Rapport sur les concours de l’année 1851

Le 28 août 1851

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1851.

DE M. VILLEMAIN,
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

Le 28 août 1851

 

 

MESSIEURS,

Nous devons au public ami des lettres quelques détails sur les prix nombreux que va décerner l’Académie ; et c’est une satisfaction de pouvoir ainsi rendre justice à une part du moins des travaux littéraires qui signalent en France la constante activité des esprits. La première de ces récompenses devenues nationales, dont dispose l’Académie, est celle qui semble le plus répondre au caractère de notre temps, si fécond en événements et en récits. Quand même les hommes se lasseraient de la noble occupation des lettres, quand même ils la négligeraient par intervalles pour la passion politique, ou la sacrifieraient aux affaires et aux soins de la fortune, ils aimeraient encore l’histoire, pour s’instruire et se consoler ; ils y chercheraient encore des exemples et des prévoyances ; ils s’y chercheraient eux-mêmes. – Le jour où Louis XIV vint au monde, il y avait dans la chambre de la reine Anne d’Autriche un astrologue qui dressait le thème de nativité du jeune prince et tirait l’horoscope de son règne. Il n’y a plus aujourd’hui pour les princes et pour les peuples de prédictions que dans l’histoire. On la consulte comme un oracle incorruptible, mais parfois obscur ou muet sur des situations sans parallèles. On lui demande tour à tour l’expérience et la renommée. Par un sentiment honorable, on réclame d’elle, on lui fait donner, en avance de la postérité, ce qui vaut mieux encore pour l’homme que la sécurité ou le bonheur, c’est-à-dire l’estime des autres, l’approbation de ce qu’on a soi-même fait ou pensé, l’honneur du nom enfin, et pour quelques-uns, dans quelques moments, la gloire.

De là, Messieurs, sans doute, ce que nous voyons paraitre chaque année, ces étonnantes improvisations d’histoire actuelle ou contemporaine, ces vastes toiles déployées tout à coupa nos yeux éblouis, et peintes aussi vite que le fait aujourd’hui la lumière, mais avec un éclat qu’elle-même ne donne pas à ses ouvrages. Fascinante résurrection d’un passé qui nous touche et qui nous échappait ! Fantasmagorie nouvelle et éclairée d’en haut, qui transforme ce qu’elle ranime ! Singulier dédoublement de l’action par le récit, qui met les révolutions en drames, avant qu’elles s’achèvent, et pour aider à leur marche !

De là sans doute aussi ces grands travaux d’exposition historique, conçus, distribués, écrits par un art analogue à cette compréhension exacte et diverse, à cette science rapidement amassée, précise cependant, que veut la tribune ; merveilleux effort d’une intelligence qui se démêle toujours supérieure et facile au milieu de l’encombrement des faits militaires, diplomatiques, civils, économiques, expliquant les affaires comme elle peint les événements, organisant les armées comme elle les fait mouvoir, et rendant compte de tout ce qu’elle décrit ! Mais si notre époque, Messieurs doit justement s’honorer d’une telle puissance d’esprit ; si l’histoire colorée, comme nous la fait la poésie, et l’histoire pragmatique, comme la nommait Polybe ; si l’histoire par l’imagination et l’histoire par la science communicative et pratique enrichissent pour nous chaque année qui passe de volumes avidement lus en Europe, et que recherchera l’avenir, nous ne pouvons, vous le savez, offrir à ces ouvrages le grand prix qu’un généreux citoyen, le baron Gobert, a fondé pour le morceau le plus éloquent d’histoire de France nous n’en avons pas le droit. Le même obstacle écarte du concours d’autres livres récents, d’autres noms respectés que l’opinion publique désignerait, mais qui appartiennent aussi de trop près à l’Académie pour être jugés par elle, et dont elle s’honore, sans les couronner.

Personne ne s’étonnera donc que, dans une époque si abondante d’ailleurs en productions historiques, l’Académie s’attache longtemps à un même nom, à un même titre qui rappelle les succès de toute une vie, et la vocation exclusivement historique d’un rare et laborieux talent. L’Académie maintient de nouveau cette année aux Considérations sur l’Histoire de France de M. Augustin Thierry, le grand prix fondé par le baron Gobert. Elle le maintient pour ce titre en lui-même, pour ce passé si glorieux, à part les travaux importants et non terminés dont s’occupe incessamment M. Augustin Thierry ; elle le maintient et pour le mérite éminent du livre et pour l’influence qu’il exerce de nos jours sur l’étude forte et vraie de notre ancienne histoire et elle se félicite que la prévoyance du fondateur, que la clause étrange en apparence qu’il avait attachée à sa donation datée d’un village d’Égypte, où il mourait à trente ans, la pensée pleine de la gloire de la France, nous permette d’acquitter une dette nationale, et d’assurer encore à l’écrivain célèbre que l’instabilité des temps privait de ses autres appuis une noble récompense devenue plus nécessaire à ses maux aggravés, et à cette infirmité douloureuse qui ne laisse intacte en lui que la pensée, et fait un martyr vivant de la science de cet homme qui en est la gloire et le travailleur toujours zélé.

Que ne nous a-t-il été accordé aussi, Messieurs, de conserver longtemps un autre écrivain digne de tant d’estime, celui à qui le suffrage de l’Académie, approuvé du public avait décerné le second prix dans ce concours, l’auteur de l’Histoire de France sous Louis XIII, M. Bazin esprit sage et libre, cultivant les lettres à loisir avec une sagacité supérieure, unissant à la lenteur des recherches le sens rapide du juste et du vrai ! Hélas ! il a été enlevé, lorsque tout faisait espérer de lui une suite heureuse à ses premiers travaux. C’est une tristesse amère de songer qu’un des hommes qui avaient le mieux médité notre histoire, un homme qui dans nos jours troublés ne vivait que pour l’étude curieuse et délicate des choses du passé, ait cessé de vivre dans l’âge de la force et du talent, et doive être regretté par ceux qui furent, il y a longtemps, ses maîtres et qui s’instruisaient dans ses écrits. Que du moins l’estime publique s’attache à sa mémoire ! et, plus durable que les autres biens de la terre, qu’elle garde fidèlement le dépôt qu’il a laissé pour seul vestige de lui-même, ce livre couronné plusieurs années de suite, œuvre de raison fine et de recherches originales, achevée avec la patience que demande l’histoire, et animée par l’aisance et la vivacité de l’esprit ; œuvre durable qu’on n’aurait pas pu préférer toujours à des titres croissants, à des travaux plus étendus et plus hardis dans leur correction moins sévère, mais qui doit tenir une place à part entre les bons livres d’histoire de notre temps, comme l’auteur avait un caractère particulier parmi les savants et les gens du monde !

L’Académie dans ses regrets a jugé qu’elle avait à disposer d’un prix que rendent si honorable et le nom qui d’abord l’avait obtenu et les noms qui pourraient y prétendre. Pour le transférer, son attention s’est fixée sur une section importante et nouvelle d’un vaste travail d’histoire entrepris il y a bien des années, et dont plusieurs volumes traitant de la fin de notre moyen âge et de nos guerres religieuses ont reçu d’une savante Académie le grand prix que, dans sa double pensée d’illustration nationale, le baron Gobert a fondé pour la science des recherches historiques, en même temps qu’il nous confiait un autre grand prix pour ce qu’il a nommé l’éloquence du récit. Ç’a été, Messieurs, un mémorable honneur acquis aux premiers efforts de M. Henri Martin, auteur de l’Histoire de France depuis les temps les plus reculés, et parvenu maintenant au seizième volume de cet immense travail. Sans doute il doit en partie à cet éclatant témoignage à cette garantie de savoir décernée par l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’ardeur dont il a poursuivi sa tâche, et dont il achève aujourd’hui cette œuvre de grand courage et de grande force, comme un ancien le disait d’une moins vaste entreprise.

A peine sorti du moyen âge, de l’amas des capitulaires, des chartes et des chroniques latines, il a su s’orienter à travers les innombrables monuments des temps qui suivent, et s’y avancer avec la force de la jeunesse et la puissante activité d’un travail méthodique. De cette sorte, M. Henri Martin, se séparant de tout, hors son grand ouvrage, sans distraction et sans ambition, étudiant toujours, et n’étudiant que pour une seule fin, s’attachant aux monuments originaux pour y chercher les traits distincts de l’histoire et de la vie françaises, s’éclairant des hautes vues et des vives couleurs que quelques esprits supérieurs de notre temps ont jetées sur de grandes parties de cette histoire, et lisant à leur lumière ce qu’a trouvé son infatigable labeur, a vu graduellement décroître ces montagnes entassées devant lui. Il a aperçu ce jour lumineux qui se fait dans l’esprit à la suite d’un long travail, et il a marché d’un pas plus confiant et plus sûr. Il s’est dégagé davantage de l’anachronisme d’idées et d’expressions, en parlant d’un passé lointain. II a conçu les grandeurs d’une autre époque, à part son opinion ou son vœu dans le présent. Il est devenu impartial à force d’études ; car c’est le prix que tient en réserve la science pour ceux qui l’ont sincèrement cherchée : elle élève, autant qu’elle éclaire.

Ce progrès s’est plus sensiblement marqué à mesure que l’auteur approchait des temps les plus grands de notre histoire et, par une juste rencontre, son esprit s’est trouvé plus ferme et plus mûr pour la pleine maturité du peuple qu’il avait à peindre. Ayant monté par degrés et avec rudes efforts vers cette cime éclatante de la grandeur française, il en a mieux perçu la lumière et embrassé l’horizon. Surtout il a senti pour son travail, pour le sujet agrandi de son livre, cette passion, cette ardeur d’amour, sans laquelle, comme a dit quelqu’un qui s’y connaissait, et dans la vie et dans l’éloquence rien de grand ne peut être fait. Par là, bien des imperfections, des faiblesses inévitables dans une œuvre si étendue ont été couvertes et consumées ; et le tableau, sans être toujours assez complet ou assez correct, a été reconnaissable et vivant. Quel honneur, Messieurs, d’approcher de la tâche d’historien d’une grande nation, et de suivre d’un pas qui ne semble point trop inégal cette vie déjà longue d’un héros qui ne meurt jamais et se renouvelle sans cesse, à travers les vicissitudes que lui fait et la fortune et la mobilité trop constante de son propre génie !

Dans cette œuvre que personne encore n’avait achevée, les concurrences cependant étaient décourageantes, les matériaux sans nombre, abîme inépuisable, les secours même accablants. Comment décrire le siècle de Louis XIV, après Voltaire qui en a si bien recueilli, non la foi, mais la tradition qui lui a tout emprunté, politesse de langage, génie, grâce, harmonie, tout, hormis la gravité ? Comment continuer ou suppléer un tel peintre ? Comment essayer de rendre ce qui n’a pas encore, il est vrai, revécu dans un tableau unique, mais ce que conservent épars tant de médailles du XVIIe siècle, ses mémoires, ses lettres incomparables des Sévigné, des Maintenon, des Fénelon, ses grands ouvrages monuments immortels du génie humain et symboles privilégiés du nôtre, et les écrits courants, les paroles actives, les élans d’âme ou les notes méditées de son roi, de ses grands généraux, de ses négociateurs, de ses ministres, seule histoire peut-être digne d’un tel temps et sa seule et complète image ? Il était utile cependant, il était possible de tenter ce travail. Des exemples partiels en avaient été donnés avec éclat. Bien des archives s’étaient ouvertes depuis les confidences de cour, dont héritait malignement Voltaire ; bien des choses que son impatient génie ne regardait pas, ou ne devinait qu’à demi, avaient été éclaircies ou trouvées. La science politique de nos avant-dernières années avait réagi sur la manière de comprendre le passé ; et elle y avait alors découvert des travaux qu’elle admire. Une publication surtout avait paru, qui plus qu’aucune autre jusqu’à ce jour, plus qu’aucune louange contemporaine faisait honneur à Louis XIV, et qui, en donnant une idée aussi grande que nationale de sa diplomatie secrète, en mettant sous les yeux du monde, après plus d’un siècle, le but, les difficultés, le travail, les pièces même d’une négociation à lointaine échéance, avait admirablement montré, avec le génie gouvernant du prince, la puissance naturelle de la nation, et ce que la suite et la durée des desseins ajoutent à cette puissance. Ce beau et savant travail de M. Mignet sur la succession d’Espagne avait ouvert tout un côté de l’histoire internationale d’un règne, dont les ressorts intérieurs étaient en même temps mieux expliqués par tant d’utiles recherches sur les finances, le commerce et toute l’administration municipale et publique de la France au XVIIe siècle.

C’est avec de tels modèles et de telles ressources d’études que M. Henri Martin a conçu et dessiné son nouveau travail sur l’histoire de France durant le règne de Louis XIV, depuis les premiers jours de la Régence et l’administration de Mazarin, jusqu’aux grandes épreuves du gouvernement personnel du roi debout, après tant d’efforts et de revers, et à cet âge de soixante-douze ans, qu’un autre dominateur de la France souhaitait ne pas atteindre sur le trône, jetant, le 12 juin 1709, son intrépide et dernier manifeste à l’Europe inutilement coalisée.

Il a paru, Messieurs, que dans cet intervalle de quinze ans d’une minorité agitée, mais glorieuse au dehors, et de cinquante ans d’une pleine monarchie partout active et éclatante, le tableau historique était assez vaste, quoique le règne ne fût pas achevé. L’Académie a su gré à l’auteur de sa grande étude d’un tel sujet, de sa composition facile et bien ordonnée, de son intelligence générale des grandes choses, et de son habile choix des détails. Elle a remarqué la manière instructive encore dont il touche des points de récit où le génie avait passé, par exemple les campagnes de Condé partant de Rocroy, et les guerres de Flandre et de Hollande, à décrire après Bossuet et Voltaire. Elle a reconnu sa constante application à produire, non pas des vues systématiques, mais des faits mieux circonstanciés et des notions plus précises sur les ressorts visibles ou cachés qui servent aux événements. Elle a dû surtout apprécier l’analyse exacte et les conséquences bien déduites des négociations, des traités, de tous ces actes qui préparent ou confirment les faits militaires, et donnent un sens et des dates mémorables à l’histoire. Elle a trouvé là, comme dans les points principaux du récit, comme dans le tableau de la Fronde surtout, cette équité d’esprit qui, ne croyant pas qu’une seule forme de gouvernement, la démocratie, soit légitime, admire et préfère, selon le temps, la forme qui, chez un peuple, représente le mieux et avance le plus la grandeur publique.

A ce titre, l’Académie, après les savants travaux qu’elle a couronnés sur Colbert, ne pouvait qu’approuver dans le nouvel ouvrage le soin donné à la gloire de ce grand ministre, digne assesseur du grand roi, et le compte rendu de sa puissante administration, et des réformes d’où sortit pour la France une prospérité qui résista longtemps aux charges de la guerre, aux abus de la cour et à la plus grande faute du règne. En retraçant cette faute sans déclamation, mais avec une effrayante exactitude ; en montrant ce que coûta aux armes, à l’industrie, à la richesse de la France, la révocation de l’édit de Nantes, l’auteur ne dissimule pas que l’erreur du prince fut celle du pays. Là, comme ailleurs, il ne sépare pas de l’histoire des faits l’histoire des idées, ni ne méconnaît ces courants de fausses opinions qui, sous tous les régimes, asservis ou libres, aristocratiques ou populaires, entraînent parfois la puissance publique. A cette histoire des idées, qui, sous la forme religieuse, occupe alors tant de place, et qui fut représentée dans l’Église par deux hommes aussi admirables que différents, devait se joindre l’histoire des lettres ; et c’était justice de lui faire grande part dans un tel siècle.

Voltaire en avait donné l’exemple avec une grâce rapide à laquelle on n’atteint pas. Mais il restait beaucoup à dire sur l’affinité de cette grande littérature avec la royauté du temps comment elle en était la modératrice et l’alliée comment elle était la première liberté du pays, et déjà en préparait une autre ; quelle influence elle prenait en Europe, et quel secours elle y donnait à l’ascendant politique de la France tout cela brièvement, et sans sortir des bornes de l’histoire.

L’auteur a-t-il eu à la fois cette généralité de vues et cette réserve ? A-t-il toujours assez distingué de la dissertation ou de la biographie littéraire le coup d’œil historique sur les lettres ? Nous en doutons.

Thucydide a raconté vingt et un ans de l’histoire d’Athènes à l’époque de ses plus grands poëtes, sans faire une seule fois mention d’Aristophane, qui en avait mis les incidents sur la scène et parodié les personnages, pendant qu’ils agissaient. Thucydide encore a parlé dans ses récits des mouvements d’une flotte athénienne commandée par Sophocle, sans rappeler, par un seul mot, que cet amiral était célèbre par ses tragédies. Nous ne proposons pas pour exemple aujourd’hui cette austérité historique : à Dieu ne plaise ! Mais fallait-il, dans l’histoire politiquement si remplie du règne de Louis XIV, introduire à sa date avec un jugement analytique chacune des comédies de Molière ? Fallait-il surtout, à l’occasion de l’une d’elles, Amphitryon, supposer entre le grand roi et le grand poète, entre la délicatesse de l’un même dans ses faiblesses, et la probité de l’autre, un commerce de protection intéressée et d’allusions corruptrices, indignes de tous deux ? Nous ne le croyons pas ; et nous prions l’auteur de rayer ce passage d’un livre qui doit durer.

Mais qu’est-ce que des erreurs éparses dans un si grand et si difficile travail ? Ce qui importe, c’est que le vrai domine, c’est que l’auteur le poursuive et l’aime, c’est qu’avec un esprit fait pour le saisir, il ne recule pas devant l’amas de recherches qu’exige l’étude de notre monde moderne, surchargé d’événements et de témoignages ; c’est surtout qu’il s’attache à ces grands principes, non pas seulement de vérité historique, mais de vérité morale, qu’on ébranle aujourd’hui dans le passé, comme ailleurs. Il a besoin de cet appui pour l’œuvre qui lui reste à faire, pour la peinture entière de ce XVIIIe siècle, dont il n’a fait que toucher les bords, et dont il a quatre-vingts ans à décrire. Pour cette époque, on peut le dire, la philosophie de l’histoire, la philosophie politique elle-même est toute dans le jugement moral.

Puisse-t-il dans ce grand travail et sous la marée montante de 1789, porter toujours et faire prévaloir cette conviction, qu’il n’y a pas deux morales dans le monde, l’une privée, l’autre publique ; l’une petite, l’autre grande ; l’une pour les individus obscurs, l’autre pour les gouvernants, soit rois, soit peuples ; mais qu’au contraire, la même loi de modération et d’équité, la même abstention de toute irrégularité violente est imposée à tous, plus grande seulement pour un plus grand pouvoir ; et qu’enfin comme s’exprimait un homme d’État de la révolution, pour être libre, il faut avant tout savoir être juste. Malheureusement cette maxime de la liberté qui lutte, une révolution victorieuse souvent l’oublie. Mais, vous historien, ne l’oubliez pas ; n’admettez jamais qu’il puisse exister une souveraineté, même au nom de tous, ou au nom du génie, qui n’ait pas besoin de raison pour valider ses actes. De bons juges ont lu avec regret, dans le livre de M. Henri Martin, une maxime contraire qui les inquiète et que, suivant eux, il faut ôter du monde, pour qu’aucun pouvoir n’en abuse. C’est dans les pages qui précèdent la partie même de l’ouvrage que couronne l’Académie. L’auteur peint à sa dernière heure ce grand et terrible Richelieu mourant avec une telle sécurité, après tant de vengeances, qu’un pieux et libre témoin de ce spectacle ne peut s’empêcher de dire tout haut : Voilà une assurance qui m’épouvante. Et cependant l’historien, dont cet homme a pris le rôle et la fonction morale, s’associant à l’orgueilleuse confiance du mourant, se contente de dire : « Apparemment, ces grands envoyés de la Providence sentent qu’ils seront jugés sur des principes que ne peuvent comprendre les âmes vulgaires. » Non, Monsieur, pour la Providence, non plus que pour la conscience humaine qui est son plus bel ouvrage, il n’y a pas deux ordres de vérités morales, deux justices inégales. Ne supposez ni pour un homme ni pour un peuple une dictature du génie ou du nombre, une mission providentielle ou fatale, n’importe le nom, qui donne droit de violence et d’iniquité. C’est pour prouver le contraire que l’histoire est faite et que vous êtes digne de l’écrire.

Cette vérité de bon sens vulgaire que vous approuvez Messieurs, nous conduit naturellement à ces autres prix dont un généreux citoyen a rendu l’Académie dépositaire. Ils ont aussi pour objet d’accréditer dans tous les rangs les principes d’une morale individuelle et civile qui s’étend, mais ne change pas. Le premier ouvrage que choisit l’Académie, dans l’ordre des ouvrages utiles aux mœurs demandés par M. de Montyon, répond à cette destination sous la forme la plus haute, et dépasse peut-être la pensée du fondateur, mais pour la mieux remplir.

Nous le disons sans détour, c’est un livre de métaphysique et de biographie savante ; c’est, de plus, l’histoire d’une Académie étrangère ; et toutefois par le sujet, par le talent, par l’influence, ce livre appartient éminemment au concours actuel et l’honore. Ce que tout à l’heure l’ouvrage de M. Henri Martin nous montrait du XVIIIe siècle ne nous permet pas d’oublier qu’après le sage Colbert, quand un zèle trompé révoqua l’édit de Nantes, il n’y eut pas seulement perte de richesse, de bras et d’industrie. Une élite de savants français s’exila, les uns pour porter dans les prêches de la Hollande une colère qui ne fut pas sans puissance, les autres pour cultiver au dehors l’érudition et la philosophie, dans un repos que leur refusait leur patrie. De ces derniers se forma l’Académie de Prusse qui eut pour législateur Leibnitz, si Français de langage dans sa science universelle ; pour membres fondateurs, quelques calvinistes de France ; pour langue commune, notre langue ; pour étude, toutes les conséquences spiritualistes du génie français de Descartes uni à l’esprit religieux de dissidents persécutés.

A ce titre seul le sujet, vous le voyez redevient pour nous national. Comment ne pas regarder avec affection et regret ces concitoyens qui, fugitifs ou bannis par une aveugle rigueur, n’attaquèrent jamais leur patrie, mais furent à l’étranger les apôtres estimés de sa meilleure philosophie et de sa science, Lacroze, Ancillon, Lenfant, Beausobre, et plus tard Lambert, petit-fils de Français réfugié, qui, mathématicien célèbre, redevenu Allemand par la langue, resta Français de cœur et d’éloquence, et a mérité que ses paroles aient été citées de nos jours à la tribune française par un savant illustre ?

A ces paisibles émigrés de France se joignaient quelques-uns de ces Français hors frontière que forme le rayonnement de notre grande patrie en Suisse et sur la rive allemande du Rhin. C’étaient, entre autres, Beguelin, mathématicien et philosophe admiré de d’Alembert ; Mérian, qui, né à Bâle d’une ancienne famille indigène et municipale, cultiva surtout notre langue, dont la netteté convenait à sa pensée limpide, et qu’il enrichit d’excellents écrits Euler, qui cosmopolite par son génie et ses voyages, choisit la clarté de notre langue pour y développer dans un style naturel avec la plus subtile méthode géométrique, des vérités religieuses c’étaient enfin les lettrés genevois, Prévost, Cramer, Abauzit, Charles Bonnet, ces tranquilles citoyens de la ville libre française qui devait un jour nous laisser, comme un prêt immortel, le génie de Rousseau, le génie et l’âme de madame de Staël.

A ce premier rapport d’origine et de ressemblance qui rapprochait de nous l’Académie de Berlin, se joignait un autre intérêt plus général, celui du rôle salutaire qu’elle prit dans la philosophie et du noble exemple qu’elle donna, école de science et d’urbanité sous un roi vandale, le père de Frédéric, sanctuaire de spiritualisme et de saine philosophie sous Frédéric lui-même, dont le scepticisme moqueur pouvait être une tentation plus oppressive encore que sa puissance.

« Le courtisan dévot, avait dit la Bruyère en regardant Versailles, est celui qui sous un roi athée serait athée. Je ne sais quelles conversions se firent en ce sens à la cour de Potsdam mais l’Académie de Berlin, devant ce roi si lettré, si absolu et si matérialiste, resta d’un spiritualisme tout à fait édifiant. Tandis que Frédéric, qui en était non pas seulement Protecteur, mais membre, lui faisait lire son éloge de Lamettrie si bien nommé par Voltaire l’athée du Roi, comme s’il s’agissait d’une charge de cour, l’Académie poursuivait, dans une série de dissertations savantes et fines, la démonstration des facultés actives de l’âme, du libre arbitre, de la Providence, du sens moral et de la loi morale, comme pour miner, sous le trône guerrier du monarque incrédule, tout son terrain spinosiste et machiavélique, et le ramener doucement lui-même a la loi de Dieu et au droit des gens.

Indépendamment de cette protestation intérieure l’Académie de Berlin posait ainsi pour la France et pour l’Europe, par la plume de Mérian et d’Ancillon, les saines méthodes d’observation interne et d’examen psychologique, dont a tant profité la philosophie écossaise de la fin du dernier siècle, et qu’il y a quarante ans un homme éloquent, M. Royer-Collard, animait tout à coup de sa parole grave et pleine de feu. Enfin, cette Académie occupait sagement et fortement ce qui est si difficile à remplir, l’intervalle entre deux génies créateurs, le demi-siècle qui sépare le dernier écrit de Leibnitz et renseignement nouveau de Kant.

Tel est, Messieurs, le sujet d’intérêt humain et français, la très-morale étude qu’a choisie récemment pour l’approfondir, un homme de talent et d’érudition variée, M. Christian Bartholmèss, qui a fort étudié la philosophie ancienne, celle de la Renaissance et celle de nos jours, s’est occupé de l’Allemagne comme de la Grèce, est versé dans les langues et dans les systèmes divers, et a gardé parmi tout cela un fonds insurmontable de clarté française. C’est avec un tel interprète, concitoyen par la patrie et la doctrine de nos réfugiés de France, qu’on aime à les suivre dans ce monde germanique, dont il connaît le génie, aussi bien qu’il les connaît eux-mêmes. Il les y montre plutôt maîtres que disciples, exerçant, eux et leurs descendants, plus d’influence qu’ils n’en subissent, jusqu’au moment du moins où la langue française est vaincue dans Berlin, et ou l’Académie qu’elle avait formée devient allemande, par précaution contre d’autres conquêtes que celles de la philosophie. Par là même ce règne intermédiaire et tout intellectuel d’une colonie française en Prusse, cet établissement passé, mais d’un souvenir durable et pur, méritait grandement d’être décrit ; et il ne pouvait l’être par une main plus habile. C’est un titre de noblesse intellectuelle retrouvé au dehors, et réuni à nos grandes archives nationales.

Quant au doute si un tel sujet traité dignement, avec savoir, avec talent, avec âme, est utile au progrès moral et rentre dans le prix proposé, nous aurions peine à le concevoir. Un tel sujet, un tel livre est, sous la forme philosophique, un des meilleurs exemples que la science puisse apporter au soutien des doctrines sur lesquelles repose la société civile. C’est la guerre au matérialisme abstrait, le devancier ordinaire du matérialisme brutal et destructeur, cet ennemi que le grand Leibnitz voyait à l’horizon de la brillante Europe, il y a plus d’un siècle ; dont Thomas Payne, Godwin et tant d’autres ont imprudemment porté l’étendard, et qui, après tant de ruines, menace encore. Et qu’on ne dise pas, en France surtout, que contre ces désordres du raisonnement, précurseurs de l’anarchie violente, une résistance puisée dans de hautes spéculations est mal choisie, qu’elle est trop savante et trop sérieuse, qu’elle n’est pas assez lue, assez comprise, pour être efficace. Il n’en va pas ainsi. Un bon livre agit de près et de loin. Une philosophie forte et religieuse, qui raffermit au nom de la plus haute science ce qu’avait ébranlé une science médiocre ou une perverse ignorance, est œuvre éminente d’utilité publique. Elle se reproduit, elle s’interprète. Elle descend dans tous les rangs, ou plutôt elle rencontre des esprits qui montent au-devant d’elle et reçoivent volontiers sa lumière ; et ce qui semblait écrit pour un petit nombre devient salutaire à tous. C’est dans cette confiance que l’Académie décerne au travail savant et neuf de M. Christian Bartholmèss, à l’Histoire philosophique de l’Académie de Prusse, le premier prix du concours Montyon pour l’ouvrage le plus utile aux mœurs.

Par le rapport naturel entre la philosophie et le bon sens, de ce docte et intéressant ouvrage l’Académie a porté son attention sur un livre technique et populaire, les Conseils aux ouvriers, par M. Barrau. L’auteur est un homme très-lettré mais plein d’expérience, exercé à l’observation comme à l’étude, occupé de législation, d’histoire, d’économie publique, et doué de cette sagacité attentive qui suppléerait à la science. Il appartient par toute sa carrière à cette Université de France, honorée en moins d’un demi-siècle par tant de travaux tant de maîtres habiles, tant de jeunes talents plusieurs fois renouvelés, et qui de nos jours, s’il est permis de le dire, a plus besoin de stabilité que de réforme. Habitué à instruire et à diriger, ayant longtemps, par l’ordre et la discipline, entretenu dans la plus grande prospérité un établissement communal, M. Barrau a cru bien occuper son loisir en traitant à fond des devoirs, des intérêts et du bien-être de la classe, non pas seule laborieuse, comme on semble parfois le dire, mais laborieuse et trop souvent pauvre. Son livre est une œuvre simple en apparence, faite avec un grand art, claire, instructive, morale, affectueuse. De même qu’au dernier siècle un écrivain célèbre avait assidûment fréquenté les ateliers et les chambres des ouvriers, pour y surprendre et pour décrire dans son Encyclopédie les procédés des plus humbles métiers ; ainsi, par une pensée meilleure encore, M. Barrau a pénétré dans la vie intérieure, dans la famille de l’ouvrier, pour y porter consolation et lumière, pour juger des mécomptes et des peines du travail, pour l’aider à propos, pour enseigner la puissance de l’ordre et de l’économie et donner, à la manière de Franklin, la raison éclairée pour fondement à l’honnêteté et au bonheur. Tout a place dans cet écrit, depuis l’hygiène jusqu’à la précise application de la loi, depuis l’avis pour le magistrat jusqu’aux persuasions amicales pour la souffrance et le malheur. Le livre attire et intéresse par la brièveté et le bon choix de l’enseignement, par d’attachants récits, par cette méthode qui va vite sans rien omettre d’utile par ce bon goût de langage que donne une rare culture, mais dont tout homme sensé est excellent juge. Aussi cet ouvrage plaît-il beaucoup à ceux pour lesquels il a été fait ; et nous savons quels suffrages experts ont précédé le nôtre, et comment un livre qui ne flatte aucune passion, n’excite aucun orgueil, ne parle que devoirs, modération, pénibles efforts et joies sévères de l’honneur, est lu en commun cité, applaudi dans de laborieux auditoires qui semblent le mettre en pratique en l’écoutant. M. de Montyon l’aurait singulièrement goûté, et aurait trouvé là plus que partout peut-être cet ouvrage utile aux mœurs que demandait sa philanthropie, plus confiante et moins éprouvée que celle de nos jours. L’Académie est fidèle à la fondation généreuse dont elle a accepté le dépôt en honorant ici d’un prix à part et l’auteur et l’ouvrage. Elle décerne à M. Barrau un prix de trois mille francs, dont profitera la charité comme la science.

Une instruction positive et parfois élevée, la science du jurisconsulte et les observations acquises de l’ancien magistrat, tout cela s’appliquant à des problèmes actuels recommandait un autre ouvrage qui rappelle un nom respecté dans les lettres, celui de l’historien de Fénelon. Digne de ce nom auquel il appartient, M. Bausset de Roquefort a voulu traiter des droits de l’homme et de ses devoirs dans la société, ce qui comprend surtout la société présente. Nous séparons de ce livre une conclusion hypothétique jetée dans les dernières pages, un plan conjectural pour le repos de la France et la colonisation de l’Algérie. Nous ne nous permettons là ni de croire ni de blâmer. Mais dans le reste de l’écrit, dans l’introduction, dans les vues générales, on ne peut qu’approuver le ferme raisonnement de l’auteur sur le principe des lois, sur le droit primordial de la famille, d’où résulte la propriété comme l’attribut même de la prévoyance et de l’équité humaines, et enfin sur la spiritualité de l’homme, sa première liberté, comme elle est toute sa grandeur. Puis, par un rapprochement assez rare, ce même ouvrage, qui renferme de si nobles spéculations, présente sur des points techniques, sur les rapports de la population au travail, sur les contingents divers de l’agriculture et de l’industrie, sur les conséquences qui en dérivent, des chiffres précis et des résultats aussi nouveaux qu’instructifs.

L’Académie décerne à cet ouvrage une médaille de deux mille francs, et elle souhaiterait que l’auteur, cherchant au sein de l’Institut les juges le plus spécialement autorisés à connaître des questions auxquelles il semble si bien préparé, réunisse ses vues de bien public dans un ensemble digne de leur être offert.

L’Académie ne prétend pas juger en détail, mais elle distingue volontiers un autre écrit, œuvre facile d’un homme de haute expérience traitant des intérêts qu’il étudie par goût et par devoir. C’est le livre des Ouvriers en famille, par M. Audiganne, chef de service au ministère du commerce. L’auteur a pris pour devise : Etre utile. Et ce but de sa fonction est sans doute le mérite de son livre, qui, familier et court, résout bien des problèmes par la loi nettement expliquée et par la raison pratique. Parmi beaucoup de notions précises, on remarquera les excellentes réflexions de l’auteur sur le pieux et philanthropique repos du dimanche ; il semble qu’on ne pourra prendre avis plus expérimenté, quand cette question naguère si retentissante sera remise à l’ordre du jour de la discussion calme et de l’intérêt public.

A côté de M. Audiganne jetant avec simplicité quelques résultats de sa science positive et de ses observations sur le mouvement du travail et sur le sort des ouvriers, il n’était pas sans intérêt d’entendre un homme qui, placé lui-même dans la classe ouvrière, s’est élevé aux travaux de pure intelligence, a fait des vers naturels, et écrit d’un style ferme et sensé sur son premier état dont il se souvient, et pour d’anciens compagnons restés ses amis. Connaissance des choses et cordiale affection des hommes, c’est le mérite qu’on sent à chaque page du livre de M. Hippolyte Violeau intitulé les Soirées des ouvriers, s’adressant surtout aux ouvriers de Bretagne. Sans tout approuver dans cet ouvrage, l’Académie récompense l’auteur, et lui décerne une médaille de quinze cents francs comme à l’administrateur habile, près duquel il peut sans doute s’instruire encore.

Un livre plein de saines notions sur la pratique de l’enseignement primaire, les Leçons de pédagogie, par M. Dumouchel, ancien chef d’une école modèle, et recteur actuel d’une académie, ont paru dignes de l’estime que commande le soin scrupuleux des détails dans un sujet où rien de petit n’est sans importance, et où tout s’ennoblit par la religion du devoir et le zèle du bien. Une médaille de douze cents francs est décernée à cet ouvrage. La récompense de l’auteur est dans le bien qu’il peut faire, en contribuant à guider utilement une classe d’hommes qu’il ne faut pas trop abattre après l’avoir élevée, et sur laquelle un conseil amical aidé de l’exemple a tant d’empire. Enfin, l’Académie, dans un ouvrage en partie romanesque, Un philosophe sous les toits, méditation quelquefois piquante, toujours animée de sentiments honnêtes, accueille la direction morale et populaire que donne à son talent un homme de lettres connu, M. Emile Souvestre ; et elle lui décerne pour cet écrit une médaille, comme la précédente.

De cette littérature accidentelle et presque militante, l’Académie a toujours hâte de revenir aux travaux les plus durables, aux spéculations paisibles. C’est là ce qu’elle cherche surtout à encourager par ses Prix. Provoquer de fortes études sur quelque sujet grave ou peu connu ouvrir par un concours difficile la chance heureuse d’un bon ouvrage ou d’une recherche originale appeler l’introduction de richesses étrangères, le libre échange des idées voilà son devoir et son effort. C’est en ce sens qu’elle avait proposé un grand prix pour la meilleure traduction publiée, depuis deux ans, de quelque ouvrage moral de l’antiquité, ou des littératures modernes. Cette traduction pouvait être ou une œuvre d’art, une étude dégoût et de style sur un monument de génie, ou l’importation de quelque récent ouvrage célèbre à l’étranger, et instructif pour tous. La première supposition n’était pas la plus vraisemblable. Comment atteindre à cette perfection de l’antique ? ou comment reproduire la grandeur étrange et trop inégale de quelques créations du moyen âge ? Pourquoi l’essayer ? Pourquoi traduire en vers Aristophane ou Sophocle ? ou vouloir rendre en prose française ce beau style du Dante qui lui a fait honneur, dit-il naïvement lui-même, et qui si souvent nous étonne ? Pour mieux les sentir, répondrons-nous. Dans cet effort salutaire, ce qui ne suffit pas au succès profite encore au talent. Si nous avons eu le regret de ne pouvoir couronner d’honorables tentatives, où la lassitude d’un long et pénible travail avait laissé trop de fautes ; si parmi bien des essais parfois heureux sur les hautes routes de l’antiquité, un seul a prévalu devant des juges sévères, nous n’en pensons pas moins que M. Faguet, laborieux et brillant jeune homme qui a tenté la traduction impossible de tout Sophocle en vers français, que M. Robin qui a eu la même ambition quelquefois heureuse, que M. Auquetil savant et ingénieux humaniste qui a voulu retrouver la grâce lyrique d’Horace, que M. Fallex qui a rendu en vers toute une comédie de l’intraduisible Aristophane, méritent grande estime, et trouveront faciles bien d’autres tâches, après ce début.

Quoi qu’il en soit, l’Académie, désespérant de voir fidèlement reproduite la beauté de l’art antique, a cherché de préférence quelque œuvre nouvelle, quelque récent produit du savoir moderne. Un grand nom, un grand travail a fixé son attention ; et cette fois l’Illustration de l’auteur original profitait à l’interprète, au lieu de l’accabler. La curiosité était reconnaissante du présent fait à notre littérature. Il s’agissait du nouveau monument scientifique d’une des plus nobles vies que l’Europe et l’Amérique aient sous leurs yeux depuis un demi-siècle. L’amateur de toutes les sciences, le maître dans plusieurs le célèbre écrivain allemand et français qui, parti dès 1799 pour traverser l’Amérique, avait employé quatre années à l’investigation des régions équinoxiales, était revenu, dans la force de la jeunesse, publier en Europe ses découvertes, avait passé bien des années actives dans l’atmosphère puissante de l’Institut de France, dans le commerce égal des LapIace, des Fourier, des Cuvier, et le mouvement littéraire de la France déjà libre, puis était parti de nouveau pour explorer le nord de l’Asie, et fouiller en naturaliste ces montagnes de l’Oural qui ajoutent aujourd’hui tant d’or à tant de puissance, ce voyageur unique, réunissant a la science multiple qui attaque la nature par tous les côtés à la fois, une imagination capable de la décrire, M. de Humboldt enfin, couronne sa carrière par un compte rendu des connaissances humaines appliquées à l’ensemble et aux forces vivantes de l’univers. Il inscrit sur ce monument le nom de Cosmos, qui semble le symbole et la devise de sa vocation infatigable et de son vaste savoir.

Dans le cours de quatre années seulement, trois volumes de cette œuvre ont paru. De grandes parties d’un tel travail nous sont fermées sans doute. L’habileté de la rédaction nous les rendrait-elle accessibles, elle ne peut nous en faire juges. Mais aussi, par son étendue même, cette œuvre admet pour les lecteurs une subdivision naturelle. La traduction en est la preuve ; elle a changé de mains. Un savant célèbre, membre de l’Institut, M. Faye, avait traduit le texte et les notes du premier volume, tableau scientifique du monde stellaire, et des découvertes qui appartiennent aux divers domaines des sciences mathématiques et des sciences naturelles. Un jeune et habile érudit a traduit le second et les premières pages du troisième, section à part, plus rapprochée de l’usage commun, et où l’auteur s’applique surtout à étudier l’impression si complexe et si féconde des grands spectacles de la nature et des grandes découvertes sur l’imagination et la pensée de l’homme. Un tel plan se conçoit en effet du monde créé par Dieu et soutenu par la géométrie sublime de ses lois, du monde graduellement dévoilé par le génie passant des mortels, l’illustre écrivain n’a pas voulu séparer le monde senti et réfléchi dans l’âme humaine. Il s’est donc arrêté, après cette première marche à travers l’espace et la durée, après cette contemplation de l’infinie matière et il a cherché dans les lettres, dans la poésie descriptive, dans la fiction, dans la morale, les contre-coups et les reflets du merveilleux appareil qu’avait décomposé sa science. Pensée grande, sans doute ! plus grande peut-être que vraie ; car si l’idée croissante des phénomènes du monde physique, si le Cosmos mieux connu avait, pour inspirer les arts imitateurs, toute la puissance que semble espérer l’illustre écrivain, il y aurait de nos jours dans ces arts une supériorité comparable au progrès des sciences. Mais s’il faut renoncer à cette perfectibilité indéfinie de l’imagination ; si, pour l’honneur même de l’âme humaine, en témoignage de sa nature immortelle plus grande que tout ce qu’elle voit, la poésie la plus sublime a précédé la science et peut renaître sans elle, il n’en est pas moins instructif de suivre dans ses applications diverses cette esthétique littéraire d’un savant universel. On s’étonne et on s’instruit devant une critique vraiment cosmopolite qui voyage d’un hémisphère à l’autre, passe des Idylles de Théocrite à Sacountala, ou au /Nuage messager du poëte Calidasa, nous entretient avec une égale aisance de l’antique et du moderne, de la civilisation et de la barbarie, des poésies hébraïques, grecques, romaines, et des épopées finnoises, de la peinture chrétienne dans les Catacombes, et de la peinture de paysage chez les Indous, marque l’influence des cultes sur la nature même, comme celle de la nature sur les arts, retrouve dans les vergers orientaux des monastères de Bouddha et dans les sites pittoresques des premiers cloîtres chrétiens mille heureux emplois de la nature végétale qui viennent aviver la poésie et mêle ainsi tous les phénomènes, toutes les nuances, toutes les couleurs sur la palette inépuisable de la passion et du génie. Ensuite, sans quitter l’art qu’il aime, reprenant la science, son arme favorite, et mesurant à plusieurs fois le monde connu, M. de Humboldt montre comment il se déploie successivement sous les yeux de l’homme, d’abord par l’Égypte, la Phénicie et les navigations parties de Jérusalem vers Ophir, puis par Alexandre qui réunit la Gréce et ouvre l’Asie, puis par la domination savante des Ptolémées, puis par la puissance romaine qui reçoit des ambassadeurs du rajah de Ceylan et en envoie jusqu’à la Chine, au temps même où le christianisme, dans l’unité violente de l’empire, proclamait l’unité libératrice de la race humaine ; puis encore par l’invasion à la fois barbare et civilisatrice des Arabes ; puis enfin par les grandes découvertes océaniques, et ce merveilleux accroissement de la terre, que couronnent à la même époque des découvertes plus grandes dans les cieux. Reproduire ces hautes vues, porter légèrement le poids de tant de souvenirs, rendre avec clarté dans notre langue cette diction encyclopédique, c’était œuvre difficile, à part la difficulté première de l’idiome original, dont quelques-uns seulement parmi nous étaient juges. Sur leur témoignage nous avons accueilli le travail du traducteur, dont l’intelligente fidélité semblait d’ailleurs garantie par la facilité qu’on éprouve à lire son élégante version. Ce traducteur est M. Galusky. En s’associant pour la partie la plus populaire à hommage si junte et si prompt rendu à la gloire de M. de Humboldt, il a bien mérité des lettres dans les deux pays. L’Académie, divisant Inégalement le prix qu’elle avait proposé, décerne à M. Galusky, sous les auspices dont il s’est montré digne, une médaille de deux mille francs.

Une autre part du prix a été réservée pour une de ces tentatives d’imitations classiques trouvées en général trop faibles. L’Académie a su gré à un homme du monde que le sort a jeté dans la retraite et dans la poésie, de s’être inspiré d’Horace, et d’avoir, dans une traduction des odes, rencontré parfois de ces hardiesses heureuses que nulle correction soutenue ne remplace, et qui rachètent bien des fautes. Quelques maîtres de l’art en ont ainsi jugé ; et l’Académie, qui sait combien un peu de poésie vraie vaut mieux que beaucoup de critique, décerne à M. de Cournol une médaille détachée du prix, pour un petit nombre de traits d’Horace bien sentis et bien rendus.

Restait, Messieurs, une autre entreprise plus hardie, plus insolite qu’avait proposée l’Académie. Dans son désir d’appeler à l’étude de l’art pour l’art lui-même, de distraire et d’élever le talent, elle avait cru à propos d’inviter les jeunes lettrés à la contemplation laborieuse de quelque chef-d’œuvre lointain et moins connu de tous, comme on envoie d’ici par récompense les jeunes artistes dans les galeries de Rome et sur les ruines de la Grèce. Pour cette épreuve, l’Académie avait choisi un grand poëte, antérieur de plusieurs siècles à notre ère, très-célèbre et peu lu, purement poëte, sans le drame, sans le récit épique, par cette seule puissance de l’expression s’exerçant sur des choses dont la grandeur a passé, et que la poésie seule avait animées. Elle a proposé à nos jeunes savants, à nos jeunes poëtes, de relire Pindare, de comprendre assez cette poésie pour ne pas la croire monotone, et pour sentir, sous ces jeux guerriers hors d’usage, palpiter la vie d’un peuple héroïque ; puis d’essayer alors de rendre dans notre idiome dénoué par trois siècles de génie quelques accents de cette voix étrangère.

On s’est dit que les longues admirations ne trompaient pas ; qu’il fallait seulement retrouver l’orient du ciel qui les avait d’abord éclairées, et ne pas craindre alors de montrer en face, à un monde nouveau, ce que les âges anciens avaient admiré. On s’est dit encore que notre temps, plus libre, et qui s’effarouche moins aisément, secondait cet effort. Sans flatter ce temps, en effet, et tout en sachant bien que les accidents heureux du talent n’appartiennent qu’à lui, et n’entrent pas dans le domaine commun, il a semblé que les nouveautés éclatantes osées de nos jours avec tant de succès dans l’ode, dans l’élégie, dans la méditation poétique, rendaient la langue française plus facile et plus prompte à recevoir l’empreinte du génie le plus lyrique de l’antiquité ; que la prose même si enhardie par M. de Chateaubriand, et agitée de nos jours par un si grand poëte et par tant de vives paroles, devait atteindre davantage ces nombres sans lois, ce torrent de hardiesses dont parle Horace, et saisir mieux l’effet poétique de ces mètres variés, si libres que l’érudition moderne n’a pu les calculer à coup sûr, et qu’ils s’envolent avec chaque hymne du barde thébain.

Étude d’antiquité et d’histoire, étude de goût, étude philosophique sur le fond moral de cette poésie, et sur l’enthousiasme religieux et presque hébraïque qu’elle couvre de ses splendeurs ; inspiration enfin d’audace et de pureté, de magnificence et de simplicité ; il y avait là, Messieurs, labeur utile pour la passion des lettres et pour le talent. Notre espérance n’a pas été tout à fait remplie. Pindare négligé en France même au XVIIe siècle, peu senti et faiblement traduit dans le siècle suivant, n’a pas trouvé dans ce concours son dernier interprète. Ceux même qui l’ont bien compris n’ont pas été assez hardis à le répéter fidèlement ; ils se sont trop déliés de notre langue ou ne l’ont pas assez connue. Ils ont voulu adoucir ou parer ce qu’il fallait rendre.

L’effort général était bon cependant et sur les nombreux essais qu’a reçus l’Académie, sur quatorze ouvrages inscrits, il en est plusieurs où se retrouve avec l’érudition vraie quelque trace de cette salutaire étude du beau, si difficile et si longue. Dans les ouvrages réservés, l’Académie n’a pas trouvé l’œuvre entière qu’elle demandait. Après un examen laborieux, après une étude pour juger, personne n’a pu lui dire L’épreuve a réussi. Cette force de poésie qui anime l’original, cette simplicité magnifique ou ces images éclatantes, cette magnanimité ou cette grâce d’expression qui ressemblent souvent au langage inspiré du plus sublime de vos orateurs et qui charmaient le peuple de l’antiquité le mieux né pour les arts, vous allez, après plus de deux mille ans, les voir en partie reparaître, comme ces mosaïques dégagées de la cendre de Pompéi, avec leur éclat et leur coloris.

Si donc, comme aux jeux d’Olympie et comme à ce premier âge de pur enthousiasme, l’Académie avait à décerner seulement un symbole de victoire, une feuille d’ache ou d’olivier, cueillie dans le bois sacré du temple elle prorogerait le concours, elle demanderait une nouvelle épreuve ; mais elle renonce à cette illusion. Elle a sous les yeux de savants efforts, non pas la copie vivante du modèle, mais un calque instructif non pas le sentiment complet de cette poésie, mais l’analyse intelligente de quelques-unes de ses beautés ; elle ne veut pas laisser, dans les degrés divers où il se montre, cet effort sans récompense.

Elle a distingué d’abord un travail étendu, portant pour épigraphe ces vers d’un poëte de race lyrique, André Chénier :

O terre de Pélops ! avec le monde entier,
Allons voir d’Épidaure un agile coursier

Couronné dans les champs de Némée ou d’Élide.

Et elle croit être juste en décernant à l’auteur une première part du prix, une médaille de deux mille francs. L’auteur est M. Faustin Colin, professeur de littérature ancienne à la Faculté des lettres de Strasbourg bien placé dans une chaire de la patrie de Brunck, et, comme ce célèbre helléniste, sachant admirer avec passion ce qu’il commente, il a refait pour ce concours un premier essai déjà publié, et a su tirer du travail une ardeur qui n’est pas sans force. Il a respecté son modèle, et il a parfois dans ses notes et dans son enthousiasme de critique une verve de langage trop rare dans sa traduction. L’Académie n’impose pas un nouvel effort à ce courageux athlète, et elle le couronne avec estime.

Une saine érudition, une décomposition exacte des paroles du poëte caractérisent la traduction inscrite sous le n°5, et portant pour épigraphe ces vers de Pindare :

Oui, j’affronterai ce combat ;
Et vous, assurez-en le succès.

PINDARE, Olymp. I, 85.

On regrette que dans cette œuvre d’un helléniste, accompagnée de considérations savantes et justes, une expression trop peu précise et trop prosaïque affaiblisse parfois le sens, en général si bien compris. L’auteur est M. Dehèque, ancien agrégé de l’Université de France.

Une érudition moins sûre et un plus grand soin de langage appartiennent à la traduction inscrite sous le n°9, et portant pour épigraphe :

« Sans le secours des Muses, la gloire des belles actions meurt ensevelie dans l’oubli. » L’auteur, dont le style trop timide a du moins approché quelquefois de la gravité simple qui est une des beautés de l’original, est M. Albert-Henri-Constant Poyard.

Une autre enfin des traductions réservées est en vers, inscrite sous le n°4 et portant pour épigraphe cette demi phrase de Platon :

PLAT., in Menon L. II, p. 81.

C’est un premier essai dont il siérait mal de compter les imperfections trop nombreuses, et où il suffit d’avoir remarqué quelque sentiment de l’art dans un si difficile travail, pour devoir quelque distinction à l’auteur, M. Fresse-Montval.

L’Académie décerne une médaille de mille francs à chacun de ces ouvrages, que les auteurs voudront revoir avec un soin sévère.

Ici s’arrêtent les récompenses à décerner. L’Académie les voudrait plus nombreuses, contre tant de distractions décourageantes que rencontre aujourd’hui l’amour des lettres ; et elle se félicite quand elle peut, sous plus de formes, venir au-devant du talent, par des prix nouveaux qu’il lui est permis d’instituer. Mais en même temps elle ne croit pas qu’il faille les décerner aisément. Elle les souhaite nombreux, divers et difficiles ; elle est particulièrement sévère pour le jugement de son antique prix de poésie, qui ne doit être ici qu’une étude de goût et de vérité dans l’art. Elle avait proposé pour sujet la colonie de Mettray. Comme elle a reçu plusieurs poëmes où le sujet, senti par des âmes honnêtes, n’est pas cependant rendu tout entier, où le talent se montre et ne se soutient pas, où la déclamation gâte parfois des intentions heureuses et des élans de cœur, elle ajourne le prix, et croit montrer en cela son estime des concurrents, et son respect d’une noble et charitable institution dont il ne faut parler que pour la louer dignement et dans l’intérêt social qu’elle veut servir.