RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1913
DE
M. ÉTIENNE LAMY
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL
Lu en séance publique annuelle le 27 novembre 1913
MESSIEURS,
Si les hommes recevaient leur récompense où ils ont rendu leurs services, Thureau-Dangin serait encore parmi nous. À lui plus qu’à personne iraient les honneurs de cette journée. Car elle couronne l’ensemble des changements par lesquels il a su compléter la hiérarchie de nos fondations littéraires.
Nos anciens prix datent d’époques où, pour donner beaucoup d’honneur, il ne fallait pas beaucoup d’argent. L’argent n’est pas devenu la seule ni la plus exacte mesure de la valeur qu’ont les choses. Toutefois les supériorités, même intellectuelles, acceptent sans déplaisir qu’il leur apporte l’éclat de son reflet et que son poids les cautionne dans l’estime publique. Cette pesanteur spécifique ne lestait que le prix Gobert, réservé à l’histoire de France. Or notre histoire n’est qu’une de nos grandeurs. Notre pensée vaut autant et parfois mieux que nos actes. Nos philosophes, nos prosateurs, nos poètes ont créé des œuvres plus durables que nos politiques et nos capitaines. Mais, depuis quelques années, des bienfaiteurs insignes et opportuns nous enrichissent, et plusieurs ajoutent à leurs générosités en nous laissant le libre emploi de leurs dons. Deux grands prix ont donc été offerts, le premier, dès 1911, à la littérature d’imagination, le second, cette année, à la philosophie, à la politique, à la morale. L’organisation de celui-ci, l’idée même de celui-là appartiennent à Thureau-Dangin. Il a initié une méthode qui permet à l’Académie, interprète des donateurs, les créations les plus utiles aux lettres. Et il nous reste plus que jamais présent à l’heure où se distribuent ces récompenses préparées par lui.
L’Académie décerne pour la première fois le grand prix qui n’appartient ni à l’histoire, ni à l’imagination. On ne s’étonnera point que ce premier suffrage soit allé à la philosophie, et pas davantage qu’il ait choisi un médecin. La seule chose surprenante serait qu’un médecin ne devînt pas philosophe. Qui voit de plus près notre double nature, et les prises de nos sens sur notre vie la plus immatérielle ? Ces solidarités mystérieuses ont l’étude constante d’un maître qui rajeunit la vieille gloire de Montpellier. Les désordres qui affectent l’esprit par le corps et le corps par l’esprit sont le domaine de M. le professeur Grasset. Son Introduction physiologique à l’étude de la philosophie, son traité des Maladies du système nerveux montrent quel secours mutuel se portent l’art de penser et l’art de guérir et combien il faut, pour connaître les maladies, connaître l’homme. Établir que, pour le corps même, la vertu est une hygiène, prouver que les vices engendrent par l’habitude les tares constitutionnelles et les perpétuent par l’hérédité, suivre les rapides métamorphoses des excès chroniques en débilités définitives, dénoncer le crime commis envers les enfants qui héritent, en infirmités du corps et de l’âme, des intempérances de leurs pères était donner la plus efficace leçon de morale. En attendant qu’elle assainisse l’avenir, ces dégénérescences morbides imposaient à la société des devoirs immédiats. Notre défense contre les délits et les crimes a été conçue comme si leurs auteurs étaient ou tout à fait conscients ou tout à fait fous. Or en beaucoup la raison vacille : mauvais dans la mesure où elle les éclaire, ils sont malades dans la mesure où elle s’obscurcit, et des actes semblables ne méritent pas à tous un sort semblable. Voilà ce que M. Grasset a établi dans ses volumes : Responsabilité des criminels, Demi-fous et Demi-responsables. Grâce à lui, l’idée qu’entre la raison et la démence il y a des états intermédiaires a pris rang de vérité, el l’adoucissement des peines pour ceux dont la responsabilité n’est pas entière a accru l’exactitude de notre justice.
Mais l’allégement des peines, comme naguère le poids des châtiments, a dépassé l’équitable mesure. Prétendre que les gestes de rapine, de lubricité ou de meurtre ont été involontaires, devient de style. Un scrupule d’indulgence, et cette sensiblerie partiale que certains temps éprouvent pour les malfaiteurs publics ou privés, ont outré les excuses de la physiologie. Des êtres répugnants ou atroces obtiennent une impunité provocatrice de rechutes. La société doit-elle donc pâtir de sa bonté ? M. Grasset ne se résigne pas à cette conséquence. Sans abandonner son premier principe « Il y a des êtres moins coupables que dangereux », il l’a complété par celui-ci « Contre les êtres dangereux, la société doit être protégée, ne fussent-ils pas coupables. » Les dégénérés sont menaçants pour elle, parce qu’ils gardent la liberté de leurs actes, quand ils ont perdu celle de leur conscience. Pour concilier leur droit à la pitié et le droit de tous à la sécurité, il faut que notre répression se complète. Aux déments suffit l’hospice, aux pervers la geôle : à ceux que la perversité et la manie se disputent, il faut un asile où ils soient à la fois détenus et soignés, où la captivité expie les fautes et prévienne les récidives, où la cure prépare des libérations inoffensives. Pour les dégénérés incurables, l’internement sera donc perpétuel ? Incurable est un mot provisoire et avoue aujourd’hui des impuissances que demain ne connaîtra plus. Tant que l’homme n’est pas guéri, une captivité d’où il a chance de sortir régénéré est pour lui, si longtemps qu’elle se prolonge, un bienfait. Elle-même, d’ailleurs, ne serait pas curative si elle n’assurait aux malades-prisonniers une existence salubre, calme, détendue, avec du travail en rapport avec leurs goûts et leurs aptitudes, avec assez de repos et de variété dans l’emploi du temps, pour que les captifs de ces heures aient un peu l’illusion d’en être les maîtres, avec assez de roses montant le long des grilles pour que les barreaux soient cachés. Mais les dépenses seront lourdes ? Ce n’est pas sur sa sûreté qu’il faut faire de l’épargne. Et une société, si attentive à se défendre contre les épidémies intermittentes et venues du dehors, ne saurait rester désarmée contre les contaminations qu’elle porte en elle-même et qui à tout instant la menacent.
Tels sont les problèmes que M. Grasset a imposés à la réflexion. Son amour de la justice lui créait des titres à la nôtre. Plus encore que d’avoir servi, médecin, la technique de son art, et, penseur, la cause des vérités pures, nous lui sommes reconnaissants d’avoir été toujours poussé hors les étroites spécialités d’une profession, hors le vagabondage intellectuel des théories qui se suffisent à elles-mêmes, par une hâte continue vers les applications immédiates et sociales de ses doctrines. Et il nous paraît avoir été surtout philosophe pour avoir compris que l’importance des vérités se mesure à l’importance de la réforme faite par elles dans les mœurs.
Autant la philosophie nous avait unis, autant la littérature nous a divisés quand il a fallu décerner son grand prix. L’intention de ceux qui le fondèrent, il y a trois ans, n’était pas douteuse. Les jeunes écrivains accourent, pressés, tumultueux, bouillonnants, vagues de la marée nouvelle qui montent les unes sur les autres à l’assaut du rivage et que le sable indifférent boit, absorbe et restitue aux profondeurs obscures. Épargner du moins à quelques-uns ce flux et ce reflux des vains élans et des reculs ensevelisseurs, et, chaque année, témoigner de la sollicitude à toute la jeunesse en consacrant un jeune, tel s’affirma l’espoir de l’Académie. Mais où est la littérature assez magnifique pour produire chaque année un auteur qui, s’endormant inconnu, mérite de se réveiller célèbre ? Quand ne vient pas celui dont
Les pareils à deux fois ne se font pas connaître,
force est de choisir entre trois mécomptes : ou attendre Rodrigue pour décerner le prix, ou prévenir le mérite en honorant ses ébauches, ou récompenser l’œuvre plus achevée d’un écrivain déjà mûr. Nous avons tour à tour préféré chacun de ces partis. En 1911, personne ne fut élu. Cette sévérité fit un beau tapage, et, en 1912, nous choisîmes un jeune. J’ignore si cela satisfit tous les jeunes, mais tous les autres furent mécontents et objectèrent qu’offrir un grand prix à la littérature, en excluant les littérateurs notoires ou illustres, était méconnaître les droits du talent. Hormis cet attentat aux habitudes qui s’appelle le génie, la jeunesse d’un auteur a des maigreurs de formes, des soubresauts de mouvements, des inexpériences de maintien, des naïvetés d’imagination qui sont des restes d’enfance et qui, sans rien préjuger contre l’avenir, ne permettent guère aux œuvres de début de soutenir la comparaison avec celles d’équilibre et de plénitude. C’est contre le mérite qu’on encourage la jeunesse, comme s’il y avait à la consoler d’être le printemps : ceux dont le printemps est passé auraient plus besoin d’être favorisés, que du moins ils ne soient pas exclus par leurs cadets. À quoi fut riposté qu’admettre au concours les aînés est, en fait, exclure les cadets et priver d’un utile magistère l’Académie : quand les talents sont formés, elle les constate sans les grandir, mais aux talents en croissance elle peut ajouter, car, envers ceux qui ne se connaissent pas encore, la bienveillance est créatrice. Ainsi se ralluma la querelle des anciens et des modernes, éteinte depuis le XVIIe siècle. Et comme au XVIIe siècle, ce sont les anciens qui aujourd’hui l’emportent, si l’on peut qualifier d’ancien un auteur qui ne touche pas encore à la cinquantaine.
M. Romain Rolland a obtenu le grand prix de littérature pour un volume, La nouvelle journée. Mais la nouvelle journée achève l’histoire une et indivisible de Jean Christophe, qui a coûté à l’auteur dix volumes et huit années. C’est le nombre d’ans et de tomes qu’il fallut à Mme de Scudéry pour écrire le Grand Cyrus. L’usage s’était perdu de réserver à personne tant de place. Et d’abord on se demande si elle est à la mesure d’un musicien besogneux, vagabond et rêveur. Néanmoins, pour le suivre, du berceau à la tombe, Jean Christophe a trouvé un cortège nombreux, fidèle et enthousiaste. C’est là un mérite qui en suppose beaucoup d’autres.
D’abord cette œuvre est le poème de la sensibilité, de toutes les sensibilités, et cela explique son étendue. Il n’y a que les impassibles pour être brefs. Plus les choses nous disent de choses, plus il leur faut de temps pour nous parler. M. Romain Rolland ne résume pas ses impressions, il les habite. Xavier de Maistre voyageait autour de sa chambre, M. Romain Rolland a fait un voyage autour de son âme. Cette flânerie casanière déconcerte nos mœurs de hâte, pour lesquelles tout voyage est une impatience d’arriver, et qui, dans les livres mêmes, font goûter à nos curiosités le vertige de la vitesse, sans la possession durable de rien. Mais quand on se met au pas de Jean Christophe, quand on se laisse gagner au rythme de sa marche lente, on sait gré à ses arrêts d’être si instructifs, et l’on admire combien de grandes choses se cachent dans les petites. Peut-être y en a-t-il moins qu’il ne semble à Jean Christophe, ou plutôt l’inégale délicatesse de ses dons et des nôtres nous rend inaptes à partager toutes les émotions qu’il nous offre. Le commun des hommes a un épiderme qui chez certains s’épaissit en corne : chez Jean Christophe la chair est à vif, et sur elle tout laisse une joie ou une souffrance aiguë. Parfois il nous semble, lorsque ce musicien note ses impressions, qu’il les transpose, tant son amitié s’élève aux accents de l’amour, tant ses inconstances rêvent de durée, tant ses enthousiasmes se laissent abattre par un souffle, tant ses moindres mécomptes s’effondrent en désespoirs. Mais cette puissance d’émotion rencontre-t-elle une de ces misères humaines qu’on ne saurait exagérer si intensément qu’on les exprime, contemple-t-elle l’inachevé de toute joie, ou la cruelle adresse des meilleurs à faire souffrir ceux qu’ils aiment, ou les riens qui suffisent à gonfler d’amertume les pauvres cœurs, ou les suprêmes blessures de nos tendresses, l’absence et la mort, tout en lui devient force, contagion, par les mots les moins recherchés, il s’élève à la simplicité pathétique et, pénétrant au plus profond de l’être, y sait ouvrir la source mystérieuse des larmes.
Cette puissance a d’autant plus de prise que, dans les aventures d’un personnage imaginaire, est observée la vie réelle de notre temps. Jean Christophe représente la génération contemporaine. Autorités morales, intellectuelles, politiques, monde de la presse, de la finance, de l’art, du luxe, de l’oisiveté, du travail, de la misère, il parcourt et voit tout. Comme Gargantua, comme don Quichotte, comme Gil Blas, Jean Christophe n’a de vie que sou intelligence de la vie. Mais il ne possède ni, comme Gargantua, la joie énorme qui se raille de tout, ni, comme don Quichotte, le candide héroïsme qui anoblit tout, ni, comme Gil Blas, la souple habileté qui profite de tout. Il est un triste, auquel rien n’échappe des laideurs humaines et qui souffre de tout. Les censeurs ont chance de nous plaire : on leur sait gré de condamner pour nous ce que nous supportons. Puis il sait se plaindre, ce Jean Christophe qu’on se surprendrait parfois à appeler Jean-Jacques. Sa sévérité n’est pas une méchante humeur qui remâche sa monotonie. C’est une fièvre de probité qu’exaspèrent toute action, toute doctrine, toute tolérance malsaines. C’est une force d’indignation que renouvelle chaque hypocrisie de la pensée, chaque exploitation des hommes par les mots. C’est une joie vengeresse de ne rien omettre dans la sentence contre une génération receleuse d’iniquités, renégate de l’idéal, impénitente et relapse. C’est une appropriation des anathèmes à l’offense, au mensonge, à l’avilissement particuliers de chaque laideur. Une intarissable coulée d’amertume submerge, noie, supplicie le mal dans une dialectique torrentielle, et verse de haut sur toutes les bassesses sociales un mépris qui s’amoncelle toujours sans se répéter jamais.
Dans cette haine, il y a surtout de l’amour. Jean Christophe veut avec passion le bonheur des hommes, et le désir est si ardent qu’il crée la confiance. Jean Christophe annonce les jours meilleurs. Il les voit commencer dans la race prophétique, la France, qui par ses changements prépare ceux du monde, et dont les inconstances annoncent aux autres peuples leurs pensées de demain. Et le Dies Irae s’achève en Alleluia.
Ces pages si différentes de caractère le sont aussi de beauté, Celles de colère sortent de l’homme comme le sang d’une blessure, elles sont d’une vérité intime et vivante. Celles de joie semblent un écho d’idées recueillies ailleurs, comme si ce génie douloureux, qui trouve seul les raisons de maudire, avait besoin d’emprunter à d’autres les raisons d’espérer. De cet optimisme bruineux ne se dégage avec netteté que la foi en la jeunesse. Sans penser que cette foi se trompe, on aimerait qu’elle prouvât davantage. Les mérites qu’il admire, le désintéressement généreux, le besoin d’innover, le goût de contredire, ne sont que les traits de toute jeunesse. Si celle d’aujourd’hui se distingue seulement de ses aînés par les ardeurs de son âge, elle diffère d’eux par une dissemblance que chaque heure diminue. Pour être vraiment novatrice, il faut que la jeunesse le soit, non par les ardeurs passagères de son âge, mais par une intelligence différente et stable du devoir. Jean Christophe semble, de loin en loin, avoir un instinct de cette nécessité, un pressentiment de cette métamorphose, la certitude d’une foi renaissante, et s’associer lui-même à ces aspirations religieuses. Ce bon musicien sait jouer de l’orgue. Mais le vent harmonieux, qui sous les touches rend un son de prière, est du vent. Jean Christophe invoque Dieu, mais ce Dieu n’entend pas, car Jean Christophe ne reconnaît de Dieu que la nature. Et il n’y a pas de croyance dans cette lassitude, même quand elle se laisse tomber à genoux.
Ce mysticisme d’incrédulité, avec sa grâce littéraire, son équivoque intellectuelle, son insuffisance philosophique, son indice d’une inquiétude morale, et peut-être son annonce d’une évolution plus complète, remplit l’épilogue où est écrit comme le testament de l’œuvre. La naïveté de Jean Christophe et son nom rappellent à l’auteur le saint Christophe dont les épaules géantes portèrent un jour le Christ caché sous les apparences d’un enfant. Jean Christophe aussi a traversé le fleuve et achève sa vie chargé d’un fardeau semblable, le nouveau-né si faible et si difficile à soutenir qu’on appelle le bonheur. Après avoir déposé sur l’autre rive, la rive des jours qu’il ne parcourra pas, le faix précieux, il dit : « Comme tu étais lourd, enfant ! Qui donc es-tu ? » Et l’enfant répond : « Je suis le jour qui va naître. » Parole sonore et vide, qui n’explique rien, ni le voyage ni l’espérance. Car pour traverser le fleuve, l’avenir n’a besoin de passeur que le temps, l’avenir borné au jour qui va naître n’a pas assez de durée, et l’avenir remis à l’inexpérience d’un enfant est trop peu sûr. Combien la vraie légende a plus de pensée ! Le saint n’a pas besoin de demander ce qu’il porte. Sa fatigue vaincue lui a révélé une force qui ne vient pas de lui et qui le transforme. Parce que cette force violente les répugnances humaines par une tâche longue, obscure et désintéressée, elle semble lourde au géant. Parce que cette force le guide, la nuit le trouve sans incertitude, les eaux mêmes lui deviennent un chemin. Et il confie sans crainte à l’enfant le jour qui naît et ceux qui vont suivre, parce qu’il sait avoir porté à l’avenir un maître, une foi.
Que la foi soit une puissance, que la dédaigner soit une erreur d’esprit, la combattre une faute de gouvernement, la rendre à la liberté une sagesse politique, voilà le résumé de l’ouvrage récompensé par le grand prix Gobert. C’est l’Histoire du Clergé durant la Révolution par M. Sicard.
Le couteau de la guillotine a sectionné cette histoire en trois tronçons. De la Constituante à la Terreur, l’État veut transformer l’Église ; de la Convention au Directoire, l’État veut supprimer l’Église ; du Directoire au Consulat, l’État veut ignorer l’Église. Après avoir étudié la première période, M. Sicard, ajournant le récit de la seconde, passe à la troisième. S’il a pris cette liberté avec la chronologie, c’était pour ne pas interrompre la suite d’une démonstration. La Terreur simplifia le devoir du Clergé : mis hors la loi, le prêtre n’eut plus à délibérer s’il s’accommoderait des lois. Mais tout exemplaire qu’ait été son acceptation de la mort, elle n’indique pas comment il aurait opté de vivre dans un État moins pressé de tuer. Au contraire, avant que la Révolution devînt homicide, ce problème de conduite politique se posait au clergé de France, et de nouveau il se posa aux survivants dès que fléchit la fureur. M. Sicard a demandé à ces deux épreuves si, comme on l’a dit, l’éducation religieuse exproprie le prêtre de sa nature première, l’exclut de la solidarité avec les intérêts communs, ouvre le ciel à son orgueil surhumain, le fait dépositaire d’une doctrine infaillible pour lui rendre nécessaires le privilège et une théocratie mortelle aux sociétés.
Les privilèges odieux au tiers étaient abandonnés déjà par les cahiers du clergé comme de la noblesse, quand s’éleva le premier conflit d’où sortit la Révolution. L’exercice du pouvoir législatif par les États, c’est-à-dire par trois Chambres, bornerait-il les changements aux réformes voulues d’accord par les trois ordres ? Ou, par le mélange de ces ordres en une assemblée unique, le clergé et la noblesse, subordonnés à un tiers-état égal de nombre, rival d’ambitions et supérieur de popularité, abdiquaient-ils la maîtrise de leur volonté et de l’avenir ? La noblesse se refuse au saut dans l’inconnu, le clergé se divise. Les curés, hommes de roture, veulent se joindre aux communes, les prélats, gentilshommes, pensent comme la noblesse : première preuve que ni dans les uns ni dans les autres le caractère religieux n’a effacé les différences d’origine. Les curés les plus dociles à l’autorité ecclésiastique de l’épiscopat, n’hésitent pas à le contredire, et les évêques les plus absolus ne songent pas à invoquer leur magistère religieux pour retenir leurs prêtres : donc leur foi ne déforme pas leur conscience et ne confond pas les domaines. Ici même, l’influence agissant à l’encontre de la hiérarchie, ce furent les prêtres qui entraînèrent les évêques : si l’on dit que les curés travaillaient pour leur compte et qu’il n’y a pas à leur savoir gré d’avoir servi leurs intérêts, comment refuser cette gratitude aux prélats qui abandonnaient leur dernière chance de conserver leurs anciens avantages ? Et pourquoi la noblesse ecclésiastique accorda-t-elle ce que refusait l’autre ? C’est qu’aux autres gentilshommes parlait la voix de leur sang et la tradition de notre histoire : la fierté de leur race trouvait de la mésalliance dans une confusion avec la roture, l’expérience du passé leur rappelait que l’accession du populaire au gouvernement avait suivi les maux de l’État et les avait accrus. Cette hauteur et cette prudence étaient tempérées chez les hommes d’Église par un respect de l’origine commune, par la certitude que, dans les créatures de Dieu, la dignité immortelle absorbe les inégalités éphémères. Cette foi contenait une confiance en la bonté humaine, et le scrupule du clergé à méconnaître la volonté générale ouvrit les temps nouveaux.
Ces temps ont aussitôt leur victime, c’est le clergé. Il perd d’un coup ses biens, son autonomie, ses corporations, l’école, l’aide des lois. Les évêques se retrouvent de la noblesse pour voir dans chacun de leurs amoindrissements le dommage fait au catholicisme, dans chaque injustice le début d’iniquités plus grandes, et prennent, avec les routes de l’émigration, l’esprit émigré. Les curés supportent tout de la Révolution, sans plainte, avec allégresse, comme un mal de croissance : l’avantage de leur caste les fait moins clairvoyants sur les dommages de leur sacerdoce. Et ils persévèrent dans cette fidélité jusqu’au jour où la Constitution civile transmet à l’État le droit de conférer le caractère sacerdotal, et veut faire du prêtre un représentant de Dieu par mandat des hommes, jusqu’au jour où le culte est aboli par la loi. Alors ils résistent. Est-ce l’État ou l’Église qui provoque, usurpe, confond les domaines ? Et pour transformer en révolte politique une protestation toute religieuse, suffirait-il qu’elle eût uni aux évêques d’ancien régime les prêtres les plus partisans du régime nouveau ? Même alors, l’action des uns et des autres ne se confondit pas. Aucun des prélats qui élèvent contre la persécution religieuse une voix déjà suspecte d’hostilité au droit populaire, ne se trouve ni sur les échafauds, ni sur les charrettes des déportés, ni dans les prisons, ni dans son diocèse. Si l’épiscopat est absent, trop absent pour sa gloire, tout droit est enlevé aux persécuteurs de prétendre qu’ils frappent des ennemis politiques. Les curés et les vicaires sont seuls en France et ne désavouent rien de leur assentiment à l’émancipation du peuple. Le parti meurtrier, ne défend pas contre eux la société nouvelle. Eux seuls, par leurs souffrances et leur sang, la défendent contre un État qui, en se prétendant maître des consciences, retourne au plus intolérable despotisme de la tyrannie antique.
Le Directoire est l’héritier pur et simple de l’impiété révolutionnaire : mais s’il n’abroge aucune des lois atroces, il a l’expérience de leur inefficacité. En Vendée, pour apaiser les rebelles, il a dû leur laisser leur culte. Dans le reste de la France, tantôt il ne connaît les prêtres que pour les frapper ; tantôt, pour ne pas les frapper, il les ignore, et le cours inégal de sa haine se ralentit en des trêves sans sécurité. Les prélats émigrés comparent aux magnifiques réparations dont l’Église est sûre, quand le roi redeviendra le maître, l’indigence de l’avenir offert à l’Église par la Révolution. Comment accepter, fût-elle offerte, une paix qui rendrait définitifs tant de maux ? Comment renoncer aux concours humains où l’Église trouve aide pour son œuvre divine, et à une structure sociale qui, au lieu de subir sans cesse l’ébranlement des volontés mobiles, les fixe par des institutions stables ? L’épiscopat veut hâter par son opposition à l’anarchie incrédule le retour d’une royauté traditionnelle, chrétienne, et prête à rendre à l’Église les armes défensives du bien. Les prêtres, à qui les crimes de la Révolution ne cachent pas les vices de l’ancien régime et qui savent la France également attachée à la société nouvelle et à la vieille foi, connaissent un autre devoir. Ils pensent que chaque jour apporte une tâche, non à ajourner, mais à accomplir. Attendre, pour agir, le gouvernement que préparerait la Providence, ne vaut pas agir sans attendre, sous le gouvernement que la Providence a permis. Sans une pierre où reposer leur tête, ils ne tremblent pas d’être dans la condition choisie par le Christ même. Leur zèle est si étranger à toute ambition humaine, et si inoffensif pour l’État, que l’impiété même apprend la tolérance et qu’en moins de cinq années le culte se rétablit dans trente mille communes.
Une fois encore les prêtres ont donné l’exemple. La vertu des évêques est de le recevoir avec une âme chrétienne. Ils se sentent mis en demeure de préférer l’action qui leur est permise à celle qu’ils auraient choisie. Ils se font scrupule de manquer à ces diocèses revivifiés sans eux, et il reste seulement quelques aumôniers, bien inoccupés, de Louis XVIII, pour nier que le premier des biens soit la paix. Tandis que naguère les opinions politiques du haut clergé gouvernaient sa conduite religieuse, maintenant ses scrupules religieux retardent seuls son serment de fidélité à la République. Cet engagement ne semblerait-il pas légitimer l’entreprise usurpatrice de l’État sur la hiérarchie catholique ? Alors apparaît le maître, qui n’est pas le roi, mais le Consul. Par le Concordat il distingue entre les deux œuvres, jusque là confondues, de la Révolution. Il désavoue l’erreur schismatique de la Constitution civile et, en traitant avec le Pape, reconnaît l’autonomie du sacerdoce. Il consacre comme définitives les destructions accomplies dans les privilèges de l’ancien clergé. Il faut que celui-ci renonce à ses richesses, au droit de les reconstituer jamais, à la protection légale de ses dogmes, à la diffusion de sa morale par l’enseignement public, pour recevoir en échange la promesse du pain quotidien. À la question posée avec cette clarté dure la réponse est décisive. Le clergé déjà revenu dans ses paroisses obtient au delà de son espoir : désormais la terre de pauvreté ne le rejettera plus et portera même pour lui !quelques épis, il accepte avec joie. Le haut clergé comprend qu’attendre les revanches d’un avenir plus réparateur serait sacrifier à la conquête incertaine d’avantages secondaires, si légitimes soient-ils, son devoir immédiat et essentiel. Pour aider à la convention qui le dépouille de ses prérogatives politiques, il se dépouille lui-même de ses charges spirituelles ; il abdique son autorité sur ses diocèses pour rendre plus faciles les accords du Consul et du Pape. Le Pape enfin, qui non seulement porte comme chef de l’Église le poids de toutes les pertes subies par elle, mais comme souverain temporel a été rançonné et réduit de territoire par ce négociateur impérieux, pèse tout dans une méditation qui est une prière. Il comprend que les privilèges, les honneurs et la richesse tirent toute leur valeur du secours apporté par eux à la vérité, et que si le temps vient où elle ne peut être défendue avec eux, ce sont eux qu’il faut sacrifier à elle, et il signe la paix. Ainsi la Révolution, commencée par un acte d’espérance où le clergé de France confiait ses intérêts à la sagesse humaine, se termine par un acte de désintéressement où toutes les puissances de l’Église s’unissent pour préférer à tous les intérêts la liberté de l’apostolat.
Voilà les souvenirs que M. Sicard a mis dans une lumière impartiale mais non indifférente. S’il eût vécu dans les jours qu’il raconte, il n’aurait pas fallu le chercher parmi les émigrés, mais parmi les collaborateurs de l’abbé Émery. Il a consacré les plus belles pages de son travail à ce prêtre qui est le génie de la conscience et agit en homme d’État pour avoir toujours pensé en saint. Il honore d’un respect préféré, en ce confesseur de la foi, les dons, si rarement unis, de la modération intrépide et de l’ardeur raisonnable. Il pense non seulement que cet équilibre fut, dans les tragiques incertitudes d’alors, la sagesse de la vertu, mais que cette sagesse est, pour tout prêtre, la vertu de toutes les époques. Et les dernières lignes de l’œuvre unissent le passé à l’avenir du clergé : « Rien ne peut faire que la liberté ait été fondée sans lui. Il saura empêcher, en y restant fidèle, qu’elle ait été fondée contre lui. » Ajoutons : rien ne pourra faire qu’une liberté dont il serait exclu, soit la liberté.
Le second prix Gobert récompense l’histoire d’une autre lutte, où les Français servaient d’accord la France. M. le vicomte de Noailles n’a pas prétendu raconter après Schiller toute la guerre de Trente Ans, mais étudie de cette guerre la période qu’on appelle Française. Commencée en Allemagne entre réformés et catholiques, pour la liberté de conscience, cette guerre avait accordé trop de licences à la force pour ne pas dégager de tout scrupule l’esprit de conquêtes. Non seulement les princes germaniques s’y disputent leurs domaines, mais les rois de Danemark et de Suède veulent s’y étendre et elle offre aux particuliers mêmes, tels Wallenstein, des tentations de souveraineté. La royauté française, qui avait signé l’Édit de Nantes, ne pouvait trouver mauvais que la tolérance régnât ailleurs. Elle ne désirait ni que la victoire des protestants en Allemagne affaiblît la prépondérance des États catholiques en Europe, ni que la défaite des réformés grandît, avec la force de l’Empire, la maison d’Autriche dans le monde. C’est pourquoi elle travailla d’abord, par l’encouragement secret de ses subsides et l’équilibre de sa diplomatie, à assurer aux protestants l’indépendance sous la domination et à contenir l’Empereur sans rompre avec lui. Mais quand la mort de Gustave-Adolphe rendit l’Empereur maître des événements, la France eut peur pour elle-même. Au profit du souverain qui réunissait la force germanique à la force espagnole, la Franche-Comté terre d’Espagne, l’Alsace terre d’Empire, la Lorraine terre de vassalité germanique, étaient contre la France des chemins d’invasion. Car entre ces provinces et notre pays la nature n’avait pas préparé l’isolement mais la pénétration, et il les fallait tout entières à la France pour qu’elle trouvât à leur frontière opposée, avec le Jura et, le Rhin, une ligne de défense. Pour fermer sa maison à l’étranger recourir à l’étranger, et pour retenir l’Empereur en Allemagne s’aider des protestants fut l’art de notre ambition. En se mêlant à ces querelles la France, a-t-on dit, abandonnait les intérêts catholiques pour la cause protestante. Il n’y eut pas contradiction mais unité entre notre conduite d’alors et la politique traditionnelle des rois très chrétiens. Le dévouement au catholicisme n’obligeait pas la France à accepter l’hégémonie de l’Autriche et de l’Espagne. Elle soutenait mieux la cause commune en augmentant, fût-ce aux dépens de puissances unies à sa foi, la force de la nation qui avait rendu au catholicisme les services les plus continus, les plus efficaces. Elle en vint donc avec les protestants à l’accord militaire, mais au lieu de servir leur grandeur, elle sut les employer à la sienne.
C’est l’unité de ce dessein que M. de Noailles suit dans l’existence de trois capitaines, le cardinal de Lavalette, le duc de Saxe-Weimar et le maréchal de Guébriant. Avec Lavalette, notre offensive s’étend comme par une reconnaissance générale dans les trois pays que nous voulions faire nôtres. Avec Weimar et Guébriant elle se concentre sur l’Alsace, comme sur la préférée de ces conquêtes. Trois volumes ont pour sujet commun cette Alsace que Lavalette traversa jusqu’au Rhin, que Weimar enleva à l’Empire, que Guébriant réunit à la France. Lavalette, homme d’Église, d’épée et de galanterie, est surtout remarquable par les contrastes de son état et de ses goûts, la multiplicité des personnages qu’il revêtit et des soins qu’il voulut mener de front : il y a tout ensemble de l’entassé et de l’incomplet dans sa destinée suivie sur trop de routes à la fois. Mais la nature humaine concentre en Saxe-Weimar toutes les énergies et atteint en Guébriant toutes les noblesses. Tous deux, grands capitaines, doivent leurs succès à la même méthode, recueillie de Gustave-Adolphe. Ils mènent leurs campagnes par actions soudaines, poussées à fond, d’autant moins hésitantes qu’ils ont, avant de rien engager, tout prévu, et que les batailles ne laissent au courage qu’à achever l’œuvre de l’intelligence. Ces soldats ne sont pas que soldats : tandis que chez beaucoup une aptitude solitaire se fortifie en épuisant toutes les autres, chez eux toutes se sont développées en équilibre, et ce n’est pas seulement en fortifications que ces lettrés apprécient les bons ouvrages. Ils savent administrer un pays comme le prendre, leur main noue et dénoue avec autant de patience et de souplesse les négociations qu’elle est forte à trancher le sort des batailles. En tous deux enfin, il faut estimer ce qu’on admire, car leurs qualités s’achèvent en vertus. Elles n’appartiennent ni au métier ni à l’époque, cette attention à ménager les troupes, cette ténacité à obtenir que les troupes aussi ménagent le pays, cette conscience à ne jamais gâter même contre les adversaires l’adresse par la fourberie, cette justice exacte avec les alliés, cette sûreté constante avec les amis. Ils les ont apprises de la croyance profonde qui les attache, avec une ardeur égale, à un culte différent, garde leurs mœurs austères, et revêt d’une gravité insolite leur jeunesse. Car, dernière ressemblance, ils moururent, le prince à trente-cinq ans, le maréchal à trente-huit, après avoir prouvé qu’une vie n’a pas besoin d’être longue pour être grande.
Entre eux il n’y a qu’une inégalité, celle de leur ambition, une différence, celle de leur race. Weimar, champion sincère de sa foi protestante, poursuit le triomphe des réformés en Allemagne par l’accroissement de son autorité sur l’Allemagne, et cette disposition à chercher, jusque dans la défense de l’idéal, un profit matériel est d’une âme germanique. Weimar songe à se faire souverain, et, pour cette petite couronne, combat sans hésiter des Allemands à l’aide de Suédois et de Français. Il se garde fidèlement à la France, mais exige d’elle, avec âpreté, des soldats, des subsides, et la certitude qu’il restera le maître de l’Alsace. Il tient tout ce qu’il promet pour obtenir au delà de ce qu’il donne. Il a le génie du gain âpre et loyal, toutes les vertus qui s’accommodent de l’égoïsme, et l’égoïsme les peut avoir toutes, sauf la générosité. La générosité, au contraire, donne leur perfection à tous les mérites de Guébriant. Il appartient à la même noblesse, ancienne et pauvre, que son parent du Guesclin. Comme du Guesclin il sait qu’il se doit, d’une dette originelle, et chaque jour exigible, au roi, c’est-à-dire à la France. Qu’il seconde, égale ou supplée Weimar sur les champs de bataille, que par une habileté plus difficile, il obtienne de Weimar lui-même des sûretés contre Weimar, qu’il dispose tout pour faire du prince en Alsace un détenteur passager et de la France l’héritière définitive, qu’au moment décisif, à Brisach, il sache par un extraordinaire mélange d’autorité et de douceur transformer en garnison française les troupes du duc mort, il ne travaille jamais pour lui-même. Plus que. Weimar, il réclame des soldats et des fonds, tous ceux qu’il faut pour hâter la conquête et balancer les forces du duc, mais de ces fonds il n’emploie rien à soutenir son train, et ne dépense aucun de ces soldats à se faire de la gloire inutile. Eu ces temps où mendier cesse d’être une humiliation pour devenir un art, il ne sollicite rien, il ne quitte pas son camp pour Versailles, et de ce camp même il n’écrit pas quand il n’aurait qu’à se louer. Il faut que la victoire de Crevelt soit annoncée par d’autres, il faut, pour qu’il reçoive son bâton de maréchal, le lui envoyer en Alsace, il faut que sa femme, pour revoir son mari, le rejoigne à Brisach. Repos, richesse, honneurs, affections, il subordonne et sacrifie tout à la France, et sa vie entière est revêtue par une splendeur de désintéressement. Cette unité et cette plénitude dans la foi à un idéal font de Guébriant un admirable exemplaire de la race française. Il est parmi les magnanimes qui s’imposent au souvenir pour s’être oubliés.
À nos grands prix s’en ajoutent cinq, destinés à honorer en un écrivain non un seul livre mais l’ensemble de son œuvre. On n’y pose pas sa candidature et l’Académie va à ceux qui n’ont pas eu à s’offrir. Cette année ont été choisis MM. Cochin, de Wyzewa, Gaultier, Pinon et Claudel. Leur notoriété rendrait déplacé de dire longuement sur eux ce que nul n’ignore.
Il suffira de saluer en M. Henry Cochin un styliste délicat, un dévot de poésie et de peinture, un contemporain de plusieurs siècles, auquel les villes italiennes de la Renaissance auraient offert droit de cité, et qui, cédant par patriotisme aux sollicitations moins raffinées dii suffrage moderne, a su prendre pour fief le collège électoral de Lamartine, mêler l’art à la politique même, et garder la paix lumineuse de la culture latine clans une âme française.
L’inquiétude errante de l’âme slave vit en M. de Wyzewa. Serait-ce un secret besoin de parcourir plus d’émotions et plus d’idées qui fait les Slaves les familiers de toutes les langues ? Et M. de Wyzewa, maître en sept ou huit, préfère-t-il la française comme celle où se clarifient et s’ordonnent le mieux les apports intellectuels de toutes les autres ? Ce qui est certain c’est que, depuis un quart de siècle, par ses traductions et ses gloses, il nous rend plus coutumières les pensées russe, allemande, anglaise et norvégienne. De toutes ces intelligences il a formé la sienne, étendue et comme dénationalisée par leur mélange, il parle sans accent d’origine, et nulle flore de terre natale ne parfume l’éther limpide et subtil de son esprit. Cet esprit, qui vit de curiosité, promène sur l’art, les lettres, l’histoire et la philosophie, le zèle impartial d’une enquête universelle. Doué pour conduire à la perfection toute étude qu’il aurait choisie, s’il ne mettait la perfection de sa curiosité à ne se fixer à rien pour tout parcourir, ce perpétuel voyageur, sans nous arrêter trop longtemps nulle part, nous mène dans les contrées les plus diverses, sert à la fois son plaisir et le nôtre et, en suivant son goût, travaille pour notre profit.
Un service tout différent et non moindre nous est rendu par M. René Pinon. Lui non plus ne borne pas ses regards à la France et il n’y a pas d’exagération à avancer que ses livres font le tour du monde, puisque tous les continents lui fournissent des études et, j’espère, des lecteurs. Mais quand il marque sur le globe les places maîtresses où se préparent pour les peuples les avènements, les luttes et les défaites de demain, c’est à nous qu’il pense, c’est pour nous qu’il nous quitte et s’instruit dans ses voyages, et les choses du dehors l’intéressent dans la mesure où elles importent à notre pays. Le patriotisme a fait de ce lettré un politique. Nul ne s’obstine davantage à montrer ce que notre inertie laisse de nos biens en jachère, ce que notre inattention abandonne d’avantages aux égoïsmes informés et laborieux des autres races, et il ne dépendra pas de lui que nous ne recueillions les belles chances encore offertes à la fortune française.
À ces travaux de l’ambition, M. Paul Gaultier préfère la paix de la philosophie. À l’inverse du poète qui « sur des pensers nouveaux faisait des vers antiques », ce philosophe met en livres nouveaux les antiques doctrines, la réalité du monde et le libre arbitre de l’homme, sous une loi donnée par Dieu. Mais il rajeunit la vieille leçon par un air qui n’est ni doctoral, ni morose, ni agressif, mais modeste, insinuant et conciliateur. Sans embarras, il s’excuse de la liberté grande auprès de ceux qu’il réfute, les déclare moins distants de lui qu’ils ne supposent, c’est un chercheur de gués. Sa confiance que le temps donne raison à la raison répand sur son œuvre une chaleur de propagande caressante et un rayonnement d’allégresse intime. Sans doute ne pas vêtir de noir certains sujets semble méconnaître les convenances du genre. Mais il s’est mis d’avance d’accord avec elles, et, pour avoir à son début composé sur Le rire le plus grave des livres, croit s’être acquis le droit de traiter les choses sérieuses avec belle humeur. Optimiste comme Candide et avec de meilleurs motifs, il cultive son jardin où abondent les plantes saines, où il laisse pousser les simples, et d’où il ne rejette que les fruits amers.
Un seul jardin ne serait pas assez pour M. Claudel. vivante preuve qu’un homme peut suffire à plusieurs tâches. Ce consul général possède, de l’avis unanime, toutes les qualités de ses fonctions. Mais en ce diplomate habite un homme intérieur, et cet homme est un prophète. La vie terrestre lui a un jour apparu, déjà naufragée, dans une lueur qui éclaire la fuite des jours, la vanité des plaisirs, la sagesse des immolations. Pour lui cette lueur de mort est devenue seule vivante, et en effet la joie d’une existence surnaturelle plane sur cet engloutissement. Cette joie est si pleine d’idées et de sensations que, pour les contenir, il lui faudrait des cœurs innombrables, et pour les répandre d’innombrables voix. C’est pourquoi il parle de préférence par le drame, et exprime, à l’aide de personnages multiples, la surabondance de son être. Ces personnages ne sont que des symboles, ne représentent que les divers états de la conscience en face de la vérité. Celte vérité mystique semble avoir appris dans la Bible son verbe qui déroule sans fin et sans lassitude les versets, les images et les dénombrements, parfois touche au sublime, et garde une religieuse puissance jusque dans la splendeur obscure des extases. Cette inspiration ne songe qu’à rendre témoignage d’elle-même, forge au besoin les mots, les brise, les contraint de s’unir en tropes inusités, insoucieuse des règles qu’elle domine et des vanités qu’elle ignore. Aussi faut-il proposer à l’admiration, sans le donner en exemple, cet écrivain étrange et génial dont les œuvres, feux de la Saint-Jean allumés sur les hauteurs, font monter vers le ciel, à travers des fumées tournoyantes, les jets des longues flammes.
Il ne me reste plus à parler que de cent huit poètes et prosateurs, lauréats de nos prix ordinaires. Ordinaires, les œuvres certes ne le sont pas. Mais choisir serait faire injustice aux omis et les louer tous ne serait pas le meilleur moyen de vous les recommander. Vous en avez la liste : cherchez-y vous-mêmes les rencontres entre votre goût particulier et les titres de certains ouvrages, et sans subir une glose sur ceux qui vous intéressent moins, lisez dans le texte ceux qui vous attirent. Quoi que vous choisissiez, vous ne serez pas déçus. Si le temps me manque pour rendre à chacun de ces livres sa louange particulière, du moins unirai-je leur variété dans un hommage commun. Elle est sous toutes ses formes une lutte et une victoire contre l’anarchie intellectuelle et morale que certains admirent comme l’avenir des lettres françaises. Il y a en effet une littérature qui se prétend moderne par son mépris de tout notre passé, qui appelle sentiment les corruptions de la chair, qui appelle pensée la haine de la famille, de la patrie, de tout ordre. Elle nous a fait du mal, surtout au dehors, où l’on a trop pris pour les représentants de l’intelligence française ceux qui étaient ses calomniateurs. Ses témoins, les voici : non seulement l’élite d’écrivains recommandés aujourd’hui à votre estime, mais la vaste armée dont ils sont les premiers. Quel est le sujet préféré de ceux qui écrivent aujourd’hui ? L’histoire, notre histoire. Ils redorent nos vieilles gloires, ils s’instruisent à nos défaites d’hier, ils suivent les traces contemporaines de ceux qui étendent notre France en Afrique, et cette œuvre si diverse est une par le culte de la patrie. Égale apparaît l’abondance des livres qui s’attaquent aux maux et aux vices de notre temps : contre l’affaiblissement de la famille, la dépopulation, la misère homicide, les études se multiplient, se complètent, et dans la pitié dont elles sont pleines resplendit la sollicitude sociale. Enfin si, pour distraire des réalités graves, beaucoup de romans édifient un monde de mensonge, rendez-vous préparé aux rencontres du couple humain, sans autre objet que l’amour, et quel amour ! beaucoup de romans ne laissent pas toute la place à cet usurpateur, dans des fictions plus soucieuses de vérité revendiquent d’autres maîtres pour la vie, des luttes entre la passion et le devoir qui la limite ou la contredit, tirent un intérêt moins factice, et enseignent même à subordonner, à immoler l’amour à des tendresses plus hautes, plus durables, plus généreuses que lui. Ces bonnes lettres entretiennent la santé morale de la France.
De cette santé nous avons une preuve meilleure encore. Les peuples ne sont pas sauvés par les vertus qu’on leur recommande, mais par celles qu’ils pratiquent. Et la littérature ne leur apprend pas toutes celles dont ils ont besoin. Ce sont des mérites infimes, obscurs et monotones, ce sont des gestes sans ampleur, mais devenus habitude, et accomplis par un grand nombre, ce sont les insensibles poussées d’infiniment petits qui forment les mœurs générales. Elles peuvent être pures, généreuses, héroïques, et garder leur secret ; souvent, où cette vertu pénètre, elle semble s’enfouir, se terrer, timide et miséreuse comme les existences qu’elle sanctifie sans les transfigurer. Mais pour la vraie gloire d’un peuple, rien de plus essentiel que ces rayons obscurs. Sans les petits soldats qui n’ont pas d’histoire, il n’y aurait pas d’histoire pour les grands capitaines. Or, de même que chacun doit à ses compagnons de race, contre l’étranger, le service personnel du courage, chacun doit à ses compagnons d’existence, dans la guerre perpétuelle que la vie fait au bonheur, le service personnel de la bonté. Dans cette aide réciproque, où nul effort n’est perdu la bonté de ceux qui savent se faire miséricordieux de leur indigence et de leur délaissement, est la plus efficace, parce qu’ils sont le nombre, et agissent sur le nombre : la plus parfaite, parce qu’oublier ses maux pour ceux d’autrui est le désintéressement suprême : la plus bienfaisante aux bienfaiteurs même, parce que les relevant des humiliations journalières, elle apprend aux plus pauvres leur richesse et aux plus malheureux leur royauté consolatrice.
Quand on veut estimer la France, ce n’est pas seulement sa vie intellectuelle, c’est surtout sa vie morale qu’il faut connaître. Le foyer d’intelligence allumé à Paris attire d’abord le regard, mais tant d’éclat laisse cette mélancolie que la flamme de la pensée soit entretenue seulement par quelques-uns. Au contraire, il faut chercher pour découvrir dans sa modestie le bien qui se cache comme s’il était le mal, niais ce bien surabonde, partout répandu et toujours nouveau. Les plus parfaits des livres apprennent seulement à admirer ce que la vertu sait accomplir, et des hommes et des femmes qui n’ont jamais lu trouvent chaque jour en eux-mêmes, pour le service des autres, un génie du cœur que le génie de l’esprit serait incapable d’égaler. Les œuvres de la littérature peuvent être belles sans être bonnes, aucun acte ne peut être bon sans être beau. La gloire ne défend que de l’obscurité, la vertu sauve de la corruption.
Voilà pourquoi chaque année l’Académie, dans la même séance où elle a honoré les lettres, complète son œuvre en honorant l’enseignement ne sera les vertus. Et cette année l’enseignement pas moindre si la supériorité de la vertu sur l’art nous est rappelée par un romancier qui a animé de vie tant d’êtres bons, simples, humbles et grands, par un penseur dont les pages concordantes glorifient le devoir, par un artiste qui, dans l’art, a su mettre de la vertu.