Rapport sur les concours de l’année 1885

Le 26 novembre 1885

Camille DOUCET

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 26 NOVEMBRE 1885.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRETAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1885.

 

Messieurs,

L’an dernier, à la suite du rapport que je venais de lire ici, dans une cérémonie pareille à celle qui nous réunit à cette heure, un double reproche me fut adressé, en même temps, par deux de mes auditeurs, excellents juges l’un et l’autre. Le premier m’avait trouvé trop sévère ; le second, ce qui me surprenait moins, m’avait trouvé trop indulgent. Le piquant de l’affaire, c’est qu’en m’accusant ainsi, l’un d’indulgence et l’autre de sévérité, tous deux visaient le même auteur, tous deux parlaient du même ouvrage. C’est le même passage de mon rapport que tous les deux incriminaient ; or, à leur point de vue différent, ils avaient tous les deux raison, et personne n’avait eu tort ; —pas même moi !

Dans les meilleurs livres, dans ceux qui honorent le plus nos concours, s’il y a surtout à louer, il y a aussi parfois à reprendre. Je l’ai déjà dit et je ne saurais trop le redire, c’est l’ensemble de chaque œuvre que l’Académie couronne, sans pour cela qu’on doive en conclure qu’elle en approuve tous les détails, qu’elle en adopte toutes les idées, qu’elle en consacre tous les jugements. Tantôt alors ma tâche facile consiste uniquement à vous signaler ce qui est bien, en jetant sur les parties défectueuses un voile discret et charitable ; tantôt, au contraire, quand elle l’a jugé utile, l’Académie m’invite à faire tout haut, en son nom, certaines réserves que, suivant la sympathie ou la prévention, comme l’année dernière, suivant l’âge ou le goût, dirait Célimène, celui-ci peut trouver excessives, et celui-là insuffisantes.

 

C’est sans réserve que, pour bien commencer aujourd’hui, j’aime à proclamer d’abord les résultats du concours d’histoire, si généreusement fondé par M. le baron Gobert.

Le premier grand prix, dont le montant annuel s’élève à près de dix mille francs, est décerné à M. Paul Thureau-Dangin, pour son Histoire de la monarchie de Juillet.

L’œuvre n’est pas complète ; deux volumes seulement ont paru ; mais, tel qu’il est, ce livre a été apprécié par l’Académie comme un ouvrage de premier ordre, joignant avec bonheur le charme élégant de la forme à l’étude savante et approfondie des faits, à la recherche scrupuleuse et à l’habile emploi de documents nouveaux puisés en grand nombre aux meilleures sources, à la modération, à la probité, à l’impartialité des jugements portés sur les événements comme sur les hommes ; enfin au rare et particulier mérite que M. Thiers, qui s’y connaissait, le possédant lui-même au plus haut degré, appela un jour : « cette qualité de l’intelligence de l’histoire. »

Comme M. Thiers, M. Thureau-Dangin, dans toutes ses œuvres, s’est attaché surtout à la poursuite de la vérité : veritatem coluit, travaillant sans cesse à la découvrir et à la dégager, au milieu des luttes funestes que la division des partis renouvelait chaque jour, sur les barricades de la rue et de la tribune.

Il y a de cela plus d’un demi-siècle, et, après tant d’efforts trahis, après tant d’espérances déçues, sommes-nous aujourd’hui plus sages que nos pères ? L’histoire donne toujours des leçons, dont on ne profite jamais.

Le second prix Gobert, d’une valeur de mille francs, est attribué à un livre intitulé : Histoire du commerce de la France, par M. H. Pigeonneau, professeur suppléant à la Faculté des lettres de Paris.

Bien composé, correctement écrit, ce livre contient assez d’idées générales, politiques, économiques et philosophiques, pour vivifier en quelque sorte un sujet aride par lui-même, c’est l’œuvre d’un érudit et d’un lettré qui connaît bien les mœurs, les aptitudes et les caractères de l’époque qu’il a étudiée pour nous.

 

Vingt-six ouvrages avaient été présentés au concours Thérouanne ; l’Académie en couronne deux. Elle en avait remarqué plusieurs autres, notamment un voyage d’exploration archéologique au Mexique et dans l’Amérique centrale, publié par M. Désiré Charnay sous ce titre : les Anciennes Villes du nouveau monde. Œuvre de science égarée dans un concours spécialement consacré à l’histoire, ce beau travail s’en écartait lui-même de plein droit. Ne pouvant mieux le récompenser, l’Académie a voulu du moins donner hautement au savant auteur un témoignage d’estime et de sympathie.

C’est avec les mêmes sentiments qu’elle m’a chargé de mentionner : le troisième volume des Guerres sous Louis XV, par M. le général comte Pajol ; Turgot et ses doctrines, par M. Alfred Neymarch et l’Histoire des persécutions pendant les premiers siècles, par M. Paul Allard.

Les deux ouvrages que l’Académie couronne sont intitulés :

Simon de Montfort, comte de Leicester, par M. Charles Bémont, docteur ès lettres ;

Le duc de Rohan et les protestants sous Louis XIII, par M. Henry de la Garde.

Fils du terrible chef qui conduisit la croisade des Albigeois, Simon de Montfort, en Angleterre comme en France, fut l’un des personnages les plus considérables du XIIIe siècle. Dans son excellent livre, M. Bémont nous le montre tour à tour gouverneur et pacificateur de la Gascogne, chef des barons anglais révoltés, vainqueur du roi, réformateur de la Constitution, introducteur des communes dans le Parlement, puis défait et tué ; mais se survivant à lui-même dans la mémoire du peuple, qui, désarmé par sa mort, ne voit plus en lui qu’un martyr.

Plaçant en première ligne cette remarquable monographie, qui, dans son genre, a été considérée comme un modèle, l’Académie lui décerne un prix de deux mille cinq cents francs sur les quatre mille, montant annuel de la fondation Thérouanne.

Les quinze cents autres francs sont attribués à une belle étude de M. Henry de la Garde : Le duc de Rohan et les protestants sous Louis XIII, livre complet, écrit en bon style, mais dont le sujet très intéressant ne laisse pas que de soulever parfois des questions assez délicates. Placé entre son héros, qui d’avance a toutes ses sympathies, et le cardinal de Richelieu, qui, de force, s’impose à son admiration, l’auteur, quelles que soient ses préférences personnelles, sait garder dans ses jugements cette impartialité qui, chez le véritable historien, n’est que le second des mérites, étant le premier des devoirs.

 

Parmi les ouvrages présentés au concours Bordin, l’Académie en avait remarqué deux, ayant chacun leur valeur, mais n’ayant pas tous deux la même. Il semblait donc qu’elle dut n’en couronner qu’un : Fénelon à Cambrai, par le prince Emmanuel de Broglie ; en se réservant de décerner une mention honorable à une savante étude du Brahmanisme et de ses rapports avec le judaïsme et le christianisme, par Mgr F. Laouënan, évêque titulaire de Flaviopolis, vicaire apostolique de Pondichéry.

S’il n’a pas toutes les qualités littéraires qui distinguent l’histoire de Fénelon à Cambrai, ce traité du Brahmanisme, honnêtement écrit dans une langue claire, nette et correcte, a le mérite de contenir des renseignements précieux sur les trois religions qu’il étudie et qu’il compare. Plus intéressant encore que son œuvre, l’auteur inspirait par lui-même une estime toute particulière. Loin de la France, et presque oublié d’elle, voilà longtemps que, non content de la faire aimer, il travaillait aussi à l’instruire.

L’histoire de Fénelon à Cambrai, par le prince Emmanuel de Broglie, se désignait cependant au choix de l’Académie, comme digne d’obtenir un prix entier et sans partage. Écrit dans une langue excellente, qui est un héritage, presque un privilège de famille, ce livre réunit au plus haut degré des qualités qui se complètent quand, par bonheur, elles se rencontrent : le fond et la forme, la force et la grâce, le dessin et le coloris.

Si peu de noms sont plus connus que celui de Fénelon, si l’une de ses œuvres jouit encore aujourd’hui d’une rare popularité, en revanche, la lumière ne s’est jamais entièrement faite sur le caractère et l’esprit de ce grand prélat, longtemps méconnu et toujours très diversement apprécié. L’ayant étudié surtout dans les archives intimes de sa longue correspondance, ayant trouvé là, comme dans les replis de son cœur, le secret de ses pensées et de ses sentiments, le jeune et savant historien aurait pu nous édifier plus complètement encore qu’il ne l’a fait, en écrivant toute l’histoire, en retraçant toute la vie de son héros, au lieu de se borner à ce qu’il appelle lui-même « le drame intérieur de ces longues années d’exil et la victoire de l’homme nouveau sur le vieil homme ».

À peine, dans la triste solitude de Cambrai, nous fait-il parfois entrevoir le sage conseiller, dont Versailles n’entend plus la voix, le brillant écrivain et l’homme d’État profond à qui toutes les ambitions étaient permises. C’est au chrétien surtout qu’il s’attache ; c’est le chrétien qu’il nous montre, tombé de haut, mais debout et ferme, supérieur à toutes les disgrâces de la terre et qui, grandissant encore dans l’adversité, ne se venge de la mauvaise fortune qu’en la dominant jusqu’au bout, par la dignité de sa vie et la sérénité de sa mort.

Complète au point de vue spécial que se proposait son auteur, cette étude, je le répète, avait fixé en première ligne l’attention de l’Académie. La seule voix qui ne pût pas s’élever en sa faveur intervint, au contraire, alors, pour demander généreusement qu’au lieu d’être attribué en totalité à l’histoire de Fénelon à Cambrai, le prix Bordin fût partagé entre elle et l’histoire du Brahmanisme, par Mgr Laouënan :

C’était bien ; c’était trop bien !

L’Académie applaudit à un bon sentiment qui ne la surprenait pas, et, pour rester juste, elle prit un moyen terme, de nature à tout concilier : à l’unanimité, Messieurs, le prix Bordin est décerné à l’histoire de Fénelon à Cambrai, par le prince Emmanuel de Broglie.

À l’unanimité, sur le montant de ce prix, une médaille de mille francs est honorablement attribuée à Mgr Laouënan, pour son important ouvrage sur le Brahmanisme et ses rapports avec le judaïsme et le christianisme.

 

Une somme de six mille francs était, cette année, disponible sur la fondation Marcelin Guérin ; l’Académie l’a répartie, dans les proportions suivantes, entre quatre des ouvrages qui, dans ce concours, se sont fait particulièrement remarquer.

Deux prix, de deux mille francs chacun, sont décernés à deux savantes études :

L’une, sur la Renaissance, de Dante à Luther, par M. Marc Monnier, doyen de la faculté des lettres, à Genève ;

L’autre, sur les Philosophes de l’Académie française, par M. Lucien Brunei, professeur au lycée Condorcet.

Et deux prix de mille francs chacun :

L’un, à un beau volume intitulé : le Littoral de la France, par Charles-Aubert Vattier ;

L’autre, à un travail de recherches et d’érudition sur la Vie nomade et les routes d’Angleterre au XIVe siècle, par M. J. Jusserand.

C’est encore sur une tombe qu’au nom de l’Académie, j’ai le triste devoir de déposer la couronne destinée par elle à l’auteur du premier de ces quatre ouvrages : la Renaissance, de Dante à Luther.

Au moment même où la récompense qu’il méritait, et qu’il n’avait fait qu’entrevoir, allait lui être annoncée, M. Marc Monnier mourait subitement à Genève, sur son champ d’honneur, dans toute la force de l’âge et du talent.

Fixé depuis plusieurs années dans cette ville presque française, pour y diriger l’enseignement des lettres, notre honorable compatriote s’était imposé à lui-même la grande tâche d’écrire une Histoire générale de la littérature moderne. « Mener toutes les littératures de front, montrer à chaque pas l’action des unes sur les autres et suivre ainsi partout à la fois le mouvement de la pensée et de l’art, » tel était son vaste programme, et, sans relâche, il travaillait à l’accomplir avec un zèle infatigable. Comme l’un de ses poètes préférés, comme Pétrarque, il s’était dit : « Nous aurons le temps de dormir quand nous serons morts. » Après sa mort, Messieurs, le grand travailleur, à qui le temps de dormir vient d’être donné trop tôt, s’est réveillé, une fois encore, pour nous envoyer, du fond de sa tombe, un second volume digne du premier, étudiant, celui-ci, la Réforme, de Luther à Shakspeare, comme l’autre avait étudié la Renaissance, de Dante à Luther ; avec la même conscience et le même talent, avec un même droit à notre estime, avec un droit de plus à nos regrets.

Le programme de M. Lucien Brunel était moins ambitieux que celui de M. Marc Monnier ; dans un seul volume, il a pu le mener à bonne fin.

Ce n’est pas une histoire générale de l’Académie française au XVIIIe siècle qu’il se proposait d’écrire ; il voulait seulement rechercher quelle avait été alors, dans le mouvement philosophique, la part de l’Académie. Il nous a montré en même temps quelle fut, pendant quarante années environ, dans l’Académie, la part du mouvement philosophique, depuis l’élection de Duclos jusqu’à la mort de d’Alembert, sous le glorieux consulat de Voltaire et de Montesquieu.

L’Académie française n’a jamais été populaire, dit tout d’abord M. Lucien Brunel ; c’est un compliment, et nous ne lui en voulons pas davantage quand il s’empresse d’ajouter qu’à peine élu, — non sans l’avoir ardemment désiré, — Voltaire se vantait d’être un des quarante membres inutiles de la Compagnie. Quelques années plus tard, la connaissant mieux, et de loin s’occupant encore beaucoup d’elle, celui qu’on appelait alors le Patriarche de Ferney faisait amende honorable, en écrivant : « C’est un corps plus utile qu’on ne pense, parce qu’il sera toujours le dépôt du bon goût qui se perd totalement en France. Il faut le laisser subsister comme ces anciens monuments qui ne servaient qu’à montrer le chemin. »

Le chemin que montre l’Académie a ses sentiers et ses détours, dont chacun aboutit chez elle. Ayant aussi commencé par trouver l’ancien monument inutile, beaucoup, et non des moindres, finissent, un beau matin, par venir frapper bravement à sa porte, d’avance ouverte au repentir.

Particulièrement intéressant pour nous, instructif et agréable pour tout le monde ; ayant peut-être, en réalité, plus de surface que de profondeur, le livre de M. Lucien Brunel est plein de faits, d’anecdotes et de documents que l’auteur a réunis avec art, sans parti pris, et sans prétention.

Il n’y a pas non plus de prétention, mais il y a beaucoup de parti pris, dans l’ouvrage, en deux beaux volumes, publié sur le Littoral de la France, par Charles-Aubert Vattier, d’Amboyse. Ce parti pris, inspiré par le plus pur patriotisme, est celui d’admirer et de faire admirer les vieux monuments élevés sur nos grandes côtes par l’architecture religieuse, en reproduisant leur image et en rappelant les légendes qui consacrent et illustrent leur souvenir. Dédié à ceux qui aiment la France, ce livre se dénonce ainsi, de lui-même, à l’intérêt, à l’estime, à la sympathie de tous les Français.

C’est aussi à nous instruire que peut légitimement prétendre le curieux volume de M. J.-J. Jusserand sur la Vie nomade et les routes d’Angleterre au XIVe siècle ; plein de renseignements utiles et de détails d’un grand intérêt, nous apprenons de lui quelle part, il y a cinq cents ans, l’Angleterre réservait à ses citoyens de tout ordre ; quelles poésies, quels arts plaisaient à leur esprit, comment se passait la journée de l’ouvrier dans son échoppe, du paysan dans sa hutte, du bourgeois dans sa maison, du noble dans son château, du moine au fond de son cloître.

Ce livre n’est pas seulement l’œuvre d’un érudit, c’est aussi l’œuvre d’un véritable écrivain ; la forme en est agréable et piquante, le style élégant et facile.

En dehors des quatre ouvrages auxquels est ainsi attribué le prix Marcelin Guérin, l’Académie en avait désigné deux autres qui, présentés au même concours, n’ont pu obtenir la même récompense. Les jugeant dignes d’estime et d’encouragement, l’Académie accorde une mention honorable :

1° À un ensemble de travaux, constituant une monographie coloniale très intéressante, publiés en plusieurs volumes par M. Charles Lemire : Sur l’Indo-Chine et la Nouvelle-Calédonie ;

2° À une savante Histoire de l’administration provinciale, départementale et communale en France, par M. Émile Monnet.

Rarement le prix Archon-Despérouses l’avait été aussi sérieusement discuté que dans ce concours. Presque tous les ouvrages qui y ont pris part semblaient mériter au moins une approbation collective. Très limitée par le chiffre de ses ressources, l’Académie en a couronné trois, en regrettant de ne pouvoir accorder une mention honorable à un quatrième, trop exclusivement consacré à l’enseignement élémentaire, mais qui l’avait frappé d’abord par sa valeur pédagogique et son utilité morale.

Ce livre est intitulé : la Première Année de rédaction et d’élocution, par M. Carré, agrégé de l’Université, et M. Moy, professeur à la Faculté des lettres de Douai.

Un premier prix, de deux mille francs, est décerné à une nouvelle édition des Oraisons funèbres de Bossuet, par M. Jacquinet.

Deux autres prix, de mille francs chacun, sont attribués à deux ouvrages d’érudition intitulés :

L’un, Chrestomathie de l’ancien français, par M. Constans ;

L’autre, Grammaire élémentaire de la vieille langue française, par M. L. Clédat, professeur de langue et de littérature française au moyen âge, à la Faculté des lettres de Lyon.

Outre un choix fort bien fait des anciens textes, depuis le serment de Strasbourg jusqu’à Christine de Pisan, la Chrestomathie de l’ancien français, par M. Constans, contient une sorte de tableau sommaire de notre littérature au moyen âge, et un glossaire scientifique des mots et formes de l’ancien français.

Très au courant des derniers travaux publiés en France, en Angleterre et en Allemagne, l’auteur, plein de son sujet, l’a traité avec une grande compétence et une rare érudition.

En louant ce livre, j’ai loué d’avance celui de M. Clédat, qui, dans sa Grammaire élémentaire de la vieille langue française, embrassant presque le même sujet, s’est proposé aussi de vulgariser la connaissance de notre vieille langue en exposant les lois qui présidèrent à sa formation. M. Clédat n’a voulu que faire une œuvre utile en mettant à la portée de toutes les intelligences le résultat des grands travaux que la science a publiés depuis un siècle. Il y a pleinement réussi.

M. Jacquinet avait rendu aux Lettres et à Bossuet lui-même un vrai service en publiant sa belle édition du Discours sur l’histoire universelle. Plus remarquable encore peut-être, son nouveau travail ne sera pas moins utile et ne lui fera pas moins d’honneur. En accompagnant chaque oraison funèbre d’une notice historique sur le personnage qui en est l’objet, M. Jacquinet fait équitablement la part de l’apologie et celle de la vérité. C’est l’histoire contrôlant le panégyrique. Son admiration pour Bossuet est sans borne ; mais elle est sans idolâtrie et toujours son impartialité l’éclairé. Avec le ton respectueux que doit garder la critique en présence du génie, il ne craint pas de relever dans ses notes, je ne dis pas les complaisances, mais les atténuations volontaires que le genre comporte et que le bon goût conseille, plus que la justice peut-être, envers les faits et les personnes. C’est d’ailleurs avec une satisfaction visible et une sorte de soulagement que M. Jacquinet signale et souligne tous les passages, les plus nombreux à coup sûr, où les jugements du grand orateur s’accordent pleinement avec la vérité absolue, établie en dernier ressort par tous les témoignages de l’histoire.

Il y a aujourd’hui soixante ans, je m’asseyais pour la première fois sur les bancs du collège, à côté de M. Jacquinet. Je l’ai revu à peine depuis le jour où nous en sortîmes l’un et l’autre pour marcher dans des voies diverses. Parfois sa bonne renommée et les succès de sa carrière l’ont rappelé à mon souvenir, et quand, après plus d’un demi-siècle, nous nous retrouvons encore, au banc d’honneur, c’est avec émotion que, m’adressant à M. Jacquinet, je l’invite à recevoir des mains d’un vieux camarade la couronne que l’Académie décerne à ses excellents travaux.

 

J’en ai fini, Messieurs, avec les concours spécialement consacrés à des travaux d’histoire ou d’érudition. Parmi ces derniers aurait pu figurer le concours de traduction fondé par M. Langlois. Permettez que je me borne à vous dire qu’il est remis à l’année prochaine.

 

Fondé dans l’intérêt des lettres, le prix Vitet est l’un de ceux dont l’Académie dispose à la fois avec le plus d’indépendance et le plus de responsabilité ; n’ayant aucun programme qui l’entrave, et, par cela même, tenant d’autant plus à bien faire. Ce n’est pas à tel ou tel livre, comme dans presque tous les autres concours, c’est à tel ou tel écrivain, à l’ensemble de ses travaux, à sa seule renommée peut-être, que s’adresse cette récompense privilégiée.

M. Paul Bourget ne m’en voudra pas si, en le plaçant tout d’abord parmi les brillants écrivains de la génération nouvelle, pour qui s’est le plus passionnée l’opinion publique, j’ajoute que de leur côté, sans méconnaître son mérite, d’excellents juges se sont montrés pour lui plus sévères, quand ils croyaient n’être que justes. Cruelle énigme ! a dit le jeune philosophe dans le dernier, dans le plus fêté, dans le plus discuté de ses ouvrages. Poète et romancier, qu’il écrive en vers ou en prose, ce petit-fils de Balzac et de Spinoza, ce petit cousin de Manfred et de Werther est, par-dessus tout, un penseur, un rêveur et presque un savant, qui semble ne rien ignorer des grands secrets de l’âme humaine. Pour lui, le drame est dans les idées et non dans les événements ; aussi fait-il des études de mœurs plutôt que des romans d’action, soutenant volontiers des thèses et, au besoin, des paradoxes. Élégant, imagé, recherché même, son style se passerait aisément des artifices de langage auxquels parfois il a recours.

Ce jeu plaît à M. Bourget et je dois reconnaître que le succès lui donne raison. J’en sais qui estiment plus certains de ses défauts que certaines de ses qualités.

Ses qualités seules, Messieurs, ont fixé l’attention de l’Académie. Parmi ceux qui commencent bien, M. Paul Bourget est peut-être celui qui commence le mieux. Cela suffit. Voulant lui donner [un témoignage de sympathie et d’estime, l’Académie décerne à M. Paul Bourget une médaille d’or de cinq mille francs sur la somme que notre illustre confrère M. Vitet nous a léguée pour être employée librement, et le mieux possible, dans l’intérêt des lettres. C’est ce que l’Académie vient de faire.

Elle le fait encore en attribuant le surplus du prix à un autre poète, moins jeune et plus contenu, dont, depuis longtemps, elle a déjà pu apprécier le talent honnête et gracieux. Fidèle aux coteaux modérés, ami des vallons et de la verdure, M. André Lemoyne n’a pas le grand vol des aigles : une plume de cygne suffit à son ambition. Après avoir encouragé ses débuts, c’est une récompense qu’aujourd’hui, l’Académie décerne à ce brave ciseleur de vers, dont le mérite n’est dépassé que par l’élévation de ses sentiments et la dignité de sa vie modeste.

 

Comme le prix Vitet, le prix Monbinne et le prix Lambert sont destinés, en principe, à récompenser les écrivains plutôt que les écrits. Ce sont des distinctions personnelles qui, souvent aussi, finissent par devenir des distinctions littéraires. En voici la preuve :

Auteur de nombreux ouvrages, publiés depuis vingt ans avec succès, notamment sur le XVIIIe et le XVIIIe siècle, M. Honoré Bonhomme aurait pu prétendre à voir couronner l’un de ses livres, si, par leur date, les plus importants ne se fussent trouvés en dehors des limites assignées à nos concours.

Pour l’en dédommager autant que possible, l’Académie attribue une somme de douze cents francs à M. Honoré Bonhomme sur les trois mille francs montant du prix fondé, en souvenir de M. Monbinne, par MM. Eugène Lecomte et Léon Delaville Le Roulx.

Le surplus de cette somme est partagé ainsi qu’il suit : Mille francs à un respectable écrivain, M. Roux-Ferrand, qui, plus que octogénaire, présentait encore, cette année, au concours Marcelin Guérin un Dictionnaire philosophique dont l’importance n’a pas été méconnue ;

Et huit cents francs à M. Ernest Lionnet qui, devenant sourd et aveugle à l’âge de trente-sept ans, est resté, tout à la fois, sans carrière et sans fortune. Malgré ses cruelles infirmités, il a pu récemment, non pas écrire, mais dicter un petit volume, intitulé le Docteur Chabot. L’ouvrage est intéressant ; l’auteur l’est bien plus encore.

 

Le prix Lambert, dont le montant s’élève à seize cents francs, est partagé, par moitié, entre mademoiselle Émilie Carpentier et Mlle Marthe Bertin, qui, l’une et l’autre, avaient présenté au concours Montyon deux livres que l’insuffisance des ressources n’a pas permis de couronner, mais dont le mérite a été signalé avec estime à l’intérêt de l’Académie.

L’ouvrage patriotique et touchant de mademoiselle Emilie Carpentier est intitulé : Enfants d’Alsace et de Lorraine.

Celui de Mlle Marthe Dertin, d’une lecture agréable et instructive, a pour titre : Madame Grammaire et ses Enfants.

 

N’ayant plus maintenant à nous préoccuper de l’intérêt particulier qui peut s’attacher aux personnes, revenons aux livres qui, dans deux concours purement littéraires, le concours de Jouy et le concours Montyon, ont mérité d’être distingués par l’Académie.

Quinze ouvrages prétendaient au prix de Jouy ; deux se le sont disputé jusqu’au dernier moment, avec des mérites égaux et des qualités pareilles, dans des genres différents ; répondant l’un et l’autre aux intentions de la fondatrice qui veut que le prix soit décerné à un ouvrage soit d’observation, soit d’imagination, soit de critique, et ayant pour objet l’étude des mœurs actuelles.

Le livre de M. Quatrelles : Lettres à une honnête femme sur les événements contemporains, et celui de M. Léon-Bernard Derosne : Types et Travers, se distinguent à chaque page par la même originalité, le même bon sens, le même esprit, la même élévation de pensée. Chez l’un comme chez l’autre, le style, solide et léger, est plein de goût, d’élégance et de délicatesse.

Ce sont des personnages vivants que M. Quatrelles met en scène : éloignés l’un de l’autre, deux vieux amis, jeunes encore, une honnête femme et un honnête homme, causent entre eux, par la poste, des événements contemporains, des questions du jour, que contradictoirement ils traitent à un double point de vue, chacun d’eux soutenant le pour et le contre, surtout le contre, avec beaucoup de grâce, de finesse et, au besoin, de poésie. C’est tout un drame, aimable et touchant, un dialogue de l’esprit et du cœur, qui finit bien, par un duo d’amour, attendu.

M. Léon-Bernard Derosne, au contraire, dans une série de petits cadres, s’attache à reproduire, non les individus eux-mêmes, mais leur image physique et morale, leurs portraits pris sur le vif, Types et Travers portant l’empreinte de notre époque, de notre société, de notre entourage, dans lesquels chacun de nous s’empresse de reconnaître son voisin, qui le lui rend avec usure.

Se trouvant ainsi en présence de deux esprits judicieux et pénétrants, de deux critiques délicats et fins, l’Académie ne pouvait longtemps hésiter ; partageant le prix de Jouy, par moitiés égales, entre M. Quatrelles et M. Léon-Bernard Derosne, elle les couronne l’un et l’autre.

Ces deux honnêtes volumes auraient pu se présenter tout aussi bien au concours fondé par M. de Montyon pour les ouvrages utiles aux mœurs. Nous les remercions de ne l’avoir pas fait ; ils auraient ajouté à notre embarras et le nombre des candidats eût alors été de cent quarante ! Cent quarante ouvrages, ayant tous un certain mérite, alors que, en principe, on devait à peine en couronner six !

L’Académie en couronne douze ! C’est, à la fois, beaucoup et peu. Vingt-huit se trouvaient encore réservés quand, l’heure des décisions et des sacrifices étant venue, il fallut procéder par élimination, en commençant par les petits livres de librairie simplement consacrés à l’enseignement élémentaire. Ceux qui, malgré le talent de leurs auteurs, à cause de ce talent peut-être, étaient moins en règle avec la morale, eurent naturellement le même sort. En voici deux, Messieurs, qui, n’étant pas des œuvres individuelles, mais des œuvres collectives, ne rentraient pas entièrement dans les conditions du concours. Leur mérite n’a pas été méconnu et je leur dois, pour le moins, une mention particulière.

Sous le titre de : Saint Nicolas, patron des enfants, M. Delagrave a déjà publié plusieurs volumes d’un recueil amusant et instructif, dont on ne saurait trop louer le bon esprit et la variété pleine d’agrément.

La Bibliothèque d’aventures et de voyages, publiée par M. Maurice Dreyfous, ne compte pas moins de quarante-quatre volumes, contenant presque tous des récits authentiques et des souvenirs personnels de voyages, anciens ou modernes, depuis Christophe Colomb et Fernand Cortez jusqu’à Dumont-d ’Urville et Francis Garni er.

Sept de ces volumes sont consacrés à des œuvres d’imagination ; outre qu’elles ont leur charme, ces œuvres-là ont aussi leur utilité. C’est en lisant, à l’école, les aventures de Robinson Crusoë qu’un amiral de mes amis m’assurait avoir senti naître sa vocation.

Par leurs titres au moins, il est juste de signaler encore quelques-uns des livres que l’Académie a regretté de ne pouvoir mieux récompenser : Hilaire Gervais, par M. Léon Barracand ; l’Europe sous les armes, par M. Hennebert ; le Mariage du lieutenant, par M. Ad. Aderer ; Vie brisée, par Marie Besneray ; Autour du monde, par Georges Kolin ; le Docteur Richard, par Mme Alix de Sault ; Cours de morale, par Mlle M. Allou ; M. Faillon, prêtre de Saint-Sulpice, par M. l’abbé Desmazures ; Élisabeth d’Autriche, par L. de Beauriez ; Guillemette, par Zari ; Désertion, par Mlle Zénaïde Fleuriot ; les Jeux de la jeunesse, par M. F. Dillaye ; Mémoires d’un guide octogénaire, par un brave Alsacien, M. Robinschung ; et, parmi les recueils de poésies : le Poème des Amoureux, par le prince Henri de Valois ; Honneur et Patrie, par M. Marc Bonnefoy ; une Lyre et le Clavier d’or, par M. Frédéric Bataille.

J’allais oublier un joli petit volume de vers que son jeune et spirituel auteur, M. Georges Boyer, a imprudemment intitulé : Paroles sans musique. Plus légères et d’une correction moindre que les autres, deux ou trois pièces de cet aimable recueil gagneraient peut-être à ce qu’un peu de musique en accompagnât les paroles. Le reste ne pourrait qu’y perdre.

 

J’ai dit que, parmi les autres ouvrages présentés à ce concours, l’Académie en couronnait douze. N’ayant à sa disposition qu’une somme de 17,500 francs, elle a regretté de ne pouvoir, pour aucun d’eux, proportionner au mérite de l’œuvre le chiffre de la récompense.

Quatre prix de deux mille francs sont décernés à chacun des ouvrages suivants :

Leçons de philosophie, par M. Élie Rabier ;

La Puissance française, par M. Jeannerod ;

Jean de Vivonne, par M. le vicomte Guy de Brémond d’Ars ;

Tony, par Mme Bentzon.

Trois prix de quinze cents francs chacun, à trois autres ouvrages :

Les Nouvelles Conquêtes de la science, par M. Louis Figuier ;

La meilleure part, par M. Léon de Tinscau ;

L’Héritage de Jacques Farruel, par M. Le Gal La Salle.

Cinq prix de mille francs sont afin attribués à chacun des ouvrages suivants :

Les Grands Inventeurs, par M. le baron Ernouf ;

Une Éducation dans la famille, par Mme Jules Samson ;

L’Antiquité chrétienne, par M. A. Pellissier ;

Les Projets de mademoiselle Marcelle et les Étonnements de M. Robert, par M. Émile Desbeaux ;

Et un volume de vers intitulé : les Parques, par M. Ernest Dupuy.

l’Académie accorde, en outre, une mention honorable à cinq petits volumes, dans lesquels sont accumulés les meilleurs exemples de courage et de vertu, et que leur auteur, M. C. Merland, a publiés sous ce titre : Biographies vendéennes.

À ma honte, Messieurs, je me trouve, tout d’abord, en présence d’un savant ouvrage que l’Académie a placé au premier rang et qui, puissamment soutenu devant elle, mériterait de vous être ici présenté avec la même compétence.

Dans les Leçons de philosophie de M. Élie Rabier, on a remarqué surtout une étude approfondie des fonctions de l’intelligence, du plaisir et de la douleur, des formes diverses de nos inclinations, de l’habitude, de l’instinct, de la faculté du langage, de l’interprétation et de l’expression du beau. C’est un vrai traité de l’âme, au point de vue expérimental et comparé, a dit le savant rapporteur. Toutes les controverses actuelles du positivisme français et de l’empirisme anglais y trouvent une place proportionnée à l’importance des débats soulevés, et à l’autorité des philosophes qui les soulèvent. Presque toujours, une solution fortement motivée vient à temps pour tirer l’esprit du lecteur de sa perplexité, au milieu de tant de doctrines contraires et contradictoires.

Si l’on a beaucoup loué la méthode excellente de l’auteur, son procédé de discussion vif et pressant et son impartialité vraiment libérale, on a regretté peut-être que, dans un livre aussi substantiel et, à certains points de vue, nouveau, la forme d’exposition fût trop souvent coupée par des divisions et des subdivisions qui, en croyant aider à l’étude, risquent au contraire de rendre la lecture moins facile, moins claire et moins agréable.

Malgré cet inconvénient, les grandes et sérieuses qualités qui distinguent l’ouvrage de M. Rabier le désignaient pour une récompense que l’Académie lui décerne avec estime et sans réserve.

Je suis plus à mon aise, Messieurs, pour vous parler d’un autre livre, moins philosophique dans le fond, mais non moins élevé dans la forme, dont l’ardent patriotisme est à la portée de tous les esprits et, sans peine, émeut tous les cœurs.

La Puissance française, par un ancien officier, serait en tout temps, et dans toute circonstance, un livre de grande valeur ; il a de plus, en ce moment, le mérite de l’opportunité. La question du service militaire et de l’organisation de nos armées est plus que jamais à l’ordre du jour ; elle y sera longtemps encore. L’auteur la traite en homme qui la connaît bien. Théoricien plus que critique, il ne cherche pas à blâmer ce qui est, il étudie ce qui devrait être et, par cela même qu’elle n’a rien d’agressif, sa parole reçoit de sa modération plus de force et d’autorité.

J’ai pourtant un reproche à lui faire. Pourquoi cet ancien officier, préférant garder l’anonyme, n’a-t-il pas signé un si bon livre ? Après avoir exercé avec honneur un commandement dans le nord de la France pendant la fatale guerre de 1870, M. Jeannerod pouvait se vanter de combattre encore pour son pays quand, par des conseils utiles, sinon par d’infaillibles remèdes, il travaillait, en bon patriote, à consolider sa puissance.

 

« Jean de Vivonne, seigneur de Saint-Gouard, marquis de Pisany, n’est pas un grand homme. Cependant on ne peut guère écrire sur la seconde moitié du XVIe siècle sans que son nom s’offre à la plume. » Ainsi débute galamment, dans la préface de son livre, en homme qui ne veut surfaire ni son héros ni son aïeul, l’arrière-petit-neveu de Jean de Vivonne, le jeune et spirituel auteur du troisième des ouvrages que l’Académie couronne, M. le vicomte Guy de Brémond d’Ars.

Père de la célèbre marquise de Rambouillet, grand-père de la non moins célèbre Julie d’Angennes, Jean de Vivonne se distingua doublement, comme diplomate et comme soldat. Nul ne servit mieux son roi, concilio manuque, avant même que son roi s’appelât Henri IV. Mais, à ce service ruineux, que l’honneur seul payait alors, il perdit tout à la fois, sans trop se plaindre, sa santé, sa fortune et sa vie.

Dans un livre charmant qui n’a pas la sévérité de l’histoire, mais qui en a tout l’attrait, M. le vicomte Guy de Brémond d’Ars a fait revivre pour nous avec art cet homme rare qui peut-être, en effet, ne fut pas un grand homme ; mais qui, loyal et fier, brave entre tous, raffiné sur le point d’honneur, moitié Gaulois, moitié Gascon, bon Français donc, mériterait que plus d’un grand homme, jaloux d’un pareil modèle, s’en inspirât pour l’imiter.

 

À la fin de la première catégorie et au commencement de la seconde, l’Académie a placé deux romans, d’un mérite presque égal, qui, l’un et l’autre, se distinguent par une rare élégance, par une exquise délicatesse, par une fine et savante étude des caractères pris sur le vif, par la grâce du style enfin, comme par l’impression élevée et saine qui s’en dégage, au profit du bon goût et de l’honnête morale.

Tony, par Mme Bentzon, et la Meilleure part, par M. Léon de Tinseau, sont des livres qu’il faut lire et que je gâterais en tâchant de les raconter.

J’en pourrais dire autant de deux autres livres non moins bons à lire, à étudier même.

L’Héritage de Jacques Farruel, par M. Le Gal La Salle, est une œuvre de bon sens, dans la meilleure acception du mot ; une œuvre honnête, une œuvre utile. « Mon but, dit modestement l’auteur, a été de tâcher de faire aimer leur vie à nos laboureurs et de les mettre en garde contre les mirages dangereux qui les entraînent étourdiment, à la ville, où ils ne trouvent le plus souvent que servitude et misère. »

Les laboureurs ne seront pas seuls à profiter des bons conseils que leur prodigue aujourd’hui l’ami qui eut jadis l’honneur de les représenter au Parlement. Composé avec art, écrit avec élégance, cet ouvrage est à la portée de tous les lecteurs. Ce serait un roman agréable, si ce n’était plus qu’un roman.

Il en est de même du nouveau livre de M. Émile Desbeaux : les Projets de mademoiselle Marcelle et les étonnements de M. Robert.

C’est un roman, si l’on considère avant tout ce qu’il y a d’émouvant, de saisissant même, dans une action dramatique pleine d’intérêt et de charme. Si l’on tient compte, au contraire, des leçons de toute nature que ses jeunes lecteurs y trouvent à chaque page, on est tenté de le placer parmi les ouvrages d’éducation. Quoi qu’il n’ait de la paternité que le cœur, étant bien loin d’en avoir l’âge, M. Émile Desbeaux travaille sans relâche pour l’enfance qu’il semble avoir adoptée. Ses aimables récits la captivent ; ses honnêtes enseignements la touchent ; sans qu’elle s’en doute, il l’instruit.

Si M. Émile Desbeaux travaille avec plaisir pour l’amusement de l’enfance, c’est sérieusement à l’éducation de la jeunesse que s’est consacrée madame Jules Samson et, dans un livre excellent, intitulé : une Éducation dans la famille, elle a réuni, avec autant de discernement que de goût, les meilleurs, les plus sages, les plus utiles conseils sur toutes choses.

Prenant une jeune fille par la main, madame Jules Samson la conduit pas à pas, année par année, et presque jour par jour, veillant sur elle sans relâche, secondant son développement physique et moral, souriant à ses jeux et présidant à ses travaux, la déposant enfin, grande et accomplie, sur le seuil du mariage et de la maternité.

L’enseignement de tous les devoirs est contenu dans ce livre qui témoigne hautement du rare mérite et de la grande distinction de son auteur.

 

J’ai fait attendre M. Louis Figuier, et je me le reproche ; mais son beau livre intitulé : les Nouvelles Conquêtes de la science, se rapprochait naturellement de quatre savantes études que M. le baron Ernouf a consacrées à mettre en relief : la Vie et les Œuvres des grands inventeurs français : je n’ai pas voulu les séparer.

Pleins de bons et honnêtes exemples, les livres de M. le baron Ernouf sont de ceux qui instruisent le peuple et qui développent en lui l’amour du travail, l’amour de la science et l’amour du bien.

C’est le même but qu’avec la même ardeur et en se plaçant plus haut encore, M. Louis Figuier poursuit depuis plus de trente ans. On l’a qualifié de vulgarisateur scientifique, on a eu raison ; et il a droit d’en être fier. Le premier mérite de ses nombreux ouvrages est précisément d’avoir inauguré, pour les merveilles de la science, un genre nouveau d’exposition qui a puissamment contribué à les répandre partout, en les vulgarisant peut-être, mais en les mettant ainsi à la portée de tous les esprits et de toutes les intelligences.

Voilà plus de trente ans aussi que M. A. Pellissier, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, professeur de l’Université, a voué sa vie à l’éducation de la jeunesse. Pour elle, il a publié un cours complet d’humanités françaises, dont l’ensemble ne forme pas moins de vingt-quatre volumes ; pour elle encore, en dehors de toute préoccupation scolaire, il a composé deux autres volumes intitulés : le premier, Grandes leçons de l’antiquité classique ; le second, qui en est la suite, Grandes leçons de l’antiquité chrétienne ; c’est ce dernier ouvrage que l’Académie couronne.

Dans ce livre, qui est surtout un livre d’histoire, pas de discussions théoriques, pas de polémique irritante’ L’auteur se borne à une exposition pure et simple des principes et des résultats, en montrant ce que la religion a fait et fait faire pour l’individu, la famille et l’État : c’est une anthologie chrétienne ; une œuvre très recommandable et d’une grande portée morale. À ce titre, peu d’ouvrages rentraient plus et mieux dans les conditions du concours.

 

Par l’élégante pureté de la forme, qui est son premier ornement, comme par l’élévation des pensées, dont il lui sied d’être la plus noble interprète, la Poésie, morale aussi à sa manière, mérite toujours qu’une place lui soit attribuée dans ce concours, et toujours l’Académie la lui réserve, sûre en cela de répondre, sinon à la lettre, à l’esprit du moins et aux sentiments de l’homme de bien qui l’a honorée de sa confiance.

Parmi les recueils de vers qui se présentaient à ses suffrages, l’Académie en a distingué trois qu’elle eût voulu pouvoir récompenser également : les Dieux inconnus, par M. Félix Melvil, les Phares, par M. Léonce de Larmandie ; enfin les Parques, par M. Ernest Dupuy.

Tout en reconnaissant et en me chargeant de constater ici le mérite littéraire et le charme poétique des deux premiers ouvrages, c’est au troisième, c’est aux Parques que l’Académie a trouvé juste de donner la préférence.

On n’accusera pas M. E. Dupuy d’avoir courtisé la Muse légère ; ses trois Parques ont peu de rapport avec les trois Grâces. Aussi philosophe que poète, un peu trop philosophe peut-être, le jeune auteur, affectant d’oublier qu’il est à l’âge où le cœur chante, s’abîme, à dessein, dans les graves pensées et dans les méditations amères. Son âme est profonde et sombre et une sorte de pessimisme semble inspirer les vers que, tour à tour, il met dans la bouche de ses terribles héroïnes. Mais ces vers sont pleins et francs ; leur facture est puissante et forte ; dignes des sentiments qu’ils expriment, ils en ont l’énergie, l’audace et l’élévation.

 

Au-dessus de la part ainsi faite à la poésie parmi les ouvrages utiles aux mœurs, se trouve le concours spécial fondé en sa faveur par l’État lui-même. Je n’ai plus, Messieurs, qu’à vous en faire connaître le résultat.

Deux mots latins : Sursum corda ! indiquaient seuls, cette fois, en l’idéalisant, la pensée de l’Académie. Les concurrents n’en ont pas eu peur. Deux cent quarante-sept manuscrits sont venus témoigner de leur bon vouloir. Honneur au courage malheureux ! Sept pièces de vers ont seules résisté d’abord à un scrupuleux examen. Trois enfin ont définitivement survécu, l’une comme pouvant obtenir une mention honorable, et les deux autres comme également trouvées dignes, pour des mérites très divers, de se disputer la couronne.

Ils ont dit : « L’idéal est mort ! aux flancs des monts
Nul ne va plus cueillir la fleur que nous aimons,
La jeunesse vivace est forte.
Les cœurs sont assoupis, les bois silencieux,
On a fermé le temple, on a fermé les cieux,
Frères, la Poésie est morte ! »

Ainsi commence fièrement la pièce inscrite sous le no 6 et que cette devise accompagne : « De verre pour gémir, d’airain pour résister. »

L’auteur a voulu prouver que la poésie n’était pas morte ; il y a réussi. L’Académie l’en récompense, en lui décernant une mention honorable.

Je regrette de ne pouvoir proclamer son nom ; en nous le cachant à nous-mêmes, il nous a condamnés à vous le taire.

Restaient alors en présence les deux pièces jugées les meilleures et retenues en première ligne :

L’une, portant le no 82 et ayant pour épigraphe deux vers d’Agrippa d’Aubigné :

« Haussez-vous sur les monts que le soleil redore
Et vous prendrez plaisir de voir plus haut encore. »

L’autre, inscrite sous le no 179, avec cette simple devise : Flectamus genua !

Le n° 179 se distingue tout d’abord par l’élévation des sentiments et l’ampleur du style. Après une brillante exposition biblique, par laquelle cette pièce débute avec grandeur, il faut reconnaître qu’elle eût gagné encore à poursuivre jusqu’au bout son développement désiré. L’auteur ne nous étant pas alors connu, nous lui en voulions un peu de s’arrêter en si bon chemin. Il ne s’arrêtait pas tant qu’il en avait l’air, et, quand je vous le nommerai tout à l’heure, vous comprendrez quelle fut notre surprise, quels furent presque nos remords, en apprenant d’où nous venaient ces vers et quel poète les avait faits.

Mieux composée, et, à ce point de vue, plus complète que la première, la pièce no 82, sans la surpasser par l’éclat de la forme, l’égalait du moins par la grâce et le charme des sentiments les plus généreux, exprimés en beaux vers, émouvants et patriotiques.

Chacune de ces pièces avait ses partisans convaincus et ses ardents défenseurs. Mais, à l’Académie, les plus grandes luttes, toujours courtoises, finissent volontiers par un arrangement amiable. C’est le jugement de Salomon ! On coupe la couronne en deux, et deux prix, de deux mille francs chacun, sont ainsi, d’un commun accord, décernés sans conteste, l’un au no 82, l’autre au no 179.

Je vous ai dit que l’ouverture des plis cachetés nous réservait une surprise ; elle nous en réservait deux ! Par un hasard étrange et par une fortune heureuse, c’est le nom d’une jeune fille et le nom d’un brave soldat que cachaient les mystérieuses enveloppes jointes aux manuscrits couronnés.

Dans une de ces enveloppes (n° 82), il y avait simplement ces mots : « Mademoiselle Jeanne Loiseau, demeurant à Paris. »

Et voici, non moins simplement, ce qui était écrit dans l’autre (no 179) : « Le vicomte de Borrelli, capitaine, faisant partie de la légion étrangère, corps expéditionnaire du Tonkin, en ce moment à Hong-Hoa, fleuve Rouge. »

Grièvement blessé à Solférino, et décoré alors sur le champ de bataille, à l’âge de vingt-deux ans, le vicomte Emmanuel-Raymond de Borrelli, ayant quitté le service militaire en 1874, le reprenait volontairement, en 1881, pour aller se battre au Tonkin, à titre étranger. Peu de jours après son arrivée, le 19 novembre, il y était réadmis au titre français et porté à l’ordre du jour comme s’étant particulièrement distingué à la tête de sa compagnie, dans le glorieux combat de Yuoc.

« Bravoure chevaleresque ! » dit une seconde citation, trop honorable pour que je résiste à la reproduire tout entière : — « A, par son entrain et sa présence constante aux postes les plus dangereux, exalté la valeur morale de la troupe qu’il commandait. »

Voilà notre poète ; Messieurs !

Seul survivant aujourd’hui des trois commandants de son héroïque garnison, M. de Borrelli vient de rentrer en France. Un laurier de plus l’y attendait.

Vous le connaissiez déjà, Messieurs, une mention honorable lui ayant été décernée au dernier concours de poésie, pour son éloge de Lamartine.

C’est en pleine mer, à deux mille lieues de la patrie, sur le navire qui l’emportait vers l’extrême Orient, que M. de Borrelli avait improvisé pour nous, entre deux tempêtes, ces beaux vers que vous allez entendre. Mieux édifiés que nous, c’est sans réserve que vous pourrez les applaudir.

Vous applaudirez également ceux de sa jeune et intéressante rivale.

Tout le monde ne va pas au Tonkin ; tout le monde n’en revient pas surtout. Mlle Jeanne Loiseau est restée tranquillement à Paris ; ce qui ne l’empêche pas d’être une brave honnête fille qui, sur le champ d’honneur du travail, a livré aussi ses combats et gagné aussi ses victoires.

C’est pour la seconde fois que l’Académie la couronne.

 

Hier c’était à la langue latine que l’Académie avait recours ; c’est à la langue grecque aujourd’hui qu’elle emprunte un sujet pour le prochain concours de poésie : Pallas Athénée.

« C’est une pure allégorie, — nous a dit, en développant sa proposition, l’un de nos plus illustres confrères ; — s’adressant de préférence à l’élite des concurrents, elle donnerait au concours une portée plus haute et aux poètes un plus noble but. » Ainsi présenté, ce sujet ne pouvait qu’être adopté avec empressement par l’Académie ; Elle y gagnait d’ailleurs pour elle-même l’occasion de rendre indirectement hommage à sa glorieuse patronne, à cette fille de Jupiter dont l’image est ici partout et dont l’immortalité nous protège.

Tournez donc vos regards vers le Parthénon, jeunes concurrents de demain, et, vous inclinant de loin devant le chef-d’œuvre de Phidias, demandez à Minerve, demandez à Pallas d’Athènes ces grandes inspirations que lui durent tous les poètes, tous les artistes, tous les héros de la Grèce antique.

Déesse de la Paix armée, elle est le symbole éternel de la sagesse et de la vaillance ; c’est elle qui, par une tradition poétique et charmante, survivant à tous les dieux de l’Olympe, et à son père lui-même, le plus grand de tous, a gardé l’heureux privilège de présider à tout ce que notre vieux monde produit encore de bon, de beau et de grand. Souriant à tous les efforts et rehaussant tous les courages, aux poètes comme aux soldats, à ceux qui pensent comme à ceux qui luttent, c’est elle dont la voix puissante donne à tous l’ardeur de bien faire, en leur criant : Sursùm corda !

Sursùm corda ! — Ces mots, Messieurs, me rappellent à l’ordre et au silence. Je m’arrête, heureux de céder enfin la parole aux deux poètes qui, de Paris et de Hong-Hoa, séparés par la distance, unis par l’inspiration, ont le mieux répondu, l’un et l’autre, à l’appel de l’Académie.