ORAISON FUNÈBRE
de Messire HARDOUIN DE PÉRÉFIXE DE BEAUMONT, Archevêque de Paris, et l’un des Quarante de L’ACADÉMIE FRANÇAISE, prononcée en 1671, à ses Obsèques faites au nom de cette Compagnie en l’Église des Billettes ; par M. CASSAGNES.
Vas electionis est mihi iste, ut portet nomen meum coram Gentibus et Regibus. Act. cap. 9.
MESSIEURS,
CE n’est pas d’aujourd’hui qu’on rend des honneurs publics à la mémoire des hommes extraordinaires. On a reconnu depuis longtemps qu’il fallait conserver le souvenir des grandes vertus après qu’elles avaient quitté la terre ; et l’on a jugé même qu’on ne pouvait prendre un temps plus favorable pour les célébrer, que ces moments de douleur, où les louanges ne sont plus sujettes à l’envie. Aussi n’y a-t-il rien qui semble plus humain et plus raisonnable que de pleurer nos amis quand la mort nous les ravit, de justifier publiquement les larmes qu’ils nous font répandre, et de chercher plutôt notre consolation dans l’éloge de leur mérite, que dans l’oubli de leur perte.
Quand vous n’auriez que ces raisons, MESSIEURS, pour rendre des devoirs funèbres à vos Confrères, elles seraient sans doute légitimes, mais vous en avez de bien plus fortes, qui sont la certitude où nous met la Religion Chrétienne de l’immortalité de nos âmes ; l’assurance qu’elle nous donne, qu’en perdant ceux qui meurent avant nous, nous ne les perdons que de vue ; que la fin de cette vie sert de commencement à une autre qui ne doit jamais finir ; que la liaison de l’Église est indissoluble, éternelle, indépendante des temps et des lieux ; qu’il y a des morts qui nous peuvent secourir par leurs prières, et qu’il y en a aussi que nous pouvons secourir par les nôtres.
Ainsi puisque la Raison et la Foi, la Philosophie et la Religion, la Vertu Morale et la Vertu Chrétienne vous avaient rendus débiteurs envers la mémoire de Messire Hardouin de Péréfixe de Beaumont, Archevêque de Paris, et l’un des Membres de votre Compagnie, je ne m’étonne pas que vous ayez voulu vous acquitter de cette dette, mais je m’étonne qu’un dessein qui ne peut être que loué, ait été suivi d’un choix qu’on peut à peine excuser, et qu’ayant parmi vous tant d’hommes qui étaient capables de cette action, vous y ayez engagé le seul qui ne l’est pas. Vous me fûtes témoins de la répugnance que j’eus de m’en charger. Je résistai longtemps à des ordres, dont j’ai accoutumé de me faire des lois, et justement épouvanté de vos lumières, je me représentai dés-lors combien c’est une chose redoutable, que d’avoir pour Auditeurs les Maîtres de l’Art et les Juges de l’éloquence. La bienséance voudrait sans doute, que devant des Esprits qui sont au-dessus du vulgaire, on ne dît point de choses communes, et je me vois dans l’impossibilité de vous en dire de nouvelles. Car en effet que puis-je apporter en ce lieu ? Des raisonnements ? la science où vous avez été élevés vous les fait voir dans leurs principes. Des exemples ? Ceux de votre Confrère vous sont connus aussi bien qu’à moi. Des autorités ? vous savez toutes celles qui ont du poids, l’Antiquité est présente à votre Esprit, et d’ailleurs vos Ouvrages ne pourraient-ils pas servir eux-mêmes d’autorité ? Je ne suis point rassuré par une réflexion qui a été faite par le Philosophe, que si tous les hommes étaient comme ils devraient être, c’est-à-dire, s’ils étaient tous comme vous êtes, l’Éloquence serait inutile dans le monde, qu’il suffirait alors d’exposer la vérité toute nue, et qu’il faudrait tourner son discours de telle manière, que pour ne faire ni tort ni grâce à son sujet, l’on s’abstînt de plaire et que l’on évitât d’ennuyer.
Mais il est temps de fermer les yeux à toutes ces considérations, quelque justes qu’elles puissent être. Songeons que ce doit être ici une action de piété plutôt que d’éclat, puis qu’elle se passe au milieu de la célébration des Mystères, que l’Église appelle terribles. Respectons la grandeur du sacrifice, la présence des Autels, la sainteté de l’Evangile ; et sans faire un discours profane sur un sujet Chrétien, considérons en notre Prélat le rang qu’il a tenu dans les Lettres, et le rang qu’il a tenu dans l’Église. Ces deux vues, si je ne me trompe, nous ouvriront un chemin pour pénétrer le fond de ses louanges, ou du moins pour en parcourir l’étendue. Nous verrons la relation qu’il a eue avec le Prince, et celle qu’il a eue avec le Peuple. Vas electionis est mihi iste, ut portet nomen meum coram Gentibus et Regibus. Nous distinguerons en lui la qualité de Docteur de Sorbonne, d’Académicien, de Prédicateur : l’importance de ses Emplois, la splendeur de sa Dignité, les travaux de son Ministère ; et sur tout n’oubliant pas ce qu’on attend particulièrement de ce Discours, nous pourrons le regarder comme Précepteur du plus grand Roi de la terre, et comme Archevêque de la première Ville de l’Univers.
Dieu qu’il est impossible de nier, et qu’il est impossible de comprendre, qui est dedans et dehors le monde, que le Ciel ni la Terre ne renferment point, mais qui renferme l’un et l’autre, Dieu, dont tous les Anges sont les ministres et les serviteurs, dont tous les Rois sont les Lieutenants et les sujets, dont toutes les créatures généralement sont les ouvrages, ce grand Dieu n’a que lui-même pour sa fin, et il a créé le monde pour sa propre gloire, Universa propter femetipsum operatus est Dominus. Ce n’est donc pas pour contempler le soleil, comme disait autrefois un Philosophe, ni pour contempler le Ciel, comme disait un autre, que l’homme a été mis sur la terre ; ce n’est pas non plus pour borner en lui-même ses méditations et ses pensées ; ce n’est pas enfin pour quoi que ce puisse être de créé, dont la connaissance ne pourrait jamais le rendre sage, et dont la possession ne pourrait jamais le rendre heureux, mais c’est pour la gloire de Dieu.
Un des moyens que nous avons pour arriver à cette fin, est l’étude des Sciences. Les unes nous font connaître Dieu, les autres nous servent à le faire connaître au reste des hommes ; et je les vois heureusement unies en notre illustre Archevêque, qui était en même temps un des membres ou pour mieux parler un des ornements de la Sorbonne et de l’Académie. Comme Théologien, il avait la connaissance des perfections de Dieu, comme Académicien il était capable d’en donner la connaissance aux autres ; comme Théologien, il ressemblait au Réservoir qui garde les eaux, comme Académicien, il ressemblait au Canal qui les distribue ; comme Théologien, c’était une nuée qui renfermait en foi la matière des pluies ; comme Académicien, c’était une nuée qui répandait ses pluies favorables pour rendre les âmes fécondes en œuvres de piété, et en fruits de la pénitence.
Ce n’est peut-être pas sans une particulière Providence de Dieu que cette union se trouvait en lui, et qu’il était le nœud de ces deux grands Corps, pour leur faire considérer qu’ils ne doivent pas se proposer deux fins différentes, mais se joindre ensemble par une sainte conspiration pour instruire le monde, pour confondre l’erreur, et pour combattre et vaincre l’iniquité.
Il y avait autrefois une dispute continuelle entre les Philosophes et les Orateurs, qui était entretenue par l’orgueil du Paganisme. Les Orateurs disaient que les Philosophes abusaient de leurs Esprits par d’excessives subtilités, qu’ils consumaient leurs jours en des contemplations oisives, et qu’ils étaient d’incommodes fardeaux, ou pour le moins d’inutiles membres de la République. Les Philosophes disaient au contraire, que les Orateurs entretenaient l’erreur des opinions populaires, qu’ils s’amusaient à une vaine affectation de langage, et qu’ils ne se proposaient que de donner aux choses des couleurs de vraisemblance d’arracher les suffrages des peuples en émouvant la violence de leurs passions. A Dieu ne plaise que sous la loi de la Charité je me représente une semblable dissension entre la Sorbonne et l’Académie. Elle serait d’autant plus blâmable, que même entre les Païens, les plus sages reconnurent que leur dispute avait un fondement bien vain, puisqu’ils ne pouvaient se passer les uns des autres ; que jamais homme ne serait véritablement Orateur s’il n’était Philosophe, c’est-à-dire, s’il ne savait la morale ; et que jamais Philosophe ne ferait aimer la sagesse s’il n’était Orateur, c’est à dire, ne savait l’art de parler et d’écrire. Aussi Périclès fut disciple d’Anaxagore, et de Démosthène de Platon, dont l’éloquence a été admirée de tout temps. Mais pour ne rien dissimuler, cet éloquent[1] Philosophe semble condamner une qualité qu’il possédait lui-même. Saint Basile[2] versé dans la lecture de ses Ouvrages, aussi bien que les autres Peres de l’Église, semble aussi à son exemple rejeter l’art de l’Orateur ; et pour rendre cette objection plus forte, saint Paul dans ses divines Épîtres livre mille assauts et mille combats à la science et à l’éloquence humaine. Cependant puisque Platon dans ses Écrits emploie les ornements oratoires, et quelquefois même ceux de la Poésie ; puisque saint Basile a été un si grand Orateur, que Libanius, homme du métier, dit qu’il était le seul qui sût inspirer une âme à ses discours ; puis qu’enfin l’incomparable Apôtre allègue Aratus, Epiménide et Ménandre, et qu’il s’exprime d’une manière si admirable, que saint Chrysostome, le fidèle interprète de ses pensées, fait en mille lieux le Panégyrique de son éloquence, n’y a-t-il pas lieu de croire que l’on prend ici le change, que la difficulté vient d’une équivoque, et que l’on n’entend pas bien la signification des mots dont ces grands hommes se sont servis ? Platon et saint Basile, n’en doutons pas, en blâmant les Orateurs, ne veulent parler que des Sophistes ; et saint Paul ne s’oppose à la science et à l’éloquence qu’en les considérant du côté de l’erreur qui s’y glisse, du côté de la présomption, de l’envie, de l’opiniâtreté, de la résistance à la foi, et de tous les autres défauts que les hommes leur communiquent ; les hommes, dis-je, qui par la corruption de leur nature tournent le bien en mal, et abusent des meilleures choses.
J’ai cru d’abord être obligé d’entrer en ce raisonnement, pour aller au-devant de ceux qui trouveront étrange que je noue un Archevêque d’avoir été Académicien ; car le monde a toujours eu et aura toujours de certains hommes qui emploient leur raison à combattre la raison même, qui languissent toute leur vie dans les premières préventions qu’ils ont reçues, et dont l’esprit est dans une telle disposition, qu’auprès d’eux il faut éternellement faire l’apologie des choses les plus innocentes, les plus louables, et les plus nécessaires.
Notre Prélat avait donc juste raison de croire qu’on doit joindre les études qui se sont parmi vous avec celles que l’on fait dans la Théologie. Il voyait que hors de ce chemin il n’y avait rien à faire de solide dans les Lettres, parce que s’il est certain, comme on n’en saurait douter, que tous les Arts généralement, fait par la fin de leur objet, fait par celle de l’Artisan, se doivent rapporter à la Morale, il est certain aussi que la Morale ne peut être sue dans la perfection où l’Evangile l’a mise, sans le secours de la Théologie ; comme d’un autre côté cette Théologie demeure renfermée en elle-même, si elle n’emprunte d’ailleurs la méthode de se rendre intelligible au peuple, et de répandre utilement ses lumières sur toutes sortes d’esprits. Le sage Péréfixe reconnut que les travaux d’une Académie chrétienne ne sont pas inutiles pour le salut et pour la conduite des âmes. Il reconnut que les Pasteurs Évangéliques doivent être armés du glaive de la parole, aussi bien que du bouclier de la foi. Il se souvint que l’un des premiers hommes apostoliques est appelé en propres termes, vir eloquens, dans l’Écriture[3], et que ces vénérables Evêques de l’Antiquité ont été non seulement les plus pieux et les plus saints, mais les plus doctes et les plus éloquents hommes de leur siècle.
Qui pourrait exprimer le zèle dont l’animait sa science, et combien la science était désirée par son zèle ; quand il faisait réflexion qu’il y a une absolue nécessité que l’Église fait en possession des bonnes Lettres pour les sanctifier par l’esprit de la charité, pour les consacrer à la détente de la foi, à la propagation de l’Évangile, pour en ériger des arcs de triomphe à l’honneur des conquêtes et des victoires de JESUS-CHRIST ? Cela est si nécessaire que rien ne l’est davantage.
J’avoue, MESSIEURS, que nous sommes éloignés du commerce des infidèles, nous vivons dans la splendeur du Christianisme, où l’Église paraît aujourd’hui la Mère de tant de peuples, et la Reine de tant de Souverains. On voit néanmoins beaucoup de Chrétiens en qui la Foi est morte ou mourante, qui nourrissent des sentiments contraires au Mystère de la Croix, fait pour la pratique, fait pour la croyance, et qui ont besoin de conversion, non seulement du côté de l’âme, mais du côté de l’esprit ; de sorte qu’il faut nécessairement prendre les armes pour combattre ; il faut s’écrier avec le Prophète, mucro, mucro, evagina te ad occidendum, lima te ut interficias et fulgeas. Ne peut-on pas dire que la puissance du discours est plus nécessaire dans ces derniers temps qu’elle ne l’était dans le premier âge de l’Église ? Car c’est alors que s’accomplit cette grande effusion de l’esprit de Dieu qui avait été prédite par Joel[4] et par Isaïe ; et ceux qui recevaient le Baptême, recevaient avec ce Sacrement la grâce des guérisons, ou l’esprit de Prophétie, ou quelque autre de ces dons surnaturels qui élevaient visiblement les disciples de JESUS-CHRIST pardessus le reste des hommes, et qui servaient de continuelles démonstrations de la vérité de nos Mystères. Comme Dieu a privé son Église de cette merveille, il y faut suppléer par la force du raisonnement, par l’abondance de la Doctrine, par la justification des Prophéties et des Écritures, par la fuite des lumières de la tradition Ecclésiastique, enfin par la manifestation du divin et indissoluble enchaînement de nos vérités éternelles.
Ajoutons encore à cela pour la gloire des Lettres et pour nous enflammer de leur amour, ajoutons, dis-je, la grandeur où elles sont élevées par le Christianisme. Les Anciens leur ont fait un honneur qui paraît comme incroyable. Quand on parle de Scipion, de César, de Caton, de Brutus, et de tant d’autres Romains célèbres, on ne songe à rien moins qu’à les regarder du côté des ouvrages de l’esprit. Cependant c’étaient des hommes de Lettres ; c’étaient des Philosophes, des Orateurs, qui après s’être servis de leur savoir et de leur éloquence pour plaider dans le Barreau comme Avocats, s’en servaient pour animer leurs troupes, comme Généraux d’Armée ; pour haranguer le peuple comme Tribuns, et pour opiner dans la plus auguste Assemblée de la terre, ou comme Consuls, ou comme Sénateurs. Voilà qui est grand selon les vues humaines. Cette grandeur n’approche pourtant pas de celle que les Lettres reçoivent du Christianisme. Jugeons-en par les suites. Il n’y a plus d’Empire Romain, ni de République Romaine. Les Scipions et les Césars se sont évanouis dans la vanité de leurs pensées, au lieu que les effets des travaux spirituels ne sont point perdus, et ne le seront jamais. Les âmes qui ont été conduites ou maintenues dans la bonne voie par les saints Docteurs, leur en rendront des grâces immortelles dans la patrie, et les avantages qu’on a retirés de leurs discours, ou de leurs écrits, ne feront pas seulement aussi durables que le monde, ils dureront autant que l’éternité.
Le Prélat dont nous célébrons la mémoire était animé par ces puissantes considérations. Il connaissait qu’il faut être ménager du temps pour acquérir une érudition solide : il croyait devoir faire tous ses efforts pour joindre en lui, non les titres de Docteur et d’Académicien, mais les qualités, qui leur fervent de fondement ; car l’Église a de grands Théologiens qui ne sont pas du Corps de la Sorbonne, et la France a d’excellents hommes de Lettres, que l’Académie ne possède pas, mais qu’elle souhaiterait de posséder. Il aimait l’étude, MESSIEURS, il aimait l’étude qui est votre innocente passion. Comme un des meilleurs moyens pour apprendre, est de s’imposer le soin d’enseigner ; il a enseigné un Cours de Philosophie dans le Collège du Plessis. Il n’était pas de ces esprits dissipés qui regardent la solitude comme une captivité, et la lecture ou la composition comme une gêne. Il faisait ses plaisirs de ses travaux, et ayant appris d’un Prophète[5], que les lèvres du Prêtre sont les dépositaires de la science ; ayant appris d’un autre[6], que celui qui en néglige l’acquisition, est exclus du Sacerdoce par le Seigneur, il voulait acheter au prix de ses veilles cet ornement et cet appui de sa profession.
Que si on le doit louer d’avoir suivi cet honnête désir tant qu’il fut en liberté de le suivre, je ne le trouve pas moins louable de s’être donné tout entier à l’emploi où il fut ensuite appelé par la Providence ; car on ne saurait croire combien il y a de personnes de Lettres qui perdent ou qui corrompent les plus belles occasions de se rendre utiles au monde, pour ne pouvoir se détacher des charmes de la curiosité, et se défendre contre l’intempérance de l’esprit.
Vous me voyez insensiblement arrivé, MESSIEURS, à l’endroit le plus remarquable de sa vie. Ne le passons point sans le considérer avec attention ; et pour en connaître la grandeur, souvenons-nous que la loi naturelle voudrait que tous les pères instruisissent leurs enfants, et que toutes les mères les nourrissent ; mais comme il y a de certaines mères qui sont obligées de se dispenser de ce devoir, il y a aussi des pères qui se trouvant engagés dans des occupations importantes et ne voulant pas néanmoins oublier l’éducation des enfants qu’ils ont reçus de Dieu, appellent des personnes capables pour les appliquer à cet emploi, et pour leur confier le plus tendre gage de leur amour et le plus cher objet de leurs espérances. Je sais bien que notre Archevêque, qu’on appelait alors l’Abbé de Beaumont, ne fut pas choisi pour Précepteur de S. M. par le feu Roi de glorieuse mémoire : il fut nommé par Anne d’Autriche, grande Reine et sage Régente : mais cela ne change point le principe du droit naturel que nous venons d’établir, et il est toujours vrai de dire que les précepteurs des enfants des rois représentent auprès d’eux les Rois leurs pères à l’égard de l’instruction des lettres ; et cette participation qu’on leur donne de la puissance paternelle et royale, rend ce choix si honorable qu’il ne peut rien arriver de plus glorieux au mérite d’un homme de lettres. Cependant comme cet honneur ne leur doit pas faire oublier la dépendance de leur condition, et que pour devenir maîtres ils ne laissent pas de demeurer sujets, il faut qu’ils gardent un certain tempérament, qui est peut-être une des plus difficiles choses du monde, puis qu’il les oblige à joindre des qualités différentes contraires et en quelque manière incompatibles, la sévérité et la douceur, l’autorité et le respect, la complaisance et la fermeté, le commandement et l’obéissance.
L’Abbé de Beaumont semblait être né pour tenir ce milieu. Il savait se conduire avec une exacte discrétion ; il avait d’ailleurs un grand usage de la Cour et du monde, un air et une civilité digne de sa noble naissance. Il avait l’abord aussi charmant que personne l’ait jamais eu ; il avait la présence tout ensemble agréable et majestueuse ; et il possédait toutes ces grâces qui servent d’introduction à la vertu.
Vous ne vous attendez pas, MESSIEURS, je m’assure, que j’entre dans ce détail de soin, d’attachement et d’assiduité où il est descendu. Et comme en voyant un arbre chargé de fruit on ne saurait marquer précisément quelles ont été les gouttes de pluie et de rosée qui l’ont fait croître, fleurir et fructifier : il ne ferait pas moins impossible de spécifier en l’instruction de notre Roi quelles ont été les choses qui ont fait le plus d’impression dans son âme, et qui ont animé les puissantes inclinations qu’il a eues dès son enfance pour les vertus Héroïques.
Nous voyons aujourd’hui que c’est un des plus grands Monarques qui fût jamais ; qu’il sait l’art de régner, et le met en pratique ; qu’il se charge des plus grands et des plus petits soins de la Monarchie, et n’y trouve rien ni au-dessus ni au-dessous de lui, qu’il n’a point d’autre Ministre que lui-même, ni d’autre favori que son peuple ; que la France l’occupe sans l’épuiser ; qu’il pourrait seul gouverner les divers Empires de la terre ; qu’il imite les plus parfaits modèles, et les surmonte en les imitant ; qu’il donne de plus grands exemples à ses enfants, qu’il n’en a reçu de ses ancêtres ; et que les moins passionnés pour sa gloire, s’ils ne le mettent au-dessus de tous les Rois, demeurent d’accord qu’il n’en faut point mettre au-dessus de lui. Nous voyons tout cela, et nous savons qui a été son Précepteur. À la vérité il y a trouvé un fonds très-heureux, une âme naturellement belle et magnanime, un cœur ferme et grand, un Génie vaste et sublime ; qui même quand il n’aurait point eu d’éducation, était capable de percer et de dissiper tous ces nuages, pour nous éclairer de ses lumières, et servir d’astre à tout l’Univers. Cela fait le bonheur de notre Prélat ; mais ce bonheur fait sa gloire ; et s’il y a une sorte de félicité, qui, selon le témoignage d’un Ancien[7], a droit d’entrer dans les Panégyriques, ce doit être sans doute celle dont nous parlons maintenant.
Hé, comment est-ce, que la vie du Roi ne ferait pas la gloire de son Précepteur ? Elle fait la nôtre ; il y en a parmi nous qui n’ont point d’autre relation avec le Prince que celle d’être ses sujets. Cependant nous nous faisons tous honneur de notre Souverain ; nous nous glorifions d’obéir au plus grand Roi de la terre ; et il n’y a point de Français, qui étant arrivé aux Provinces les plus éloignées, ne témoigne cette noble et juste fierté à la face des Nations, et en présence même des autres Monarques. Certainement on peut dire qu’en cela il en est des bons succès pour la louange, comme des mauvais succès pour le blâme. Vous savez, MESSIEURS, quel a été le Prince dont Sénèque fut Précepteur, et il ne vous sera pas difficile de rappeler en votre mémoire ces paroles remarquables, qui ont été dites autrefois de ce Philosophe. Arguetur rectius quam praedicabitur, non erudiisse indolem Neronis, sed armasse saevitiam.
Sénèque n’est-il pas bien malheureux, lui, qui a été la gloire du Portique, qui a porté la Morale aussi haut que la raison naturelle la puisse porter, et qui par un de ses ouvrages, a tant recommandé aux hommes la Clemence, il est accusé d’avoir armé la cruauté de Néron. Qu’est-ce à dire, armé la cruauté de Néron ? Est-ce que Sénèque l’avait excité au crime ; qu’il lui avait inspiré l’avidité du sang et du carnage ; qu’il lui avait mis dans les mains le poison, le fer, et le feu ? Non, MESSIEURS, ce n’est pas ce qu’on lui reproche ; mais on lui veut reprocher de n’avoir pas assez fortement représenté à son disciple, qu’un Prince cruel est un monstre, que la bonté gagne l’amour, que l’amour assure les empires, et qu’une âme généreuse, qui se trouve assise sur le Trône, n’ordonne jamais d’injustes supplices, et ne se porte qu’à regret à ordonner les plus justes châtiments. Qui sait pourtant si Sénèque ne s’était pas acquitté de ce devoir ? Nous sommes d’autant mieux fondés à le croire, que les cinq premières années du Règne de cet Empereur passent pour avoir été vertueuses, qu’elles sont proposées en exemple, comme le reste de sa vie est l’horreur et l’abomination de l’Univers. Toutefois quoique Sénèque y eût peut-être pris tous les soins dont il était capable, que bien loin de participer aux cruautés de Néron, il en ait été la victime, cet infortuné Philosophe en a le blâme : on l’a rendu comme le complice de tant d’actions criminelles ; on lui a intenté une accusation qui au travers de tant de siècles est venue jusques à nous ; on a imprimé une tâche ineffaçable à sa réputation.
Que si un méchant Prince est la honte de son Précepteur, par quelle raison qu’un bon Prince ne sait pas la gloire du sien ? Et puisque le Règne du Roi n’est point taché de sang comme celui de tant d’autres Souverains ; que la colère est une passion inconnue à ce grand Monarque ; qu’il trouve plus de plaisir à pardonner, que les esprits emportés n’en trouvent dans la vengeance ; et qu’il se fait autant aimer par sa bonté, que révérer par sa prudence, et craindre par sa valeur ; ne rejaillit-il pas quelque rayon de sa gloire sur son Précepteur, et ne sommes-nous pas obligés d’avoir des pensées de reconnaissance pour celui qui a cultivé les semences de vertu que le ciel avait mises dans cette grande âme ?
Pensons-nous que lorsqu’Alexandre faisait tant de choses éclatantes, qu’il prenait des villes, qu’il gagnait des batailles, qu’il se montrait infatigable dans le travail, et intrépide dans le péril ; pensons-nous que ces vieux Capitaines, qui avaient servi dans les armées du Roi Philippe son père, ne fussent pas quelquefois obligés de tourner leur pensée vers la Grèce où était demeuré Aristote, et de réveiller les sentiments d’estime qui étaient dus à ce Philosophe, dont leur Prince avait été si heureusement instruit ? Ainsi lorsqu’en ses expéditions militaires, le Roi était l’âme de son armée ; et si l’on peut s’exprimer de la sorte, l’artisan de ses Conquêtes ; qu’il partageait le péril avec ses soldats, ou qu’il ne se distinguait d’avec eux qu’en s’exposant davantage ; et qu’après avoir montré par sa victoire qu’il a toutes les vertus des Conquérants, il a montré par la paix qu’il n’en a point les vices ; qu’il n’en a ni l’ambition ni la violence ; n’aurait-il pas été bien raisonnable de mêler au moins une fois le nom de son Précepteur dans les acclamations de son triomphe ? Si nous avons oublié de lui rendre cet honneur pendant sa vie, réparons cette injustice après sa mort. Mais quand nous serions assez ingrats pour ne le faire point, ceux qui viendront après nous, ne laisseront pas de le faire ; quand nous manquerions à ce devoir, la postérité n’y manquera pas, et de tant d’Histoires qui se feront de Louis XIV, il n’y en aura pas une qui ne marque que Hardouin de Péréfixe a été son Précepteur, qui par ce seul mot n’engage toute la terre à la vénération de ce Prélat.
L’Empereur Antonin honora de la pourpre consulaire celui qui l’avait élevé dans les Lettres, et qui était un Orateur célèbre, dont nous avons perdu les ouvrages. L’Empereur Gratien eut la même reconnaissance pour Ausone, que ses Poésies ont rendu fameux. Il y en a d’autres qui ont procuré la première dignité de l’Église à ceux qui avaient pris soin de leur instruction ; sur quoi notre Prince a dit qu’il voudrait avoir fait pour son Précepteur ce que Charles-Quint fit pour le sien. Cette pensée est digne de votre générosité, ô grand Monarque : mais quand vos désirs auraient été en cela exaucez, vos actions auraient toujours été les plus grands bienfaits dont il eût été redevable à votre vertu. Votre vie, votre vie même aurait été l’honneur le plus sublime où vous l’eussiez élevé ; il aurait eu non seulement plus de joie, mais plus d’éclat, de vous voir régner comme vous faites, que de porter la tiare sur la tête : et la gloire que vous lui donnez par la vôtre est si grande, qu’elle ne peut céder qu’à celle qu’il possède dans le Ciel.
On ne saurait exprimer les transports et les ravissements qu’il ressentait à la vue des illustres actions de Sa Majesté ; car il n’était pas du nombre de ces hommes perdus d’ambition, qui n’ont pour but que leur fortune, et qui n’aiment rien qu’eux-mêmes. Il aimait l’Église, il aimait le Roi, il avait le cœur chrétien, le cœur Français, il pratiquait ce précepte : Deum timete, Regem honorificate. Il préférait l’honneur même qui lui était arrivé, à toutes les grâces qui en avaient été les suites ; il comprenait quelle heureuse destinée c’était pour lui que d’avoir donné la connaissance de Dieu à celui de tous les Princes qui en est la plus vive image, et d’avoir été le premier Prédicateur d’un Roi Très-Chrétien, Vas electionis est mihi iste, ut portet nomen meum coram Regibus. Oui sans doute l’on peut dire, que les Précepteurs des Rois sont leurs premiers Prédicateurs ; comme les Prédicateurs sont les Précepteurs des peuples si bien que ces deux qualités ayant été jointes en Messire Hardouin de Péréfixe, je dois le considérer maintenant du côté de ses prédications, et je m’y trouve d’autant plus obligé, que l’union des qualités Théologiques et Académiques semble être encore ici nécessaire : Vas electionis est mihi iste, ut portet nomen meum coram gentibus.
Je sais que je parle devant des personnes sur qui l’exagération ne fait point d’effet, et qui sauraient bien rabattre du prix des choses si je prétendais les augmenter. Ne craignez donc point que je m’abandonne à des hyperboles téméraires, que je songe à vous déguiser la vérité, comme si vous pouviez la méconnaître, et que suivant cet excès indiscret, qui n’est que trop suivi dans ces rencontres, je tienne une conduite que je vous ai ouï blâmer tant de fois ; mais il n’est pas juste aussi, que pour éviter de donner trop de louanges à votre Confrère, je le prive de celles qui lui sont dues. Le désir que j’aie de tenir un milieu raisonnable m’engage dans une réflexion que je vous prie de faire avec moi.
Après les Apôtres dont les discours inspirés ne tirent pas à conséquence, et ne tombent point sous les règles, il me semble que le plus grand Prédicateur qui fut jamais dans le monde a été S. Chrysostome ; et il m’est venu depuis longtemps dans la pensée, que jamais deux Génies ne furent plus semblables qu’étaient ce Père de l’Église et l’Orateur Romain : de sorte que si S. Chrysostome avait été dans le Barreau de Rome, il y aurait plaidé comme Cicéron ; et si Cicéron avait été dans la Chaire d’Antioche ou de Constantinople, il y aurait prêché comme S. Chrysostome. Quoique ces deux hommes soient deux prodiges, l’un pour l’éloquence profane, et l’autre pour l’éloquence sacrée ; et quoiqu’il se fait passé tant de siècles sans qu’il soit venu personne qui les ait égalés, n’est-il pas vrai, MESSIEURS, que l’on a dans l’esprit une idée de perfection, qui est encore plus haute que le degré d’excellence où ils se sont élevés ? Cela est certain, Cicéron l’a avoué lui-même à l’égard de Démosthène, qu’il avait choisi pour son modèle, et dont il était le perpétuel admirateur ; et il y avait des Romains du temps de Cicéron, qui tout charmés qu’ils étaient de son éloquence, y auraient pourtant désiré je ne sais quoi (que dirai-je ?) je ne sais quoi de plus serré, de plus rempli, et de plus nerveux. Plusieurs même aujourd’hui sont un pareil jugement de S. Chrysostome, ils n’y trouvent pas des taches, ni des faiblesses, ni des défauts, mais ils trouvent quelque intervalle entre lui et la perfection. Et en effet, rien ne nous empêche de concevoir qu’il aurait été un Prédicateur encore plus admirable, si avec sa facilité merveilleuse, avec son inépuisable fécondité, avec ses raisonnements toujours sages, toujours solides, toujours persuasifs, il avait joint la force de S. Basile, la pénétration de S. Augustin, et la doctrine de S. Jérôme. Cette idée n’a jamais eu d’exemple, je le confesse, elle n’en a jamais eu, et vraisemblablement n’en aura jamais. Toutefois ce n’est pas une imagination chimérique, elle a son fondement dans la nature des choses. D’aussi parfaites créatures ne sont pas des ouvrages impossibles à la Divinité ; et si le Ciel n’en accorde point à la terre de si accomplies ; c’est assurément pour humilier les hommes, en leur donnant assez de lumière pour connaître la perfection, sans leur donner assez de force pour y arriver.
Or quelle est l’application de ce raisonnement ? Je veux dire par-là, MESSIEURS, que comme nous ne laissons pas d’admirer Cicéron et S. Chrysostome, quoi qu’ils n’aient pas tout-à-fait rempli l’idée que nous avons conçue de la perfection, de même nous ne devons pas laisser d’estimer et de louer ceux qui ont un véritable mérite dans l’éloquence, quoi qu’ils n’égalent pas l’élévation et la gloire de ces deux incomparables Génies. Si les Anciens n’en avaient jugé de cette sorte, il se trouverait qu’entre tous les Orateurs de la Grèce on ne parlerait que du seul Démosthène. Il aurait étouffé la réputation de son rival, en le surmontant dans cette fameuse cause qu’ils plaidèrent l’un contre l’autre, et nous ne connaîtrions ni Eschine, ni Démade, ni Hypéride, ni ce Lysias, qui était recommandable pour la douceur et la netteté de son style. Nous sommes bien plus obligés, maintenant de garder cette équité dans les Lettres, car je ne sais si c’eût été un grand malheur pour la République des Athéniens, de n’avoir point d’autre Orateur que Démosthène, mais je sais bien que ce ferait une terrible infortune pour l’Église, si elle était réduite à n’avoir qu’un seul Prédicateur. Hé que feraient tant de peuples qui ne recevraient aucune instruction ? Quelle serait la destinée d’un nombre infini d’âmes, qui n’auraient point de guides pour les conduire dans le chemin du salut ? Loin d’ici donc ce dégoût superbe, cette odieuse malignité qui voudrait anéantir tout ce qui n’excelle pas absolument pardessus le reste des choses, qui croit, ou du moins fait semblant de croire, qu’il n’y a point de place d’honneur au-dessous du premier rang. Il y en a sans doute, *honestum est in secundis tertiisque consistere[8], et il faut assigner une de ces places honorables à celui dont nous regrettons la perte.
C’est au moins le sentiment que m’a laissé la lecture de ses Sermons. J’en ai vu le plus grand nombre que mon bonheur me fit tomber entre les mains. J’y ai trouvé une manière droite et saine, un caractère solide et judicieux, une sage dispensation des matières saintes, des lumières Ecclésiastiques, une méthode propre pour instruire et pour édifier. Sans avoir l’impétuosité des foudres, il en produisait les effets, en abattant les obstacles, ou, comme l’Apôtre les appelle les hauteurs contraires à la science de Dieu. Il montrait que la douceur est quelquefois aussi forte que la force même, ou pour mieux dire, il montrait que la force n’est pas toujours accompagnée de bruit ni de violence. Il n’employait pas les plus grandes, les plus visibles, et les plus tumultueuses machines de l’éloquence ; mais il en savait manier les ressorts les plus fins, les plus subtils, et les plus délicats. Ce n’était pas un de ces torrents qui couvrent les campagnes de leurs flots, et qui ne souffrent point de digues ; ce n’était pas, si vous voulez, un de ces fleuves qui remplissent un vaste lit, et qui sont une longue course. [9]C’était une fontaine, comme l’on a dit d’un de ceux que j’ai allégués, c’était une fontaine claire et pure, où l’on pouvoir puiser des eaux salutaires. On le suivait, sinon avec une émotion inquiète, au moins avec un attachement attentif ; on entendait sans peine ce qu’il voulait dire, et l’on en était satisfait après l’avoir entendu. Il voulait éclairer sans éblouir, toucher plutôt que plaire, combattre pour vaincre, et non pour triompher. Il imitait le gémissement de la colombe, plutôt que le rugissement du lion. Il n’avait pas honte de la simplicité de l’Evangile ; simplicité mille fois plus majestueuse ; que toute la pompe et toute la magnificence des hommes. Il n’était pas de ceux qui songent à se prêcher eux-mêmes, en prêchant JESUS-CHRIST. Jamais il ne mêlait les fumées de la vanité mondaine avec l’onction de l’Esprit de Dieu. Jamais il ne se détournait du chemin de la vérité, pour courir après des fantômes. Il paraissait véritablement élu du Seigneur pour porter son nom devant les Peuples et les Rois, Vas electionis est mihi iste, etc. Il se montrait toujours maître de sa raison, toujours maître de celle des autres, pour les rendre captifs de la foi, dont il se rendait captif lui-même, et par tout il faisait luire les rayons du jugement et du bon sens, qui sont des dons naturels à la vérité, mais que la grâce suppose dans les exercices de ce ministère. Vous dirai-je en un mot ma pensée sur le sujet de ses prédications ? Elles m’ont paru conçues de telle sorte, qu’il serait à désirer que tous les Prédicateurs lui fussent semblables. L’Église y gagnerait beaucoup, puisque par ce moyen elle serait délivrée d’un nombre infini d’esprits inconsidérés, qui s’engagent dans cet emploi sans y être appelés, ni de Dieu, ni des hommes, et sans y apporter aucune disposition, ni de la grâce, ni de la nature. Ils n’y apportent en effet qu’une aveugle témérité. Ils sont bien souvent dans une profonde ignorance de toutes sortes de Lettres. Bien loin d’avoir assez de lumières pour enseigner, ils n’en ont pas quelquefois assez pour apprendre, et ils ne savent ni la Morale, ni l’Église, ni la Religion. Comment les sauraient-ils ? Ils vivent dans un continuel éloignement de l’étude, qui est le canal ordinaire dont Dieu se sert pour communiquer aux hommes la science ; ils n’ont pas lu les titres des ouvrages les plus communs des Peres de l’Église ; ils ne prennent jamais le soin de puiser la doctrine Ecclésiastique dans les sources que Dieu et ses Prophètes, JESUS-CHRIST et ses Apôtres nous ont laissées ; et sans être soutenus sur aucun fond, ils viennent faire souffrir le Seigneur par leurs discours. [10]Laborare fecistis Dominum in sermonibus vestris. Ils viennent, dis-je, se jouer de la patience d’un auditoire chrétien, et tromper la faim et la soif que les âmes ont pour la justice. Que si l’on voit de ces esprits hasardeux, qui osent se produire dans Paris la lumière du monde, que doit-ce être dans les villes des Provinces et dans les lieux de la campagne, et n’y-a-t-il pas sujet de craindre qu’il ne s’y commette une infinité de semblables attentats contre la dignité de la parole divine ?
Voilà un grand mal dans l’Église, n’y a-t-il point de remède ? Le remède que notre Archevêque se proposait d’y apporter, était de faire remplir l’Année Chrétienne de discours solides et instructifs, de les distribuer en tous les lieux de son Diocèse par le secours de l’impression, et d’enjoindre aux Pasteurs qui lui étaient subordonnés, de les prononcer sans y rien changer, ou s’ils ne pouvaient les apprendre par cœur de les lire dans les Églises Paroissiales, devant les fidèles qui s’y assemblent. (C’est une chose qu’il m’a fait l’honneur de me dire à moi-même). Excellent projet, salutaire et admirable règlement, dont la pensée, à ce que j’apprends, est aussi venue dans l’esprit de quelques autres Prélats, qui se proposent par ce moyen de conserver l’uniformité de la Doctrine, de soutenir la faiblesse, de réprimer la témérité, de prévenir l’erreur et d’humilier l’orgueil de l’impiété, qui voudrait faire tourner au mépris de la Religion, l’ignorance de ceux qui en déshonorent le ministère.
Mais il ne serait peut-être pas à propos de captiver dans ces fers les beaux et heureux Génies dont l’Église se sert si utilement ; et de couper les ailes, s’il faut ainsi dire, à ces Aigles qui ont de quoi être hardis dans leur vol sans être téméraires et qui peuvent s’abandonner à leur force sans craindre d’en être abandonnez. Pour ceux-là, MESSIEURS, notre Prélat destinait des règles et un art, en quoi il suivait l’esprit et l’exemple de S. Charles, qui ayant considéré qu’entre tant d’ouvrages des Peres de l’Église, il n’y en a point qui puisse tenir lieu d’une Rhétorique chrétienne, se résolut à y faire travailler, et y engagea effectivement un Evêque d’Italie. Nous avons aujourd’hui ce livre sous le titre de Rhetorica Ecclesiastica. Il serait à désirer que l’exécution en eût été aussi heureuse que l’entreprise en était louable, mais comme on y a suivi servilement l’ordre commun et la division ancienne, et que d’ailleurs rien n’y est traité dans son étendue, cela ne saurait être de grand usage, et n’a presque rien d’estimable que l’intention.
Il semble, MESSIEURS, que la Providence vous ait réservé ce travail, je puis dire que vous le pouvez faire, j’oserai dire que vous le devez, et permettez-moi de dire encore que vous le voulez.
Vous le voulez sans doute, puis que la Rhétorique est un de ces grands projets qui ont accompagné ou suivi votre institution. Il ne sera ni difficile ni nécessaire de s’y étendre sur l’éloquence du Barreau, elle a été enseignée à fond par les Anciens, le genre judiciaire fait la plus grande partie de leurs livres de Rhétorique, et comme ils joignaient un jugement profond à une érudition profonde, ils ont épuisé cette matière en la traitant. Mais c’est l’éloquence chrétienne qu’ils n’ont pas touchée puisqu’ils ne l’ont pas connue ; c’est là où il faut oser et entreprendre, où il faut bâtir sur un plan qui ne fait pas emprunté, où il faut se faire un chemin pour aller à la découverte d’un nouveau monde. Un seul homme, quelque grande que fût son application, ne saurait venir à bout de cet ouvrage. Travaillez de concert à un si grand et si noble dessein ; surmontez par votre persévérance les difficultés qui se rencontreront dans cette laborieuse entreprise, faites ce présent au Christianisme, qui en recevra un fruit infini, faites lui, dis-je, ce présent, non seulement en votre langue, mais en la langue de l’Église, et attirez-vous par vos veilles les bénédictions du Ciel et de la terre. Si vous achevez ce travail que votre illustre Confrère a souhaité, il en apprendra l’exécution dans le soin de la gloire, il en concevra pour vous une reconnaissance éternelle ; et s’il peut arriver quelque surcroît de bonheur à la souveraine félicité, il se trouvera plus heureux en voyant, quoi qu’après sa mort, l’accomplissement de son désir.
Mais qu’on ne s’imagine pas que sa vie ne se fait passée qu’en de simples désirs comme celle de tant de Chrétiens. Il a mis la main à l’œuvre, il a agi, il a travaillé comme Archevêque de Paris, et fait dans cette grande Ville, fait dans le reste de son Diocèse, il a fait des choses qui demanderaient un discours entier, et dont je vous parlerai dans la suite de celui-ci, après vous avoir priés de me donner un moment pour pouvoir reprendre mes forces.
Il n’en est pas des Prélats, comme des Princes de la terre, qui maintiennent la force des lois humaines, par la crainte des châtiments temporels. Mais quand les Evêques auraient cette sorte de puissance, ils devraient toujours travailler à un autre dessein que celui de la politique, qui se propose pour but d’établir le repos et la sureté dans les Etats, et d’empêcher que l’on n’y commette ni trahison ni violence ; ne se mettant point en peine d’ailleurs, si l’on forme de mauvaises pensées ; si l’on envie le bien d’autrui, et si l’on désire la mort de ses frères. Comme l’Evangile nous enseigne que les mauvais désirs sont criminels devant Dieu aussi-bien que les mauvaises actions, il ne suffit pas de réprimer les méchants, il faut les convertir ; il ne suffit pas de leur ôter le pouvoir de mal faire, il faut leur en ôter même la volonté ; il ne suffit pas de lier leurs mains par la crainte, il faut changer leurs cœurs par l’amour ; il ne suffit pas enfin de les rendre semblables aux gens de bien, il faut les rendre gens de bien eux-mêmes.
On peut juger par ce raisonnement quel doit être le zèle des Evêques, quelle doit être leur foi, leur charité, leur courage, leur travail, leur vigilance. La vigilance sur tout est essentielle à l’Épiscopat. [11]Attendite vobis, et universa gregi, in quo vos Spiritus sanctus posuit Episcopos regere Ecclesiam Dei quam acquisivit sanguine suo. Qui dit Evêque dit surveillant, et comme quand on parle d’un Pilote, on entend parler d’un homme qui gouverne effectivement le navire, qui a la main sur le timon, et l’œil sur la boussole, et qui n’abandonne pas son Vaisseau aux passagers ni aux matelots, de peur de l’abandonner à la fureur des vents et des tempêtes. Ainsi quand on parle d’un Evêque, on entend parler d’un Chrétien qui prend soin de son salut, et de celui des autres fidèles, qui travaille à la sanctification de l’Église, et qui n’en laisse pas la conduite à des étrangers indifférents ou mercenaires, de peur de la livrer à la cruauté des loups ravissants et à la rage de ce lion, dont parle saint Pierre, qui tourne de tous côtés pour chercher à dévorer les âmes.
Notre Archevêque persuadé, ou disons plutôt pénétré de cette vérité fondamentale, s’est appliqué aux exercices de son ministère ; il a fait son capital de son devoir, il en a fait son tout ; il s’est enseveli, s’il faut ainsi parler, dans les fonctions Épiscopales, qui se réduisent à deux, à la résidence, et à la visite.
Je vois bien que la résidence dans Paris ne serait pas une louange, si on la prenait pour un simple séjour et je ne prétends pas aussi le louer d’avoir demeuré dans cette capitale du premier Royaume de la terre, mais d’y voir veillé comme un Pasteur Évangélique, au milieu de son troupeau innombrable. Super custodiam meam stabo, et figam gradum super munitionem, et contemplabor[12].
Vous l’avez vu, MESSIEURS offrir publiquement au Père céleste le sacrifice de l’Agneau sans tache : vous l’avez vu assister au concert des louanges divines, et à la publication des vérités Chrétiennes, et bénir ensuite son peuple par la manifestation de la Victime adorable ; vous l’avez vu paraître dans les sacrées solennités, à la tête des adorateurs du Dieu vivant, qui étaient sensiblement consolés de voir que le Seigneur présent dans les Temples d’une manière particulière y était servi avec une sainte magnificence, Praesentia Dei magnificè delectati[13].
Vous savez d’ailleurs, ce qu’il a fait pour les droits de son siège, vous savez qu’il a accompli des choses qui avaient été le désir de plusieurs siècles, sans en avoir été l’espérance, et que joignant la révolution qu’il faut avoir pour les grandes entreprises, avec la persévérance qui est nécessaire pour en exécuter, il a eu des succès avantageux à l’ordre de la Hiérarchie, qui obligeront éternellement ses successeurs à révérer la mémoire de son Pontificat.
Mais ce n’est pas là en quoi consiste son plus grand travail. Il consiste en cette correspondance infinie qu’un Archevêque de Paris est obligé d’avoir, en cette inconcevable multitude et diversité de soins, en ce détail prodigieux où il faut descendre, et dont la seule imagination m’épouvante. Aussi je ne crains pas de dire qu’il y a succombé, je veux dire, qu’il y a perdu sa santé, et abrégé ses jours, qu’il est demeuré accablé sous les ardents efforts de sa charité, qu’il s’est sacrifié comme une victime aux désirs de son zèle, et qu’il est mort beaucoup plutôt qu’il n’aurait fait, s’il ne se fût engagé dans un genre de vie si occupé et si pénible. Defeci ferre non fustinens[14]. Si en cela nous voulons plaindre notre malheur, nous le pouvons, mais gardons-nous de le plaindre, lui qui est mort en travaillant pour JESUS-CHRIST. Heureux celui qui meurt de la sorte ; heureux celui qui a combattu le bon combat, et qui en reçoit la couronne dans le Ciel ! On le regardait peut-être avec envie lorsqu’il possédait sa dignité, et maintenant on le plaint : mais c’est tout le contraire des sentiments de piété : car il faut maintenant avoir une sainte jalousie de son bonheur, et une sainte émulation pour sa vertu ; et il fallait le plaindre, il fallait en avoir pitié, lorsqu’il gémissait lui-même sous une charge qui semble surpasser les forces humaines.
Et certainement, MESSIEURS, cette Ville où nous sommes, que Julien appelait encore de son temps une petite ville, est depuis parvenus à une si prodigieuse grandeur, qu’elle seule fait le plus grand Diocèse du monde : et comme S. Bernard appelle l’Episcopat un fardeau redoutable aux Anges, j’oserai presque dire que si un Ange descendait du Ciel pour avoir la direction spirituelle de Paris, il ne pourrait s’y acquitter des obligations pastorales, dans toute la rigueur et toute la plénitude des Canons. Quis enim potest populum tuum dignè, qui tam grandis est, judicare ?[15] Qui est l’homme, qui est l’Ange, qui puisse fournir aux devoirs d’une si vaste supériorité, aux différents besoins d’un si grand nombre d’âmes, aux remèdes et aux préservatifs de tant de maux, au règlement de tant de Paroisses, de Séminaires, d’Hôpitaux, de Communautés, à la consolation de tant de pauvres, à la correction de tant de pêcheurs, à l’édification de tant de justes ; en un mot, à la conduite de tant de Chrétiens, dont cette grande ville est peuplée ?
C’est une chose constante qu’il n’y a point de lieu au monde, où il se fasse tant de bien et tant de mal que dans Paris : il n’y en a point où JESUS-CHRIST fait en même temps si glorifié et si offensé ; où il ait de plus fervents adorateurs, et de plus rebelles sujets, de plus superbes ennemis, où il voie plus d’âmes dévouées à son culte, qui sont sa volonté comme on la fait dans le Ciel ; et plus de cœurs éloignés de son amour qui blasphèment son nom, comme on le blasphème dans l’enfer : et ce mélange étonnant de tant de grands crimes et de tant de grandes vertus, de tant de grands exemples, et de tant de grands scandales, semble combattre par expérience la pensée d’un S. Père, qui a dit, Sicut magna pietas paucorum est, ita et magna impietas[16].
Le fidèle Péréfixe, élu du Seigneur pour porter son Nom devant un si grand nombre de bons et de mauvais Chrétiens, se rendait le coopérateur de la grâce pour la perfectionner dans les uns, et pour la ressusciter dans les autres. À l’égard des Justes, il travaillait à l’achèvement de l’édifice spirituel ; à l’égard des pêcheurs, il travaillait à la réparation de ses ruines ; il n’épargnait ni prière ni soin pour délivrer de servitude les Esclaves de Satan, et pour maintenir en liberté les Enfants de Dieu. Il tâchait par toutes sortes de moyens d’empêcher que les étoiles du Royaume des Cieux, qui est l’Église, ne tombassent dans le fond de l’abîme et de retirer des portes de l’abîme ces âmes malheureuses, qui s’endorment sans crainte, ou qui courent aveuglément sur le bord d’un si épouvantable précipice.
Il est vrai que pour seconder son zèle il avait d’excellents ouvriers, des Pasteurs éclairés, qui savent cet art des arts, cette science des sciences, dont parle S. Grégoire. Mais quoi, un General d’armée exempt de soin, pour avoir sous lui de bons Officiers ? N’est-il pas obligé de tenir l’œil sur eux aussi bien que sur le reste de ses troupes ? Ne faut-il pas qu’il leur donne ses ordres, et qu’il prenne garde s’ils sont bien exécutés ? N’a-t-il pas la plus grande part à la gloire et à la peine ? Et n’est-il pas toujours vrai de dire, Quis praest, in sollicitudine ?
Pour instruire son Clergé, pour animer cette sainte légion de Prêtres engagés sous sa conduite dans la milice spirituelle, il les assemblait en des Synodes, il leur enseignait comment il faut enseigner les peuples, il leur représentait combien l’esprit sacerdotal veut d’attachement à Dieu, et de détachement du monde : il leur ouvrait son cœur tout brûlant de charité : il leur communiquait les nobles desseins et les tendres sentiments de sa sollicitude paternelle : il les conjurait au nom de JESUS-CHRIST et de son Église de ne le point abandonner, mais de joindre leurs travaux aux siens, de lui aider à soutenir le grand poids qui lui était imposé par sa vocation, et de lui préparer les voies du Seigneur, pour la visite de son Diocèse.
Que dirai-je de cette visite qu’il a faite avec tant d’exactitude, qu’il regardait comme le plus pressant devoir de son Episcopat, et qui n’était pas moins nécessaire que le peuvent être les Missions dans les pays des Infidèles ? En effet, MESSIEURS, il n’est pas toujours besoin de chercher le Canada dans l’Amérique, il se trouve dans l’ancienne France aussi bien que dans la nouvelle, il se trouve dans les villages qui sont aux portes des plus grandes Villes. Qu’on en fasse l’expérience, on y verra des hommes, qui étant interrogés par les formules du Catéchisme, n’y font pas des réponses moins sauvages que les plus barbares Indiens, Tenebris obscuratum habentes intellectum, alienati à vita Dei, per ignorantiam quæ est in illis[17]. On y verra des hommes qui ne savent ni l’Oraison Dominicale, ni le Symbole ; qui ne connaissent pas Dieu, ou qui ne le connaissent que pour l’offenser ; qui joignent la malice à l’ignorance, l’orgueil à la brutalité, qui vivent comme des démons, qui m’eurent comme des bêtes. Ne faut-il dont pas travailler à défricher ces terres incultes qui se trouvent dans le champ de l’Église ? Ne faut-il pas faire tous ses efforts pour arracher ces ronces et ces épines qui déshonorent la vigne du Seigneur ? Il le faut sans doute, et c’est ce que notre Prélat a fait. Il s’est porté jusques dans les moindres lieux de son Diocèse : les habitants de la campagne en ont la mémoire présente et chère ; ils en parlent avec joie et de l’abondance de leur cœur ; et ils montrent par-là, que tant de soins n’ont pas été inutiles, qu’ils ont reçu la parole de Dieu avec avidité, susceperunt verbum cum omni aviditate[18], et que JESUS-CHRIST attache une bénédiction particulière aux Visites Episcopales.
Que ne puis-je faire le dénombrement des choses qu’il y a ordonnées ou accomplies !
En ce lieu-là il a inspiré du zèle à un Pasteur qui vivait dans la négligence, et regardait son emploi sacré comme un asile de repos et de paresse ; en un autre lieu il a soutenu le courage d’un Pasteur laborieux, et bien intentionné, mais qui persécuté par l’envie et par la malice voulait renoncer à la conduite des âmes, En ce lieu-là il a porté des pêcheurs scandaleux à faite une pénitence exemplaire ; en cet autre il a porté des pêcheurs cachés qui déguisaient leur conscience jusques dans le tribunal de la confession, à ne plus se tenir en ce silence sacrilège. Là il a donné le pain de la Parole, ici le pain de la vie. Là il a réglé l’administration d’un Hôpital, ici l’œuvre d’une Paroisse. Là il a ordonné d’achever le bâtiment d’une Église, ici la clôture d’un Monastère. Là il a aboli une coutume superstitieuse ; ici il a introduit un exercice conforme aux règles de l’Evangile. C’est en ce lieu qu’il a éteint un procès qui aurait été une cause éternelle de division entre des familles ; c’est en cet autre lieu, qu’il a accordé une querelle qui aurait produit des vengeances et des meurtres. C’est en ce lieu qu’il a empêché qu’un père et une mère ne fissent violence à leur enfant pour lui faire embrasser la vie religieuse sans y être appelé du Ciel. C’est en cet autre lieu qu’il a empêché qu’un père et une mère n’exerçassent une tyrannie toute différente, pour retenir auprès d’eux un enfant, qu’ils chérissaient selon la chair et le sang, et pour s’opposer en lui à l’accomplissement d’une vocation véritable. Il a désabusé des âmes, qui croyaient que l’usure n’était pas un péché. Il en a désabusé d’autres qui pensaient que les péchés d’habitude n’étaient que des péchés d’infirmité. Il a ouvert les yeux à des Chrétiens qui s’imaginaient que l’ignorance des préceptes mettait leur conscience à couvert. Vas electionis est mihi iste, ut portet nomen meum coram gentibus et regibus. Il y a des lieux où il a montré que le mal ne cesse pas d’être mal lors qu’on le fait par une bonne intention, mais que le bien cesse d’être bien lors qu’on le rapporte à une mauvaise fin. Il y a d’autres lieux où il a fait connaître que la célébration du jour du Seigneur ne consiste en oisiveté, en jeux, et en danses, mais en prières et en pratiques de vertu. Il y en a d’autres où après avoir enseigné aux Fidèles, comment ils devaient être disposés, pour recevoir le Sacrement de la Confirmation, il leur a donné ce Sacrement de la force, afin de les rendre de courageux soldats de JESUS-CHRIST, et de les animer à se défendre généreusement contre les ennemis de leur salut, ou visibles ou invisibles. Mais qui pourrait épuiser les louanges d’une visite Épiscopale, dont la foi et le zèle sont les guides, la science et la charité les compagnes, le courage et le travail les exécuteurs ? Quel esprit, quelle mémoire, pourrait ne rien oublier de ce qui se passe dans cette expédition Apostolique où l’on fait tant de conquêtes, où l’on remporte tant de victoires, où l’on cueille tant de palmes et de lauriers ? C’est une œuvre sainte qui en renferme une infinité d’autres ; c’est plutôt la matière d’une Histoire que d’une prédication ; c’est le sujet non seulement d’un Eloge mais de mille Panégyriques.
Ici, MESSIEURS je reconnais que si je parlais d’un Evêque qui eût fait toutes ces choses dans un lieu, et dans un temps éloignés de notre siècle et de notre patrie, ce serait un grand avantage pour ce discours. Alors je pourrais suivre pas à pas toutes les traces de sa vertu ; je marquerais les diverses stations de son voyage Evangélique ; il n’y aurait point de si petit hameau, dont le nom ne parût avoir de la dignité ; la moindre rivière semblerait plus majestueuse que la Seine ; et cet éloignement favorable ne ferait pas moins d’effet dans l’imagination, que les perspectives en sont à l’égard des yeux. Mais ay-je oublié ce que je disais au commencement de ce discours, que vous ne jugez pas des choses comme le peuple en juge ? Vous estimez les actions par les actions mêmes ; l’artifice ne peut rien gagner auprès de vous, la simplicité n’y peut rien perdre ; vous savez que toutes les régions de la terre sont à une égale distance du Ciel, et que les œuvres qui ont été faites en nos jours sur les rivages de la Seine, ne sont pas moins agréables à Dieu, pourvu qu’elles soient aussi saintes que celles qui furent faites autrefois sur les rivages du Nil ou du Jourdain.
Vous n’en admirez donc pas moins notre Prélat ; et vous l’admirerez encore davantage quand vous aurez fait réflexion, que ses charités spirituelles étaient perpétuellement accompagnées des charités temporelles qu’il rapportait au salut de l’âme.
Tantôt il relève une famille qui était tombée dans la pauvreté par un revers de fortune, tantôt il empêche une autre d’y tomber. Tantôt il envoie rassurer un prisonnier, qui pressé de la nécessité, et d’ailleurs menacé de la justice s’abandonnait au désespoir, et voulait prévenir deux morts forcées par une mort volontaire. Tantôt il fait porter à un malade languissant l’espérance de sa guérison, en lui fournissant le moyen de secourir la nature par les remèdes. Tantôt il calme les inquiétudes d’une mère infortunée, qui venant de mettre un enfant au monde, se voit contrainte de le nourrir, et n’a point de quoi se nourrir elle-même. Tantôt il assiste ces enfants que l’on appelle trouvés, qui dès les premiers jours de leur vie se voient abandonnés de ceux dont ils l’ont reçue ; et qui sont plus misérables que les orphelins mêmes.
J’ai appris sur ce dernier exemple qu’une femme pieuse étant allée implorer sa charité pour le secours de ces malheureux enfants, comme il n’avait point alors d’argent, il lui fit donner un service de sa vaisselle pour la vendre, et en consacrer le prix à des aumônes si nécessaires, et si agréables à Dieu.
Les Prêtres de la Mission ont rendu témoignage qu’en une seule fois ils avaient reçu de lui jusques à dix mille livres pour l’entretien de leur Séminaire ; et l’on fait état qu’il donnait tous les ans aux pauvres dix mille écus de son revenu.
Il ne se passe point de jour depuis sa mort où l’on ne découvre quelqu’une de ces œuvres saintes, qu’il tâchait de faire in abscondito, et seulement aux yeux du Père Céleste ; et je ne sais en quoi il est plus louable, ou d’avoir fait, ces actions, ou de les avoir cachées ; ou d’y avoir suivi la charité, ou d’y avoir suivi l’humilité ; ou d’avoir employé les biens Ecclésiastiques au secours des pauvres, dont ils sont le patrimoine, ou de ne s’être point servi de ces biens, ni de ces aumônes, pour en faire des trophées d’ostentation.
O charitable et humble Prélat : Vicisti famam virtutibus tuis. Quoique nous ayons toujours eu pour vous une haute estime, nous confessons que nous ne vous estimions pas assez. Nous faisons une réparation solennelle à votre mémoire et en même temps que Dieu vous fait part de la gloire éternelle dans le Ciel, nous croyons être obligés de vous offrir celle où nous pouvons contribuer sur la terre. Vicisti famam virtutibus tuis. Vous avez vaincu ce que les hommes appellent Renommée. Vous ne vous êtes point abandonné aux désirs de la vanité, vous avez surmonté ce vice aussi bien que les autres, qui tous comme autant d’ennemis abattus, ou de captifs enchaînez suivent le triomphe de votre vertu.
Dans la pratique de tant d’œuvres chrétiennes dans la vue de tant de bonnes intentions ; dans le fort, s’il faut ainsi dire de sa ferveur, nous l’avons perdu, il a été ravi à nos désirs et à nos espérances, et l’Église de Paris son Épouse, qui croyait en jouir encore longtemps, ne l’a possédé que peu d’années.
Mais que sa mort a été digne de sa vie ! qu’elle a été chrétienne et sainte ! Elle a eu mille témoins qui ont été édifiés de la piété de ce Prélat. Ils lui ont vu recevoir avec une vive foi le sacré Viatique. Ils lui ont ouï répéter d’une voix mourante, les prières qu’on faisait pour lui dans son agonie. Ils lui ont ouï dire en ces derniers moments, ces paroles si touchantes, je ne vois plus, mais j’entends encore, parlez-moi toujours de Dieu. Ils l’ont vu expirer en baisant la Croix de JESUS-CHRIST, et résigner humblement son âme entre les mains de celui dont elle est l’ouvrage-dans l’ordre de la Nature, et dans celui de la Grace, et dont elle doit être à jamais le temple dans le séjour de la gloire.
Il est mort, cet homme en qui le mérite était joint à la dignité, Archevêque d’une ville, qui est l’abrégé du monde, vigilant et fidèle Pasteur des âmes, Prédicateur véritablement Apostolique, Précepteur d’un Roi, l’inimitable modelé de tous les Rois, et de la plus célèbre Faculté de la terre, Académicien dont le nom faisait tant d’honneur à votre savante Compagnie.
L’eussiez-vous dit, MESSIEURS, l’eussiez-vous pensé avant sa dernière maladie qui fut si prompte et si courte, que ce devait être le premier de vos Confrères dont vous feriez le service ? Il se portait bien, au moins en apparence ; il n’était pas dans une extrême vieillesse, vous en avez parmi vous qui ont moins de santé et plus d’âge. Mais la mort n’a égard ni à la santé, ni à l’âge, ni à la fortune, ni au mérite, ni à l’amitié, ni aux vœux et aux prières. Elle n’entend que la voix du Seigneur, et dès qu’il lui commande de frapper son coup, elle se rend l’exécutrice de l’arrêt fatal qui a été depuis longtemps prononcé contre toute la race des hommes. Ainsi nous devrions être toujours préparés à de semblables évènements. Je vois néanmoins qu’on a été surpris de cette mort. On sera bientôt surpris de quelque autre, et après cela d’une autre encore : et toute la vie se passe en de pareils étonnements, sans que l’on en fasse la moindre application à soi-même, sans que l’on forme un véritable dessein de se convertir, sans que l’on profite de tant d’avertissements que Dieu nous envoie pour notre salut. Misi in vos mortem in via AEgypti, et non redistis ad me, dicit Dominus[19].
Ces terribles coups de foudre vous étonnent moins qu’ils n’étonnent le vulgaire. Les lectures que vous faites vous rendent l’objet de la mort familier. L’Histoire vous en fournit des exemples de toutes les manières ; la Philosophie, qui a été appelée la méditation de la mort, en fait son entretien le plus ordinaire, et la Morale Chrétienne qui la regarde comme l’instant décisif de l’éternité, y rapporte toutes ses réflexions, et la propose incessamment à nos pensées. Il n’est pas possible que vous ne régliez votre vie là-dessus : autrement, MESSIEURS, quelle solidité y aurait-il dans la profession des Lettres ? Quel fruit pourrions-nous espérer de nos études, et que nous servirait de prendre tant de soins pour faire du progrès, dans la connaissance des plus beaux Arts ? A quoi aboutirait tout cela ? Voyons. Quoi, passer les jours et les nuits sur la lecture ; apprendre des choses, en oublier d’autres ; faire des ouvrages, les donner au public ; acquérir quelque réputation, et puis mourir ! Pour ce qui est de cette autre réputation qui vient après la mort, il n’est pas malaisé de voir que c’est une chimère. Nous n’avons pas besoin de la postérité, et il n’importe guère pour notre repos et notre bonheur, que ceux qui viendront après nous sachent notre nom, ou ne le sachent pas.
Qu’y a-t-il donc à faire ? Faut-il abandonner tout et vivre dans l’oisiveté, comme tant d’autres hommes ? Non, Chrétiens. Mais donnons à l’étude une fin évangélique, et nous verrons que tout y deviendra solide. Supposons qu’un esprit s’attache aux lettres pour aller à Dieu, pour y conduire son prochain, pour servir à l’instruction de son siècle et des siècles à venir. Il est certain que ses peines ne seront point perdues, et que tôt ou tard on lui tiendra compte de ses travaux et de ses bonnes intentions. Hors de là, point de solidité dans les sciences. C’est bâtir sur le sable, c’est travailler sans dessein, c’est prendre de la peine sans savoir pourquoi ; et d’ailleurs c’est attirer la haine et l’abandonnement de Dieu, dont jamais on ne perd la lumière sans perdre la vérité, et sans devenir la proie du mensonge et de l’illusion.
Diogène Laerce a fait la vie des Philosophes, et saint Epiphane l’histoire des Hérésies. On connaît par ces deux ouvrages, qu’il n’y a si bizarre extravagance, qu’il n’y a si monstrueuse opinion, que les Philosophes et les Hérétiques, qui n’étaient pas des génies communs, n’aient conçue, suivie et enseignée, Dieu le permettant ainsi pour faire connaître à toute la terre la faiblesse de l’esprit humain et la défiance que les hommes doivent avoir de leurs propres forces. Après cela qui oserait se fier à la raison humaine ? Ah ! puisque nous en voyons les chutes, les égarements, les ténèbres, le néant, rendons grâce à la foi, et attachons-nous à suivre les espérances.
Je sais bien que parmi les gens de lettres il est rare d’en trouver qui s’abandonnent aux crimes punis par les lois temporelles. La pudeur, l’honnêteté, l’application à l’étude, l’amour du repos, le désir de la gloire, leur sont de puissants freins pour les éloigner de ces sortes d’actions ; mais en vérité cela suffit-il pour le salut ? Les Philosophes païens n’en faisaient pas moins ; ils ont été pourtant condamnez de Dieu, parce que, comme dit l’Apôtre, ils l’ont connu sans le glorifier. Nous le connaissons mieux qu’ils ne faisaient, quel sera notre malheur si nous ne le glorifions pas, si à leur exemple nous mettons notre confiance non en lui, mais en nous ; et si nous abandonnons notre âme aux vaines pensées où ils se sont élevés ? Qui gloriatur, in Domino glorietur[20]. Quiconque veut se glorifier, qu’il se glorifie au Seigneur ; car en effet si les hommes nous devaient juger, nous aurions raison de nous glorifier en eux. Si nous nous devions juger nous-mêmes, nous aurions raison de nous glorifier en nous ; mais nous ne devons pas être nos juges ; c’est Dieu qui doit nous juger. Ne songeons à plaire qu’à lui seul, soyons les adorateurs fidèles, suivons dans son culte les règles qu’il nous a lui-même prescrites. Aimons sur toutes choses les vertus chrétiennes, et donnons aux vertus morales le motif et la fin du Christianisme. Ne différons jamais l’exercice ni des unes ni des autres, dans les temps et dans les lieux où il les faut pratiquer ; profitons en ce moment même de l’occasion qui s’en présente, et offrons nos prières à Dieu pour l’âme d’un Prélat, qui étant comme notre Père par sa dignité Épiscopale, a bien voulu être notre Confrère par la société des Lettres.
[21]O Sauveur du monde, Apôtre et Pontife de notre confession, souverain Pasteur de nos âmes, qui mettez les autres Pasteurs au nombre de vos ouailles, qui leur faites rendre compte de leur administration spirituelle et qui les jugez comme le reste des hommes, et même avec plus de sévérité, nous savons que rien n’est pur devant votre face, et que les plus grands Saints ont redouté la rigueur de vos jugements.
Celui dont la mémoire nous assemble en ce lieu et mort dans la crainte de votre justice, comme il y avait vécu, mais il est mort aussi dans l’espérance de votre miséricorde. Il a évité les écueils de la présomption, et du désespoir où les malheureux pécheurs font naufrage ; il a suivi le conseil qu’il avait donné à tant de malades, qui ont fini leur vie mortelle durant le cours de son ministère ; il a resserré en mourant l’union qu’il avait contractée avec votre Esprit saint, et après avoir toujours soupiré pour vous, qui êtes la voie, la vérité, et la vie il vous a consacré jusques à son dernier soupir.
Ne le faites donc pas gémir loin de votre présence adorable ; ouvrez-lui le Sanctuaire de la paix ; achevez promptement la purification de son âme par l’efficace de votre sang. Faites que le sacrifice de votre corps qui va être offert sur ces Autels, lui fait en propitiation. Daignez lui accorder la couronne, que vous lui avez préparée par la prédestination éternelle, et après avoir exaucé les prières que nous vous faisons pour lui, exaucez les prières qu’il vous fera pour nous, quand vous l’aurez introduit dans la Jérusalem céleste, et que vous l’aurez mis en possession de la souveraine félicité. Ainsi soit-il.
[1] Plat. in Georg.
[2] Bas. de leg. lib. Gent.
[3] Act. cap. 18. Ezech. 12.
[4] Joel. 2. 28. If. 44. 3. I. Cor. 12. Eph. 4.
[5] Malach. 2.
[6] Ag. 4.
[7] Cic. de Or. Lib. 2.
[8] Cic. Or. 2 Cor. 10.
[9] Nihil enim est inane, nihil arcessitum, puro tamen fonti quàm magna flumini propior. Quint. parlant de Lysius lib. 10. Cap. I.
[10] Mal. 2.
[11] Act. 20.
[12] Hab. 2.
[13] Mach. 2. 15.
[14] Jer. 20
[15] 2. Par. 2.
[16] August. de verbis Dom. Serm. 10.
[17] Eph. 4. 18.
[18] Act. 17.
[19] Am. 4.
[20] Cor. I.
[21] Considerate Apostolum et pontificem confessionis nostrae Jesum. Heb.3.