INSTITUT DE FRANCE
ACADÉMIE FRANÇAISE
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 18 NOVEMBRE 1897
RAPPORT
DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE
SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1897
MESSIEURS,
Il me faut commencer ce Rapport par l’aveu d’un mécompte que nous avons éprouvé cette année. L’Académie avait proposé pour sujet de prix de poésie Salamine, et ce sujet lui semblait de nature il exciter la verve des poètes. Salamine ! ce n’est pas seulement une des plus belles victoires qu’aient jamais remportées le patriotisme et la liberté, c’est la force vaincue par l’intelligence, c’est surtout l’aurore d’une grande destinée, la première lueur d’un génie qui va éblouir le monde. Nous espérions beaucoup des souvenirs que ce nom glorieux réveille ; notre attente a été trompée : aucun des cent cinquante-quatre concurrents qui se sont disputé le prix n’a paru le mériter tout à fait. Chez les uns la composition a été trouvée défectueuse, chez les autres, l’exécution a semblé faible, presque partout l’originalité manquait. La plupart se sont contentés de reproduire aussi fidèlement que possible la manière d’un poète en renom, en quoi ils lui rendaient un assez mauvais service. D’ordinaire celui qui imite un grand écrivain en reproduit surtout les défauts. On ne songeait pas à les apercevoir dans le modèle, tant ils sont dissimulés par les beautés qui les recouvrent ; l’imitateur, en les exagérant, les signale à notre attention, et quand nous les avons vus chez l’élève, nous ne pouvons plus les ignorer chez le maître ; en sorte que ce qui voulait être un hommage devient une trahison. Le prix n’a donc pas été donné dans son entier ; nous avons seulement accordé trois accessits à MM. Philippe Dufour, Ch. Leconte et Gaston Schefer, dont les pièces contiennent de très bonnes parties.
Pour 1899, l’Académie propose comme sujet une légende tirée des romans français du cycle de la Table ronde, et elle espère bien que cette fois elle sera plus heureuse.
Ne quittons pas la poésie, puisque nous avons commencé à nous en occuper. Le prix Archon-Despérouses, qui lui est réservé, a été, selon l’usage, fort disputé. Cinquante et un volumes de vers, — la récolte de l’année, comme disait Pline, — étaient présentés au concours. Dans le nombre, la commission a remarqué d’abord les ouvrages de MM. de Joncières, Druilhet, Fontenelle, et Formont, qu’elle a mis à part pour une récompense. Mais elle a été surtout frappée d’un livre, dont le titre indique le sujet il s’appela la Maison de l’Enfance. L’auteur, qui vient à peine d’en sortir, s’y est trouvé fort heureux et ne l’a quittée qu’à regret. Avant de s’en éloigner, il se retourne encore un moment vers ces jours « dorés et calmes », qui ne reviendront plus, et nous dit les souvenirs qu’il en a gardés. Il y a, dans ces souvenirs, une grâce de jeunesse, une fraîcheur de sentiments, un accent pénétrant et personnel qui ont charmé l’Académie. — Malheureusement, il y a encore autre chose.
M. Fernand Gregh, l’auteur de la Maison de l’Enfance, appartient à cette jeune école qui se donne en ce moment beaucoup de mal pour réformer notre poésie. Au premier abord il peut sembler étrange qu’après les chefs-d’œuvre qu’elle a produits de notre temps on puisse croire qu’elle a besoin d’être réformée, et qu’on trouve de graves imperfections à l’instrument qui a suffi à Lamartine, à Vigny, à Musset, à Victor Hugo, à Leconte de Lisle. Nos réformateurs s’attaquent surtout à la facture des vers qu’ils veulent rendre plus souple, plus variée : ils suppriment le repos de l’hémistiche, déjà fort compromis par l’école romantique ; ils refusent de s’astreindre à l’alternance des rimes masculines et féminines, ils admettent l’hiatus, l’assonance, ils font des vers de toute mesure et quelquefois sans aucune mesure. Quelques audacieux vont plus loin : épris d’harmonie, ils torturent la langue pour trouver des expressions plus colorées, des termes p ! Us sonores. Dans notre jeunesse, on nous apprenait à admirer cette parole de Boileau répondant fièrement à ses adversaires,
Que son vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose ;
eux, ne paraissent pas tenir à mériter cet éloge. Pourvu que leur vers charme l’oreille, ils se consolent facilement qu’il ne dise rien à l’esprit. Ils en font une sorte de musique vague qui suggère des impressions plus qu’elle n’exprime des idées. Personne aujourd’hui ne se contente de son métier, et l’on ne peut s’empêcher d’empiéter sur celui des autres. Tandis que les musiciens font de la métaphysique avec des notes, les poètes veulent composer des symphonies avec des mots.
Il faut bien reconnaître qu’on trouve un peu de tout cela dans le volume de M. Gregh. Les innovations y sont fort adroitement présentées, avec toute sorte de précautions pour les rendre acceptables ; mais enfin elles y sont, et l’on pouvait are tenté d’exclure du concours, sans plus de façon, un ouvrage où elles se trouvent. L’Académie s’est refusée à le faire : elle a cru qu’il serait cruel de priver de toute récompense un poète que sa commission mettait sans conteste au-dessus des autres. Seulement en lui accordant la moitié du prix Archon-Despérouses, elle a chargé son rapporteur de faire des réserves. Il ne faut pas qu’on puisse mal interpréter sa décision et croire qu’elle se rallie aux principes de la nouvelle école. Sa récompense ne s’applique, dans le livre de M. Gregh, qu’aux pièces qui sont conformes aux règles de la poétique traditionnelle, et dont le mérite prouve surabondamment qu’il n’est pas besoin d’y rien changer pour faire de bons ouvrages. Ces réserves n’ont rien qui puisse désobliger l’auteur de la Maison de l’Enfance : ce que l’académie refuse à un système dont il n’est pas le créateur et que quelques-uns de ses amis ont déconsidéré par leurs exagérations, elle l’accorde à son talent personnel, aux espérances qu’il donne, et qui, nous en sommes sûrs, ne seront pas trompées.
Si maintenant de la poésie nous redescendons à la prose, nous rencontrons d’abord, parmi les récompenses nombreuses que lui accorde l’Académie, celles qu’elle attribue aux ouvrages qui présentent un caractère d’utilité morale, c’est-à-dire les prix Montyon, Sobrier-Arnould, Narcisse Michaut. Cette année ce groupe important s’est accru d’un prix nouveau, le prix Furtado, et pour la première fois que l’Académie le décerne, elle a eu la main heureuse. Le journal d’un commandant de la « Comète », par M. Dartige du Fournet, à qui elle le donne, est le récit d’une croisière navale dans ces mers de l’extrême Orient, qui nous sont devenues si familières. Il nous met sous les veux des tableaux de la vie maritime très agréablement présentés, et quelques esquisses de ces pays étranges, comme le Siam, qui n’ont guère pris de notre civilisation que les dehors, et où les coutumes les plus sauvages du passé se maintiennent à côté des inventions les plus raffinées de l’industrie moderne, ce qui fait dire à M. Dartige du Fournet « que c’est une barbarie éclairée à l’électricité ». Ce voyage tire un intérêt singulier et inattendu de la façon dont il s’achève. La Comète est un des deux navires français qui, dans la nuit du 13 juillet 1893, sous le feu des forts siamois, à travers toute une flotte de jonques armées en guerre, forcèrent les passes du Ménam et vinrent mouiller devant Bangkok. Ce beau fait d’armes, dont notre marine est fière, le commandant de la Comète nous le raconte le plus simplement du monde, comme s’il n’en était pas un des héros, sans dire un mot de lui, et cette réserve ajoute à l’émotion patriotique que nous cause son récit.
Vous n’attendez pas, je pense, que je vous parle successivement des trente-trois ouvrages qui, sur notre liste, accompagnent celui de M. Dartige du Fournet et se partagent les prix qui sont donnés aux livres utiles aux mœurs. C’est à peine si j’aurai le temps de vous dire quelques mots des deux qui sont en tête, et auxquels nous avons accordé des récompenses particulières.
Le premier nous vient de loin. C’est un bel in-quarto de plus de 500 pages, orné de 660 gravures et de 124 phototypies. Il se présente si bien, il est de si belle apparence qu’il nous semble qu’il doit sortir des presses de quelque éditeur important de Paris. C’est une erreur, il a été imprimé à Péking par les ouvriers du pays. Les photographies, les collographies, les gravures en noir et en couleur, tout y est l’œuvre d’artistes chinois. Mais le lieu où ce travail énorme a été exécuté, quoique situé au milieu de la province du Petchély, est en réalité un coin de terre française. C’est le Pé-tang, c’est-à-dire la résidence des Lazaristes, où, avec un zèle qui ne se décourage jamais, ils enseignent « au moins mystique et au plus indifférent des peuples » à connaître leur Dieu, à pratiquer leur culte, à parler notre langue ; à aimer notre pays. Un de ces missionnaires, le Père Alphonse Favier, a entrepris dans ce bel ouvrage de décrire la capitale du Céleste Empire et de nous donner une idée du peuplé qui l’habite. Ce n’est pas un de ces livres comme en publient tous les ans, au retour des vacances, les touristes qui se sont contentés de voir un pays par les fenêtres de leur voiture et d’en étudier la société dans les salons des casinos. Le Père Favier est resté trente-cinq ans en Chine ; il a fréquenté les grands personnages, il vit familièrement avec les plus misérables. Tout ce qu’il nous dit, il le sait par son expérience personnelle, il l’a vu de ses yeux. Aussi quand on lit son livre, quand on regarde ces gravures qui ont pour nous l’avantage de nous montrer la Chine comme l’aperçoivent des yeux chinois, on se croit vraiment transporté à Péking ; il nous semble que nous coudoyons cette foule bizarre et affairée qui se presse dans ces grandes avenues trouées de cloaques immondes et que bordent des monuments en ruine. L’auteur de ce livre curieux, qui a tenu à être complet et qui nous parle de tout le monde, se garde bien de rien dire sur lui-même. Mais voici ce que m’écrit à son sujet notre ministre en Chine, M. Gérard : « Le Père Favier est une des figures de Péking. Il a peuplé le nord de la Chine et Péking même d’églises dont il est l’architecte ; le constructeur, le peintre et le décorateur. Nul missionnaire n’a fait davantage pour la propagation de la foi dans ces contrées lointaines, où il a su faire aimer en même temps le nom et le génie de la France. Vous jugerez, Messieurs, je l’espère, que le prix de 2 000 francs, que l’Académie décerne au Père Favier, a été bien donné.
L’autre livre nous conduit dans un milieu tout à fait différent. Avec Mme Bentzon, nous passons de Péking à New-York, et le contraste est complet. Nous voici dans des rues bordées de maisons à quinze étages, tandis qu’en Chine, sous prétexte de ne pas gêner les esprits qui circulent dans l’air, elles ne dépassent guère le rez-de-chaussée. Nous quittons le pays de l’immobilité, où tout est soumis à la tradition, où l’on ne peut faire que ce qui s’est toujours fait ; et nous sommes dans le pays du progrès, où tout se renouvelle en dix ans, où règne une activité si dévorante qu’on a jugé utile d’y instituer des leçons de repos. Dans cette société tumultueuse, Mme Bentzon a surtout étudié la femme, qui en est l’âme. Elle a laissé aux romanciers et aux auteurs dramatiques l’Américaine cosmopolite, qui court l’Europe et l’étonne par ses prodigalités : elle est allée chercher l’Américaine chez elle, elle a pénétré dans les maisons de Boston, de New-York, de Philadelphie : elle a voulu connaître la femme de ménage et la femme du monde : et comme il en est peu à qui le monde et le ménage suffisent, elles les a suivies où elles vont, dans les clubs où elles se concertent, dans les universités où elles s’instruisent, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les prisons, partout où elles se réunissent pour apprendre, pour s’occuper, pour donner un aliment à leur besoin d’agir et de vivre : elle les écoute parler, elle les regarde faire ; elle dit, avec une rare impartialité, le bien et le mal dont elle s’aperçoit. Ne lui reprochons pas de ne pas toujours conclure : les questions qu’elle aborde sont très délicates, fort controversées, et elles veulent être étudiées de plus près encore avant qu’on se hasarde à y répondre. Dans tous les cas, ceux qu’elles intéressent, — et je crois que c’est à peu près tout le monde, — feront bien de consulter, avec le livre de Mme Bentzon, celui de Mlle Dugard, à qui nous avons donné le prix Jules Favre. C’est aussi une enquête sur la société américaine, surtout sur les écoles, dont Mlle Dugard nous parle avec une compétence particulière. Quelle doit être l’éducation de la femme ? Quel est son rôle dans la vie ? À quelles professions est-elle propre ? Quels droits peut-elle réclamer ? tels sont les problèmes qu’agite aujourd’hui l’Amérique et qu’elle essaie de résoudre avec cette franchise et cette décision qu’elle met à toute chose. Ils se posent chez nous comme chez elle, et il faudra bien se décider à les regarder en face. En attendant, renseignons-nous, auprès de Mme Bentzon et de Mlle Dugard, de la solution que les Américains leur donnent, et profitons, sans aucun risque, de l’expérience d’autrui.
Un des caractères de la littérature de notre époque, c’est que les romans y prennent tous les jours plus d’importance ; il est naturel qu’ils tiennent aussi plus la place dans nos concours. Autrefois le prix Jouy, qu’on donne tous les deux ans, leur suffisait ; cette année, ils nous sont arrivés en telle abondance qu’il a bien fallu être plus généreux. Nous les avons placés un peu partout, au prix Montyon, au prix Botta, au prix Lambert, et de cette façon nous avons pu en récompenser quatorze. Il y en a de tous les genres et pour tous les âges : quelques-uns viennent d’écrivains connus par d’anciens succès, d’autres sont des œuvres de début, et qui promettent. Citons, dans ce grand nombre d’ouvrages couronnés, l’Empreinte, de M. Estaunié, une œuvre d’une facture vigoureuse, pleine d’observations sagaces, et une très fine et très agréable nouvelle de M. Roujon, intitulée Miremonde, qu’Alexandre Dumas a recommandée au public dans quelques pages charmantes, les dernières peut-être qu’il ait écrites. — C’est le roman aussi qu’on a récompensé dans le prix Langlois, puisqu’il a été donné à M. Hérelle pour sa traduction des Vierges aux rochers de M. d’Annunzio. Enfin, comme vous allez le voir, c’est encore à un romancier qu’on a décerné le prix Vitet. Le roman n’aura pas le droit de se plaindre.
Permettez-moi, avant de quitter la littérature proprement dite, d’ajouter que le prix Toirac, qui se donne à l’auteur de la meilleure pièce jouée dans l’année au Théâtre-Français, a été obtenu par M. Brieux, pour sa comédie de l’Évasion.
Arrivons maintenant à l’histoire, et d’abord au plus important des prix qui lui sont attribués, au prix Gobert. Nous l’avons décerné cette année à la Vie de Berryer, par M. Charles de Lacombe.
Berryer n’a pas écrit des mémoires, quoiqu’on l’ait souvent pressé de le faire. Il lui répugnait — ce qui est rare — de parler de lui-même, et il a mieux aimé laisser ce soin à l’un de ses jeunes amis : « Soyez, lui disait-il, l’introducteur de mon souvenir auprès de votre génération. » M. de Lacombe n’a rien négligé pour se bien acquitter de cette tâche. Il avait eu l’honneur de voir souvent Berryer dans l’intimité, d’assister à ses conversations particulières, de l’entendre juger les hommes et les choses avec cette impartialité sereine qui fut une de ses grandes qualités. Il a pu lire les notes sur lesquelles prononçait ses plaidoyers et ses discours, les lettres qu’il écrivait et celles qu’il a reçues. De tous ces documents précieux, de ses souvenirs personnels, des renseignements qu’ont bien voulu lui donner les survivants de nos dernières luttes, il a composé trois gros volumes qui se font lire avec beaucoup d’intérêt.
On s’est demandé si c’est là véritablement une œuvre historique. Berryer n’a pas mis directement la main aux affaires de son pays : il est un des rares hommes politiques de notre temps qui n’ait pas été ministre, et il ne semble pas qu’il ait jamais tenu à l’être. En 1829, le roi lui offrit avec insistance de remplacer M. de Guernon-Ranville l’Instruction publique ; il s’enfuit à la campagne pour se soustraire à la tentation. L’occasion qu’il avait laissé échapper n’est plus revenue. Mais qu’importe ? il n’en tient pas moins une grande place dans notre histoire contemporaine. Pendant quarante ans il a pris part, avec un éclat incomparable, à toutes les discussions importantes : personne n’a plus honoré que lui la tribune française. « Avant de vous entendre, lui écrivait Victor Hugo, je ne savais pas ce que c’est que d’être éloquent. » Et non seulement il a été l’un des plus beaux talents de notre époque, mais il en est aussi un des plus nobles caractères. Ayant assisté à quatre révolutions, il a pu voir quatre fois de suite le flot des ambitieux se tourner vers le vainqueur ; lui est resté obstinément attaché à la cause vaincue. Il l’a servie non seulement avec fidélité, mais avec indépendance, sans partager ses illusions ou s’associer à ses rancunes. Il a eu l’honneur d’être détesté par les intransigeants de tous les partis, même du sien. Aux violences, aux injures que ne lui épargnaient pas ceux auxquels il sacrifiait sa vie, il se contentait de répondre, comme l’Orateur romain : « J’aime mieux vous être utile que de vous plaire. » Je ne songerais pas à le louer de son désintéressement, peut-être même serais-je tenté de blâmer son mépris hautain de la fortune, qui le jeta quelquefois dans des embarras pénibles, si de nos jours, par le contraste, le défaut n’était devenu presque une qualité.
Avec M. Dognon, maître de conférences à l’Université de Toulouse, nous sommes en plein moyen âge. Ce qui fait l’originalité de son livre, c’est qu’il n’a pas étudié l’histoire de France où l’on a coutume de l’aller prendre, où elle semble présenter plus d’importance et d’intérêt, au cœur du pays, dans les environs de la résidence royale. Volontairement il va la chercher loin de Paris, et nous emmène aux extrémités du royaume. Il s’occupe du Languedoc, non seulement parce qu’il y demeure et qu’il en fréquente plus aisément les bibliothèques et les archives, mais parce qu’il a jugé que les institutions politiques sont plus originales et plus intéressantes qu’ailleurs. Ce pays a eu la chance d’être protégé par son éloignement contre les excès du pouvoir royal. Comme il en a moins souffert, il s’en est mieux accommodé, et en revanche sa soumission ayant inspiré aux rois plus de confiance, ils lui ont accordé plus de liberté. C’est le seul, dans le royaume, où des institutions libres, de véritables assemblées représentatives aient grandi et duré. Ces institutions, M. Dognon en cherche l’origine, en établit le caractère, en suit l’histoire du XIIIe siècle au XVIe. À ce moment, elles sont en pleine décadence. Ceux mêmes qui les ont conquises et défendues pendant si longtemps commencent à s’en lasser ; ils se trouvent à l’étroit dans ce petit monde indépendant et fermé, où leurs pères étaient si joyeux de vivre. La centralisation administrative y pénètre, et ce sont les bourgeois qui lui ouvrent la porte. Dès lors tout est prêt pour la grande monarchie de Richelieu et de Louis XIV. Le livre de M. Dognon, qui, en étudiant un coin de notre histoire et de notre pays, ouvre tant de jours sur le reste, a demandé des recherches patientes et témoigne de vastes lectures. Ces qualités sembleraient le désigner plus particulièrement aux récompenses de l’Académie des Inscriptions ; mais de plus il est clair, sobre, bien ordonné, élégamment écrit et, par là, il nous appartient. Aussi l’Académie n’a- t-elle pas hésité, pour reconnaître La solidité du fond et la distinction de la forme, à décerner aux Institutions politiques et administratives du pays de Languedoc le prix Thérouanne tout entier.
C’est encore un ouvrage historique qui obtient le prix Marcelin Guérin. Il est intitulé : la Maison de Savoie et la Triple Alliance ; titre très alléchant et qui semble promettre des révélations indiscrètes sur les événements contemporains. Mais il ne faut pas se fier au titre. La triple alliance dont il s’agit, dans le livre de M. Barandon, est celle qui fut conclue en 1717 par la France, l’Angleterre et la Hollande contre l’Espagne. Elle donna lieu à des négociations longues et compliquées, que l’auteur nous fait connaître par le menu. Il lui a fallu un vrai courage pour s’engager dans cette diplomatie tortueuse et beaucoup d’habileté pour en sortir à son honneur. Quant à la maison de Savoie, M. Barandon nous montre qu’elle avait, il y a deux cents ans, les ambitions qu’elle a réalisées de nos jours. Elle veut mettre le pied en Italie ; et, pour s’y établir, tous les moyens lui sont bons. Victor-Amédée promet son amitié à tout le monde, il traite avec toutes les puissances à la fois et cherche à les tromper l’une après l’autre. C’est une politique assez malhonnête, mais qui lui a parfaitement réussi. Quand on voit combien ses perfidies lui rapportent et à quelle fortune elles l’ont mené, on est bien près d’être de l’avis de ceux qui prétendent que l’histoire n’est souvent qu’une grande école d’immoralité.
La politique et la diplomatie ont peu de place dans l’ouvrage de M. Francis de Pressensé, auquel nous avons donné la plus grande partie du prix Bordin, il nous parle de Manning, et d’abord de ses études à Oxford, de ses vingt années de ministère évangélique, du trouble qui le saisit quand son ami Newman, en abjurant le protestantisme, « infligea à l’Angleterre, suivant le mot de Disraeli, une secousse dont elle est encore ébranlée », puis de ses inquiétudes, de ses doutes, de sa longue lutte contre les souvenirs, les habitudes, les affections de sa jeunesse, jusqu’au moment où il se décida, comme Newman, à quitter l’église qu’il avait si longtemps servie. C’est de l’histoire aussi, l’histoire d’une âme, et il faut féliciter M. de Pressensé d’avoir cru qu’elle méritait autant que l’autre d’être racontée. Dans la seconde partie de son œuvre, il nous montre ce protestant de la veille devenu l’ami, le confident de Pie IX, et adoptant du premier coup tout ce que le catholicisme militant a de plus extrême. Homme d’action et d’autorité, il lui faut une croyance qui s’impose et commande. Son dogmatisme impérieux, qui ut fraie les tièdes et les timides, attire à lui les simples de cœur, ceux qui comprennent mieux les situations franches et les attitudes hardies. C’est à eux surtout, aux ouvriers, aux pauvres, qu’il s’adresse volontiers, car il croit fermement qu’il appartient à son église de prendre la direction du mouvement social ; il met sa fortune et sa vie à leur service. C’est ainsi qu’il devient bientôt, malgré les préventions et les préjugés, l’homme le plus populaire de son pays, et que l’Angleterre, qui l’eût regardé, quelques années auparavant, comme un ennemi public, lui fait, quand il meurt, des funérailles triomphales. Cette belle vie est racontée par M. de Pressensé avec une sympathie, ou plutôt avec une passion, qui fera des admirateurs et des amis au cardinal Manning.
D’autres ouvrages que ceux dont je viens de parler ont obtenu des récompenses sur les prix Bordin et Marcelin Guérin. Le temps, qui m’est si étroitement mesuré, ne me permet pas d’en rien dire. Je demande pourtant à faire une exception en faveur de deux livres qui nous viennent de l’étranger : l’un nous entretient de la Famille et la Jeunesse de J.-J. Rousseau, l’autre nous fait l’histoire des relations littéraires entre la France et l’Allemagne. Les deux auteurs, MM. Eugène Ritter et Victor Rossel, sont professeurs dans des universités suisses. Nos amis de la Suisse française paraissent destinés, par leur situation même, à servir d’intermédiaires entre l’Allemagne et nous : c’est leur rôle naturel de nous la faire mieux comprendre et de nous faire mieux connaître d’elle. Vous voyez qu’ils s’en acquittent avec talent.
Le prix Saintour, on le sait, est spécialement consacré à la philologie française. L’Académie regarde comme un bon signe la facilité qu’elle trouve tous les ans à le donner c’est la preuve que notre langue et notre littérature ne sont pas négligées, et que la France possède une élite de solides travailleurs, grammairiens ou critiques, qui les étudient à fond. Le prix est donné cette année à deux ouvrages très importants : le premier est le cours de Grammaire historique de la langue française, par Arsène Darmesteter, qu’ont publié MM. Muret et Sudre, ses élèves. Il contient les leçons que Darmesteter a faites pendant sept ans à l’École normale de Sèvres. C’était vraiment un tour de force de faire comprendre l’évolution historique du français depuis ses origines, c’est-à-dire depuis l’époque où le latin fut introduit en Gaule à des jeunes filles qui ne savaient pas le latin et n’étaient pas accoutumées à la rigueur des méthodes scientifiques ; ajoutons que Darmesteter ne ressemblait pas aux vulgarisateurs ordinaires, qui se tirent des difficultés en les supprimant, qu’il avait horreur de l’à peu près et qu’il aurait rougi d’abaisser la science sous prétexte de la mettre à la portée des ignorants. Il abordait franchement toutes les questions et trouvait le moyen d’éclairer les plus obscures, et d’intéresser aux plus arides. Aussi nous dit-on que le succès dépassa toute attente et que cet enseignement, qui devait effrayer et dépayser un auditoire si mal préparé, fut suivi avec une sorte de passion. Arsène Darmesteter n’a pas eu le temps de publier lui-même son ouvrage, il nous a été brusquement enlevé à un âge où il pouvait servir longtemps encore la science et les lettres. Sa perte et celle de son frère, qui l’a suivi de près, sont parmi les plus cruelles que nous ayons faites dans ces dernières années. L’Académie, qui avait déjà montré ce qu’elle pensait de lui en couronnant deux de ses livres, est heureuse de lui donner ce nouveau témoignage d’estime et de regret.
L’autre ouvrage, qui obtient une part du prix Saintour, est une édition des Pensées de Pascal, par M. Michaut, ancien élève de l’École normale, professeur à l’Université de Fribourg. — On ne peut pas are surpris qu’on ait fait tant d’éditions des Pensées de Pascal et qu’il s’en publie toujours de nouvelles, quand on songe à la façon dont elles nous sont parvenues. Ces notes que Pascal griffonnait sur un bout de papier, dans les intervalles de la fièvre, et qui, après sa mort, furent collées tant bien que mal sur un registre, dans quel ordre faut-il les disposer, si l’on veut les donner au public ? Chacun les arrange à sa manière ; mais comme aucun de ces arrangements n’a paru contenter tout à fait la critique, M. Michaut s’est avisé que peut-être il valait mieux ne pas les arranger du tout. Il nous donne tout simplement la reproduction du manuscrit original et l’a faite aussi exacte que possible, distinguant par des signes particuliers ce que Pascal a écrit de sa main, ce qu’il a dicté, ce qu’il a revu et les corrections qu’il a faites, nous mettant, en un mot, le manuscrit lui-même sous les veux. Il sait bien que les Pensées y sont très mal ordonnées, puisqu’on les y a mises au hasard, à mesure qu’on les trouvait. Mais peut- être ce désordre manifeste, avoué, nous éloigne-t-il moins de Pascal que les combinaisons systématiques d’un éditeur ingénieux qui le bouleverse encore une fois sous prétexte de l’arranger. Nous en sommes moins séparés, puisqu’il y a un intermédiaire de moins entre nous et lui : nous l’approchons, pour ainsi dire, davantage, et il semble que nous sentons battre son cœur de plus près. Je ne veux pas dire assurément que nous possédons enfin l’édition définitive de cet admirable livre ; il s’en fera d’autre, n’en cloutez pas : on ne résiste pas à la séduction qu’exerce sur l’esprit le mystère de cette pensée inachevée. Mais l’édition de M. Michaut ne sera pas inutile à ceux mêmes qui essaieront de la refaire ; elle fournira une base solide à leurs travaux, et ils lui sauront gré des peines qu’il a prises pour leur en épargner. En même temps ils remercieront avec nous l’Université de Fribourg, qui a encouragé son entreprise et qui a fait généreusement les frais de sa publication.
À la mention de ces récompenses accordées par l’Académie à la philologie française, je dois ajouter celle qu’elle a décernée à l’auteur du Dictionnaire historique de l’ancien français. M. Frédéric Godefroy, que la science vient de perdre. L’Académie des Inscriptions avait déjà honoré cet ouvrage du prix Gobert, quand il était vers le milieu de sa publication. Aujourd’hui qu’après vingt ans il arrive à sa fin, l’Académie française a tenu à montrer le prix qu’elle y attache et l’estime particulière qu’elle faisait de l’un des plus laborieux serviteurs de notre langue.
Je n’ai plus à parler que de trois prix : les prix Vitet, Née et Berger, que l’Académie décerne directement, sans que les candidats se présentent eux-mêmes à ses suffrages et qu’elle ait nommé une commission pour les lui désigner.
Le prix Berger est nouveau : il a été fondé par le fils de l’ancien préfet de la Seine, qui commença les grands travaux auxquels M. Haussmann a, depuis, attaché son nom. C’est un prix de 12 000 francs qui, même ; est destiné à s’accroître. Le donateur a voulu qu’il fût décerné tour à tour, par chacune des cinq classes de l’Institut, « à l’œuvre la plus méritante concernant la ville de Paris ». L’Académie française le donne cette année pour la première fois.
Son attention s’est tout de suite portée sur un ouvrage considérable, dont la valeur est attestée par la vivacité même des polémiques qu’il soulève. Il est intitulé Paris, et l’auteur, M. Alfred Duquet, y raconte en six volumes le siège de 1870. C’est un grand sujet ; un historien allemand appelle ce siège l’événement le plus important de la guerre, et il ajoute que c’est un des spectacles les plus grandioses que le monde ait vus ; mais c’est en même temps un sujet très délicat et qui ne laisse personne indifférent. Aussi ne faut-il pas s’étonner que M. Duquet n’ait pas contenté tout le monde. On lui a reproché surtout la sévérité de ses jugements ; il est sûr qu’il n’épargne presque personne, et parmi les plus maltraités, il y en a qui siégeaient hier encore sur ces bancs et que nous entourions de nos respects et de notre sympathie. M. Duquet a été impitoyable pour eux ; il n’a voulu tenir compte ni des temps au milieu desquels ils furent jetés, ni des services qu’après tout ils ont rendus, ni du bien qu’ils ont essayé de faire, ni du mal qu’ils ont empêché. Ce qui explique, sans les justifier, les violences auxquelles M. Duquet se laisse entraîner, c’est l’ardeur même de son patriotisme. Il a peine à se contenir, il n’est plus maître de lui quand il lui faut retracer les fautes que nous avons commises et qui nous ont perdus ; quand il nous montre, pendant ces longs et tristes mois du siège, des chefs qui n’osent pas commander, des subordonnés qui ne veulent pas obéir ; en haut, la timidité et l’indécision ; en bas l’indiscipline, la méfiance partout, la manie de parler quand on devait agir, et cette floraison de conceptions insensées qui entravaient les tentatives efficaces, et les indiscrétions d’une presse imprudente qui, pour la gloire d’être bien informée, disait ce qu’il fallait taire, et renseignait l’ennemi mieux que ses plus habiles éclaireurs, et ce sot contentement de soi-même, qui s’admirait sans mesure et sans raison, qui se glorifiait des échecs comme si c’étaient des victoires, et par-dessus tout ces éternelles préoccupations politiques, qui furent, selon le mot de M. Duquet, le cauchemar du siège, qui, en partageant les cœurs entre Un parti qu’on voulait servir et le pays qu’il fallait sauver, affaiblirent les dévouements les plus sincères, qui ont fini par paralyser tant d’efforts généreux et rendre tant d’abnégation, tant de sacrifices, tant de souffrances inutiles. Ces fautes, ou plutôt ces crimes, personne n’en a présenté des tableaux plus saisissants que M. Duquet, personne ne les fait mieux comprendre et plus détester. C’est un service qu’il nous rend et dont il dut lui savoir gré. Puisqu’il ne nous reste plus maintenant qu’à tirer des malheurs passés des leçons pour l’avait haut bien espérer que telles qui ressortent de ce avec tant d’énergie ne seront pas perdues.
Quant aux prix Vitet et Née, dont il me reste à parler, le hasard a fait que les ouvrages couronnés, quoiqu’ils diffèrent beaucoup entre eux, ont cependant un trait commun : ils appartiennent à ce genre particulier de littérature dont on pourrait dire qu’il est une revanche de la province. Nous sommes d’un pays qui a toujours eu dans le sang le goût de la centralisation. Aussi loin que nous remontions dans notre histoire, quand nous étions terre romaine, on nous dit que les habitants de nos grandes villes avaient les yeux sur les sept collines pour reproduire ce qu’on y faisait. C’était la mode chez eux de se construire un Capitole ; leurs libraires étalaient sur leur devanture les dernières œuvres de Pline, aussitôt qu’elles étaient parues, et les jeunes gens tiraient vanité de savoir par cœur et de répéter les petits vers de Martial. Au XVIIe siècle, Chapelle ne fut pas peu surpris, dans son voyage, de rencontrer à Montpellier des précieuses, qui affectaient d’imiter les petites mignardises et le parler gras de celles de Paris ; qui discutaient sur l’Alaric et le Moïse, sur la Clélie ou le Cyrus, et qui lui demandaient des nouvelles « de ces Messieurs de l’Académie ». Par contre, il semblait aux Parisiens que la province était une sorte de pays perdu, et ils en parlaient, quand ils voulaient bien en dire quelque chose, comme ils auraient fait de la Chine ou du Japon. Il n’en est plus de même aujourd’hui ; les auteurs se sont aperçus qu’il y avait hors de Paris des pays dignes d’être regardés et des personnages qui méritent d’être dépeints. Mais parmi ceux qui se sont mis à décrire les paysages et les mœurs de province, il y a des catégories différentes. À côté du provincial d’occasion, resté au fond parisien, qui s’en va observer quelque temps les pays dont il veut parler, et s’empresse de les quitter une fois que sa moisson est faite, il y a le provincial pratiquant, qui y demeure, qui ne les aime pas seulement pour le profit qu’en tireront ses ouvrages et les peintures nouvelles qu’il en peut rapporter, mais parce qu’il ne trouve rien de mieux ailleurs. C’est à ce groupe qu’appartient M. Pouvillon. Il est resté, lui, obstinément fidèle au pays où il est né. Son centre est le haut Languedoc, et il ne s’en éloigne guère. C’est à peine s’il consent quelquefois à remonter la Garonne et s’il pousse jusqu’aux Pyrénées. Ce sont ses plus lointains voyages ; de là il revient vite chez lui et il y séjourne. Il a exploré les petites villes des environs ; il connaît à merveille et dépeint très finement les manies, les petitesses, des gens qu’il appelle « des âmes de sous-préfecture ». Mais les champs lui plaisent davantage ; il les habite volontiers, et il en a tiré ses récits les plus charmants. Ce n’est pas que son pays soit par lui-même très pittoresque, mais la nature est belle partout quand on sait la voir. M. Pouvillon a le mérite de nous intéresser aux spectacles les plus ordinaires, un troupeau qu’on mène paître, le sillon que trace un laboureur, le lever et le coucher du jour dans les grandes plaines. Par exemple, il ne flatte pas les gens qu’il met en scène : ce ne sont pas des paysans de fantaisie ou des bergers d’églogue ; il connaît leurs ridicules et leurs défauts, leur âpreté au gain, leurs calculs égoïstes, les puérilités de leur dévotion, leurs superstitions, leurs ignorances : il en fait des peintures réelles, qui pourtant ne sont pas des peintures réalistes, parce que, malgré tout, il les aime et ne peut s’empêcher de jeter sur eux comme un reflet de sympathie qui les relève. L’Académie a pensé qu’il convenait d’encourager cette façon honnête et vraie de peindre la vie rustique, et elle a donné le prix Vitet à M. Pouvillon.
Nous passons, avec le prix Née, du Languedoc en Provence. Cette fois l’écrivain que nous couronnons est un grand poète, qui n’a pas seulement célébré son pays, mais qui a essayé d’en ressusciter la langue. Il s’agit de Mistral et du poème du Rhône. Mistral avait souvent décrit, dans ses vers, le grand fleuve méridional, mais il a voulu lui consacrer une œuvre particulière, qu’il remplirait tout entier. Le Rhône qu’il chante cette fois n’est pas tout à fait celui d’aujourd’hui, que traversent les chemins de fer, que sillonnent les bateaux à vapeur. Il a semblé à Mistral que ces engins de la civilisation moderne dépoétisaient un peu le vieux fleuve. Il aime mieux le montrer comme il était autrefois, avant toutes ces inventions nouvelles, quand il portait ces lourdes barques pontées, rattachées à la file l’une à l’autre, et que traînaient à la remonte des rangées de chevaux vigoureux. « Il ressemblait alors, nous dit-il, à une ruche énorme pleine du bourdonnement de la vie ; maintenant tout paraît muet et vide. » Le poète nous prend donc avec lui dans une de ces barques de l’ancien temps, et nous conduit à petites journées de Lyon à Beaucaire. Comme on s’arrête tous les soirs pour se reposer et qu’on marche lentement dans les passages difficiles, le voyage sera long ; mais nous avons de quoi nous distraire en route. Nous écoutons les récits que font les vieux mariniers du Rhône, un monde disparu, que Mistral a connu dans son enfance et qu’il nous fait connaître ; nous regardons ces villes si curieusement situées, devant lesquelles nous passons : c’est Vienne, c’est Valence, ce sont « les clochers fleuronnés » d’Avignon. À propos de chacune d’elles et des châteaux ruinés qui les couronnent, Mistral trouve toujours quelque histoire à nous raconter. Comme il sait à merveille le passé de son pays, il lui plaît, selon son expression ; de se baigner dans ces souvenirs. Ces récits forment une série de scènes plutôt juxtaposées qu’unies et qu’un fil léger relie entre elles. Elles nous sont présentées d’une manière animée, vivante, dans une langue harmonieuse qui est en partie l’œuvre du poète lui-même, que, dans le pays, on ne parle peut-être pas beaucoup, et que pourtant on comprend, car, comme il l’a formée d’un choix de mots et de tours des divers dialectes locaux, chacun en le lisant s’y retrouve et croit être chez lui.
Mais pendant que je me laisse bercer à cette musique, il me vient dans l’esprit un scrupule que vous n’aurez pas de peine à comprendre. Je me dis que cette langue n’est pas celle dont Richelieu nous a confié la garde, celle qu’ont employée tous les écrivains dont je viens de vous entretenir trop longuement peut-être ; il semble donc que par là Mistral nous échappe et que nous n’ayons pas le droit de nous occuper de lui. Je sais bien ce qu’on a répondu à ces scrupules : on a dit que s’il ne nous est pas possible de l’enrôler malgré lui dans la littérature française, il n’en appartient pas moins à la littérature de la France et lui fait grand honneur, que la langue dont il s’est si magistralement servi est la sœur de la nôtre, une sœur un peu déchue et mésalliée, à laquelle il a voulu rendre son rang dans la famille, et ces réponses sont justes. Mais, malgré tout, notre poésie, qui voit bien ce qu’elle a perdu à le perdre, ne peut s’empêcher d’en éprouver quelque dépit, et elle est quelquefois tentée de dire, comme Valentine de Milan à propos de Dunois : « Il m’a été dérobé. — C’est, Messieurs, pour diminuer ces regrets si légitimes que l’Académie a voulu, en le couronnant pour la seconde fois, s’approprier de quelque manière l’auteur de Mireille et du Rhône.