INSTITUT DE FRANCE
ACADÉMIE FRANÇAISE
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 22 NOVEMBRE 1900
RAPPORT
DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE
SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1900
MESSIEURS,
Le sujet du prix d’éloquence — pour lui laisser son vieux nom — était cette année un discours sur André Chénier. Les concurrents n’ont pas manqué : il y en avait 47 ; mais aucun n’a tout à fait contenté l’Académie, qu’une si grande renommée rendait difficile. Elle n’a pas cru devoir donner le prix ; trois mentions seulement ont été accordées à des œuvres distinguées, mais inégales, dans lesquelles tantôt le citoyen est sacrifié au poète, tantôt le poète au citoyen, et dont aucune ne nous donne de lui une image complète. Le discours de M. Waltz est sage et régulier ; c’est celui dont l’ensemble est le plus satisfaisant, mais il a semblé un peu trop froid ; on a trouvé que, même quand M. Waltz dit ce qu’il faut dire, il ne le fait pas avec assez de force. Il y a plus de chaleur et plus d’éclat chez Mme Bertheroy, un sentiment plus vif de la poésie antique, mais moins d’ordre et de suite, quelques opinions contestables, des comparaisons trop longues de Chénier avec ses prédécesseurs, et qui n’ont pas semblé toujours exactes. M. H. Potez est plus inégal encore que les deux autres, parfois un peu traînant. L’est pourtant lui qui a le mieux distingué ce que la poésie de Chénier a de nouveau et d’antique, comment il se rattache plus qu’on ne croit aux poètes de son temps, et en quoi il se sépare de ceux du nôtre, qui se sont couverts de son nom. Dans tous ces travaux, je le répète, il y a de bonnes parties, des idées justes, des aperçus ingénieux, d’heureux développements, on pourrait en détacher des pages spirituelles ou émues ; et pourtant on ne peut s’empêcher se dire, quand on les a lues, qu’André Chénier méritait mieux.
Nous décernons cette année un peu moins de prix que l’an dernier : nous avions presque atteint la centaine ; cette fois nous n’avons pas dépassé 76. C’est beaucoup encore, et vous trouveriez certainement que c’est trop, si j’avais la prétention de rendre compte de tous. Mais, rassurez-vous, je ne parlerai que de quelques-uns et même je vous demande la permission de le faire un peu au hasard, comme ils se présenteront devant moi, en me préoccupant moins de le suivre l’ordre des concours dans lesquels t obtenu des prix que de les réunir d’après les sujets qu’ils traitent.
Commençons par la poésie : il est juste de lui donner la place d’honneur, et je le fais d’autant plus volontiers que ma tâche est ici très facile. Je n’ai qu’à céder la parole au rapporteur du prix Archon-Despérouses, un poète si épris de son art, que tous ceux qui le cultivent deviennent aussitôt ses amis, qu’il prend leurs intérêts plus que les siens, qu’il met plus de passion à plaider leur cause et à faire valoir leurs vers que s’il s’agissait de lui-même. Nous l’écoutions avec un charme infini pendant qu’il nous parlait de ceux qui, cette année, ont disputé le prix de poésie, quand il nous faisait connaître les raisons qui ont décidé la commission à le partager également entre La chanson de Jeanne d’Arc de M. Clovis Hugues et Le Songe de l’Amour de M. André Rivoire, et qu’il nous exposait les mérites des deux ouvrages.
« La tentative de M. Clovis Hugues, nous disait-il, est singulièrement hardie et digne de l’accueil le plus attentif. L’héroïque figure de Jeanne d’Arc a profondément ému les poètes français ; mais aucun, je voile par pudeur l’odieux sacrilège de Voltaire, et j’omets par charité l’insipide rapsodie de Chapelain, aucun, dis-je, n’a senti son langage répondre à son émotion, ni son souffle suffire à l’épopée. M. Clovis Hugues a plus le parti d’imiter le ton et le mode des poètes d’autrefois, au lieu d’affronter les conditions du poème épique moderne, et il s’en est bien trouvé. À ce commerce, avec nos vieilles chansons de geste, il a gagné de se refaire comme une virginité d’occasion, qui lui permet d’accepter couramment les légendes les plus naïves et même de se complaire à les redire. Une bonne moitié de son œuvre est achevée : elle lui a coûté plusieurs années d’une vie où le poète, pendant ses veilles, trempant sa plume dans le bénitier de Domrémy, a miraculeusement réussi à exorciser le politicien, qui se contentait de sévir dans la journée. Une allégresse d’esprit toute méridionale respire dans ce poème et semble en avoir sauvé les difficultés. Cet entrain vaillant a-t-il même permis au poète de les voir ? Qu’importe ! elles se sont, comme d’elles-mêmes, aplanies devant son audace. »
« Le charme des poésies de M. Rivoire, fait de grâce mélancolique, de douleur contenue, de discrets soupirs, de cris étouffés, échappe à l’analyse. Il nous offre un bouquet formé de fleurs élégantes, aux nuances délicates, aux parfums exquis, que noue entre elles un fil ténu et flottant. On y entrevoit un roman d’amour dont nous sommes d’autant plus touchés que le poète ne le raconte pas et nous le laisse surprendre. Les événements ne s’v révèlent que par les émotions qu’ils font naître dans son âme et les profonds échos qui, dans la nôtre, y répondent. C’est par excellence de la poésie personnelle, qui n’a en réalité de personnel que l’accent propre du poète et son talent à faire sentir l’homme en lui. »
Vous pensez bien que nous nous sommes empressés d’accepter les propositions que nous faisait la commission ; mais une fois le prix décerné à MM. Clovis Hugues et André Rivoire, elle nous a demandé autre chose. Soixante-quatre poètes lui avaient adressé leurs ouvrages ; on en couronne deux, mais les autres, était-il juste de ne rien faire pour eux ? Elle a tant prié et supplié, que l’Académie, émue de pitié, a fouillé le fond de sa caisse, et qu’elle a fini par y trouver de quoi donner trois autres prix à MM. Olivaint, Leconte et Iwan Gilkin.
Sur ce dernier nom il convient de s’arrêter un moment. M. Gilkin n’est pas né en France, mais il appartient à un pays qui parle français, et deux peuples, quand ils se servent de la même langue, ne sont pas étrangers entre eux. La Belgique nous donne depuis quelque temps ce spectacle qu’on y voit naître une littérature fille de la nôtre, fille assurément très émancipée, et qui tient à marcher dans sa voie. Elle a déjà produit des romanciers fort distingués, et qui se font lire à Paris comme à Bruxelles. Elle ne manque pas non plus de poètes ; mais là, comme à peu près partout, les poètes n’ont pas la fortune d’attirer la foule et ne sont guère appréciés que des lettrés et des connaisseurs. Voilà pourquoi l’Académie française a jugé bon de leur tendre la main. Il y a deux ans, elle avait couronné M. Valère Gilles : elle recommence cette année, et en plaçant M. Iwan Gilkin parmi ses lauréats, elle veut témoigner de l’intérêt qu’elle prend à tout ce qui se fait, en dehors de nos frontières comme chez nous, pour la défense et la gloire de notre langue menacée.
Et pourquoi ne dirais-je pas, à ce propos, l’émotion que nous avons éprouvée lorsqu’un jour, parmi les livres qui nous viennent d’un peu partout, nous en avons trouvé un qui portait pour épigraphe ces mots : À la France, à la mère patrie, ce livre est dédié. » Il nous arrivait du Canada. À Montréal, la vieille capitale, dans ce château de Ramezay, où résidèrent M. de Montcalm et M. de Lévis, quelques amis des bonnes Lettres se réunissent une fois par semaine. Ils viennent y cultiver en commun le seul bien que nous leur ayons laissé, quand nous les avons si misérablement abandonnés notre langue. Ils s’entretiennent ensemble, ils lisent les ouvrages qui leur viennent de chez nous, et quelquefois ceux qu’ils ont faits eux-mêmes. D’un choix de ces lectures ils ont composé un volume qu’ils appellent les Soirées du château de Ramezay, et, en nous l’envoyant, ils réclament notre indulgence. « Les fleurs sacrées des bords de la Seine, disent-ils, que nous voulons cultiver ici, ont à souffrir de la neige et des grands vents ; pourtant, si elles sont chétives, l’espèce en est bonne, elles s’acclimateront : nous verrons à ce qu’elles ne meurent pas. » Certainement, elles ne mourront pas. Ceux qui les soignent sont des gens d’esprit, qui ne les laisseront pas périr. Applaudissons, Messieurs, à ces efforts d’une race énergique et fidèle pour conserver son idiome, qui fait sa nationalité, et qu’à travers l’Océan la vieille France envoie ses encouragements et ses souvenirs à cette France lointaine.
Je n’en ai pas encore tout à fait fini avec la poésie. Nous lui avions accordé tout ce qu’elle demandait : est-ce ce qui l’a engagée à demander davantage ? C’est encore M. Sully Prudhomme qui s’est chargé de parler en son nom — elle ne pouvait choisir un meilleur avocat — il a composé pour elle un plaidoyer véritable, plein de finesse, de passion, où, entre autres arguments subtils, il suppute les ressources que possède l’Académie, il fait le compte des libéralités qu’elle a reçues, des sommes qu’elle dépense, des prix qu’elle donne, et montre avec l’indignation la plus sincère que cette rosée qui se répand sur la littérature ne tombe presque jamais sur les poètes, que la poésie touche à peine 4 pour 100 des revenus de l’Académie-, tandis qu’on prodigue le reste à la prose. Une telle inégalité peut-elle se tolérer ! On pouvait répondre, on a timidement répondu qu’il est naturel que les récompenses soient calculées sur le chiffre des candidats ; que les poètes, quoique très nombreux, trop nombreux peut-être, à ce que disent quelques personnes, le sont beaucoup moins que les prosateurs. Et que serait-ce si de ce nombre on supprime ceux auxquels Horace refuse le droit d’exister, les poètes médiocres ? Mais, en réalité, l’Académie n’a guère fait de résistance ; elle ne demandait qu’à se laisser vaincre, d’autant mieux que ceux pour lesquels M. Sully Prudhomme réclamait une libéralité nouvelle étaient des gens de beaucoup de talent, qui en sont parfaitement dignes, et, sans se faire prier davantage, elle a décerné le prix Vitet à M. Cazalis (Jean Lahor), et le prix Botta à M. Dorchain.
La part de la poésie une fois faite — et, vous le voyez, c’est une part de roi, — nous avons songé au théâtre. Le prix Toirac lui appartient de droit ; nous devons le donner à la meilleure comédie qui aura été jouée au Théâtre-Français dans le courant de l’année. L’Académie le décerne à la Conscience de l’enfant, de M. Devore. Pour le prix Née, nous sommes libres. Il est destiné « à récompenser l’œuvre qui nous paraît la plus originale comme forme et comme pensée ». Nous l’avons attribué à M. Brieux, dont la pièce intitulée la Robe rouge vient d’obtenir un succès si grand et si mérité. Comme Alexandre Dumas qu’il imite sans le copier et en conservant l’originalité de son talent personnel, M. Brieux étudie la société de notre temps dans ses misères plus que dans ses travers. Son observation est profonde et triste, sans parti pris d’amertume, sans étalage de fausse sensibilité. Il peint les caractères, non pas dans leurs traits généraux, comme font les philosophes, mais engagés dans la vie et avec le pli particulier que leur donnent les situations et les circonstances. Il choisit de préférence les grandes questions, et, quand une fois il les traite, il marche droit devant lui, et ne se détourne jamais de sa route pour ajouter à son œuvre des agréments étrangers. L’Académie tenait à encourager cette comédie saine et forte, qui ne cherche pas le succès dans le scandale, qui vise plus haut qu’à amuser le public, et donne des leçons sans mettre la morale en tirades.
Avec le théâtre, ce sont les romans, qui, dans notre littérature actuelle, ont pris le plus d’importance. L’Académie s’en aperçoit bien au nombre de ceux qui sont adressés à ses concours. Tous les ans, il nous en arrive davantage. Malheureusement la qualité ne répond pas toujours à la quantité. C’est à peine cette année si, sur les 70 que nous avons reçus, nous avons pu en réserver une douzaine. Quelques-uns d’entre eux nous ont paru mériter des récompenses particulières. C’est, par exemple, le livre de M. Fernand Lafargue, intitulé les Ouailles du curé Fargeas, qui contient des scènes de la vie ecclésiastique fort agréablement racontées, avec des finesses de touche, des délicatesses de sentiment, qui sauvent des situations difficiles. Le Rêve de printemps de Mme Adrienne Cambry est une très simple histoire à l’ancienne mode, comme l’avait souhaitée M. de Montyon, un petit journal de pensionnaire sans malice, qui, après s’être laissé éblouir par un beau garçon qui se moque d’elle, revient à temps, un peu confuse et blessée, à l’honnête homme qui manque de prestige, mais qui l’aime sincèrement et qu’elle finira par aimer. C’est une jeune fille très différente que nous dépeint Mme Marcelle Tinayre dans son roman d’Hellé. Elle ne sort pas d’un couvent, elle n’a pas été élevée par une femme, et cela se voit bien. Son oncle, qui s’est chargé de son éducation, est un savant dégagé de préjugés, qui s’applique à développer chez elle l’énergie, la décision, l’indépendance, qui veut en faire, comme il dit, « un être d’exception, avec un cerveau d’homme et un cœur de vierge » ; ce qui n’empêche pas qu’à peine entrée dans un salon parisien, elle s’éprend d’un poète mondain, « avec une barbe aux pointes légères et des cheveux noirs lustrés comme des plumes ». Mais elle parvient à se reprendre et finit par épouser l’homme que son oncle lui a préparé, un solitaire qui commence à grisonner, un sage qu’occupe beaucoup le bonheur de l’humanité, et qui fait des conférences le soir, à la mairie de son arrondissement. La lutte entre ces deux amours, de printemps et d’automne, est décrite, comme il convenait, d’une plume alerte et virile.
Je crains de commettre une irrévérence si je rapproche des romans les récits de voyages ; et cependant on va fort aisément d’un genre à l’autre. Ce n’est pas seulement parce qu’il est assez ordinaire à ceux qui viennent de loin de ne pas dire toujours l’exacte vérité, c’est que, pour raconter les choses vraies, il faut à peu près le même genre de talent que pour imaginer les choses fausses. Ce talent n’est pas rare chez nous ; tout le monde accorde à nos écrivains qu’ils ont l’art de bien raconter, et ils ne racontent jamais mieux que quand il s’agit de ce qu’ils ont vu ou fait eux-mêmes : il est si agréable d’avoir l’occasion de parler de soi ! c’est un plaisir dont on ne se lasse jamais. Voilà sans doute pourquoi les récits de voyage ont été de tout temps un genre bien français. Aujourd’hui, ils ont une raison particulière de nous plaire. La France, depuis vingt-cinq ans, s’est acquis un immense empire colonial : c’est un des grands événements de notre histoire, et en ce moment il nous est facile d’en apprécier toute l’importance. Nous n’avons pas besoin de passer la mer pour prendre une idée de nos colonies, elles sont venues nous rendre visite. À quelques pas d’ici, elles ont exposé leurs productions, elles nous ont fait les honneurs de leurs richesses naturelles, de leurs industries naissantes, et des millions de Français et d’étrangers ont pu juger de leurs yeux ce qu’elles sont déjà, ce qu’elles peuvent devenir. Mais, auparavant, ceux qui voulaient le savoir étaient bien forcés d’interroger les gens qui les avaient vues et de les faire parler. C’est ainsi qu’en quelques années les récits de ce genre sont devenus si nombreux qu’ils forment presque toute une littérature. L’Académie peut se rendre ce témoignage qu’elle a fait à cette littérature l’accueil le plus empressé : elle a tenu à placer sur ses listes de lauréats, et au premier rang. ces explorateurs intrépides, ces soldats, ces marins, qui ont risqué leur vie, et quelquefois l’ont perdue, pour reconnaître des pays dont on soupçonnait à peine l’existence, pour y frayer des routes, pour en rendre l’accès plus facile, qui quelquefois les ont en même temps découverts et conquis, Binger, Monteil, Bonvalot, Henri d’Orléans, Dutreuil de Rheins, Peroz, d’Artige du Fournet, Hourst, Toutée, Duboc, Lentonet, Gallieni. Toute la France sait leurs noms aujourd’hui. Nous sommes fiers d’être de ceux qui ont contribué à les lui apprendre.
Les récits de voyage ne manquent pas plus cette année que les autres dans la liste des ouvrages que nous couronnons. Je ne puis malheureusement parler que de quelques-uns et pour n’en dire que quelques mots. L’officier distingué, qui se cache sous le nom d’Art Roë, nous a dit comment il a voulu connaître le régiment qui porte en Russie le même numéro que son régiment de France, quels pays il a traversés pour le rejoindre, la visite qu’en route il a faite au général Dragomirof, et les enseignements qu’il en a reçus. Le Dr Feuvrier nous raconte son séjour de trois ans en Perse, à la cour du Schah, dont il était le premier médecin, et ce que sa profession lui a permis d’en connaître. M. Pierre Mille, qui est un voyageur infatigable, nous rapporte de très loin un volume aussi attrayant que solide, et ce qui lui a donné l’occasion de l’écrire est véritablement un signe des temps. Qui nous aurait dit, il y a quelques années, qu’un Parisien recevrait une invitation pour inaugurer un chemin de fer... au Congo, et qu’il s’en irait au cœur de l’Afrique assister à une cérémonie officielle sans plus de façons qu’on en faisait autrefois pour aller à Marseille ou à Lille ? M. Pierre Aubin a profité d’un long séjour au Caire pour nous apprendre par quels procédés les Anglais arrivent à s’implanter dans une des contrées les plus riches du monde, que la France s’était presque assimilée et qu’elle a perdue par la faute de ceux qui la gouvernaient, comme elle avait perdu déjà le Canada, Maurice, les Antilles, et tous ces pays qu’elle avait su conquérir et qu’elle n’a pas su garder. Parmi ces ouvrages, il en est qui tirent des circonstances un intérêt tout particulier. Tel est, par exemple, celui de MM. René Pinon et Jean de Marcillac, intitulé la Chine qui s’ouvre, et rien n’est plus instructif que de le lire depuis qu’elle a été sur le point de se fermer. On y voit les raisons qu’elle avait d’être mécontente de ces héritiers qui n’attendaient pas sa mort pour se disputer ses dépouilles ; qui, empressés à son chevet, voulaient la guérir malgré elle et s’efforçaient de lui faire prendre la civilisation comme un remède : situation qui serait presque comique, si elle n’avait pas fini par une tragédie. Cette tragédie, M. Marcel Monnier lavait bien prévue, et il nous l’annonçait d’avance, dans ce livre excellent, écrit avec tant de verve et de bon sens, qu’il appelle le Tour d’Asie — car on fait aujourd’hui son tour d’Asie, comme on faisait autrefois son tour de France. — En traversant les villes chinoises, il avait surpris des regards de haine, des paroles de menace : il avait pu lire, au coin des rues, des placards qui appelaient le peuple à se venger, il nous disait de prendre garde, que l’orage grondait tout bas et qu’il éclaterait à l’improviste, « comme le tonnerre dans un ciel serein ». Nous savons aujourd’hui qu’il n’avait que trop raison de le dire.
La philosophie, la morale, la critique, l’histoire littéraire, ce que le programme du prix Bordin appelle la haute littérature, qui tient d’ordinaire tant de place dans nos concours, en est presque absente cette année. Parmi les rares ouvrages qui la représentent, je remarque celui de M. Lichtenberger sur Richard Wagner, pone et penseur, qui a le mérite d’exposer clairement des idées qui ne sont pas toujours très claires, et qui, quoi qu’on puisse penser des opinions du philosophe, nous rend le service de nous faire entrer plus avant dans l’intimité du musicien ; et celui où M. Rocafort traite la question si discutée de nos jours de l’éducation au lycée. Presque au début du livre on lit ces mots : « Il n’y a pas de science de l’éducation, et cela par une bonne raison ; c’est qu’il n’y a de science que du général et qu’il n’y a pas deux enfants qui se ressemblent » ; et cette réflexion me paraît parfaitement juste. Mais alors à quoi peuvent servir les 300 pages qui suivent ? Elles servent à développer des vues fines et vraies, à donner aux professeurs d’excellents conseils de détail dont ils tireront plus de profit que de ces majestueux axiomes, de ces principes solennels qu’on n’a que bien rarement l’occasion d’appliquer. Je range dans le même groupe, faute peut-être de trouver où le mettre ailleurs, le Monde médical parisien sous Louis XIV, de M. Le Maguet. Ce sujet touche en effet par un côté à la littérature ; les médecins de cette époque doivent à Molière une célébrité dont ils se seraient bien passés, et l’on s’est déjà demandé si Molière n’avait pas été vraiment cruel pour eux. M. Le Maguet revient sur cette question, à l’aide des papiers de Vallant, dont Cousin a déjà tiré tant de choses curieuses. Il montre qu’en réalité c’étaient des gens instruits, sérieux, qui avaient beaucoup étudié leur art ; il ajoute même que, sauf les cas où ils s’obstinaient à trop saigner leurs malades, ils ne tuaient pas plus que les autres. Mais ils avaient un grand défaut que ceux mêmes qui leur veulent du bien sont obligés de reconnaître ; ils étaient du sentiment de Thomas Diafoirus, dont son père dit, pour faire son éloge : « Il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences de notre siècle touchant la circulation du sang et autres opinions de même farine. » Contre les pratiques nouvelles, ils étaient impitoyables. En 1651, le plus spirituel d’entre eux, Guy Patin, étant doyen de la Faculté, poursuivit devant les tribunaux et fit jeter en prison un de ses malheureux confrères pour avoir fait l’éloge de l’émétique, qui n’était pas encore autorisé à guérir les malades. — Je me demande avec effroi ce qui serait arrivé à Pasteur, s’il avait rencontré quelque Guy Patin sur sa route.
Nous avons été bien inspirés de ne pas accorder l’an dernier le prix Saintour dans son intégrité. Ce que nous en avions réservé nous sert à récompenser cette année un bon livre, très soigné, fort complet, quelquefois nouveau, de M. L. Clément, sur Henri. Estienne et son œuvre française. Nous pouvons donc décerner cette année le prix tout entier à l’Histoire de la langue française de M. Brunot. Elle fait partie de la grande publication en six volumes, que M. Petit de Julleville, aidé de collaborateurs nombreux, vient de nous donner sur notre littérature, depuis ses origines jusqu’à nos jours. De tous ces collaborateurs, M. Brunot est celui qui avait accepté la tâche la plus difficile. L’histoire de notre langue n’avait pas encore été faite. On y travaille avec acharnement depuis un demi-siècle, mais les matériaux en sont épars, et, avant M. Brunot, aucun savant ne s’était senti la force de les réunir. Ce que vaut son ouvrage, si courageusement entrepris, si lestement achevé, un maître en ces études, M. Gaston Paris, nous l’a dit, et je reproduis ses paroles : « M. Brunot a doté la littérature scientifique d’une œuvre qui lui manquait, œuvre qui n’est pas, et ne saurait être parfaite du premier coup, mais qui est partout consciencieuse et intelligente, nouvelle en beaucoup de points, tout à fait excellente en certaines parties et qui mérite de la part de la critique la plus sympathique attention » ; et il ajoute que, quand elle aura été dégagée de la grande publication collective à laquelle elle appartient, revue, complétée, perfectionnée, elle sera l’un des livres les plus importants, les plus distingués, les plus utiles, que la philologie du XIXe siècle léguera à l’âge qui vient.
Nous donnons cette année, pour la première fois, le prix Charles Blanc, un prix biennal, qui est destiné à récompenser un travail concernant les Beaux-Arts. Nous l’avons attribué au livre de M. P. Guzman sur Pompéi. M. Guzman n’est pas un écrivain ni un savant de profession ; c’est un peintre. Il avait obtenu, au salon de 1894, une bourse de voyage ; il en profita pour visiter Rome et de là se dirigea vers Pompéi. Il ne devait s’y arrêter que quelques jours ; il y resta plusieurs mois, et quand il en fut revenu, il ne songea plus qu’à y retourner. Mais cette fois il voulait mieux comprendre et pénétrer à fond ce qu’il avait d’abord admiré d’instinct. Il se mit donc à lire les ouvrages qui pouvaient lui apprendre les détails de la vie romaine, et se fit archéologue. Je ne dirai pas qu’il soit devenu un archéologue accompli et qu’on ne trouve dans sa science quelque chose d’un peu hâtif et d’incomplet ; mais elle a un grand mérite, elle est vivante. On voit bien, pour parler comme lui, qu’il a senti les caresses de l’antiquité et qu’elles lui ont paru si délicieuses, qu’il veut les transmettre à ceux qui le lisent. Suivez-le le long de ces rues et de ces places où, à chaque instant, il a quelque objet curieux à vous faire voir : entrez avec lui dans la maison de quelque riche Pompéien, celle des Vettii, par exemple. C’est une des dernières qu’on ait déblayées, et l’on a eu l’heureuse pensée d’y laisser sur place tout ce qu’on y trouvait. Les marbres, les bronzes, les statues, les tableaux, sont restés à l’endroit même où ils devaient être. On a seulement relevé les piliers qui étaient par terre, remis Bacchus et Silène sur leur piédestal, les dieux Lares dans leur niche. On peut parcourir les chambres, les portiques, admirer les peintures d’un goût si coquet, d’une fantaisie si piquante qui en couvrent encore les murailles ; on se promène dans le petit jardin qu’entourent les colonnes du péristyle, et, comme on y a retrouvé la trace des plates-bandes antiques, on a pu le refaire tel qu’il était ; les roses fleurissent, les lierres grimpent aux mêmes endroits qu’autrefois. Les tuyaux de plomb existent encore dans le sol où on les avait mis il y a dix-huit cents ans ; il a suffi d’ôter la terre qui les obstruait, et l’eau s’est remise à jaillir dans les bassins de marbre. Enfin, tout est si bien à sa place, nous dit M. Guzman, qu’en mettant le pied sur le seuil de l’atrium on est tenté de chercher le maître de la maison et de s’excuser d’entrer ainsi sans s’être fait annoncer.
J’ai grand’peine à me séparer de M. Guzman, et je crois bien que je m’attarderais à l’accompagner à travers les rues et les maisons de Pompéi, si je ne songeais que ma tâche n’est pas finie et que je n’ai rien dit encore des prix que l’Académie accorde à l’histoire. C’est par eux que je vais finir.
Nous avons décerné le prix Gobert à M. de la Gorce, pour son Histoire du Second Empire. Les deux premiers volumes avaient déjà obtenu, il y a cinq ans, le prix Née, et j’ai dit à cette occasion par quelles qualités ils le méritaient. Ces qualités se retrouvent dans les volumes qui suivent avec ce qu’y ajoute la maturité du talent. Le rapporteur y loue (je cite ses expressions) « la clarté et la largeur du récit, la manière habile de disposer les différentes parties d’un vaste sujet, une intelligence pénétrante des situations et des caractères, des portraits, des descriptions, qui sont d’un art achevé ». Comme l’auteur fait profession de dire franchement ce qu’il pense, qu’il a une opinion et qu’il ne la cache pas, on comprend que ses conclusions soient contestées par quelques personnes. Il n’y a rien de surprenant que sur des faits contemporains, sur la manière de juger Napoléon III, sur le caractère et les conséquences de la visite de Cavour à Plombières, ou de celle de Bismarck à Biarritz, entre des gens qui ont été, non seulement les spectateurs, mais les acteurs de ces grandes luttes, il se soit élevé un débat dont l’Académie gardera le souvenir ; mais quand il s’est agi d’apprécier le talent de l’auteur et l’intérêt de son ouvrage, tout le monde s’est trouvé d’accord. On lui a surtout tenu compte des difficultés que la complication des événements présentait à l’historien de cette époque tourmentée. « L’histoire du Second Empiré, nous dit-il avec raison, provoque à un double titre l’étonnement, au début par sa simple et majestueuse unité, vers la fin par son immense confusion. On dirait une de ces journées où il fait beau trop matin et où les nuages surgissent de toute part à mesure que le soleil se montre à l’horizon. » Ajoutons qu’il était possible de prévoir déjà que cette orageuse matinée finirait vers le soir’ par une effroyable tempête.
Pour le second prix Gobert, il n’v a pas eu de discussion. Quand la Commission vous proposait l’an dernier de le décerner au beau travail de M. Lehautcourt sur les Campagnes de 1870, elle déclarait « que l’œuvre était au-dessus de la récompense ». En vus demandant de lui maintenir le prix cette année, elle a pensé que ce maintien constituerait la récompense exceptionnelle que mérite ce- livre exceptionnel.
Parmi les autres ouvrages historiques qui figurent sur nos listes, je veux encore citer celui de M. L. Garreau sur l’État social de la France au, temps des Croisades, où les rapports des différentes classes de la société à cette époque si curieuse sont examinés d’ensemble et indiqués d’une manière à la fois large et précise, et l’étude de M. Félix Bouvier sur Bonaparte en Italie, à laquelle on ne peut guère reprocher que d’être trop complète. M. Bouvier a consacré un volume de près de 800 pages, effrayant par sa masse et ses lignes serrées, à raconter une campagne de cinq mois. Mais il a voulu ne rien omettre, il a tout regardé de près, tout discuté, tout remis à sa place. Il a même relevé, dans ces merveilleuses victoires, quelques tâtonnements, quelques erreurs, qui ne diminuent en rien Bonaparte, tant est juste le mot de Goethe, « qu’à l’inverse des autres héros, celui-là grandit à mesure qu’il devient plus vrai ». L’Histoire de la ville d’Amiens, par M. le baron de Calonne, est un ouvrage considérable, composé sur les documents originaux, d’une érudition solide, et qui ne laisse pas d’être d’une lecture attrayante. M. Bazin, qui sous ce titre : Une vieille cité de France, nous raconte l’histoire de Reims, s’adresse surtout au grand public : mais s’il veut plaire à ses lecteurs, il tient encore plus à les instruire et ne sacrifie jamais l’exactitude à l’agrément. C’est un savant qui occupe à des recherches sérieuses les loisirs que ses fonctions lui laissent. Dans chaque ville où on l’envoie (et l’on sait que l’Université fait voyager ses fonctionnaires), il en étudie à fond et cherche à en éclairer l’histoire. Les travaux de ce genre sont de ceux qui, sous une apparence modeste, rendent le plus de services. Un ancien disait que lorsqu’on ignore le passé de son pays, on est un étranger chez soi.
Une autre branche de l’histoire, et l’une des plus importantes, est la biographie des hommes qui ont fait de grandes choses, ou laissé de beaux exemples. C’est un genre d’ouvrages que l’Académie a toujours encouragé ; elle est heureuse, cette année encore, d’en pouvoir couronner plusieurs.
M. Georges Michel, que les lettres viennent de perdre prématurément, a consacré ses dernières années à écrire la vie de M. Léon Say. Il a mis dans ce livre toute sa piété d’ami et de disciple. Par ses études personnelles il était parfaitement préparé à parler avec compétence d’un économiste illustre. Après avoir apprécié ses travaux, il a raconté son passage aux affaires, et montré que, ambassadeur et ministre, il avait eu le mérite de ne s’être jamais démenti. Il n’était pas de ceux qui croient qu’un homme d’État peut changer avec les circonstances et accommoder ses principes aux situations qu’il occupe. Ce qu’il était, dans l’opposition, il continua de l’être quand il fut au pouvoir ; ce qu’il demandait des autres, il essaya de le réaliser lui-même, donnant ainsi un exemple qui risque d’être plus admiré que suivi. M. Georges Michel a écrit simplement la vie d’un homme simple ; il a fait un livre de vérité et de conscience qui nous rend notre cher confrère comme nous l’avons connu, comme nous l’avons aimé.
Un incident retentissant du procès Bazaine avait mis dans toutes les bouches le nom du général Lapasset. Sa famille a pensé que ce n’était, pas assez qu’un détail de cette noble existence fût sauvé de l’oubli, et qu’elle méritait d’être connue tout entière. Sa fille s’est donc chargée de nous la raconter, ou plutôt c’est lui-même qui nous la raconte, car l’ouvrage se compose surtout des lettres qu’il avait écrites et qu’on a pieusement conservées.
Le général Lapasset a fait presque toute sa carrière en Algérie. Il s’y est montré non seulement un vaillant soldat, mais un administrateur et un organisateur de premier ordre. Chargé de la direction de bureaux arabes et de la surveillance de territoires étendus, il ne se laissa pas aller, comme tant d’autres, aux habitudes insoucieuses et machinales d’un service qui avait déjà sa tradition bureaucratique. Il voulut étudier lui-même les mœurs, les idées, les besoins des populations qu’il avait sous ses ordres ; il chercha quelle était la meilleure manière de les gouverner. On admirera, en lisant ses lettres, en même temps que la sagesse et la profondeur de ses vues, le large esprit de justice et d’humanité dont elles sont pénétrées. Rappelé en France peu de temps avant la guerre, il prit part aux opérations de l’armée du Rhin. Autour de Metz, à Borny, à Gravelotte, à Saint-Privat, la brigade mixte, qu’il commandait, se fit remarquer par sa bravoure et sa solidité. Vinrent les jours lugubres de l’investissement. Lapasset, qui n’avait pas d’illusion sur ce qui devait arriver, ne cessait de demander qu’on essayât de percer les lignes ennemies, et la veille même de la capitulation, il s’était décidé à sortir, coûte que coûte, avec sa seule brigade. Ce qui arriva le lendemain, on le sait, mais il est, bon de le redire, pour qu’on n’en perde pas le souvenir. Comme les autres chefs de corps, il avait reçu du maréchal l’ordre d’apporter ses drapeaux à l’arsenal, où ils devaient être brûlés ; il répondit : « La brigade mixte ne rend ses drapeaux à personne ; elle ne se repose sur personne de la triste mission de les brûler, elle l’a accomplie elle-même ce matin. » Puis il voulut accompagner jusqu’aux avant-postes allemands ses soldats qui l’allaient quitter, et après qu’il leur eut dit quelques mots où il leur parlait d’espérance, ils se séparèrent en pleurant. Lapasset est mort comme il avait vécu. Il commandait en 1875 la division de Toulouse ; en essayant de secourir les inondés du faubourg Saint-Cyprien, il prit le mal qui, en quelques jours, l’emporta.
À côté de cette vie d’un héroïque soldat, n’hésitons pas à mettre la vie d’un prêtre. Dans des situations différentes, ils ont déployé les mêmes vertus et mérité de la patrie la même reconnaissance. Mgr Dupont des Loges, évêque de Metz, dont M. l’abbé Klein, dans un livre remarquable, nous a tracé une image qui ne s’oubliera pas, descendait d’une grande famille parlementaire de la Bretagne. Si je rappelle cette origine, dont lui-même ne se vantait guère, c’est que, dans ce prêtre qui semblait modeste et timide, aux grandes crises, le gentilhomme de race se retrouvait. C’est le maréchal Manteuffel qui le remarque : il avait eu l’occasion d’en faire l’expérience. Une âme énergique animait ce corps chétif. Il parlait peu, mais il savait parler ferme. Sa résistance était douce, pleine de bonne grâce et de belles formes, mais, quand le devoir l’exigeait, elle était inflexible. Jamais on ne put lui arracher rien qui lui parût contraire à l’honneur. Quoique, par tradition de famille, il aimât peu le roi Louis-Philippe, lorsque, sous l’Empire, on voulut attribuer à son église et à ses pauvres une part dans la spoliation des biens d’Orléans, il refusa net d’accepter. Napoléon III, après un entretien qu’ils avaient eu ensemble. disait de lui Celui-là, nous ne l’aurons jamais : mais c’est un évêque. » Un jour pourtant il arriva qu’il faillit l’avoir. Quand l’Empereur quitta Metz, se traînant à peine, accablé par la douleur et la maladie, délaissé de ceux qui l’acclamaient la veille, on entendit l’évêque, ému d’une pitié profonde, dire à ses amis : « Je crois que je deviens bonapartiste. » C’est surtout après la prise de Metz et le traité de Francfort que son grand rôle commence. Je ne rappelle que pour mémoire la fermeté avec laquelle, le lendemain même de l’entrée des Allemands, il leur ferma la porte de son église, où ils avaient la prétention de célébrer leur culte ; et cette scène où, quelques mois plus tard, à l’inauguration du monument sous lequel reposent les 8 000 Français morts pendant le siège, après quelques mots de l’évêque, 40 000 Messins crièrent pour la dernière fois : Vive la France ! Ce lui mérite surtout de n’être pas oublié, ce qui était plus difficile que ces explosions de patriotisme, ce qui me semble plus beau, c’est cette attitude qu’il garda jusqu’à la fin en face du vainqueur. Point d’insolentes provocations, point d’étalage de regrets inutiles ; mais une dignité froide et ferme qui imposait à tous le respect. En même temps qu’il donnait à son peuple l’exemple de la fidélité, il lui prêchait la résignation. « Songez, lui disait-il, que nous sommes devenus la rançon de la France. Noire séparation douloureuse a délivré nos frères ; notre sacrifice a été leur salut. » Une fois pourtant, il parut se départir de sa réserve ordinaire. Le Moniteur officiel d’Alsace-Lorraine lui apprit à l’improviste que l’empereur d’Allemagne venait de le décorer, et, dans la manière dont la nouvelle était donnée, on voyait clairement l’intention de le séparer de ses frères. Il jugea qu’il ne pouvait pas se taire, et, par une lettre qu’il rendit publique, il refusa la décoration. On se souvient de l’émotion que sa lettre produisit chez nous. Gambetta, qui ne frayait guère avec les évêques, lui écrivit : « Merci, au nom de la patrie française tout entière. » Pour tout le monde, sans distinction de partis et d’opinions, Mgr Dupont des Loges était l’expression vivante du patriotisme lorrain. Il faisait songer à ces grands évêques du Ve siècle qui furent si fermes devant les Barbares, autour desquels se serraient les populations envahies, et qui représentaient pour elles le dernier souvenir de la patrie perdue.
Il nous faut, Messieurs, remercier les écrivains qui ont pris soin de nous retracer ces nobles figures, qui nous les rendent comme elles étaient, dans leur vérité et dans leur grandeur ; qui, au moment où un siècle nouveau va commencer, nous ramènent vers celui qui finit, et nous donnent la joie d’adresser encore à la France d’hier, dans ce qu’elle a eu de plus beau et de plus pur, un salut de respect et de sympathie.