Poussin et la nature
Discours prononcé par M. Pierre Rosenberg,
délégué de l'Académie française
Séance publique annuelle des cinq Académies
le 24 octobre 2006
Nous sommes en 1622. Deux jeunes peintres font connaissance. Tous deux sont logés au collège de Laon, un collège jésuite établi sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris. L’aîné a vingt-huit ans. Il a vu le jour aux Andelys en Normandie, son cadet, vingt ans, est né à Bruxelles. L’un et l’autre rêvent d’Italie.
Le premier, Nicolas Poussin, a échoué dans ses premières tentatives pour s’y rendre. Philippe de Champaigne pour sa part ‑ on disait au XVIIe siècle Champagne ‑ avait fait halte à Paris sur le chemin de Rome. Bientôt il s’installera définitivement dans notre pays. Rome, comme Paris quelques siècles plus tard, était la capitale incontestée des arts. La ville connaissait une seconde Renaissance. Elle faisait rêver, elle était obligatoire.
Les deux jeunes gens se lièrent d’amitié. « Le Poussin ayant témoigné à Champagne qu’il souhaitoit avoir quelque Tableau de sa main, [son ami] luy fit un païsage », nous apprend Félibien, que l’on prend rarement en défaut.
Un paysage, à coup sûr dans le goût flamand, un genre que Champaigne pratiqua par intermittence et avec grand talent tout au long de sa carrière, un genre que Poussin n’abordera jamais. Poussin n’est pas paysagiste, il est le peintre de la nature, sans nul doute le plus grand peintre de la nature, son poète et son philosophe.
J’utiliserai régulièrement le mot paysage, mais je voudrais vous prouver que Poussin est le contraire d’un peintre de paysage, d’un paysagiste. Jamais il ne copie la campagne romaine, même dans ses dessins, même s’il s’en inspire. Jamais il n’en est le topographe. Ce qui n’exclut pas, comme nous le rappelle Sandrart, des promenades régulières dans les collines du Latium en compagnie de Claude et du Bamboche.
Poussin est le poète de la nature, l’interprète du renouvellement de ses cycles, de sa violence et de sa grande puissance.
À quand remonte l’intérêt de l’artiste pour la nature ? De tous temps, Poussin a orné ses tableaux de plein air d’arbres et de rochers. Ils servent, de même que les morceaux d’architecture, à « caler » la composition. Ils ont un rôle d’accompagnement, d’accessoires selon la formule conventionnelle.
Il y a plus. On s’interroge encore sur la réalité du séjour vénitien de 1624, sa durée, son importance, l’influence que purent exercer sur les siennes les toiles de Giorgione, de Titien ou de Campagnola qu’il y vit, ce qu’on appelle, d’un terme vague, « le néo-vénétianisme de Poussin ». Je vous montre deux exemples de ce moment de sa carrière, La Mort d’Adonis et Mars et Vénus, deux compositions chaleureuses et colorées, lyriques et sensuelles avec leurs cieux nuageux, leur végétation abondante, leurs arbres feuillus qui se fondent au récit.
Rien là qui justifie mon affirmation.
Mais déjà, alors que les paysagistes professionnels abondaient à Rome – les Bril, Claude Lorrain, le cadet de Poussin d’une dizaine d’années, et même les Carrache pour ne citer que les plus illustres, – Cassiano dal Pozzo – le « Monsieur Du Puis » des premiers biographes français du peintre – observait, dans une lettre du 23 mars 1630, que les paysages de Poussin que l’on payait, je cite, de « quinze à vingt écus la pièce », étaient « considérés supérieurs de manière à ceux de Filippo [Napoletano] et de Paul Bril ». Il faudra cependant attendre une dizaine d’années pour que la nature fasse son entrée de plain-pied dans l’œuvre de Poussin. Je fais allusion aux Paysages, l’un avec saint Matthieu et l’Ange, l’autre avec saint Jean à Patmos. On en connaît aujourd’hui la date : 1640, quelques semaines avant son départ pour Paris. Poussin sans doute avait-il prévu une série de quatre toiles sur le thème des Évangélistes. Jean et Matthieu sont immergés dans la nature, une campagne recréée par l’œil du peintre, une campagne généreuse qu’aucun souffle n’agite, ensoleillée et sereine, hors du temps, idéale et éternelle…
Dès lors, Poussin consacrera ses pinceaux à une réflexion savante sur la nature, une nature que l’homme tantôt maîtrise et domestique, mais qui bientôt le dominera.
Les paysages, après le retour de France, se succèdent à un rythme régulier. Ce sont, en tout premier, les deux paysages de l’histoire de Phocion, qui datent de 1648. On se souviendra de la célèbre et révélatrice boutade du Bernin à Paris, en 1665, devant les Cendres de Phocion. Se frappant le front, il déclara : Il signor Poussin è un pittore che lavora di là… L’artiste semble avoir été le premier à transcrire le récit de Plutarque tiré de ses Vies des hommes illustres. Phocion, glorieux général athénien du IVe siècle, dut soutenir une politique qui le rendit impopulaire. Ses concitoyens votèrent sa mort. On le força à boire la ciguë. Son corps fut banni d’Athènes puis brûlé à Mégare et ses cendres recueillies par sa femme (?) et sa servante. Injustement condamné, il fut rapidement réhabilité. Plusieurs lectures de ces chefs-d’œuvre ont été proposées : allusion à la situation politique française troublée par les débuts de la Fronde, hommage au stoïcisme du général athénien qui affronte sans se plaindre l’adversité ou encore à la femme (?) de Phocion, qui rassemble ses cendres afin d’assurer la survie du héros. La nouveauté des deux toiles réside à mes yeux dans le peu d’importance que Poussin accorde aux figures, qui s’effacent devant le spectacle grandiose de la nature. Illustration exemplaire de l’insignifiance de la vie et de la condition dérisoire de l’homme, œuvres idéales et sublimes, ces paysages héroïques ne peuvent être confondus avec aucun autre exemple contemporain. On se souviendra de Fénelon qui, dans les dernières années du XVIIe siècle, commente à l’intention du duc de Bourgogne les Funérailles de Phocion. Il s’agissait, grâce à cette œuvre exemplaire et de haute tenue morale, d’éduquer le jeune prince et de rompre avec le monde dépravé, aux dires de Fénelon, de Louis XIV.
Que dire du Paysage avec Diogène ? Au-delà de la description de la nature, son abondante végétation, les variations de la lumière, il y a cette dimension morale qui s’accorde parfaitement avec les idées stoïciennes que Poussin, grand lecteur de Montaigne, développe dans les années 1650. Diogène tourne le dos à la ville, à la civilisation comme pour « se soumettre aux simples lois de la nature » (Jacques Thuillier).
J’en viens au Paysage avec un homme tué par un serpent, dit aussi Les Effets de la terreur. Je ne m’attarderai pas sur les multiples interprétations qui ont été proposées, parmi lesquelles celle de Fénelon – il utilise le mot « caprice » – connaît un regain d’actualité. Ce qui retient avant tout, ce sont les effets en chaîne provoqués par la découverte du cadavre au bord de l’eau. L’œil va du mort au passant effrayé, de celui-ci à la femme étonnée, accroupie en plein centre de la toile, aux pêcheurs enfin, à l’arrière-plan, au bord du lac. Réflexion sur la présence soudaine et inattendue de la mort, Poussin, je cite Diderot, « jette au milieu d’une scène champêtre l’épouvante et l’effroi ».
Épouvante et effroi que l’on retrouve dans le Paysage avec Orphée et Eurydice, au sujet comparable : l’apparition brutale, imprévue et irrationnelle de la mort dans une nature idyllique. Alors qu’Orphée célèbre ses noces au son de la lyre, Eurydice, qui cueillait des fleurs, est piquée par un serpent et pousse un cri. Un pêcheur étonné se retourne. Orphée, imperturbable, n’a rien vu, n’a rien entendu…
Je vous montre encore pour le seul plaisir, sans m’attarder, le Ravissement de saint Paul peint pour Scarron dans les derniers mois de 1649 et les premiers mois de 1650. Le paysage montagneux au lointain, qui accompagne l’étrange ballet des jambes encadrées par un pilastre et un mur percé d’une niche, est enveloppé par la cristalline limpidité de l’air.
Le Paysage à l’arbre frappé par la foudre, dit L’Orage et le Paysage au château, dit Le Temps calme, résument les ambitions de Poussin dans les années 1650. La qualité de la lumière poudreuse, l’eau froide du lac d’une pureté parfaite, le ciel nuageux d’un bleu laiteux du Calme font contraste avec le ciel obscurci et chargé, ce « vent furieux », les « tourbillons de poussière », les « nuées » et les « éclairs » qui illuminent les constructions, la pluie qui commence à tomber de L’Orage, comme se font face le pâtre rêveur et les personnages terrifiés et affolés qui s’enfuient. Mais surtout Poussin a opposé une nature impassible et immuable à une nature déchaînée, « saisie d’une violence toute pareille à celle des passions humaines ».
Le Pyrame et Thisbé, en taille un des plus grands tableaux de Poussin, s’inspire de l’émouvant récit d’Ovide : Thisbé, princesse de Babylone, attendait son amant Pyrame sous un mûrier blanc. Une lionne s’approche, qui venait d’égorger des bœufs, la gueule encore ensanglantée. Thisbé prend peur, s’enfuit, abandonnant son voile blanc à l’animal, qui, furieux, s’en empare et le déchire. Pyrame arrive sur le lieu du rendez‑vous, découvre le voile rougi de sang, s’imagine le pire, pense avoir compris le drame qui s’est déroulé et de désespoir se frappe de son épée. Thisbé revient sur ses pas, découvre son amant en train d’expirer ‑ c’est le moment retenu par Poussin ‑ et se suicide à son tour sous le mûrier dont dorénavant les fruits seront, je cite, « sombres, qui conviennent au deuil ».
Je me laisse aller à la paresse et cède la plume à Poussin (sa lettre à son ami le peintre Jacques Stella est perdue mais, grâce à Félibien, nous en conservons la transcription) :
« J’ai essayé de représenter une tempête sur terre, imitant le mieux que j’ai pu, l’effet d’un vent impétueux, d’un air rempli d’obscurité, de pluye, d’éclairs et de foudres qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les figures qu’on y voit, joüent leur personnage selon le tems qu’il fait ; les unes fuyent au travers de la poussière, et suivent le vent qui les emporte ; d’autres au contraire vont contre le vent, et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux. D’un côté un Berger court, et abandonne son troupeau, voyant un Lion, qui, après avoir mis par terre certains Bouviers, en attaque d’autres, dont les uns se défendent, et les autres piquent leurs bœufs, et tâchent de se sauver. Dans ce désordre la poussière s’élève par gros tourbillons. Un chien assez éloigné, aboye et se hérisse le poil, sans oser approcher. Sur le devant du tableau l’on voit Pirame mort et étendu par terre, et auprès de lui Tisbé qui s’abandonne à la douleur. »
Le déchaînement des forces de la nature accompagne le déchirement humain, l’absurde et sanglante méprise et les tours tragiques du destin.
Nous abordons les dernières œuvres de Poussin, les plus pessimistes, les plus subtiles aussi en termes iconographiques, celles où la réflexion du peintre est poussée à son extrême, à son excès a t-on parfois dit. De l’Orion, cher à Sitwell, à René Char, à Claude Simon, on retiendra l’image insolite du géant aveugle guidé par Céladion juché sur ses épaules, à la recherche, à travers les nuages, du soleil qui lui rendra la vue. Un paysage, luxuriant et grandiose, d’arbres, de collines et de montagnes, plein de bruissement et de mystère, enveloppe la scène. Ce que Poussin voulait, c’était représenter allégoriquement la formation et la dissipation des nuages et des orages, peindre les éléments dans leurs cycles, la nature dans sa fécondité toujours renaissante, dans sa force créatrice, le soleil comme source de vie… « On peut dire du grand homme savant qu’il voyait la nature à travers les lunettes du temps », écrivait en 1817 William Hazlitt.
L’homme s’est effacé, les dieux se déchirent et s’affrontent, la nature balaie tout…
Il me faut en venir aux Saisons, le testament artistique de Poussin. Ces quatre tableaux sont – à juste raison – si célèbres que l’on croit tout savoir sur eux. Il n’en est rien. Ils furent peints entre 1660 et 1664 pour le duc de Richelieu, un neveu du cardinal. L’on sait encore que le duc perdit au jeu de paume contre Louis XIV ses treize Poussin et quelques autres tableaux en sa possession. Cette partie de paume n’était pour le roi qu’une façon élégante de s’approprier les œuvres qu’il souhaitait pour sa collection. Il dédommagea généreusement le duc en lui faisant verser 50 000 livres (mais l’on ignore le prix que Poussin en avait reçu du duc). Plus grave, l’on ne sait pas l’ordre dans lequel Poussin les peignit et à qui revient le choix des sujets et la décision d’orner d’épisodes bibliques les paysages symbolisant les saisons. Les quatre tableaux nous sont si familiers qu’ils ne nous surprennent plus. Que chacun d’eux – Adam et Ève, Ruth et Booz, la Grappe de Canaan, le Déluge – symbolise un âge de la vie, une heure du jour, un épisode biblique, dut paraître d’une grande audace. Jamais le peintre n’avait osé exposer avec autant d’évidence sa vision pessimiste du destin de l’humanité (en dépit des serpents du Déluge, symbole de rédemption). Jamais, en dépit de sa difficulté à tenir les pinceaux, Poussin n’avait peint avec autant d’amour les verts tendres du Printemps, les blés blonds de L’Été, les bleus lavande de L’Automne, les gris glaciaux de la pluie interminable du Déluge, cet hiver sans neige. Tableaux religieux, tableaux panthéistes ? C’est à nos yeux à dessein que Poussin a laissé planer le doute.
On m’en voudrait d’oublier l’exclamation de Corot devant L’Automne « voilà la nature ! » – Corot à qui l’on doit une Promenade du Poussin. J’aimerais encore citer ces quelques lignes de Rousseau : « Oui ; certes, je n’aime guère les tableaux, et il n’y en a qu’un seul qui m’ait frappé dans ma vie, le Déluge de Poussin. » La page de Chateaubriand (Vie de Rancé) est répétée régulièrement : « Ce tableau [le Déluge] rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! Souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole. »
J’ai cité les lectures de Poussin, Montaigne. J’aurais pu mentionner d’autres auteurs probables ou certains, Tommaso Campanella, Vincenzo Cartari, bien d’autres, sans doute moins nombreux que ne le croient les nouveaux poussinologues.
D’où Poussin tenait-il sa culture, qui l’a souvent servi mais également lui a nui en le faisant passer pour un artiste ennuyeux et trop savant, en un mot que je n’ose employer ici, un peintre académique, faisant oublier surtout le peintre, je souligne le mot, qu’il n’avait jamais cessé d’être ? Poussin fut sans nul doute un lecteur consciencieux, scrupuleux et concentré. Il aimait les théories, les idées, mais aurait-il lu tous les ouvrages qu’on lui prête, pas un instant ne lui serait resté pour peindre. Qu’a-t-il retenu de ses lectures, qu’en a-t-il retiré au fil des ans ? Sans nul doute quelques précisions archéologiques qui lui tenaient à cœur. Mais surtout une philosophie que dans ses lettres, à plusieurs occasions, il tenta d’exposer. « Nous n’avons rien en propre, nous tenons tout à louage. » En l’occurrence, Poussin emprunte sa citation à Montaigne, ce Montaigne qui fut son livre de chevet. Une méditation sur la condition humaine, une soumission de l’homme à la nature dans un déroulement cyclique en furent, dans les dernières années de sa vie, les clefs… L’extraordinaire est d’avoir su, avec le seul recours de ses pinceaux, nous la faire partager…
J’ai négligé bien à tort les austères dessins de paysage de Poussin. J’aurais souhaité évoquer les tableaux de Gaspard Dughet, son beau-frère, qui ne fut que paysagiste, et ceux, admirables, évocation d’un âge d’or évanoui, de son ami Claude, peintre de la mer par opposition à Poussin, peintre de la route. J’aurais pu mentionner son compatriote Corneille, et Cézanne, que l’on célèbre cette année et dont on cite trop souvent la formule « refaire du Poussin sur nature ». Bien entendu, Poussin peignait dans son atelier de la via del Babuino alors que le maître d’Aix se déplaçait, son attirail de peintre sur le dos, aux environs de la ville, du Château-Noir à la montagne Sainte-Victoire. À la vérité l’impeccable et l’implacable ampleur de ses paysages traités « par le cylindre et par la sphère » sont plus éloignés qu’on ne le dit des ultimes compositions de Poussin, intellectuelles et réfléchies, sensibles et émouvantes.
Je conclurai sur une citation moins connue de Cézanne : « Je voudrais, comme dans le Triomphe de Flore, unir les courbes des femmes à des épaules de collines… Je voudrais comme Poussin, mettre de la raison dans l’herbe et des pleurs dans le ciel. »