RAPPORT
DE M. PATIN
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1874.
MESSIEURS,
Le plus important, le plus glorieux des prix distribués par l’Académie française, celui qu’a institué le baron Gobert dans l’intérêt de notre histoire nationale, a ce caractère particulier qu’il peut, plusieurs années de suite, demeurer attaché à une même œuvre, dont il consacre ainsi le mérite éminent et le constant succès. Lorsque, au mois d’août dernier, il fut décerné à l’Histoire des états généraux de M. Georges Picot, on put prévoir qu’il lui serait maintenu et qu’en 1874, comme en 1873, cette histoire, de tous points très-considérable, figurerait au premier rang des productions d’élite que la voix publique ne se lasse point de désigner à nos récompenses. Plus on la lit, plus on la médite, et plus apparaît, avec les rares qualités de savoir exact, de sagacité pénétrante, d’exposition grave et animée qui la distinguent, la vue nouvelle, originale, qui y domine et en fait le principal intérêt. En recherchant curieusement quelle a été, sur la législation et l’administration de la France, l’influence longtemps méconnue, mais réelle, de ces grandes assemblées, si rarement, si irrégulièrement convoquées, ce qui de leurs délibérations, de leurs vœux, de leurs demandes a passé dans les actes publics, M. Picot a fait œuvre non-seulement de science, mais encore de patriotisme. Il a restitué à la nation française la part, trop bornée sans doute, qui lui appartient dans le travail social de près de trois siècles : il a montré que, sous des régimes absolus, ne lui avait pas manqué complétement, grâce à de généreux efforts, ce gouvernement de soi-même, noble attribut des peuples libres.
Ce n’est pas la nouveauté des recherches et des vues, mais l’heureux emploi de documents déjà rassemblés, déjà appréciés par la science historique, qui recommande le splendide volume auquel est accordé, cette année, le second prix de la fondation Gobert. Il porte ce simple titre : Henri IV, et l’auteur, M. de Lescure, y a retracé, à son tour, avec talent et intérêt, une vie qu’on ne peut trop rappeler à la mémoire reconnaissante des peuples, proposer à l’émulation des princes ; celle « du plus politique et, on peut dire, du meilleur de nos rois, parce que la sagesse s’unit presque toujours chez lui à l’habileté, qu’il fut bon en étant adroit, modéré et conciliant en étant victorieux, parce qu’il se servit de la puissance qu’il avait su acquérir, en la tournant tant qu’il vécut au bien de la France. » Je reproduis textuellement, on m’en saura gré, les belles paroles que nous a fait récemment entendre, dans son rapport sur nos concours historiques, un éminent historien, notre honoré et cher confrère, M. Mignet.
Au même ordre de travaux, mais sans attribution spéciale à l’histoire de France, s’adresse un prix de grande valeur lui-même, le prix Thérouanne, qu’il a paru juste de partager cette année entre deux ouvrages fort recommandables :
L’Histoire de la restauration du protestantisme en France au XVIIIe siècle, par M. Edmond Hugues ;
L’Histoire des chevaliers romains, par M. Belot, professeur à la faculté des lettres de Lyon.
Le premier de ces deux ouvrages, écrit d’un style simple et ferme, dans un esprit à la fois généreux et modéré. Sur des documents nouveaux. Est, à certains égards. Une révélation historique dit M. Mignet auquel on m’approuvera de céder de nouveau et pour quelque temps !a parole :
« Le 8 mars 1717, par un édit de Louis XIV, il était déclaré qu’il n’y avait plus de protestants en France, et que ceux qui feraient acte de protestantisme seraient traités comme des relaps. En effet, après trente ans écoulés depuis la révocation de l’Édit de Nantes, après l’émigration en Suisse, en Hollande et en Allemagne de tous ceux qui avaient pu s’y réfugier, après l’emploi des conversions par les dragons et les galères, après la défaite des insurgés des Cévennes, il n’y avait plus en apparence que des convertis parmi les anciens protestants restés en France. Cependant, treize ans après la mort de Louis XIV, en 1728, il y avait dans le bas et dans le haut Languedoc, y compris le Vivarais, la Lozère, le Rouergue, cent vingt Églises du culte réformé, secrètement rétablies avec des anciens et des pasteurs, des consistoires et des synodes. Comment s’était opérée cette résurrection du protestantisme ? Elle était surtout l’œuvre d’Antoine Court, qu’on a appelé à juste titre le restaurateur du protestantisme, qui fut alors le réorganisateur des Églises et plus tard le fondateur du séminaire protestant de Lausanne, d’où sortirent pour les Églises tant de pasteurs courageux et éclairés. M. Edmond Hugues s’est fait l’historien de cette œuvre religieuse, commencée et longtemps continuée dans les assemblées du désert, fondée sur le réveil périlleux de la foi protestante et l’organisation régulière des Églises, repoussant le fanatisme des inspirés et des prophètes comme du temps des Camisards, condamnant les violences et l’insurrection, prescrivant la résignation et la persévérance, s’étendant ainsi de proche en proche, au milieu des dangers et à travers les persécutions, qui, redoublent et deviennent plus cruelles en 1724, en 1745, en 1752. Les protestants persécutés restent alors de fermes croyants et de fidèles sujets ; leurs ministres sont souvent des martyrs, jamais des révoltés. Le protestantisme se relève ainsi par sa seule force, et se répand à l’aide de quelques hommes pieux et dévoués, courageux et infatigables, dont le plus remarquable, comme le plus heureux, puisqu’il ne périt pas à l’entreprise, est Antoine Court. À la fin, malgré les attaques violentes qui se succédèrent pendant la première moitié du XVIIIe siècle, le protestantisme reconstitué lassa la persécution, et l’on peut dire qu’il en avait presque triomphé lorsque mourut Antoine Court, en 1760. Il resta encore défendu, sans être autant poursuivi, et, un peu plus tard, sous l’impulsion généreuse des idées du siècle et l’irrésistible influence de l’opinion publique, il fut de nouveau reconnu par le célèbre édit de Louis XVI, en 1787. Il y avait alors en France, après un siècle d’interdiction et de persécution, à peu près autant de protestants qu’avant la révocation de l’Édit de Nantes. »
J’ai cru devoir transcrire jusqu’au bout cette intelligente et expressive analyse du livre de M. Edmond Hugues, qui met si bien en lumière, avec l’intérêt de nouveauté qu’il présente, la leçon morale qui s’en dégage, leçon d’une portée générale, dont les protestants eux-mêmes, non moins que les catholiques, peuvent faire leur profit, combien sont vaines et passagères ces victoires qu’une puissance tyrannique croit remporter sur la conscience.
L’histoire des peuples de l’antiquité, si souvent racontée d’après les historiens anciens, se renouvelle de nos jours par la curieuse recherche de ce que ces historiens n’ont pas dit assez expressément, de ce qu’il faut découvrir dans leurs témoignages mieux lus, mieux compris, éclairés de la lumière inattendue produite par leur rapprochement. C’est à cette histoire savante et hardie, dont l’érudition sévère est le point de départ, et les aperçus, les divinations de la sagacité critique, le dernier terme ; qui, dans un système social retrouvé, reconstruit par elle, découvre, pour expliquer les événements, les révolutions, d’autres causes encore que le génie et les passions des hommes ou les accidents du sort ; c’est à un tel genre d’histoire, d’un ordre peu commun, qu’appartient le remarquable travail de M. Belot sur les Chevaliers romains. Il comprend deux forts volumes, dont le premier a obtenu de l’Académie, il y a sept ans, en 1867, une distinction analogue à celle qu’elle décerne aujourd’hui au second. Quelle a été, à diverses époques, la place, le rôle des chevaliers dans l’organisation civile et militaire de Rome, leur part dans les changements de sa constitution et le développement de sa grandeur, voilà la matière de ce livre important, qu’un savoir étendu et précis, l’originalité des vues, les qualités d’un style simple, ferme, animé, placent au rang des compositions historiques les plus dignes d’estime de notre temps.
Après un intervalle de trois ans, l’Académie décerne, une troisième fois, un prix de bien heureux augure pour une vocation historique, le prix Thiers. Il est attribué à un ouvrage dont la Grèce a fourni à M. Henry Houssaye le sujet des plus intéressants :
Histoire d’Alcibiade et de la république athénienne depuis la mort de Périclès jusqu’à l’avénement des trente tyrans.
La biographie s’y mêle à l’histoire. Au premier plan figure, en traits habilement saisis, mais exprimés avec quelque faveur, sinon un des plus grands personnages de l’antiquité, du moins un des plus extraordinaires. Les luttes, les révolutions, les victoires, les disgrâces d’une orageuse, d’une ambitieuse démocratie, retracées elles-mêmes avec une vérité attachante, forment comme le fond du tableau. Dans une composition artistement ordonnée, dans des narrations d’une allure naturelle et animée, se meuvent des caractères, des événements, généralement bien appréciés et bien rendus. Le jeune auteur, il le montre peut-être plus qu’il ne faudrait, par des rapprochements trop fréquents avec les choses modernes, par certains excès d’exactitude littérale dans la reproduction des choses grecques, s’était, de double manière, préparé très-sérieusement à la gravité de sa tâche. L’étude préalable de notre histoire l’avait aidé à comprendre l’histoire des Athéniens, et, celle-ci, il l’avait étudiée directement, sur les lieux mêmes, dans les monuments écrits de toutes formes qui en conservent le souvenir. C’est à Athènes. en 1868, qu’il a mis la main à son œuvre ; il l’a poursuivie à Paris jusqu’en 1872, sans en être autrement détourné que par l’accomplissement de ses devoirs de soldat, en des jours de patriotique dévouement, et sans qu’au retour aient pu l’en distraire les séductions du monde.
Non moins digne d’un affectueux intérêt que cette passion juvénile, que cette ardeur empressée pour les nobles travaux de l’esprit, est sans doute le constant dévouement que n’ont pu altérer les longues années d’un studieux effort, les défaillances d’une santé usée, ruinée utilement, dans le laborieux service de la science et de l’art. Par là se recommandait déjà à l’Académie M. Dantier, lorsqu’en 1866, elle décernait à son docte et agréable livre sur les Monastères bénédictins d’Italie le prix de haute littérature, qui porte le nom de prix Bordin : par là aussi, et bien plus encore, nous étaient désignées cette année ses Études historiques sur l’Italie, pour la première attribution d’un prix de nature analogue et, selon les intentions de son fondateur M. Marcelin Guérin, d’un caractère plus particulièrement moral. À l’Italie monastique a succédé dans les préoccupations savantes de M. Dantier l’Italie profane, considérée surtout au point de vue social et politique. De là, non pas la continuité d’une histoire, il n’y a pas prétendu, mais sur les principales époques, depuis la chute de l’empire romain jusqu’à la fin du dernier siècle, une suite d’études, d’un attrait varié, où dans les récits une part est faite, comme il convenait en pareil sujet, aux lettres et aux arts. M. Dantier est un érudit, un historien voyageur ; il a étudié l’Italie sur place, dans les documents originaux de ses bibliothèques, de ses archives, et sans négliger d’interroger les monuments eux-mêmes, éloquents et poétiques témoins de ce qu’il avait à raconter. Aussi le charme des impressions et des souvenirs, les agréments de la pensée et du style, ne manquent-ils pas plus à ce livre, d’une inspiration si grave, que la critique sévère des faits, l’indépendance des vues, l’honnêteté des sentiments. Puisse la nouvelle distinction, que reçoit aujourd’hui M. Dantier, ajouter encore à son courage, l’animer à poursuivre, à terminer d’importants travaux, depuis longtemps déjà entrepris et annoncés ; son recueil de la savante correspondance des bénédictins français, dont il a recherché dans tous les dépôts publics de l’Europe les très-nombreuses pièces inédites ; son histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur ! S’il en devait être ainsi, l’Académie aurait, placé bien avantageusement, placé à gros intérêts ces fonds de haute destination littéraire et morale, dont la volonté dernière de M. Marcelin Guérin lui a confié le maniement.
Le prix Bordin nous amène de l’histoire proprement dite à l’histoire littéraire. II est attribué cette année, en partie du moins, à plusieurs volumes, d’une lecture instructive et agréable, dans lesquels M. Bossert, professeur à la Faculté des lettres de Douai, a, sous différents titres, renfermé l’histoire à peu près complète de la littérature allemande. Si l’on passe brusquement des épopées du moyen âge au riche développement littéraire qui s’est produit en Allemagne dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, c’est que, l’auteur en fait la remarque, les temps intermédiaires ont plutôt appartenu à la philosophie, à la théologie, qu’aux lettres. Dans cet ouvrage, comme dans celui de M. Heinrich, justement couronné en 1870, et, dont un dernier volume, digne des précédents, figurait honorablement au présent concours, Lessing et Herder, Wieland et Klopstock, Goethe et Schiller occupent une grande place, et, en dépit des discordes internationales, ils n’ont pas cessé d’y trouver, non-seulement la plus impartiale justice, mais cette bienveillance hospitalière, honneur de la critique française.
Au partage du prix Bordin a été admis, à juste titre, un ouvrage qui se recommande d’abord par des dimensions bien considérables. Il ne comprend pas moins de dix forts volumes, consacrés par M. Jules Sauzay, membre de l’Académie de Besançon, à l’Histoire de la persécution révolutionnaire dans le département du Doubs, de 1789 à 1801. Des documents inédits, recueillis, pendant de longues années, en très-grand nombre, dans les dépôts publics et les collections particulières, en ont fourni la matière, et aussi grossi, le texte, non sans quelque dommage sans doute pour le mouvement de la composition, mais au grand profit de l’enseignement historique et de l’édification morale. Ce qui a surtout animé l’auteur à ses actives et fructueuses recherches, ce qui fait le principal intérêt et souvent l’éloquence de ses récits, c’est un noble désir, vivement ressenti, de sauver de l’oubli tant d’actes, obscurément héroïques, de courage, de résignation, de sacrifice, par lesquels, en des jours d’oppression pour les consciences, s’est honorée la religieuse Franche-Comté. C’est une œuvre de patriotisme local ; on peut le dire avec quelque raison d’un livre, où ont leur chapitre à part tant de paroisses, de communes franc-comtoises. C’est aussi une œuvre d’un intérêt général : par de telles révélations s’accroît notre commun patrimoine d’honneur, et, dans ce détail familier, se rencontre une vérité historique, plus voisine de nous, que nous dérobent trop les généralités de la grande histoire.
Des traducteurs d’un ordre distingué continuent de disputer, avec une ardeur empressée, le prix proposé par feu M. Langlois à leur émulation. Mais, on le sait, il y a quelques mois, de la lice à peine ouverte a disparu tout à coup, enlevé par une mort inattendue, celui des concurrents auquel le prix semblait appartenir. Avant de le décerner à d’autres, puisque, hélas ! il n’est plus là pour le recevoir, l’Académie doit adresser à sa mémoire et à son œuvre le témoignage mérité d’une haute estime et d’un profond regret.
Comme tant d’autres personnages considérables de la société française, M. le comte Siméon n’avait pu se soustraire à l’attrait irrésistible d’Horace. Quitte des fonctions publiques, il avait donné pour emploi à ses dernières années la tâche difficile de le traduire en vers. Elle lui semblait comme imposée par une tradition de famille : bien des années auparavant, son illustre aïeul, le président des Cinq-Cents, qui depuis fut associé à la grande œuvre dit Code civil, frappé par le coup d’État du 18 fructidor, s’était consolé des ennuis de son exil dans l’île d’Oléron par une traduction en prose des odes du grand poète latin. On ne saurait affirmer que le nouveau traducteur en vers d’Horace ait, après tant d’essais tentés avant lui, triomphé de tous ses prédécesseurs. Plusieurs ont laissé dans la mémoire des juges compétents une trace qui n’est point effacée. Mais enfin il a sur la plupart certaines supériorités qui ne peuvent lui être contestées. Dans ces volumes si curieusement édités, gracieux, somptueux monument typographique par lequel il a voulu témoigner de son culte pour Horace, ses vers sont rapprochés du texte, voisinage dangereux prudemment évité par d’autres. Mais dont lui n’avait rien à redouter, bien au contraire. Le principal caractère de cette traduction remarquable, c’est précisément une exactitude presque rigoureuse, bien difficile à atteindre pour un traducteur en vers, et par là bien méritoire. Elle l’est d’autant plus que, malgré l’effort, l’allure de sa poésie est restée libre et facile, que tous ces morceaux d’emprunt dont la conquête a tant coûté, les odes elles-mêmes, à plus forte raison les satires et les épîtres, offrent, presque toujours, l’apparence de pièces originales.
Un souvenir, un éloge de l’Académie ne sauraient être refusés à l’ouvrage où M. P. Soulié, docteur ès lettres, agrégé de l’Université, et feu M. l’abbé Legeard de la Diriais, ancien curé de la Trinité à Angers, se sont appliqués, pendant les années d’une longue, active, touchante collaboration, à rendre en vers français, d’après le latin de la Vulgate, le prophète Isaïe. Ils y ont réussi dans une mesure certainement honorable. Si l’on ne retrouve pas tout à fait dans leurs vers l’énergique concision, la familiarité hardie, les mouvements brusques et heurtés de la poésie hébraïque, ils sont du moins, dans leur allure plus régulière et plus calme, non-seulement fidèles au sens et à l’esprit du texte, mais d’une pureté, d’une élégance continues, dont il est juste, en ce temps surtout, où ce mérite n’est pas commun, de leur tenir grand compte.
D’autres traductions de différents genres, en vers ou en prose, ont encore intéressé l’Académie, les unes par leur caractère d’utilité, les autres, reproductions plus ou moins heureuses d’illustres originaux, anciens et modernes, par leur mérite, leur agrément littéraire. Son choix s’est fixé à ce double titre, sur deux d’entre elles, qu’elle ne pouvait guère séparer, qui se tiennent, se suivent, se complètent mutuellement, et dont les qualités diverses se balancent : la traduction d’un choix des Œuvres dramatiques de Lope de Vega, par M. Eugène Baret, ancien professeur et doyen de la Faculté des lettres de Clermont-Ferrand, aujourd’hui inspecteur de l’Académie de Paris ; la traduction d’un choix pareil des Œuvres dramatiques de Caldéron, par M. Antoine de Latour. L’un et l’autre apportaient à leur Liche une grande compétence. L’Espagne leur était devenue, depuis des années, connue et familière par des études spéciales, par des voyages, par de longues résidences ; ils avaient écrit sur son histoire, ses mœurs, sa littérature de doctes et agréables ouvrages, auxquels s’ajoutent, sans infériorité, ceux que distingue aujourd’hui l’Académie, heureuse de l’occasion qui s’offre à elle d’en honorer les auteurs.
Des fondations, qui lui sont bien précieuses, la mettent encore à même d’adresser une marque de son intérêt à des littérateurs engagés dans une noble voie, travaillant, quelques-uns depuis longtemps déjà, avec courage, à s’acquérir une place honorable dans les rangs de nos auteurs dramatiques, de nos conteurs, de nos poètes. Elle croit répondre dignement à la généreuse pensée des fondateurs en partageant, entre MM. Plouvier et Mérat le prix Lambert, entre MM. Theuriet et d’Anglemont, le prix Maillé-Latour-Landry.
Le nombre des ouvrages admis à concourir pour les prix d’utilité morale, fondés par M. de Montyon, s’accroît sans cesse et dans des proportions de plus en plus excessives. Nous devons chaque année en faire la remarque et nous excuser de la nécessité où nous nous sommes trouvés de multiplier les récompenses, tout en écartant sévèrement du concours, non-seulement les productions reconnues comme insuffisantes, mais celles aussi dont le caractère distingué et le mérite incontestable paraissaient s’écarter par trop des conditions, bien peu restrictives cependant, du programme.
Plusieurs de ces dernières, à défaut du prix qui leur échappe, ont droit du moins à un témoignage public de notre haute estime.
Tels sont, en première ligne, le livre très-considérable de M. Louis Gossin, qui a pour titre : Principes d’agriculture appliqués aux diverses parties de la France, et le Manuel élémentaire classique d’agriculture, d’arboriculture et de jardinage, sur lequel le même auteur a appelé l’attention de l’Académie.
Dans la famille de M. Louis Gossin se transmettent héréditairement, de génération en génération, le goût, la passion de l’agriculture, le dévouement à son amélioration et à ses progrès. L’enseignement d’un art que, comme son père, il avait d’abord pratiqué, a été, pendant une longue suite d’années, le constant objet de ses pensées, de ses travaux ; il l’a propagé, et par lui-même et par ses disciples, au premier rang desquels se place un fils digne de lui, dans un grand nombre de nos départements et particulièrement dans le département de l’Oise, principal théâtre de son utile activité. Un zèle si persévérant et si efficace lui a valu justement d’honorables distinctions et, ce qui a plus de prix encore, la haute approbation de juges éminents, notamment, dans cette Académie, de notre illustre et très-regretté confrère Alexis de Tocqueville. Une telle carrière offre assurément un caractère de moralité qui peut s’étendre même aux livres par lesquels elle s’achève, dans lesquels elle se résume. Et, toutefois, à part un certain nombre d’excellentes pages, consacrées à des considérations historiques et morales sur l’agriculture, ces livres, par la nature spéciale des leçons qu’ils contiennent, étaient, bien évidemment, nous en avons éprouvé un vif regret, en dehors de notre compétence.
Il en était de même, et plus encore, d’une suite de volumes portant pour titres Premières Notions de cosmographie, de météorologie, d’histoire naturelle, de géométrie. L’Académie, d’ailleurs, pouvait penser s’être acquittée d’avance envers M. Hément, qui avait partagé, en 1872, le prix Maillé-Latour-Landry, comme auteur d’écrits consacrés à l’instruction, à l’amélioration morale des classes ouvrières.
Nous devions enfin persister à regarder comme absolument à étranger l’utilité morale le Précis d’histoire de la langue française, de M. Pellissier, dont plusieurs éditions ont été successivement présentées à l’Académie, sans qu’elle ait pu jamais l’accueillir, faute d’un prix qui lui manque, mais dont elle disposera peut-être bientôt, de philologie française.
Des incompatibilités de nature analogue, quoique bien moins prononcées, ne nous ont pas même permis de retenir dans un concours si chargé, malgré l’intérêt du sujet, la nouveauté des recherches et des vues, le talent de la composition, les Diplomates de la ligue, de M. Ed. Frémy ; ajoutons, comme ayant droit à une communauté d’éloges et de regrets, le Monde slave, de M. L. Léger.
Les livres d’histoire littéraire abondant, plus que de raison, dans le concours, il nous a paru que plusieurs, où il est traité spécialement (le la littérature française, pouvaient être réservés pour concourir, l’année prochaine, au prix triennal, fondé par M. Guizot. Tels sont, ils méritent d’être signalés par avance comme dignes d’une particulière attention, l’Histoire de la littérature dramatique en France depuis ses origines jusqu’au Cid, par M. H. Tivier, professeur de littérature française à la Faculté des lettres de Besançon ; les volumes de M. Paul Albert, maître de conférences à l’École normale supérieure, sur la Littérature française des origines au XVIIe siècle, la Littérature française au XVIIe siècle.
Des recueils de vers, à la plupart desquels ne manquait point une heureuse inspiration, nous avaient aussi été envoyés en trop grand nombre pour que nous ne fussions pas quelque peu embarrassés de cette abondance. Nous avons obéi à une sorte de nécessité en mettant hors de concours, avec rappel de leurs précédents succès, plusieurs de leurs estimables auteurs déjà couronnés par l’Académie pour leur talent poétique. C’est encore une récompense que cette sorte d’ostracisme dont nous avons jugé dignes M. Campaux, professeur à la Faculté des lettres de Douai, l’auteur si distingué du Legs de Marc-Antoine, et de Maisonnette, MM. Theuriet, Millien, Ducros (de Sixt).
Par ces décisions préliminaires, par nos éliminations, nos renvois à d’autres concours, nos rappels de prix. notre tâche n’était encore que bien peu simplifiée, et ce n’est pas sans un long et difficile travail de comparaison que, sur les quarante ouvrages auxquels nous avions réduit les cent trente portés sur la liste primitive, nous avons pu enfin en choisir dix, auxquels sont attribués, cette année, les prix fondés par M. de Montyon, et dont il est grand temps que je vous entretienne.
Au premier rang a été placé, sans contestation, un recueil poétique, Rêves et Devoirs, de M. Théodore Froment, professeur de rhétorique au lycée de Bordeaux. Il avait à cette place un double droit, répondant doublement aux conditions du programme, par le mérite littéraire de l’œuvre et par son caractère moral. M. Froment, qui en cela n’est guère de son temps, n’annonce pas l’ambition de réformer, de renouveler l’art de la versification et du style ; il se contente modestement des formes consacrées, et, dans des vers régulièrement construits, faciles, élégants, harmonieux, dans un langage pur et naturel, il donne cours, très-poétiquement, à des sentiments personnels, qui ont certainement leur charme, et l’on peut ajouter leur originalité. C’est tout près de lui qu’il a cherché et trouvé la poésie, dans une région où l’on n’eût pas soupçonné qu’elle pût être rencontrée, tant on la peint maintenant de sombres et déplaisantes couleurs : cette région, où il fait pénétrer comme un rayon de riante lumière, n’est autre que le collége, que la classe. Les pièces diverses rassemblées clans son volume forment, par leur réunion, une sorte de drame scolastique, plein d’intérêt, et d’un intérêt tout moral. On y voit, on y entend un jeune homme, hier écolier, aujourd’hui professeur, qui n’a un instant quitté le collége et la classe que pour y rentrer, pour s’y renfermer à jamais. Ce n’est pas, le titre l’annonçait, sans rêver avec tristesse à ce monde attrayant qu’il abandonne, duquel vont le séparer d’austères devoirs. Et puis, péripétie touchante, il se réconcilie avec ses devoirs, il s’y rattache, songeant aux compensations que lui promettent la noble mission d’instruire, le commerce de l’aimable jeunesse. La jeunesse, c’est la préoccupation, l’inspiration constante de l’auteur : elle est peinte non-seulement avec vérité et agrément, mais avec amour, avec tendresse, dans son livre, où l’on n’est pas étonné de lire l’éloge le mieux senti de Rollin, qu’anime son esprit, et que l’Académie recommande à la fois, comme propre à les charmer, à leur profiter également, aux maîtres et aux disciples.
C’est encore de nos écoles publiques que viennent deux ouvrages placés par l’Académie auprès du livre de M. Froment, avec attribution de la même récompense, une médaille de deux mille francs :
La Philosophie de David Hume, par M. G. Compayré, professeur de philosophie au lycée de Toulouse ;
Xénophon, son caractère et son talent, étude morale et littéraire, par M. Alfred Croiset, professeur de rhétorique au collée Stanislas.
Le premier est un livre de quelque étendue, riche de développements divers, dans lesquels l’auteur fait constamment preuve de savoir, de sagacité, de bon esprit, et d’un remarquable talent d’exposition. Le sujet y est traité très-complétement : toutes les questions, abordées par le génie sceptique de David Hume, y sont passées en revue ; toutes ses solutions discutées, rattachées à leurs antécédents, comme aussi aux systèmes qu’elles ont produits, considérées dans leur rapport avec le mouvement philosophique du XVIIIe et du XIXe siècle. Aux mérites généraux de l’œuvre s’ajoute son opportunité, la philosophie de David Hume ayant été le point de départ de ces écoles, aujourd’hui trop en faveur, pour qui, au-delà des phénomènes, il n’y a rien de positif, de certain, et qui voudraient ramener l’esprit humain dans les limites étroites acceptées par leur prudence scientifique ou par leur indifférence.
Une bonne étude sur le principal historien de Socrate ne saurait être regardée comme étrangère à un concours d’utilité morale. Dans l’appréciation du caractère de Xénophon, de ses opinions philosophiques, de ses principes et de sa conduite politiques, de sa science, de sa moralité, de son talent, M. Alfred Croiset s’est gardé judicieusement, plus qu’on ne l’a fait quelquefois, des décisions trop absolues, de tout excès dans l’éloge et dans le blâme. Il a marqué de préférence des nuances qui lui ont paru et semblent, en effet, plus conformes à la vérité et à la justice. Ce qui distingue son œuvre, c’est une réserve, une délicatesse dans les jugements. auxquelles répondent les qualités d’un style fin et élégant, d’un agrément continu.
Des médailles de quinze cents francs ont été attribuées à sept autres ouvrages, et d’abord à la Morale universelle, de M. A. Eschenauer. Un double intérêt s’attache à l’auteur et à son livre, l’un qui, pasteur protestant de Strasbourg, a dû, pour se conserver Français, renoncer à son pays natal et à sa situation ; l’autre qui contient, avec une exposition des principes généraux de la morale, une démonstration de leur universalité, de leur constance. M. Eschenauer est un homme instruit, qui connaît les opinions des philosophes, qui sait choisir entre elles, et pense aussi par lui-même. Ses idées sont raisonnables, honnêtes, salutaires, exprimées avec une conviction bien propre à persuader. Une telle œuvre est évidemment utile aux mœurs : elle l’eût été davantage avec plus de rapidité, de précision, une méthode d’exposition, de composition, plus sévère, un style plus châtié. Mais elle a été écrite, ne l’oublions pas, au milieu de terribles distractions, pendant le bombardement, de Strasbourg ; elle participe d’ailleurs, on ne doit pas s’en étonner, aux caractères des improvisations de la chaire ; elle en a l’abondance, l’abandon, et aussi, par compensation, le mouvement naturel, la chaleur communicative.
L’enseignement moral se produit avec l’autorité, l’efficacité de l’exemple, dans les récits, les tableaux animés de quelques autres ouvrages, notamment dans celui de M. F.-E. Raynal qui a pour titre : les Naufragés, ou Vingt mois sur un récif des îles Auckland.
Ce n’est point une fiction, comme l’est en partie l’histoire racontée par Daniel de Foë. C’est une relation qu’on déclare authentique et à laquelle il semble que ce titre ne peut Mue contesté. Elle est des plus attachantes et présente, au plus haut degré, un intérêt moral : celui d’une lutte soutenue, pendant près de cieux ans, par cinq malheureux naufragés contre la situation la plus pénible, la plus critique, avec des prodiges de dévouement mutuel, de constance, de courage, d’industrie, bien dignes d’être couronnés, comme ils l’ont été, par une heureuse délivrance.
La nécessité de pourvoir sans relâche aux plus urgents, aux plus vulgaires besoins de la vie, n’absorbe pas tellement leur esprit qu’il n’y reste une place pour des idées, des sentiments d’un autre ordre. Leur premier soin a été de constituer leur petite société, de régler l’emploi de la journée, de distribuer le travail ; mais la répartition égale qui en a été faite entre tous, malgré la diversité des intelligences et des habitudes, ne donne lieu qu’à un zèle également empressé, à une fraternelle émulation, à un touchant échange de bons offices. Les plus instruits trouvent encore du temps pour continuer des observations qui profiteront peut-être un jour à la science géographique. Les plus grossiers, dans des excursions pour reconnaître le pays, se montrent sensibles aux grands spectacles de la nature. Ils sont tous de nationalités différentes, et ils imaginent, pour charmer les ennuis des longues soirées d’hiver, de s’enseigner mutuellement leur langue. Ils appartiennent à différentes Églises, mais line même infortune les a réunis dans un même culte, la prière en commun, la lecture à haute voix d’une Bible, épave bien précieuse de leur naufrage : car, dans maints passages du livre sacré, il leur semble que la Providence elle-même, qui ne les abandonne pas comme font leurs oublieux amis, leur adresse des paroles d’encouragement et d’espérance. Cependant ils osent concevoir la pensée d’être eux-mêmes leurs libérateurs. D’un canot qui leur est resté ils font, à grand peine, une barque pontée, sur laquelle ils s’aventurent et qui, au prix de bien des fatigues, à travers bien des dangers, les conduit à une terre habitée, les rend à la société des hommes. Dans le musée de Melbourne est exposé le rude outillage, fabriqué de leurs mains, au moyen duquel ils ont pu préparer l’instrument inespéré de leur délivrance. Un monument non moins digne d’intérêt est ce livre où sont retracés, avec une simplicité qui a son éloquence, leurs longues épreuves, leur patience, leurs courageux efforts. L’historien a une belle part dans ce qu’il raconte ; il a été le consolateur, le conseiller, le guide, l’ouvrier par excellence de l’infortunée colonie. Décerner à son ouvrage un prix d’utilité morale, c’est en même temps lui décerner à lui-même comme un prix de vertu. Il nous saura gré de lui associer ceux qui ont été, par leurs actes, ses collaborateurs, et de proclamer avec son nom, d’honorer aussi d’un témoignage de publique sympathie les noms qui lui sont si chers, de son principal compagnon, le capitaine américain Musgrave, des trois matelots, norvégien, anglais, portugais, Mac-Larren, George Harris, Henri Forgès.
C’est un naufrage aussi, mais d’une tout autre sorte, qu’a entrepris de retracer l’auteur d’une Famille pendant la guerre. Les membres de cette famille, dont Mme Boissonas s’est rendue éloquemment l’interprète, correspondent entre eux des diverses parties de notre territoire envahi, où ils remplissent, avec un zèle patriotique, chacun dans la mesure de sa situation et de ses forces, leurs devoirs de bons Français, de braves soldats. Ces lettres, supposées écrites au cours des événements, avec assez de naturel pour qu’on puisse douter si 1’on n’a pas entre les mains une correspondance véritable, contiennent comme l’histoire morale d’une bien triste guerre : elles attachent, elles émeuvent fortement par l’expression des sentiments généreux qui s’y sont produits, qui ont été la consolation, le dédommagement de ses disgrâces.
De tels souvenirs, toujours si présents, sont naturellement le sujet de bien des ouvrages, et, dans bon nombre d’autres, nous en avons pu faire la remarque, ils trouvent place au moins comme épisode. Ils ne manquent pas à l’agréable roman que M. J. Girardin, professeur au lycée de Versailles, a publié sous un titre qui en annonce l’intention morale : les Braves Gens. C’est un roman de mœurs bourgeoises et familières, rendues avec vérité, avec esprit, dans une suite de scènes très-comiques, très-plaisantes, pour la plupart, mais dont les dernières, rattachées à nos récents malheurs, sont d’un caractère élevé et touchant. La peinture ingénieuse des travers, des ridicules, des vices contemporains, et, par contraste, clans les personnages principaux, les braves gens, l’expression naturelle, attachante, de sentiments raisonnables et honnêtes, voilà surtout ce qui recommande cette œuvre, composée pour la jeunesse et qui lui présente des leçons, d’autant mieux reçues, d’autant plus efficaces, qu’elles sont moins apparentes, l’auteur semblant n’avoir prétendu à rien de plus qu’à distraire, à divertir ses lecteurs.
L’intérêt, littéraire domine dans les Poèmes de Provence, de M. J. Aicard, nouveau venu, d’un talent très-distingué, sur le nouveau Parnasse. Il y apporte, avec trop de concessions sans doute à des systèmes, aujourd’hui en vogue, de versification et de style, de rares mérites poétiques. Dans les pièces dont se compose son recueil il a pu rendre, avec un véritable charme, un sentiment qui a lui-même sa place parmi les sentiments moraux, l’amour du pays natal : et ce pays, la Provence, son sol, son climat, ses mœurs, ses usages, tout cela y est célébré et décrit en traits singulièrement vifs et d’un puissant relief.
Le beau volume au frontispice duquel se lisent ces simples mots : Mademoiselle de Scudéry, accomplit un vœu formé, il y a quelques années, par un philosophe, éminent écrivain et profond critique, que les opinions et les mœurs, la littérature et la langue du dix-septième siècle, ont, dans la seconde moitié de sa vie, bien vivement, bien utilement préoccupé, notre très-regrettable confrère Victor Cousin. Il eût applaudi au soin curieux et intelligent avec lequel ont été rassemblés, par MM. Rathery et Boutron, les éléments épars de la correspondance et des poésies de Mlle de Scudéry, à la judicieuse, à l’élégante notice que lui a consacrée M. Rathery. Ce volume est un monument littéraire que l’Académie française devait accueillir avec reconnaissance. Il ne lui semblait pas d’ailleurs dépourvu d’intérêt moral, témoignant de la haute estime qu’ont méritée à Mlle de Scudéry, de la part de ce qu’il y avait de plus grand, dans le dix-septième siècle, par la naissance, par le rang, par le génie, non-seulement son esprit et son talent, mais la pureté, la dignité de sa vie. L’Académie y trouvait de plus, avec la restitution d’une figure si digne d’estime et de respect, une intéressante image du dix-septième siècle lui-même. Dans cette longue correspondance, qui va de 1639 à 1693, apparaissent, à leur date, ses plus considérables, ses plus illustres représentants. On y peut suivre particulièrement son progrès, du style précieux, son point de départ, jusqu’à ce tour naturel, ces grâces aisées, devenus bientôt un de ses plus frappants caractères.
C’est aussi, par la dignité du format, par les ornements dont, à l’envi, la typographie et la gravure ont décoré le texte, un splendide volume ; c’est en même temps, à plus d’un titre, une œuvre d’un intérêt bien touchant que l’Histoire de notre petite sœur Jeanne d’Arc, dédiée aux enfants de la Lorraine, par Marie-Edmée. Ces prénoms, Marie-Edmée, désignent une jeune personne de Nancy-, dont M. Antoine de Latour, dans quelques pages d’introduction, raconte, avec émotion et avec charme, la noble, la douloureuse histoire. Mlle Pau, nous la nommons après son historien, victime de son dévouement domestique et de ses pénibles émotions dans les cruels jours de 1870 et de 1871, n’aura point vu le monument qu’elle a préparé, par le crayon et par la plume, pour honorer la mémoire, si chère au patriotisme français, de la bonne Lorraine ; pour retrouver, par un effort de gracieuse imagination, l’histoire, la légende de ses premières années, le rustique et religieux prologue de son drame héroïque. La couronne que lui décerne l’Académie ne sera qu’une offrande funèbre à déposer sur sa tombe, qu’une imparfaite consolation pour ses proches, ses compatriotes, si fiers, il y a quelques années, de sa beauté, de son talent, des sentiments généreux de son âme ardente, et depuis si justement affligés de sa perte.
Dans une liste, pourtant si longue, et qui, je le crains, aura pu paraître telle à mes auditeurs, l’Académie a regretté de ne pouvoir comprendre, entre d’autres productions, qui ne l’eussent certainement pas déparée, un précieux opuscule de Mme la baronne de Mackau : Ce que disent les champs. L’auteur sait entendre leur langage et il possède don de le faire comprendre aux autres. Prenant occasion des accidents ordinaires de la vie rustique, il a, dans de charmantes pages qu’annonce son aimable titre, rendu accessibles et attrayants de graves enseignements religieux et moraux. Il se fait lire aux champs ; c’est un bien rare et bien utile succès, auquel l’Académie est heureuse d’applaudir.
À tant de mentions. de récompenses diverses que l’Académie a eu, cette année, la mission de distribuer, ajoutons, pour conclure, le plus ancien de ses prix, celui que, dès ses débuts, elle a proposé à l’éloquence, c’est-à-dire, sous ce titre imposant, aux mérites élevés de pensée et de style qui constituent l’art d’écrire.
L’Éloge de Bourdaloue, c’était là un sujet bien en dehors de nos pensées présentes, bien grave, bien austère. Mais il semble que cela même ait été un attrait, Il ne s’est pas présenté moins de quarante-deux concurrents pour le traiter ; un certain nombre, sans doute, d’une façon trop hâtive, trop superficielle, mais d’autres aussi avec le sentiment de ce qu’il exigeait, pour être approfondi comme il méritait de l’être, comme il ne l’avait pas encore été par la critique, d’étude patiente, de réflexion, de sagacité, d’aptitude à comprendre et à rendre dans leur vérité les mœurs, les idées, l’éloquence religieuse d’un autre âge.
Parmi eux s’est placé au premier rang et a été jugé unanimement digne du prix M. Anatole Feugère, professeur de rhétorique au collége Stanislas. Dans son discours, qui porte partout la trace d’une lecture très-complète, très-attentive de Bourdaloue, l’honnêteté de ses mœurs et l’agrément de son commerce, sa vie simple et pure, son dévouement, sa liberté apostoliques, les caractères particuliers de son enseignement chrétien et de son éloquence, sa pénétration de moraliste, sa place à part dans le mouvement théologique et social de son temps, le rang qui lui appartient auprès du plus grand de nos orateurs sacrés, tous ces points divers sont traités avec beaucoup de justesse, de goût et d’élégance ; ils donnent lieu à des développements pleins d’intérêt, auxquels on ne peut reprocher qu’un excès d’abondance, un cours trop égal et trop lent, part bien modeste laissée à la critique dans une œuvre excellente l’une des meilleures, la meilleure peut-être, en ce genre de composition, que, depuis quelques années ait couronnée l’Académie.
Ce n’est pas proprement un discours, c’est un livre avec ses divisions, ses chapitres, que l’ouvrage auquel l’Académie, malgré cette dérogation aux règles, aux habitudes du concours, a cru devoir accorder l’accessit du prix d’éloquence. Mais le sujet y était trop sérieusement étudié, traité avec trop de savoir, de solidité et d’agrément, pour qu’une distinction ne parût pas due à l’auteur, M. Siméon Bernage, professeur de seconde au lycée Fontanes.
Des qualités analogues ont mérité une mention honorable à chacun des deux discours inscrits sous les nos 28 et 42, et ayant pour épigraphe, le premier ces quelques mots de Virgile (AEn., I, 151) :
Si forte virum quem
Conspexere silent…
le second cette phrase de Cicéron (De orat., I, 6) :
Ex rerum cognitione efflorescat et redundet oporte oration.
Un défaut assez commun aujourd’hui, c’est de substituer à cet art de composition, à cet ensemble, à ce mouvement, qui sont les attributs essentiels d’un discours, les formes un peu abandonnées, un peu lâches, de la dissertation, du mémoire. Aucun des morceaux, justement loués et récompensés par l’Académie, n’en était complétement exempt. Elle ne peut trop engager à s’en garder les jeunes écrivains qui prendront part au concours de 1876. Ce n’est point un livre, un mémoire qu’elle attend d’eux, lorsqu’elle leur demande un Discours sur le génie de Rabelais, sur le caractère et la portée de son œuvre ; c’est l’appréciation, l’expression rapide, animée, de ce qui, sous les dehors d’une gaieté, d’une folie à dessein extravagante et grossière, se cache à demi, chez le profond satirique, chez l’énergique et parfois éloquent écrivain, de savoir, d’esprit, de raison, de hardiesse philosophique et politique.
Mais avant qu’à l’appel de l’Académie, cet hommage ait été rendu à l’un des plus singuliers génies de notre littérature, s’ouvrira, en 1875, un autre concours pour notre ancien prix de poésie. L’Académie, revenant à son plus habituel usage, en détermine aujourd’hui le sujet sous ce simple énoncé : Livingstone. La gloire de l’illustre et infortuné voyageur ne doit pas, sans doute, nous faire oublier les traces glorieuses qu’ont laissées, sur le territoire africain, ses explorateurs français ; mais elle n’intéresse pas seulement le patriotisme de l’Angleterre, elle s’adresse à un intérêt général, bien propre à inspirer heureusement nos poètes. La jeunesse indigente et studieuse de Livingstone, sa laborieuse préparation à sa double vocation, à son dévouement de missionnaire et de voyageur ; ces trente années consacrées sans relâche à pénétrer, au prix de tant de souffrances, à travers tant de dangers, dans l’intérieur inconnu de la sauvage Afrique ; la curiosité inquiète avec laquelle l’Europe le suit dans ses recherches, et, quand elle le perd de vue, travaille à le retrouver ; la mort qui vient le frapper au moment où, par un suprême et douloureux effort, il va, pense-t-il, lever le voile qui cache, depuis tant de siècles, les mystérieuses sources du Nil ; les honneurs rendus à ses restes, que ses compatriotes rappellent en Angleterre, et vont déposer avec pompe parmi les illustres tombes de Westminster, tout cela parle assurément à l’imagination et, entre des mains habiles, pourra produire un beau poème.
Je finis sur cette espérance, un peu confus d’avoir tant abusé de votre bienveillante attention, mais pouvant invoquer pour excuse l’heureuse fécondité des lettres françaises et la riche matière qu’elles offrent chaque année à l’intérêt de la critique.