Ode sur le Temps présent

Le 25 octobre 1851

Jean-Jacques AMPÈRE

ODE SUR LE TEMPS PRÉSENT,

LUE DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 25 OCTOBRE 1851,

PAR M. AMPÈRE.

 

Voyageur à travers l’espace,
Voyageur à travers les temps,
Changeant et d’idée et de place,
Pareil à ces débris flottants
Que le torrent sinueux pousse
Contre le roc ou sur la mousse,
Qui vont d’un bord à l’autre bord ;
Pareil à l’oiseau qui voyage
D’île en île, de plage en plage,
Toujours vole, et jamais ne dort :

 

Dans les temples grecs ou gothiques
Tour à tour il me plaît d’errer.
Ages nouveaux, siècles antiques,
Tour à tour j’aime à respirer
L’esprit qui sort de vos ruines,
Sombres tableaux, beautés divines
Lisant Homère au Parthénon,
Dans l’Apennin suivant le Dante,
Ou rêvant, sous la nuit ardente,
Près du colosse de Memnon.

 

Ou bien mon active pensée
Va parcourir d’autres déserts,
De ses courses jamais lassée,
Sondant de nouveaux univers,
L’abîme infini de l’histoire
Comblé de douleurs et de gloire,
Ces autres abîmes sans fond,
Où chaque siècle en passant sème
Foi, doctrine, erreur ou système,
Que de nouveaux siècles défont.

 

Comment dans ma route isolée
Cesserais-je ainsi de marcher ?
A quoi mon âme désolée
Pourrait-elle encor s’attacher ?
Je n’ai point d’épouse ou de frère ;
J’ai perdu ma mère et mon père,
Ma sœur et mes autres parents ;
Ceux qui m’aimaient et ceux que j’aime
Je les vis s’en aller de même,
Et se fermer des yeux mourants.

 

Au sein de cette vie étrange
Qu’on raille et qu’on ne comprend pas,
Qui toujours fuit, et toujours change
Parmi tant d’efforts et de pas,
A terre appliquant mon oreille,
J’écoute le temps qui sommeille,
Comme sommeillent les volcans,
J’écoute le bruit de la foule,
Roulant comme la vague roule
Sur les ténébreux océans.

 

Dans les villes et les campagnes,
Chez le grand et chez le petit,
Dans le chalet, sur les montagnes,
Dans l’atelier qui retentit,
Dans le salon doré qui tremble,
Dans la mansarde qui ressemble
Aux sombres cachots de l’enfer,
Ou bien à ces plombs de Venise
Qu’un renom lugubre éternise,
Brûlants l’été, glacés l’hiver ;

 

J’écoute le sage et le prêtre,
Les confiants, les effrayés,
Et le savant qui dit, Peut-être,
Et le douteur qui dit, Croyez !
Et comment vous croirai-je, apôtre
D’une foi qui n’est point la vôtre ?
Ou vous, tribuns, qui nous offrez,
Pour guérir un âge sceptique,
Votre délire dogmatique
Et vos rêves désespères ?

 

Oh ! je le vois bien, tout chancelle
Tout craque jusqu’au fondement ;
Il se fait de l’âme immortelle
Comme un évanouissement
Dieu s’évapore au fond de l’âme,
Creuset durci qui perd sa flamme.
Tout semble confus et brisé,
L’antique esprit n’a plus d’empire ;
Un monde qui fut grand expire,
Vieillard caduc, malade, usé.

 

Mais non, le monde est jeune encore !
C’est son habit qui seul est vieux.
Le couchant annonce l’aurore,
L’homme retrouvera les cieux ;
Car les formes sont passagères :
Ce sont des larves mensongères
Que l’éternelle vérité,
Alors qu’on pense la contraindre,
Trop puissante pour s’y restreindre,
Brise de son immensité.

 

Vous qui prêchez la lettre morte,
Interrogez plutôt l’esprit ;
La feuille meurt, le vent l’emporte ;
Mais l’arbre éternel refleurit.
Vous soufflez sur les os arides,
Vous voulez repeindre les rides
Du front sénile de Janus
Regardez sa face nouvelle,
Et que ce regard vous révèle
Les destins encore inconnus !

 

Oui, ces destins sont sous un voile
Que nul mortel n’a soulevé
Le genre humain cherche une étoile ;
II cherche, mais n’a rien trouvé.
Des préjugés héréditaires,
Des fantômes humanitaires,
Le salut ne saurait venir.
Ah trouvez, pour sauver le monde,
L’idée ignorée et féconde
Qui dort aux flancs de l’avenir !

 

Quand je ne verrais point cette heure,
Hélas ! si tardive à sonner,
Attente d’une ère meilleure,
Je ne veux point t’abandonner
Malgré l’utopie insensée,
Au culte saint de la pensée
Je ne dirai jamais adieu ;
Car je crois à la Providence,
A la raison, à l’espérance ;
Je crois en l’homme comme en Dieu.

 

Vous donc, amants de la nuit sombre,
Et vous qu’éblouit le soleil,
Poursuivez le jour faux on l’ombre
Dans un aveuglement pareil,
Et combattez sans vous entendre,
Pour attaquer ou pour défendre’ ;
Les uns balancés loin du port
Sans gouvernail et sans boussole,
Les autres, qu’épouvante Éole,
Vainement cramponnes au bord.

 

Sans le savoir, vers l’invisible
Vous allez, conduits par le ciel ;
Dans vos efforts pour l’impossible,
Vous travaillez pour le réel.
Le genre humain dans tous les âges
A marché parmi les orages,
Et, trop retenu, trop poussé,
Ainsi que les mondes eux-mêmes,
Entre deux puissances extrêmes
Eternellement balancé.

 

Celle-ci vers le centre presse
La matière inerte qui dort ;
Elle est pesanteur et paresse,
Et tend au repos, à la mort.
L’autre mettrait les corps en poudre,
Si son effort pouvait dissoudre
Le ciment dont ils sont pétris ;
Et son explosion rapide
Sèmerait dans l’espace vide
La poussière de leurs débris.

 

Mais le Dieu qui leur donna l’être
Les dirige du haut des cieux,
Et de leur discorde il fait naître
Un mouvement harmonieux.
Nul globe ne tombe en poussière,
Et les astres, dans leur carrière,
Ne furent jamais arrêtés :
Roulant sous l’éternelle voûte,
L’univers suit eu paix sa route
A travers les Immensités.
 

Sorrente, 7 mars 1851