Monsieur le Président,
Mes chers Confrères,
J’ai grand plaisir à venir aujourd’hui à votre Académie comme délégué de l’Académie française. Ainsi, tel Maître Jacques de L’Avare de Molière, je porte deux casaques, celle de l’Institut de France et celle de votre Académie. J’ai pensé que je ne pourrais mieux faire que d’évoquer à cette occasion les rapports entre Buffon et l’Académie de Dijon. On sait par la correspondance de ce grand devancier qu’il avait la plus grande considération pour l’Académie de Dijon, bien qu’il n’y fût pas très assidu.
Je sais que votre éminent président, Monsieur Pierre Rat, vous a déjà entretenus de Buffon au cours d’une cérémonie solennelle à l’occasion du 200e anniversaire de sa mort. J’ai fait de même lors de la célébration du même anniversaire à l’Académie française, mais son œuvre est si riche et son renom si grand qu’il n’est pas superflu d’y revenir.
Votre président vous a déjà commenté les Époques de la nature. Il y a tant à y puiser que je peux revenir sur ce sujet sans risquer des répétitions. C’est aussi parce que les Époques de la nature ont été pour la première fois révélées à l’Académie de Dijon. C’était le 5 août 1773. J’emprunte au professeur Jacques Roger les lignes suivantes :
« Après que le docteur Maret, en sa qualité de secrétaire perpétuel, eut fait l’éloge de M. Houin, académicien défunt, Buffon prit la parole, et lut un chapitre d’un ouvrage sur les Époques de la nature. Cette lecture en priorité d’un texte inédit devait rendre la séance à jamais mémorable. L’inauguration de l’Hôtel de l’Académie ne pouvait être faite sous de meilleurs auspices. »
Il y a toujours beaucoup à puiser dans les œuvres de Buffon, encore que beaucoup d’idées soient à l’état de rudiments ou d’allusions. C’est certainement dans les Époques de la nature que culminent les idées les plus originales de l’œuvre de Buffon. À côté de longueurs, d’erreurs, de jugements arbitraires, elle est éclairée de lueurs fugitives, mais aussi de visions précises auxquelles on ne peut dénier le génie.
Il est extraordinaire de voir que, sur un grand nombre de questions, Buffon a effleuré des théories qui se sont révélées exactes un ou deux siècles plus tard.
Buffon a-t-il été un évolutionniste ? Certainement pas, mais il en était très près dans certaines discussions.
Beaucoup de passages témoignent en effet de la tendance de Buffon à ranger les espèces suivant des types qui se sont transformés les uns dans les autres. En ce qui concerne les oiseaux, Buffon nous dit : « On trouve fréquemment parmi eux des espèces voisines et assez ressemblantes pour pouvoir être regardées comme des branches collatérales d’une même tige, ou d’une tige si voisine d’une autre qu’on peut leur supposer une origine commune. »
Dans d’autres passages, Buffon imagine que certaines espèces ont pu dériver d’autres par un processus de dégénération. On doit remarquer que l’idée d’une évolution partielle par dégénération a été reprise plusieurs fois jusqu’à nos jours, en particulier par André Lwoff. Il convient toutefois d’ajouter qu’avec de tels processus on peut expliquer des phénomènes très limités, mais non une évolution constructive.
Une idée très nouvelle et sur laquelle Buffon revient souvent dans ses œuvres est celle de la comparaison entre les différentes classes des animaux vertébrés et même de tous les animaux. « Il y a, dans les parties mêmes qui contribuent le plus à la variété de la forme extérieure, une prodigieuse ressemblance, évoquant nécessairement l’idée d’un premier dessein, sur lequel tout semble avoir été conçu : le corps du cheval, par exemple, qui du premier coup d’œil paraît si différent du corps de l’homme, lorsqu’on vient à le comparer en détail et partie par partie, au lieu de surprendre par la différence, n’étonne plus que par la ressemblance singulière et presque complète qu’on y trouve... » De cette constatation et de beaucoup d’autres observations de ce genre, il résulte que Buffon peut être considéré, avant Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, avant Cuvier, comme le fondateur de l’anatomie comparée.
C’est dans les Époques de la nature que l’on trouve les visions, disons plutôt les prévisions les plus annonciatrices des idées actuelles sur la formation de la Terre. Encore faut-il les « déganguer », les dépouiller de tout un fatras de verbiage pour qu’elles ressortent avec éclat.
Une véritable trouvaille de Buffon, et sur laquelle peu d’auteurs ont insisté, si même elle a été remarquée, est la séparation des continents. C’est dans la Sixième Époque que culmine cette idée. Elle est développée avec beaucoup d’arguments, de démonstrations, de commentaires, que je ne puis qu’évoquer rapidement.
Il est question de la séparation de l’Amérique et de l’Europe, mais aussi de l’Amérique et de l’Asie.
« Il y a si peu de distance entre les deux continents vers les régions de notre pôle, qu’on ne peut guère douter qu’ils ne fussent continus dans les temps qui ont succédé à la retraite des eaux. »
« Nous présumons encore que non seulement le Groenland a été joint à la Norvège et à l’Écosse, mais aussi que le Canada pouvait l’être à l’Espagne par les bancs de Terre-Neuve, les Açores et les autres îles et bas-fonds qui se trouvent dans cet intervalle des mers. »
Il est très remarquable de constater que c’est un examen similaire de la carte du monde qui a permis à Wegener de formuler l’hypothèse de la dérive des continents : un des premiers arguments qu’il fit valoir en faveur de cette thèse est que le contour du Brésil s’emboîte harmonieusement dans la côte du golfe de Guinée.
Comment s’est faite la séparation entre les deux continents ? Buffon ne pouvait avoir recours qu’à l’idée dominante à cette époque et qui l’est restée jusqu’à un âge récent : l’idée de l’affaissement d’un continent, « l’Atlantide », qui persista jusqu’aux temps modernes, où fut proclamée et admise la dérive des continents.
Il y a bien mieux encore : à plusieurs reprises, Buffon envisage que les trois continents, Amérique, Asie et Europe, n’en formaient primitivement qu’un seul. Cette idée, exprimée plusieurs fois dans la Sixième Époque, semble avoir hanté Buffon, de même que l’hypothèse d’une grande Méditerranée, qui se serait étendue de la mer Noire à la Caspienne et de la Caspienne à la mer d’Aral. Comme il était près de la conception moderne d’une grande Méditerranée ou Mésogée ! Comme il aurait été plus à l’aise s’il avait connu les données actuelles de la géomorphologie, dont on peut considérer qu’il a été le devancier et l’initiateur !
Plusieurs séries d’observations intriguent particulièrement Buffon. On trouve :
1. Des coquilles jusque sur les sommets des montagnes ;
2. Des ossements d’éléphants dans les contrées arctiques.
Buffon suppose que les mers ont envahi les terres jusque par-dessus les montagnes, que les coquilles appartiennent à des espèces disparues.
Cette question donna lieu à une controverse entre Buffon et Voltaire. Voltaire ne voulait voir, dans ce qu’on appelait alors « les pierres figurées », que de simples cicatrices de la nature. Ou encore, s’il s’agit de vraies coquilles, il prétendait que « c’étaient des pèlerins qui, dans le temps des croisades, avaient rapporté de Syrie les coquilles que nous trouvons dans le sein de la terre de France ».
« Comment se peut-il, riposte Buffon, que des personnes éclairées, et qui se piquent même de philosophie, aient encore des idées aussi fausses sur ce sujet ? »
On voit que Buffon a été un précurseur de conceptions très modernes en ce qui concerne plusieurs problèmes :
1. L’évolution des espèces ;
2. L’anatomie comparée, en particulier en ce qui concerne les homologies entre groupes ;
3. La séparation des continents, qui devaient primitivement être unis en un seul bloc ;
4. L’idée d’une grande Méditerranée, qui unissait la Méditerranée, la mer Noire, la mer Caspienne et la mer d’Aral ;
5. Le déplacement des mers et les changements de climats qui en résultent.
Ce sont là vraiment des conceptions que l’on peut mettre sans réserve au crédit de Buffon qui demeure un précurseur incontestable des idées modernes.