INSTITUT DE FRANCE
ACADÉMIE FRANÇAISE
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 18 NOVEMBRE 1909
RAPPORT
DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE
SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE
MESSIEURS,
Il était presque passé en usage que votre rapporteur essayât tout d’abord de vous apitoyer sur l’embarras où le mettait le grand nombre de nos lauréats. Au lieu de répéter une fois de plus cette plainte maussade, ne convient-il pas plutôt de se féliciter que l’Académie ait ainsi, chaque année, l’occasion de constater la belle vitalité des lettres françaises, d’observer les courants qui s’y dessinent, de guetter et d’encourager l’éclosion des talents nouveaux ? Ceux-là mêmes, parmi nous, dont l’âge a ralenti l’activité, ne sont pas les moins intéressés aux travaux el aux espoirs des générations montantes, et ils diraient volontiers avec le poète :
Je suis, plus que jamais, dans ma saison tardive,
Amateur de jardins, si ce n’est jardinier.
Notre fondateur n’avait sans doute pas prévu cette occupation qui devait, peu à peu, prendre beaucoup de notre temps, au risque de ralentir la marche déjà très suffisamment majestueuse de notre Dictionnaire. Mais, en se conformant à ces exigences imprévues, l’Académie a conscience de demeurer fidèle à sa mission propre. Aussi accomplit-elle cette partie de sa tâche, sans se plaindre d’une abondance où elle voit un signe de richesse.
L’an dernier, je vous rappelais l’origine lointaine de notre prix d’éloquence. Le prix de poésie que nous décernons cette année n’est pas d’une antiquité moins vénérable. En proposant pour sujet Le Drapeau, l’Académie était assurée de toucher des cordes toujours prêtes à vibrer dans l’âme française. Son attente n’a pas été trompée. Les trois pièces qui ont été distinguées et dont des fragments vous seront lus tout à l’heure, ont pour dessein de venger le drapeau des outrages dont quelques insensés ont essayé de le salir. Le poème de M. Couallier, que nous classons en tête, est inégal, tourmenté, d’une facture poétique un peu lâchée ; mais on y trouve une vraie puissance épique, un certain don des visions grandioses. L’auteur s’est manifestement inspiré de l’Expiation de Victor Hugo. Il met en scène un homme, ivre d’émeute, qui vient d’insulter le drapeau devant l’Arc de l’Étoile. En des vers frémissants, il évoque la farouche Marseillaise de Rude qui descend de son haut-relief pour châtier l’insulteur. De son bras de pierre, elle le pousse devant elle jusqu’au Dôme des invalides. Les portes de bronze s’ouvrent ; l’Empereur se réveille. Une marche héroïque et lugubre s’organise. Plus blême que les fantômes qui l’escortent, l’homme arrive au plateau de Buzenval, où il est jugé et condamné par tous ceux qui sont morts pour la patrie en tenant haut notre drapeau, et, comme dit le poète dans un de ses plus beaux vers :
Si haut, qu’un peu d’azur est resté dans ses plis !
Plus classique de forme, d’une pensée aussi généreuse, mais d’un souffle moindre, les strophes du lieutenant Rollin nous ont paru dignes d’un second prix. Quant au poème trop long et un peu décousu de M. Toussaint, classé le troisième, il eût été certainement mieux placé s’il avait été tout entier de la même inspiration et de la même facture que les quinze dernières strophes. En des vers sobres, sains et virils, qu’on aimerait à entendre réciter dans toutes les écoles de France, l’auteur met sur les lèvres du « laboureur » parlant « à son fils » une réfutation des sophismes antimilitaristes.
Parmi les volumes de vers présentés pour le prix Archon-Despérouses, l’Académie en a retenu trois. L’auteur des Royautés, M. Abel Bonnard, avait été déjà signalé par une autre couronne à l’attention du public. Depuis son premier livre, il a élargi sa manière ; dans telle de ses pièces, comme le beau poème d’Hercule et Prométhée, passe un souffle épique. Souhaitons seulement que ce jeune poète, richement doué, se défie d’une abondance trop facile et d’une certaine grandiloquence qui semble parfois l’éblouir. La patrie de Victor Hugo est aussi celle de Jean Racine. Sans abandonner les nobles traces du poète qu’il a choisi pour modèle, que M. Bonnard consulte parfois l’auteur de Phèdre et de Bérénice sur les secrets de la perfection.
Nous étions déjà avertis du réel talent de M. Bonnard, mais rien n’attirait notre attention sur les noms inconnus de M. Jean Balde — est-ce bien Monsieur qu’il faut dire ? — et de Mme Jeanne Nabert-Neis. Nous n’en avons eu que plus de plaisir à les découvrir. Silences brisés et Ames d’artistes nous ont charmés et émus, le premier de ces livres par une grâce tendre et résignée, par une sincérité qui rappelle le poète des Vaines tendresses ; le second, par un sentiment profond et mélancolique de ce que la poésie a de plus noble.
La Terre divine de M. Gustave Zidler est un recueil de vers patriotiques où l’auteur célèbre les paysages de France, ses morts et son passé. Rien de la poésie de cantate ; de la sincérité, de l’émotion, de la couleur aussi et une grande chaleur d’âme. Il nous a semblé que ce livre aurait plu à François Coppée, c’est pourquoi nous lui avons attribué le prix fondé par notre regretté confrère.
De la poésie, il est naturel de rapprocher le roman. L’Académie, qui prise à sa valeur ce genre littéraire où l’écrivain fait œuvre de création, regrette de n’avoir pas de prix spécial qui lui soit destiné. En attendant que surgisse un nouveau baron Gobert qui comble cette lacune et qui nous permette plus de munificence, nous nous efforçons de faire place aux romans dans les concours Montyon et concours annexes. Parmi les dix ou onze que nous récompensons cette année, il en est de genres et de mérites très divers. Tels, par exemple, les Pagès de M. Enée Bouloc, idylle champêtre d’un accent simple et vrai, et la Dentelle de Thermidor de M. Georges Rivollet, d’une langue élégante, d’une pensée affinée et d’une sensibilité discrète, parfois teintée de scepticisme et d’ironie.
M. Benjamin Vallotton, auteur de la Famille Profit, est Suisse ; l’Académie qui aime à reconnaître le mérite de ceux qui cultivent la langue française hors de France, lui accorde la totalité du prix de Jouy. Un petit professeur d’arithmétique, M. Gustave Profit, père d’un garçon infirme et d’un nombre incalculable de filles dont l’une du moins promet d’être jolie, ignorant tout de la vie réelle et prêt à tomber dans chaque piège que lui tendra la malice du siècle, fécond en sentences prudhommesques, en rêves de félicité et plus encore en éclats soudains de colère vite suivis du plus naïf repentir, au demeurant, bonhomme, droit, honnête, courageux, dévoué à sa maisonnée ; — près de lui, sa femme, fluette, patiente, clairvoyante, qui n’oppose, le plus souvent, qu’un silence pacifique aux chimères de son mari, et qui répare sans bruit les incessantes maladresses de celui-ci, — tels sont les deux personnages dont l’auteur nous conte la vie, avec une sympathie réconfortante, un sens très vif du réalisme bourgeois et de la poésie des existences obscures. Aucun événement extraordinaire, rien ou presque rien qui n’arrive tous les jours dans les existences semblables, jusqu’à l’heure où la jolie Rose se laisse enlever par un jeune homme que M. Profit, avec son imprudence optimiste, a pris comme pensionnaire. Mais, dans une telle atmosphère de vertu et d’endurance chrétienne, le bien prévaut tôt ou tard, et Rose revient, comme l’oiseau blessé, au nid familial. Quant au petit professeur, dupé, meurtri, mais toujours confiant, il continue ses leçons d’arithmétique. Il n’a perdu, je crois, qu’une seule de ses illusions ; il sait maintenant que sa courageuse femme a plus de bon sens que lui.
Le contraste est grand entre la prose placide, narquoise, parfois un peu provinciale de M. Vallotton, et les phrases tourmentées, frémissantes, fulgurantes de M. Baumann, auteur de l’Immolé. Avec ce dernier, nous n’avons plus affaire à un Dickens des bords du lac de Genève, mais à un émule de Huysmans. Tout ne me plaît pas également dans ce roman. À côté de rares qualités, il a des parties excessives et outrées. Je sais, toutefois, gré à l’auteur d’avoir voulu faire autre chose que répéter une fois de plus l’histoire banale des crises amoureuses et des mésaventures de l’adultère ; il a osé prendre pour sujet un des plus hauts problèmes de la vie religieuse, la mystérieuse loi de l’expiation et du sacrifice, si bien qu’il aurait pu intituler son livre, comme tel chapitre de l’Imitation : « Du chemin royal de la Sainte Croix. » Rien cependant d’une homélie ou d’une dissertation théologique. C’est un drame varié et poignant qui abonde en scènes tragiques ou pittoresques, parfois même en épisodes d’un réalisme un peu cru. En somme, ce roman, qui paraît être le premier de M. Baumann, est, malgré ses défauts, une œuvre originale et puissante.
Comme les romanciers, les voyageurs ont, aux yeux du lecteur, cet avantage de le distraire de la réalité présente. Si le monde où ils le conduisent n’est pas imaginaire, il est du moins lointain. L’Académie, d’habitude, leur fait une part assez large dans ses prix. Ainsi, cette année, a-t-elle récompensé, entre plusieurs autres, l’agréable livre de M. Jean Lionnet : Chez les Français du Canada, celui de M. Pierre Suau sur la France à Madagascar, celui de M. Georges Deherme sur l’Afrique occidentale française, celui de Mme Reynès Monlaur sur Jérusalem. L’œuvre a encore plus de prix à nos yeux quand elle est celle d’un explorateur, d’un soldat, qui raconte ce qu’il a fait, au risque de sa vie, pour étendre le domaine de la France. Tél le livre du commandant Lenfant : La découverte des grandes sources du centre de l’Afrique, auquel est attribué un prix de deux mille francs. À côté du chef de la mission, voici l’un de ses subordonnés, un sous-officier, qui, lui aussi, sous ce titre : Terres de Soleil et de Sommeil, nous conte, ses impressions de la brousse africaine. Livre curieux qui paraît avoir été commencé par un lettré, saturé d’intellectualisme, formé à l’école des maîtres les plus affinés du dilettantisme, mais d’où se dégage, peu à peu, un homme d’action auquel la vie militaire a enseigné la vertu de l’effort, de l’énergie et du sacrifice. Transformation intéressante en tout sujet, mais qui le devient plus encore, quand on sait que celui qui signe ces pages : « maréchal des logis Jean Psichari, » est le petit-fils d’Ernest Renan.
Parmi les livres couronnés dans le concours Montyon et dans les concours annexes, il en est beaucoup d’autres, des genres les plus variés, dont j’eusse aimé à vous parler, ne fut-ce que l’ouvrage très consciencieux, très sage, de l’abbé Boutard sur Lamennais, sa vie et ses doctrines, le livre d’un intérêt tragique, où M. Paul Frémeaux raconte, d’après des documents souvent nouveaux et dépouillés avec une critique sagace, les Derniers jours de l’Empereur à Sainte-Hélène, l’étude bien pensée et agréablement écrite de M. Paul Gaultier sur l’Idéal moderne, le beau travail de M. Gustave Clausse sur les Sforza et les arts en Milanais, la savante Histoire des maîtres généraux de l’Ordre des Frères prêcheurs par le R. P. Mortier, ou les très utiles travaux d’économie sociale de MM. René Lavollée et Maurice Bellom. Mais je ne puis m’arrêter plus longtemps, el il me faut passer aux autres concours.
Les prix Bordin et Marcelin Guérin sont réservés aux ouvrages de critique et d’histoire littéraire. Comme les années précédentes, nous avons constaté la tendance des jeunes érudits à porter leurs recherches sur les origines de notre littérature classique, particulièrement sur les écrivains du XVIe siècle. Ainsi couronnons-nous une étude agréable et curieuse de M. Reynier sur le Roman sentimental avant l’Astrée. La thèse de M. Radouant sur Guillaume du Vair, d’une science exacte et minutieuse, renouvelle l’histoire de l’éloquence française au temps de la Ligue. À cette même époque se rattache l’ouvrage de M. Villey sur les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne. Qui le croirait ? Ces volumes hérissés de notes, monument d’érudition et de patience, cette recherche infatigable des moindres livres que Montaigne a lus ou aurait pu lire, cette vérification scrupuleuse de toutes les citations des Essais, tout cela est l’œuvre d’un jeune homme qui n’a jamais vu de ses veux un seul livre et qui est aveugle depuis l’âge de trois ans. Il y a plus : M. Villey ne veut pas que nous nous émerveillions d’une pareille prouesse. À l’entendre, rien de plus simple. Ce passionné de saine critique devrait, dans sa nuit, nous jalouser, nous à qui toutes les bibliothèques sont accessibles ; non, il paraît plutôt tenté de nous plaindre ; il bénit l’heureuse destinée qui le dispense de suivre les journaux quotidiens et tant d’autres frivolités dispersantes, qui le contraint à la féconde discipline d’un travail concentré et toujours recueilli. Le noble exemple et le beau courage ! Milton, qui, lui, n’avait pas été toujours aveugle, s’était soumis avec une résignation moins active. « Puisque Dieu m’a privé de la lumière, disait-il, est-ce qu’il exige encore de moi le travail de chaque jour ? » Et, pour arrêter ce murmure, la voix de la patience lui répondait : « Dieu n’a que faire du travail de l’homme. Porter le joug que sa tendresse nous impose, c’est la meilleure manière de le servir. » M. Villey veut plus et mieux encore : fort de la sûre et souple méthode qu’il s’est faite, il entend rester à son poste de savant. Son premier livre est plus qu’une promesse, et la thèse qui s’en dégage est des plus intéressantes. À ceux qui, lisant les Essais comme une œuvre homogène, s’étonnent des contradictions qu’on y rencontre, disputent pour savoir si l’auteur était stoïcien ou épicurien, sceptique ou dogmatiste, religieux ou athée, M. Villey montre que ces contradictions correspondent à des différences de dates dans la composition des Essais, et que la pensée de Montaigne a varié d’époque à époque, comme sa façon d’écrire et de composer. Retrouver, préciser et dater les phases successives de cette évolution, c’est le dessein conçu, et presque toujours heureusement réalisé, par le jeune auteur.
Pour tant d’écrivains qui sont attirés par le XVIe siècle, il en est cependant quelques-uns qui restent fidèles à la grande époque classique ; de ce nombre est M. Rigal qui nous présente deux volumes sur Molière. Voilà de bonne critique et de bonne histoire littéraire, où l’auteur, sans négliger les infiniment petits de l’érudition contemporaine, concentre le meilleur de son effort sur l’analyse des œuvres. M. Rigal proteste, avec esprit et bon sens, contre la manie de certains moliéristes acharnés à retrouver, dans chacune des pièces de Molière, un fragment d’autobiographie, un commentaire dramatique de sa propre vie. Grave contresens, qui, d’imagination en imagination, a fini par accréditer je ne sais quelle légende d’un Molière révolté, prêcheur et lugubre. M. Rigal, au contraire, nous permet de rire tout bonnement aux pièces de Molière, sans y chercher plus de malice que ne faisait Louis XIV. Il y a plus, et tout son livre tend à montrer que les plus hauts chefs-d’œuvre de Molière se rattachent par un lien étroit aux humbles amusements de nos pères. Sa comédie est une farce, merveilleusement transformée, mais enfin une farce dont, par un miracle d’art, la gaîté débridée se concilie, selon la remarque de notre auteur, « avec une étude profonde du cœur humain, avec une satire pleine de vérité, avec d’exquises scènes de mœurs ».
D’autres écrivains cherchent dans les littératures étrangères le sujet de leurs études. Le livre de M. Dalmeyda, sur Goethe et le Drame antique, nous a doublement intéressés, et parce qu’il précise l’hellénisme d’un des hommes qui ont le plus agi sur la pensée moderne, et parce qu’il justifie indirectement notre tragédie classique, laquelle, pour n’avoir rien emprunté à la science des archéologues, n’en a pas moins manifesté une claire intelligence et un profond sentiment du drame grec. Avec M. Henry Cochin et son charmant livre sur la Vita Nova de Dante, nous voici transportés dans l’Italie du Trecento, sous la conduite d’un des hommes qui la connaissent le mieux et l’aiment le plus. M. Cochin a le double mérite, particulièrement précieux dans les études italiennes, d’être le plus exact des érudits, curieux du document original, nullement rebuté par la poussière des archives, au courant de tous les commentaires anciens ou modernes, et aussi le lettré Je plus affiné, le plus délicat, le plus sensible à la beauté artistique et morale. Le livre qu’il nous présente est une traduction, précédée d’une introduction. Par cette traduction, travaillée, limée avec amour depuis plus de quinze ans et où, comme l’a dit un bon juge, le choix des termes équivaut souvent à un commentaire, il est parvenu à éclaircir le sens d’une œuvre en plus d’un point énigmatique, et surtout à nous faire sentir, avec des mots d’aujourd’hui, la grâce gothique des premiers vers de l’illustre poète. Quant à l’introduction, elle a, clans ses quatre-vingt-dix pages, la valeur d’un traité où est dit le dernier mot sur la « poésie courtoise » du moyen âge et sur la façon dont, avec Dante, elle s’est épurée, spiritualisée, quintessenciée. M. Cochin nous démontre, avec une lucidité particulièrement bienvenue dans ce commentaire d’un art très subtil, que la Vita Nova est l’exquise histoire d’un amour de jeunesse très réel et, en même temps, sous les voiles du symbole, une direction offerte à l’âme qui aspire à la vision et à la béatitude célestes, en cela véritable prologue de la Divine Comédie.
Le prix Saintour est destiné à récompenser les travaux sur notre langue. À ce titre, comment l’aurions-nous refusé au Glossaire étymologique et historique des patois et des parlers de l’Anjou ? Ce magnifique répertoire ne contient pas moins de vingt mille mots, tous plus pittoresques, plus expressifs et plus chantants les uns que les autres. Pour le célébrer dignement, il me faudrait la science de Gaston Paris et la fantaisie de Charles Nodier. Ce glossaire est dû à la collaboration d’un savant professeur, M. Verrier, et d’un instituteur primaire, M. Onillon, lequel s’est promené, pendant des années, de village en village, consultant tour à tour, avec une persévérance inlassable, maires et adjoints, mariniers, pêcheurs de sable, tueurs de porcs, épiciers ambulants, Bourmansais dit la Pie, Sautejean dit le Prince, Bretaud dit Belle Légume, et autres autorités de même genre, qui, peu à peu, lui ont livré toutes les richesses de ce vieux patois, proche de la langue de Montaigne, plus proche encore de celle de Rabelais. Combien serait-il à désirer que chaque province fit, d’après la même méthode ; l’inventaire de ses trésors ! Sans doute, au plaisir de ces découvertes, se joindrait le regret de tant d’expressions perdues. Mais l’ombre de Vaugelas nous pardonnerait ce regret, de Vaugelas qui disait avec un sentiment si vif du charme de notre vieille langue : « J’ai une certaine tendresse pour tous ces beaux mots qu’on voit ainsi mourir. »
Ce n’est pas à dire que l’Académie désavoue aujourd’hui la sévère doctrine des grammairiens du grand siècle. Le livre où M. Rosset nous rappelle les Entretiens, doutes, critiques el remarques du P. Bouhours sur la langue française, nous est une occasion de redire notre attachement à la pure et charmante mémoire du docte jésuite. « La langue française est ma grande passion », disait le révérend Père. Que ne pardonnerait-on pas à un tel amour ! Et pourtant M. Rosset, qui n’est pas loin de regarder comme des vétilles les scrupules littéraires de Bouhours, et qui, chose étrange, a cru devoir faire tout un livre pour cataloguer ces vétilles, M. Rosset veut voir, au fond de ces querelles grammaticales, « l’antagonisme irréductible entre l’esprit de Port-Royal et l’esprit de la Compagnie ». Je le veux bien. Toutefois Racine, — il était, je crois, de Port-Royal, — n’hésitait pas à écrire au P. Bouhours, en lui soumettant le brouillon de Phèdre : « Je vous envoie les quatre premiers actes de ma tragédie, et je vous envoierai le cinquième dès que je l’aurai transcrit. Je vous supplie, mon révérend Père, de prendre la peine de les lire et de marquer les fautes que je puis avoir faites contre la langue dont vous êtes un de nos plus excellents maîtres. » Voilà qui est fait pour nous consoler d’entendre M. Rosset traiter le P. Bouhours de pédant. L’Académie toutefois ne tient pas rigueur à l’auteur de cette boutade, et elle lui donne un des prix Saintour, clans l’espoir que sou livre, d’ailleurs fort bien fait, vaudra de nouveaux fidèles au vieux maître de notre langue.
Avec le concours Thérouanne, nous voici dans le domaine de l’histoire. Comme les années précédentes, nous avons reçu nombre de travaux distingués, consciencieux, d’une érudition très sûre, traitant des sujets les plus variés et témoignant de recherches prolongées dans les archives de France ou de l’étranger, tels le livre vraiment définitif de M. Caudrillier sur la Trahison de Pichegru, ou les ouvrages de MM. d’Estrée, Gautherot, Kaeppelin Gabriel de Mun, Pierre Bain, Schuermans. Parmi ces écrivains, si tous méritent des éloges, n’en est-il pas qu’il convient de mettre en garde contre certaines tendances, trop répandues dans notre jeune école historique ? Sur ce sujet, je ne saurais mieux faire que leur répéter ce que me disait récemment l’un des maîtres les plus autorisés de cette école, l’un de ceux qui ont le plus contribué à créer, clans nos Universités, ce qu’on pourrait appeler l’apprentissage du métier d’historien. Après s’être félicité que ces jeunes écrivains aient maintenant le goût de l’exactitude, la passion de la preuve, et qu’on ne voie plus guère de ces livres superficiels, incomplètement informés, trop fréquents autrefois, mon interlocuteur ajoutait : « Il est arrivé, comme toujours, que la réaction contre les anciennes habitudes a été excessive. Sous prétexte d’exactitude, on se croit obligé de donner tous les faits et toutes les preuves. On a rassemblé des milliers de fiches ; on en sacrifie le moins possible. De un véritable encombrement, une sorte d’obscurité diffuse et une monotonie qui risque de devenir ennuyeuse. Et pourtant, entre les faits connus, il en est de moindres et de plus importants, et il suffit de quelques preuves décisives pour rendre la démonstration convaincante. Ce choix de faits et de preuves est le principal acte intellectuel de l’historien, et cet acte exige un sérieux effort de l’esprit et de la conscience. Il importe que les jeunes gens sachent qu’il y a quelque paresse, ou tout au moins un défaut d’énergie à s’épargner cet effort. Même reproche doit leur être adressé s’ils affectent de dédaigner l’art, s’ils se contentent de mettre des faits et des preuves à la file, en s’interrompant par instants pour discuter longuement et en plein texte un point controversé. Il faut donner aux faits leurs proportions dans l’ensemble et distribuer entre eux les lumières et les ombres. L’art qui se donne cette peine n’est point de l’artifice ; il est une recherche de la réalité vivante, qui se présente toujours en divers plans inégalement éclairés. »
Voilà des conseils utiles à méditer et que je me serais reproché de ne pas transmettre à nos jeunes historiens. Il est toutefois des écrivains, je me hâte de le reconnaître, auxquels ces critiques ne sauraient s’appliquer. C’est le cas de M. Fortunat Strowski qui reçoit, cette année, la plus importante de nos récompenses dans l’ordre des travaux historiques, le grand prix Gobert. Peut-être quelques-uns ont-ils été un moment surpris de voir attribuer à une Histoire du sentiment religieux en France au XVIIe siècle, un prix réservé d’ordinaire à des histoires politiques ou militaires. L’Académie a saisi volontiers cette occasion de montrer quelle conception large elle se faisait du domaine de l’histoire. Chargée par le baron Gobert de récompenser « le morceau le plus éloquent d’histoire de France », il lui a paru que l’histoire des idées, particulièrement des idées religieuses, était, aussi bien que celle des institutions et des batailles, une partie de l’histoire de France, non la moins importante ni la moins en harmonie avec les curiosités et les préoccupations actuelles des esprits.
L’objet de M. Strowski n’est pas le récit des événements religieux ; c’est l’histoire de la pensée religieuse, étudiée principalement chez les hommes représentatifs de leur époque, dans un livre précédemment couronné, l’auteur avait montré, à propos de saint François de Sales, comment le catholicisme, forcé, par l’attaque du protestantisme, à se réformer, s’était retrouvé, en France, au sortir du XVIe siècle, plus vivant que jamais. Dans les trois nouveaux volumes qu’il nous a présentés cette année, il étudie la crise qui, au XVIIe siècle, va mettre en péril cette renaissance catholique. Le premier, intitulé : De Montaigne à Pascal, recherche l’origine de cette crise. Il la trouve, non dans le protestantisme définitivement vaincu en France, mais dans un double courant stoïcien et épicurien, issu de l’humanisme. C’est aussi un double courant qu’il observe dans le catholicisme : d’une part, les jésuites cherchent à concilier la religion avec le monde, par la casuistique et le molinisme, mais risquent d’énerver la loi morale et d’affaiblir la doctrine de la grâce ; d’autre part, Port-Royal veut réagir contre le relâchement par l’austérité de sa morale et par la rigueur de ses idées sur la grâce ; héroïque au début, il se déforme bientôt dans les erreurs et les révoltes du jansénisme, amenant ainsi, dans l’Église, un conflit qui devait fausser la vie religieuse et morale de la France. Tels sont les divers mouvements d’idées au milieu desquels se forme Pascal, recevant leur influence avec une âme singulièrement sensible et passionnée, mais aussi les dominant par son génie, pour cette double raison le plus intéressant des témoins à interroger sur cette crise. C’est ce que fait M. Strowski dans ses deux derniers volumes qui ont pour sous-titre, l’un : l’Histoire de Pascal, l’autre : les Provinciales et les Pensées.
Ces trois volumes ont à la fois beaucoup de fond et beaucoup d’agrément. Avec un certain air d’abandon et de fantaisie, l’érudition y est considérable. Toutes les parties du sujet sont fouillées ; témoin la façon dont ce lettré s’est fait géomètre et physicien pour étudier Pascal savant et répondre aux accusations d’improbité scientifique un peu légèrement dirigées contre lui. Mais l’auteur est surtout un psychologue très avisé ; il le montre par la façon dont il a su pénétrer l’esprit ondoyant d’un Montaigne, l’âme profonde et tragique d’un Pascal. Il est de ceux qui font avancer les questions, déplacent les perspectives traditionnelles, et qui, s’ils reviennent, aux idées reçues, les renouvellent en y arrivant par des chemins imprévus. Rien de pédant, de doctoral ; nulle prétention à l’infaillibilité. Pressé, curieux, il court, sans toujours se donner le temps de mettre en relief ce qu’il a découvert. Aussi n’est-ce parfois qu’à la seconde lecture qu’on pénètre le fond solide de ses livres. À la première, on est surtout saisi par le charme de cette sorte de causerie qui gagne la sympathie du lecteur, alors même qu’il ne serait pas toujours convaincu. Poursuivant son vaste dessein, M. Strowski annonce maintenant une étude sur Fénelon, en qui il voit le centre et le témoin d’une autre phase de la pensée religieuse au XVIIe siècle. On ne saurait trop le louer d’avoir conçu un tel plan, et d’en poursuivre aussi heureusement l’exécution.
Si nombreux que soient les lauréats que j’ai déjà fait défiler devant vous, il en est plus encore que j’ai été forcé d’omettre. Je m’en excuse auprès d’eux et auprès de vous, mais l’heure me presse et à peine me reste-t-il le temps de vous parler, en terminant, des prix que l’Académie accorde directement, sans que les auteurs aient posé leur candidature.
Voilà plus de quinze ans que, par la sûreté de la doctrine, l’ingéniosité des vues, le sens affiné de la beauté, l’agrément du style, M. Robert de la Sizeranne est passé maître dans la critique d’art. Étendant le champ de cette critique, il y a fait entrer toutes les questions d’histoire, de philosophie et de morale qui ont une connexité avec les œuvres d’art. Il apporte dans ces études, avec la liberté et la fantaisie nécessaires au genre, une forte discipline d’esprit. Comme chacun sait, il a été l’un des premiers à présenter Ruskin au public français. Une parfaite connaissance de la société et de l’art anglais l’avait préparé à cette tâche ; une vénération émue pour cette noble et séduisante figure l’y décida. Restait à accomplir le tour de force de nous rendre sensible l’unité cachée d’une vie capricieuse, et de nous débrouiller les inspirations majeures, les grandes directions d’un bavardage intarissable et charmant. M. de la Sizeranne y a réussi, et — c’est son plus bel éloge — sans que nous nous doutions de la difficulté qu’il lui avait fallu surmonter. Dans la forêt touffue de l’œuvre ruskinienne, il a dessiné des avenues et des étoiles à la française ; désormais, chacun peut s’y promener à l’aise, sans rien perdre du mystère de cette forêt, de ses profondeurs, de ses clairières imprévues, de son bruissement et de sa vie. Pour récompenser ces rares mérites, l’Académie décerne à M. Robert de la Sizeranne le prix Vitet.
L’écrivain auquel elle attribue le prix Née est moins connu du grand public. Humaniste, érudit, romancier et surtout poète, M. Frédéric Plessis est de ceux qui prennent plaisir à dissimuler leur propre valeur et qu’aucun effort de réclame n’impose jamais à l’attention de la foule. Une sorte de providence particulière semble veiller sur de tels hommes, leur amenant peu à peu les sympathies et les admirations qu’ils méritent, tout en les gardant des succès trop rapides et trop sonores qui ont hâté, pour tant de jeunes auteurs, l’heure de la décadence. M. Plessis a eu son rôle dans cette renaissance du goût classique à laquelle nous assistons et qui n’a pas encore donné tous ses fruits. Belle histoire, qu’il ne faut pas se lasser de proposer à ceux qui désespèrent des lettres françaises comme aux ouvriers qui travaillent, de tant de façons, à désorganiser notre langue et à détruire les plus sûres traditions de notre génie. Les premiers Parnassiens avaient succédé aux Romantiques, opposant leurs strophes impeccables et impassibles aux outrances de leurs aînés. Certes, ils avaient repris ou cru reprendre le chemin de la Grèce et de Rome ; mais l’antiquité farouche, marmoréenne et souvent barbare qu’ils nous présentaient n’était pas beaucoup plus authentique que le moyen âge rutilant ou le mirage oriental des romantiques. Ni Platon, ni Térence, ni Racine ne s’y seraient reconnus. Plus savante peut-être, et certainement plus humaine, la seconde équipe parnassienne attendrit in sensiblement, ces excès de rigueur. La rime rit moins de tapage, le vers devint plus souple et, moins métallique, la strophe plus harmonieuse. Les bibelots archaïques retournèrent chez les brocanteurs ; les éléphants carthaginois, qui avaient tant effrayé Sainte-Beuve, repassèrent la mer ; Salammbô reprit le nom charmant, que les Latins lui avaient donné. Guidé, soutenu par l’un des maîtres de ce second Parnasse, M. Plessis eut sa part très active dans cette réaction. Écoutez-le nous dire, dans ses vers à M. Anatole France, le noble dessein que poursuivait la jeune pléiade :
Ô poète ! c’est toi ; c’est ta mémoire agile
Qui, se jouant aux vers relus et médités,
D’abord me fit connaître Euripide et Virgile
Et m’ouvrit le trésor des deux antiquités.
C’est toi qui me menas vers le docte Racine,
Formé, dès son enfance, à la langue des dieux.
Je marchais altéré... la source était voisine...
À peine un clair rideau la voilait à mes yeux.
Mais il fallut ta main pour m’écarter les branches,
Et, prolongeant sous bois un facile sentier,
Pour me faire entrevoir le chœur des formes blanches,
Amours du vieux Ronsard et du jeune Chénier.
Ah ! qui ne s’est nourri du miel pur de l’Hellade,
Qui n’a sucé la Louve aux mamelles d’airain,
Ne saurait, fils chétif de ce siècle malade,
Bâtir un monument durable et souverain.
…
Car nulle fleur n’a fait pâlir tes violettes,
Ville de Périclès ! et ce n’est pas en vain
Que par la bouche d’or du plus doux des poètes
Le Dieu promit à Rome un empire sans fin.
Voilà certes de beaux vers, voilà sur « la Lampe d’Argile », — c’est le titre du premier volume publié par notre poète, — une flamme claire et bienfaisante. Devenu maître à son tour, M. Plessis a marqué de son influence plusieurs des jeunes talents à qui ne suffisait plus la doctrine parnassienne et qui s’aventuraient, un peu au hasard, dans les fourrés du symbolisme. En même temps, l’humaniste, qui voisinait en lui avec le poète, se recueillait pour préparer lentement la grande œuvre qu’il vient à peine d’achever et qui résume le travail de toute sa vie. Je veux parler de son Histoire de la Poésie latine, véritable monument d’érudition et de goût. C’est être encore poète que d’expliquer ainsi Virgile et Catulle, c’est travailler à l’essor de la poésie française que de commenter, avec une dévotion enthousiaste, avec un sentiment pénétrant du charme latin, les chefs-d’œuvre d’une littérature si voisine de la nôtre et d’un art que nos plus beaux génies se sont approprié sans effort.
Ce qui fait l’originalité de M. Henry Bordeaux auquel nous attribuons le prix Narcisse Michaut, c’est l’inspiration même de son œuvre et c’en est l’unité. Conteur avant tout, il n’oublie pas que l’objet du roman est d’abord de nous intéresser par le récit de ces drames qui traversent les existences même les plus médiocres et, ou apparence, les moins agitées. Il ne dogmatise ni ne disserte. Mais il n’en poursuit pas moins, avec une obstination tranquille, quelques idées directrices qu’il fait circuler à travers ses livres, parce que seules elles lui semblent donner un sens au spectacle du monde. Le titre de son premier livre, paru voilà dix ans, était significatif : le Pays natal ; il y étudiait le cas d’un « déraciné » qui, revenant dans son pays d’origine, la Savoie, y reprend racine et sent remonter en lui, comme fine sève jaillie du sol, les vertus de la race. Un autre roman, la Peur de vivre, lui fit définitivement prendre rang ; il y dénonçait cette timidité devant l’avenir, cette crainte des responsabilités, qui lui paraissait une maladie beaucoup plus dangereuse que les mélancolies individuelles du commencement du dernier siècle. Dans les Roquevillard, il nous fait, une fois encore, assister à la victoire de l’esprit, on dirait justement du génie de la famille sur la fantaisie personnelle et sur les désordres de la passion. Les Yeux qui s’ouvrent, celui des romans de M. Bordeaux qui est le plus poussé comme analyse, précisent la conception que l’auteur se fait du mariage, et comment une femme doit « mériter son bonheur » en s’ingéniant à être la compagne de son mari. Ainsi partout, derrière le conteur, se cache un moraliste. Dans le roman ainsi compris, les personnages ne sont plus les fantoches dont se contentent trop d’auteurs on a au contraire la joie d’y voir souffrir, lutter des êtres pareils à nous, qui ont part à nos défaillances, mais qui sont accessibles à tous les sentiments nobles et généreux.
L’Académie décerne le prix Lambert à M. Adolphe Aderer qui s’est acquis un juste renom, comme chroniqueur, critique, romancier, auteur dramatique, et le prix Xavier Marmier à M. Léonce Depont dont les beaux poèmes rustiques avaient été déjà plusieurs fois couronnés. Enfin elle partage le prix Botta entre la Société nationale des Professeurs français en Amérique et l’abbé Ingold, directeur de la Revue d’Alsace, heureuse de donner ainsi un témoignage de sympathie et d’encouragement à ceux qui s’efforcent d’entretenir, hors nos frontières, la culture française. Il nous importe fort, sans doute qu’une telle œuvre s’accomplisse dans cette immense république américaine qui tient chaque jour une plus grande place dans le monde. Mais notre sollicitude se double d’un sentiment plus profond et plus ému, quand il s’agit de cette terre d’Alsace qui, en dépit des séparations, nous demeure si proche et si chère.
Reste la dernière et la plus considérable des récompensés que l’Académie devait, cette année, décerner directement : le prix Jean Reynaud, prix quinquennal d’une valeur de dix mille francs, qui, à la différence des autres, peut être accordé à un membre de l’Institut. La dernière fois que notre Compagnie en avait disposé, en 1904, elle l’avait attribué à la fille d’un confrère éminent, récemment décédé, Mlle Gaston Paris. C’est à une inspiration analogue qu’elle obéit en le donnant aujourd’hui à la veuve de Ferdinand Brunetière. D’après le libellé de la fondation, ce prix est attribué au « travail le plus méritant qui se sera produit pendant une période de cinq ans ». Eh bien, est-il rien de plus « méritant », à tous les titres, que les derniers travaux par lesquels Brunetière, frappé du mal qui devait l’abattre, se hâtait fiévreusement — comme s’il sentait que la mort allait l’interrompre — de mettre au jour les idées auxquelles son esprit était attaché, les vérités que sa passion d’apôtre lui faisait un devoir de répandre : études de critique littéraire où plus que jamais il manifestait sa maîtrise, ainsi que le prouvent ses derniers articles sur Montaigne et Joseph de Maistre ; controverses de philosophie religieuse el sociale, devenues sa préoccupation principale, ébauches de cette grande apologie du christianisme, dont il caressait le projet, mais dont, comme autrefois Pascal, il ne devait laisser que des fragments inachevés ; dépensant, dans la parole publique, jusqu’au bout de ses forces et même bien au delà, cette éloquence qui fut peut-être son don le plus rare, puis, quand la voix — cette voix naguère si nerveuse et si prenante — était définitivement-, brisée par cet effort suprême, écrivant tant que la mort ne lui fit pas tomber la plume des mains ? Qui de nous n’a encore dans les yeux la vision de Brunetière, durant cette agonie de deux années : le visage ravagé, de jour en jour plus pâle, plus amaigri, creusé de sillons plus profonds, les lèvres contractées, les tempes humides d’une sueur mortelle, l’œil enfoncé sous l’orbite et brûlant d’une flamme ardente et triste, mais, dans cette ruine du corps, l’intelligence gardant sa vigueur intacte, l’âme vaillante el héroïque ! S’il nous est douloureux de remuer ces souvenirs, il nous est doux du moins d’honorer, une fois de plus, la mémoire d’un illustre et très cher confrère.