprit et l’organe vocal des peuples qui les emploient.
« Le latin, sous la forme où nous le lisons dans Cicéron et dans Virgile et sous les espèces du latin d’église, est une langue morte ; il est au contraire une langue qui continue de vivre sous les formes de l’italien, du français, du provençal, de l’espagnol, du roumain, etc. Toutes ces langues, au cours des siècles et au gré de la vie des peuples, ont évolué, c’est-à-dire ont perdu des éléments phonétiques et en ont créé de nouveaux. Pourquoi l’une d’entre elles et pourquoi spécialement l’italienne aurait-elle le privilège d’imposer sa prononciation actuelle au latin d’église ou au latin classique ? Quoi qu’on fasse, on aboutit toujours à une prononciation conventionnelle ».
Mgr Moissenet n’a aucune peine à démontrer que l’u latin ne se prononçait pas toujours ou, mais souvent o, notamment dans les brèves ; que toutes les langues latines modernes ont adouci l’ou guttural pour le transformer en o ou en u et parfois en e ; que l’italien a fait cette transformation en o dans nombre de mots, tandis que le français y passait de l’u latin à l’ou ; giorno (jour), bocca (bouche), orso (ours), etc. Il est douteux que la prononciation italienne restitue la prononciation antique ; il est certain qu’elle nous déroute et nous désoblige.
Ces conclusions sont celles du bon sens ; et puisque, par chance, elles s’accordent avec celles de la linguistique réjouissons-nous de cette heureuse rencontre. Rejetons une innovation que rien ne justifie. Ne délaissons pas notre traditionnelle prononciation du latin. Continuons sans scrupule à goûter l’harmonie d’une période cicéronienne et la musique d’un vers de Virgile, de la même manière que l’ont fait nos aînés, qui depuis si longtemps s’en sont enchantés. Une Association pour le maintien de la prononciation française du latin s’est formée, que l’Académie se plaît à saluer. Comptons sur elle pour écarter le cauchemar de cette prononciation dont on ne sait si elle est plus italienne ou plus germanique. Le latin prononcé à la française fait partie du patrimoine français.
Et je tiens à faire entendre ici le nom de Jean de La Ville de Mirmont, à qui l’Académie décerne le prix Davaine de poésie. Il appartenait à une de ces familles de gentilshommes français, qui ont consacré leur vie à se dévouer pour le pays et à cultiver les belles-lettres. Un de ses aïeux a fait partie de notre Compagnie. Son arrière-grand-père fut célèbre comme auteur tragique, dans les premières années du siècle passé. Son père est mort à la tâche, n’épargnant aucune fatigue pour se consacrer, pendant plus de quarante ans, à son œuvre de professeur d’Université. Jean, lui a été tué face à l’ennemi, au cours de novembre 1914, quelques semaines seulement après avoir achevé ses premières œuvres. Il a connu le devoir, l’amitié et les espérances. Mais il n’a point connu la renommée. Sa mère la lui a donnée, et le lendemain de sa mort patriotique a été pour son nom le commencement de la célébrité. Car Mme de La Ville de Mirmont, avec une patience et une intelligence admirables, a réuni et publié ses poésies et ses contes.
Et quand le public français a lu ces vers, empreints de noble mélancolie, de nostalgie des années qui passent, de l’élan vers les horizons lointains, mais aussi de douce sympathie pour les recoins solitaires de notre pays et de nos villes, le public de notre patrie a compris qu’un grand poète était mort, et que ce poète avait été un bon combattant de France, dans sa trop courte vie comme dans sa mort trop prompte. L’Académie a tenu à s’associer à ces regrets et cette admiration.
Combien de livres encore qu’il faudrait citer, comme ce délicieux Pourquoi les oiseaux chantent, de Jacques Delamain, ces études sur les types populaires et sur les types universels de notre littérature qui ont inspiré de savants livres à M. Doutrepont et à M. l’abbé Calvet, ces recherches sur les Sources occultes du romantisme par M. Auguste Viatte ; ce beau livre de M. Pourrat sur La spiritualité chrétienne, cette biographie si complète et si évocatrice que Mlle de la Gorce consacre à Hugh Benson ; le livre du général Niessel sur la Maîtrise de l’air, plein de si graves avertissements, et — n’oublions pas les enfants — ce charmant Trésor de Romilly de Mlle Lenotre qui a hérité de son père le précieux don du conteur, et les Petits paysans d’autrefois de Mme Marguerite Reynier.
Combien de noms j’aimerais à vous faire applaudir ! Mais si j’en passe, et des meilleurs, ce n’est pas ma faute. C’est, laissez-moi vous le dire, mes chers confrères, c’est vous qui êtes les vrais coupables. Vous êtes si généreux, vous décernez tant de prix, et chaque année davantage, que vous rendez la tâche impossible à votre rapporteur. Faut-il souhaiter que nos prix soient moins nombreux et gagnent en valeur ce qu’ils perdront en nombre ? Je vous soumets la question en laissant la décision à votre sagesse et à votre fervent amour des Lettres.