Réception de Jacques de Lacretelle
D’abord, Monsieur, rassurez-vous. Bientôt nous vous ferons connaître que vos alarmes étaient vaines. Nos mœurs académiques se sont fort adoucies depuis un quart de siècle ; nos épreuves d’initiation ne sont plus formidables, elles n’ont aucun caractère maçonnique, et vous n’avez nul sujet de craindre que je ne me dresse tout d’un coup devant ce fauteuil, où j’ai le privilège envié d’être commodément vous assis, pour vous dire, en tendant vers vous une main menaçante, que vous avez fait rougir un ancien brigadier de chasseurs à cheval. Je préfère évoquer des souvenirs moins militaires.
Est-ce, Monsieur, parce qu’originaire de notre Bourgogne, né au château historique et très littéraire de Cormatin, vous avez cependant passé plusieurs années de votre enfance en terre d’Égypte ? Je ne puis vous imaginer que sous les traits d’un jeune saïs, du saïs qui court dans le maïs, comme on chantait dans un opéra-comique du temps de ma première jeunesse, bien avant votre naissance. C’est aussi pour des raisons plus personnelles, que j’hésite à dire ici ; car je sais bien que notre Compagnie n’aime pas beaucoup les remarques personnelles. Enfin... Monsieur, c’était un jour d’élections à l’Académie française. L’un des candidats, qui avait eu déjà plusieurs déconvenues, attendait le résultat du vote dans une de ces vieilles maisons, très mystérieuses, qui existent encore... oh ! pardon, j’allais dire : au voisinage de la tour de Nesle, non : de l’Institut. Cette proximité, l’agilité de votre âge vous permettaient d’accourir, entre chaque tour de scrutin, et d’annoncer au candidat anxieux le nombre changeant, tantôt croissant, tantôt décroissant de ses voix. Comme l’a dit à peu près La Bruyère, à propos d’ailleurs de tout autre chose, pour un scrutin, un résultat bien fade est celui de n’en avoir aucun. Lorsque, après, si j’ai bonne mémoire, huit courses aller et retour, vous vîntes apporter au candidat qui, de la fenêtre, vous guettait, cette nouvelle négative, je ne sais trop, Monsieur, qui de vous deux était le plus déçu. Ah ! que vous auriez été vite consolés l’un et l’autre, si quelque prophète, par hasard clairvoyant, vous eût révélé que, très peu d’années plus tard, vous seriez à la place où vous êtes, et l’autre à la place où je suis, chargé de vous souhaiter ici la bienvenue.
Vous ne venez pas à nous, Monsieur, par des chemins que vous ne connaissiez pas. Les vôtres vous les ont montrés dès votre naissance, peut-être même auparavant : c’est le mystère de l’hérédité. Vous êtes le troisième de votre nom qui prend place parmi nous ; et je vous signale à l’envie de ceux qui ont quelques doutes sur le sort que la postérité leur réservera : vous aviez votre rue avant de naître ! Elle fait un angle droit avec « celle Vaugelas », comme disaient nos pères, ennemis des répétitions de mots : Vaugelas, c’est de la prédestination. Celle Lacretelle est même déjà prolongée ; il ne vous reste plus, Monsieur, qu’à en faire un boulevard.
Peut-être avez-vous ouï dire que l’Académie française ne hait pas les dynasties. La vôtre nous est particulièrement chère, et voici pour quelle raison historique.
Lorsque, le 29 décembre 1826, M. de Peyronnet déposa sur le bureau de la Chambre un projet de loi contre la presse, que par antiphrase sans doute il appelait « la loi de justice et d’amour », c’est votre aïeul, Lacretelle jeune, qui invita l’Académie française à délibérer sur les moyens de faire parvenir au Roi « l’expression de ses inquiétudes et de sa douleur ». M. de Lally-Tollendal fit observer qu’il était peu raisonnable de présenter une requête sans aucune espérance de succès. À quoi M. de Chateaubriand répondit que la conscience ne se détermine point par les chances plus ou moins probables d’un résultat utile, et qu’on risque tous les jours pour rien sa fortune et sa vie.
On alla jusqu’à menacer l’Académie d’une dissolution ce n’eût pas été la première. On n’osa point. On se contenta de retirer à celui dont vous avez l’honneur de porter le nom son titre — et son traitement — de censeur dramatique. Les détracteurs de notre Compagnie lui ont reproché souvent de fronder : cela n’est pas de sa dignité ; mais elle a toujours défendu, au péril même de son existence, les droits de l’esprit. Elle n’a jamais avoué la raison pratique du roseau de la fable. Aussi a-t-il pu lui arriver de rompre : elle n’a jamais plié.
Vous venez à nous, Monsieur, environné d’ombres illustres : tous les amis et de votre grand-oncle et de votre aïeul se sont penchés sur votre berceau académique. J’ai nommé Chateaubriand. C’est aussi Lamartine, votre « pays » comme disent les bonnes gens. C’est Vigny, Musset... ils sont trop. N’étiez-vous pas chez vous dans la seule maison de France où l’on n’appelât point Victor Hugo le Maître, parce qu’on l’appelait le Père ? Et pour rallier à ce cortège romantique celui qu’entre tous les classiques nous vénérons sans doute et nous chérissons le plus, vous avez eu recours, Monsieur, au plus légitime des artifices : vous êtes devenu par alliance l’arrière-petit-fils de Jean Racine.
Mais il serait temps peut-être de parler de vous. Si vous êtes né, vous n’êtes pas de ceux qui se sont donné la peine de naître, et l’on a pu pressentir dès votre adolescence que vous ne vous en tiendriez pas là. Dirai-je : dès le collège ? Ce ne serait pas pour vous faire plaisir ; car je ne sais pourquoi, vous qu’il faut louer de ne vous être jamais soucié d’aucune mode, vous vous êtes passé cette coquetterie de prétendre que vous aviez été un élève ordinaire, un sujet médiocre. Je me suis laissé dire le contraire. Je vois non loin de vous, sur ces bancs, quelqu’un qui sait mieux que personne ce qu’il en est et qui ne se gênerait pas sans doute pour vous en donner le démenti.
Aussitôt émancipé, vous avez commencé de ne pas tenir en place : faut-il attribuer à vos enfances diplomatiques cet impatient besoin d’être toujours ailleurs ? Vous l’avez satisfait d’abord par de très modestes déplacements. Il vous suffisait, pour vous dépayser, de traverser cette mer étroite qu’on appelle plus justement « le Canal ». Vous êtes de ceux que l’Angleterre a séduits et qui ne respirent nulle part aussi bien que dans les parcs d’une grande Université.
Ce n’est pas moi, Monsieur, qui vous reprocherai un goût que je partage, encore qu’il soit la cause de notre plus grave dissentiment. Bien avant que je pusse connaître Oxford, Taine et Bourget m’avaient appris à la désirer ; et lorsque pour la première fois j’aperçus la tour de Magdalen, la belle coupole de la Radcliffe Camera, lorsque j’errai sous les ormes séculaires de Christ Church, lorsque je découvris, serrée entre les deux bras du Cherwell, la charmante Mésopotamie, je vis bien d’abord que mes deux maîtres ne m’avaient pas trompé, et que, sinon mon intelligence du moins ma sensibilité avait maintenant une seconde patrie. Eh bien ! Monsieur, je ne dis pas que toutes ces beautés qui me sont si chères vous soient indifférentes ; mais vos préférences sont allées à la rivale d’Oxford : à Cambridge. Je suis Oxonien, vous êtes Cantab ! Et vous vous réjouissez quand la grande course du printemps est gagnée par ceux de qui je souhaitais la défaite !
Mais vous me reprocheriez à bon droit de n’avoir pas l’esprit sportif, si des considérations de cet ordre pouvaient fausser mon jugement. Soyez donc assuré que je ne tiendrai pas rigueur à Jean Hermelin d’avoir été enfanté par vous dans un autre bois sacré que celui où chaque année je reviens en pèlerinage. Ce jeune homme inquiet, qui vous ressemble comme un frère, c’est en effet aux lieux où il vous plaisait alors de chercher l’inspiration que vous l’avez créé, si je puis dire, d’un côté de votre âme ; soit dans cette incomparable campagne anglaise, soit dans notre Ile de France, que vous aimez aussi, dans les bois, ou même sur les champs de course de Maisons-Laffitte, ou encore dans la cité des eaux, à laquelle vous avez voué de bonne heure le même culte que Henri de Régnier. La guerre vous a fourni un dénouement, plus honorable, aussi discret que l’exécution de Julien Sorel dans le Rouge et le Noir. Vous n’avez même pas écrit l’équivalent de la phrase célèbre : « Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation. » Votre simplicité est encore plus nue et plus poignante : « Ces lignes sont les dernières tracées sur le carnet de Jean Hermelin. »
Lorsque votre main les eut tracées, Monsieur, c’en était fait, vous vous étiez inscrit, comme on dit dans les parlements, au groupe des romanciers. Et cependant vous aviez des ambitions moins étroites, si j’en juge par l’avant-propos de votre premier livre : « Ce que j’entreprends d’écrire dans ce cahier n’est ni un roman ni une confession. Je veux éviter l’invention littéraire de l’un et la délectation orgueilleuse de l’autre, de crainte qu’elles ne me distraient de mon but, qui est de parvenir à la connaissance exacte de moi-même. »
Écrire des histoires feintes n’était donc pas dès lors votre unique objet ? Ah ! Monsieur, combien je vous en félicite ! C’est ici un romancier qui accueille un romancier, ne craignez pas qu’il ne l’oublie ; mais, peut-être parce qu’il se flatte lui-même de n’avoir pas abdiqué son indépendance à une époque où la dictature de ce genre littéraire était plus jalouse encore que de votre temps, il sait bien ce qu’il vous a fallu de clairvoyance et de courage civique pour faire une franche et belle carrière de romancier profès, sans toutefois consentir à ce que l’on a justement appelé l’impérialisme du roman une soumission absolue ni exclusive.
La prétention du roman à s’élever au-dessus du simple divertissement date du dix-huitième siècle. Elle était encore timide. Le genre, alors à peine littéraire, qui devait envahir, au siècle suivant, toute littérature, gardait une contenance modeste devant le genre souverain de la tragédie. Celle-ci avait une muse, la plus imposante des neuf sœurs, Melpomène : le roman n’avait même pas de muse. Voltaire croyait certainement que ses plus beaux titres de gloire étaient Zaïre, Mahomet, que sais-je ? l’Orphelin de la Chine ; si quelque prophète impertinent lui avait dit que ce serait un jour Candide et l’Ingénu, il aurait pensé que l’on se moquait de lui, à quoi il n’était pas accoutumé, et il l’aurait pris fort mal.
Cependant la philosophie commençait à se glisser dans les histoires feintes ; et comme le siècle se faisait de sa philosophie une idée peut-être un peu trop avantageuse, le genre romanesque en prenait un sentiment de sa propre dignité qui menaçait de s’exagérer jusqu’à la suffisance. Il est curieux que d’aussi importants romanciers que Stendhal n’aient pas été touchés de cette vanité. Balzac, en revanche, que son génie excuse, les a eues toutes. On connaît son mot : « Je fais concurrence à l’état-civil », qui est une façon, à mon sens, un peu trop administrative, trop bourgeoise, trop prosaïque d’exprimer qu’il avait la prétention d’ailleurs justifiée, d’être un animateur innombrable de créatures humaines. Ce pouvoir créateur a permis de le comparer sans trop de disproportion à un Shakespeare, et dès lors le roman n’a plus voulu reconnaître de supérieur ni même d’égal parmi les genres littéraires.
On est en droit de s’étonner qu’il n’ait jamais eu de lui-même une opinion plus haute qu’au moment où, par la force des choses, il rabattait beaucoup de ses prétentions et, après avoir fait concurrence à l’état-civil, n’aspirait plus qu’à faire concurrence aux manuels Roret ; mais la grande ombre de Balzac, ce fantôme dont Rodin a fait une statue, planait sur ses héritiers naturalistes, et leur humble vérité empruntait aux derniers rayons de son couchant comme une illumination.
Maints esprits cependant restaient encore rebelles et refusaient d’avouer cette primauté de l’histoire feinte. Recevant, à cette place, un romancier de profession, Ernest Renan ne craignait pas de lui dire, avec cette charmante courtoisie qui lui permettait de dire les choses les plus désagréables : « L’illusion des faiseurs de Cyrus et d’Astrées est de supposer qu’on a le temps de les lire. Le grand inconvénient du roman moderne est d’avoir créé à son usage une catégorie spéciale de lecteurs. D’un côté, ceux qui lisent des romans ne lisent guère autre chose. D’un autre côté, la vie est courte, et l’histoire, la science, les études sociales ont tant d’intérêt ! Pour moi, devant ces attrayants volumes, qui offrent le tableau, souvent vrai, des mœurs contemporaines, je suis partagé entre deux sentiments, l’ardent désir de les lire et le regret qu’on n’ait pas pratiqué, en les imprimant, l’ancien système des manchettes, qui permettait de ne parcourir que les marges. »
On eût peut-être, dans les milieux du naturalisme et au fameux grenier, pardonné à Renan cette pointe, parce qu’elle piquait un confrère d’une autre école ; mais on ne badinait pas avec l’éminente dignité du genre ; et un romancier que je sais, qui venait de publier un roman de mœurs militaires, document humain jusqu’alors négligé, n’a pas négligé, n’a pas encore oublié, après plus d’un demi-siècle, l’accueil enthousiaste que lui fit Edmond de Goncourt, chez qui ces transports étaient rares : « Le roman, s’écriait le vieux maréchal de lettres, c’est vraiment, aujourd’hui, toute la littérature. Il est encyclopédique, il est universel, il a le droit de toucher à tout, son domaine est illimité. » Sensible, comme il convient, à des louanges si outrées, mais formé par d’autres disciplines, le jeune débutant ne pouvait s’empêcher de protester dans son for intérieur. Il n’avait jamais souscrit la formule de l’école, savoir que la seule fonction d’un intellectuel est la littérature, et que la seule littérature digne de ce nom est la littérature romancée.
Il ne semble pas, Monsieur, que vous l’ayez non plus souscrite, et je trouve, dans la diversité de votre œuvre, maints livres qui ne répondent guère à la définition, devenue classique, du lexicographe : « Histoire feinte, écrite en prose, où l’auteur cherche à exciter l’intérêt par la peinture des passions, des mœurs, ou par la singularité des aventures. » Dans le Demi-Dieu ou le Voyage de Grèce, où ce qui excite ne manque point, on chercherait en vain l’ithos et le pathos, et des aventures plus singulières que celles qui peuvent avenir au commun des passagers de croisières ; mais Alfred de Vigny, qui n’aimait pas les chaudières ni « la vapeur foudroyante », serait agréablement surpris de voir que la rêverie d’un moderne peut emprunter ces chemins qu’il disait sans grâces, et après cela, comme si de rien n’était, sur chaque objet visible
Verser un long regard comme un fleuve épanché.
Car il faut
Qu’elle interroge tout avec inquiétude,
Et, des secrets divins se faisant une étude,
Marche, s’arrête et marche avec le col penché.
Il est d’autres secrets, que l’on peut aussi appeler divins, puisque ce sont les secrets de l’âme et de la vie, dont vous vous êtes plu de bonne heure à vous faire une étude. Vous avez interrogé, entre autres, avec une curieuse anxiété, le promeneur solitaire ; ou plutôt vous ne vous en êtes fié qu’à vous-même, à cette pénétration singulière dont vous êtes doué, et peut-être avez-vous éclairci en quelques pages les troubles mystères de Jean-Jacques, sur lesquels le long examen de conscience de toute son œuvre laisse encore tant d’obscurités. Vous avez été pour lui, un moment, le confesseur averti qui sait ce qu’il faut retenir et ce qu’il faut rabattre d’une confession auriculaire ou publique.
Cependant votre vocation véritable, celle de paraître surprendre les secrets de vos personnages fictifs comme si ce n’était pas vous qui les eussiez faits, s’était révélée dès votre second début. Un romancier n’a point gagné la maîtrise ni fait ses preuves de créateur d’âmes, tant qu’il n’a pas tiré de lui-même un être vivant qui ne soit pas à son image. À rebours de ce que croyaient la philosophie et la science d’hier, la nature ne procède que par sauts et par bonds. Les progrès des artistes-nés sont pareillement discontinus. Vous avez étonné ceux mêmes qui déjà comptaient sur vous, en produisant à la lumière brusquement, presque aussitôt après ce Jean Hermelin, frêle symbole de votre conscience inquiète, cet âpre Silbermann aux traits accusés et qui vous ressemble si peu. C’en était fait, vous aviez accompli ce que la raison bornée déclare impossible : vous aviez sauté hors de votre ombre, vous étiez un homme pour qui l’humanité extérieure existe.
Vous n’aviez point cependant renoncé à demeurer en tiers entre votre personnage et le lecteur ; vous avez gardé dans plusieurs de vos romans un rôle d’importance, quelquefois la vedette, et vous avez un faible manifeste pour le récit à la première personne. Je doute que Flaubert vous l’eut pardonné, quoique, en dépit du grand principe de l’impersonnalité de l’écrivain. Madame Bovary commence par ces mots : « Nous étions à l’étude, quand le proviseur entra. » Mais ces sortes de grands principes ne vous soucient guère, et ce n’est pas moi qui vous reprendrai là-dessus. Vous vous faites une idée moins étroite, moins technique, de la fonction des écrivains ; et dans l’un précisément de ces livres où vous vous réservez un rôle, qui est, comme il fallait s’y attendre, celui d’un homme de lettres à ses débuts, vous exprimez en si bons termes votre façon de penser que je ne saurais faire mieux que vous rendre un instant la parole.
« Je lui dis, un jour, que si j’avais envie d’écrire, c’était surtout pour satisfaire une curiosité intellectuelle.
« — Il me semble que traduire par les mots ce que je vois, me donne de ce spectacle une compréhension plus profonde. L’expression est comme une clef que je tiens entre mes doigts et que je peux faire jouer.
« Cela est si vrai, continuai-je, que, bien souvent, il m’est arrivé de m’arrêter devant un paysage, un arbre, un pan de ciel, et de les considérer tout d’abord comme des mystères indéchiffrables. Mais, si j’essayais mentalement de les décrire, il me semblait aussitôt que je pénétrais quelque chose du mystère ; il me semblait même que si, par chance, j’avais réussi à trouver les épithètes les plus justes peut-être une expression unique, je serais arrivé à élucider complètement le mystère de cet arbre ou de ce ciel. Voilà pourquoi j’ai envie d’écrire. »
De même, je pense, vous avez essayé d’exprimer des âmes pour voir en elles plus clair, pour lire en elles plus profondément. Un peu plus loin, vous dites, vous vous écriez :
« Mais qui ne méprise la fiction pure, la fiction pour la fiction ? Seulement, pour certains hommes, l’instrument de la connaissance est l’imagination. C’est avec cet instrument et sous le couvert de l’art qu’ils participent au progrès de l’esprit, qu’ils entament l’inconnu. »
Je ne sais trop, Monsieur, comment on pourrait concilier ces vues avec la fameuse doctrine de l’art pour l’art, ni si vous tenez beaucoup à cette conciliation. Il m’apparaît seulement qu’avant même d’entrer dans la carrière vous vous faisiez une idée à la fois singulièrement austère et singulièrement élevée des devoirs de l’homme de lettres envers lui-même et envers l’esprit, dût-il ne jamais prétendre à rien de mieux qu’à ce qu’on appelle, presque péjorativement, la littérature d’imagination.
Votre esthétique me paraît faire plus mauvais ménage encore avec telle des écrivains qui ont pris pour mot d’ordre, ou pour enseigne, le nom même de la vie, en l’ornant d’une de ces majuscules dont il faut toujours se méfier. Que l’art soit une imitation de la nature, voilà un point sur lequel toutes les poétiques sont d’accord depuis celle d’Aristote, et il s’ensuit nécessairement de là que le genre particulier du roman est une imitation l’humanité genre de l’humanité vivante dans ses décors qui changent et qui passent.
Je me reprends pour m’excuser d’avoir cité Aristote. Je devrais savoir que cela est pédant et de mauvais ton. Une grande amie de lettres, qui, hélas ! n’est plus, qui appartenait à la plus haute société et qui avait, de surcroît, du génie, m’a conté qu’elle avait commis cette erreur chez une de ses parentes, qui naturellement appartenait au même monde, mais qui n’avait pas de génie. Cette dame en était outrée, et elle disait à tout venant : « Croiriez-vous qu’hier ma cousine est entrée dans mon salon en citant de l’Aristote ? Ah ! je ne veux pas de ça chez moi ! » J’espère que notre Compagnie me sera plus indulgente. Mais revenons à la vie et à sa majuscule.
Avec un petit v, la vie est celle dont nous avons tous, les plus humbles comme les plus savants, une idée claire et distincte, que nous ne pouvons tenter d’exprimer sans la rendre aussitôt parfaitement inintelligible. Claude Bernard nous a sagement conseillé de nous borner à la connaître et de ne pas chercher à la définir. Avec un grand V, la Vie est ce qu’on appelle aujourd’hui une mystique. Jamais on n’a tant parlé de mystiques, peut-être parce que nous sentons qu’à l’heure qui sonne, c’est ce qui nous manque le plus. Eros, ou le Désir, disait Platon — ah ! pardon encore — est le plus démuni des dieux : il est le fils illégitime que Poros, dieu de l’abondance, a eu de la Pauvreté.
Ceux qui ont divinisé la vie et qui en ont institué le culte dans la littérature sont, de tous les zélotes, les plus étroitement fanatiques et les plus esclaves de la lettre. Tout ce qui est de la vie est, à leurs yeux, sacré, ou plutôt, pour parler polynésien, tabou. Ils n’en souffrent ni l’interprétation ni même, à proprement parler, la représentation, et ils ont quelque ressemblance avec les iconoclastes ; car, s’ils permettent — et l’on ne voit guère, à la vérité, comment ils le pourraient interdire — que le poète capte et fixe à la manière d’un film les reflets motivants de la vie, ils ne sauraient tolérer qu’il en fabrique des images. En d’autres termes, ils ne laissent à l’artiste aucun droit, aucun rôle. Ils nient au moins théoriquement l’art lui-même. Je ne puis sans chagrin penser qu’ils tiendraient pour la plus désobligeante des critiques cette épithète qui était au seizième siècle le plus haut des éloges, quand les humanistes parlaient, avec un respect d’écoliers, d’une « laborieuse » Enéide.
Cette doctrine de la vie qu’il faut servir toute crue et sans apprêt ne saurait avoir en aucun genre de production littéraire d’aussi dangereuses conséquences que dans le genre du roman, qui est par définition l’expression la plus directe de la vie. Elle n’irait à rien de moins qu’à le rayer des cadres de la littérature, puisqu’elle lui interdirait, d’abord la composition qui ordonne le désordre de la réalité, et le style, qui, vis-à-vis de cette objectivité pure, d’ailleurs inconcevable, trahirait l’indiscrète présence d’un sujet sensible et pensant.
N’a-t-on pas poussé le blasphème, ou, pour parler plus simplement, le paradoxe, jusqu’à dire qu’un roman ne doit pas être trop bien écrit ? Ce qui va de soi si l’on entend par bien écrire user et abuser de cette sorte d’éloquence qui ne se moque pas de l’éloquence, de cette sorte de style qui ne se moque pas du style ; mais ce qui n’a plus aucune signification si l’on définit le style comme Condillac dans son Art d’écrire, et si l’on tient que « l’accord entre le sujet, la fin et les moyens en fait toute la beauté » ; car en n’importe quel ouvrage cet accord est de rigueur, et l’on ne va point nier qu’il n’y ait dans chaque genre littéraire une façon sui generis de bien écrire, mais toute œuvre littéraire doit à peine de ne pas compter, être, en effet, bien écrite selon les conditions du genre auquel elle appartient, et je ne ferai pas d’exception même pour les pièces de théâtre, en dépit de ce que prétendent ceux qui s’empressent de les condamner, sur le seul soupçon de littérature et de style.
Cette formule, qu’un roman ne doit pas être trop bien écrit — je dis : formule, si je ne me retenais, je lui donnerais plus volontiers un nom américain emprunté au vocabulaire de la publicité — cette formule est, en outre, une dangereuse équivoque. Trop bien écrire, qui signifie pour les uns faire des phrases, signifie, pour d’autres, écrire trop curieusement en bon français. Elle insinue, sans l’exprimer, une condamnation hypocrite, je ne veux pas dire du purisme, puisqu’il paraît que ce mot a un sens péjoratif, mais de la simple correction, et l’on voit trop l’avantage qu’en peuvent tirer ceux que leur astre en naissant n’a pas formés bons écrivains.
Vous sentez, Monsieur, que je ne me serais pas étendu si longuement sur des erreurs que je crois mortelles aux bonnes lettres, si je n’avais dû vous louer en fin de compte d’avoir su les éviter et, dès vos premiers pas dans la carrière, échappé à l’influence des manifestes, ainsi qu’à la contagion des préjugés d’écoles. Ici encore, je ne veux invoquer que votre témoignage. N’avez-vous pas écrit : « Je me séparais des écrivains de mon âge en ce qui concerne l’expression. Parce qu’ils exploraient une région où il n’y a, en apparence, ni contrôle raisonnable, ni logique. Ils entendaient laisser à leurs écrits un aspect informe. Or, j’éprouve une véritable impuissance à m’exprimer sans ordre ni clarté... Lorsque j’écoutais les essais de mes compagnons, je pensais souvent : « À quoi bon me conduire au plus profond de vous-mêmes, si ce n’est pour me faire voir clair ? » Et il m’arrivait ensuite de reprendre Adolphe et d’en lire quelques pages. « Il se peut, me disais-je, qu’à l’aide de la physiologie ou d’autres sciences d’observation, le coup de sonde descende plus profondément, que la dissection soit plus hardie, mais il sera toujours impossible d’exposer les résultats obtenus sans se servir de cette même expression claire et cohérente. »
Que cette expression claire et cohérente soit en même temps française, cela est sous-entendu, et je croirais vous faire injure si j’insistais sur une chose qui va de soi. Je manquerais pourtant à mon devoir si je la passais sous silence, au moment que je vous accueille dans une Compagnie dont « la principale fonction, disent nos statuts, est de travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue, à la rendre pure, éloquente, capable de traiter les arts et les sciences », capable aussi de prêter généreusement ses grâces à l’art frivole du roman. Frivole ou non, vous entendez, Monsieur, que cet art soit un art.
Vous tenez trop des classiques pour que vos secrètes préférences n’aillent point aux œuvres de dimensions modérées. Vous avez un faible pour la nouvelle, un faible heureux. Je n’essaierai pas, après tant d’autres, de marquer ce qui distingue la nouvelle du roman. Je n’oublierai pas, cette fois encore, le sage conseil de Claude Bernard, et je me garderai d’obscurcir une idée claire en la définissant. Nous savons tous ce que c’est qu’une nouvelle. On en cite de vous, entre autres la Mort d’Hippolyte et Une belle journée, que vos amis eux-mêmes ont qualifiées de chefs-d’œuvre. Je ne veux pas rechercher si ce n’était pas, à leur insu, avec l’arrière-pensée, si humaine, de diminuer un peu l’importance de vos œuvres plus considérables. Ils ne sauraient du moins trouver entre celles-ci et vos écrits les plus ramassés, d’autre différence que d’étendue ; car vous n’avez renoncé à aucun des principes de haute probité littéraire que j’ai pu tout à l’heure extraire de vos propres textes ; et même lorsque vous vous promettiez au départ la latitude d’un ample volume, voire de plusieurs tomes, jamais vous n’avez consenti à devenir, par négligence ou par omission, ce que les théologiens d’autrefois appelaient latitudinaire.
On s’est même étonné parfois, qui sait ? un peu irrité peut-être, de vous voir imperturbablement garder, d’un bout à l’autre d’un récit de très longue haleine comme les Hauts-Ponts, votre manière scrupuleuse, cette démarche régulière et sans à-coups. Mais c’est qu’on a voulu prendre les Hauts-Ponts pour un roman-fleuve comme on parle aujourd’hui ; et les Hauts-Ponts ne sont point du tout un roman-fleuve, mais un roman cyclique, ou, pour mieux dire, un cycle de romans.
Le roman-fleuve, que je n’essaierai pas non plus de définir, mais qui se définit assez par son débordement, est sans doute une des inventions les plus paradoxales de la littérature contemporaine. Si l’illusion des faiseurs de Cyrus et d’Astrées, qui supposent qu’on a le temps de les lire, faisait sourire Ernest Renan il y a un peu plus d’un demi-siècle, que plus encore elle amuserait son ironie, à notre époque où l’on n’a le temps de rien ! Lit-on même les journaux, tout dégouttant de sang et de crimes, sur lesquels les pacifiques employés de l’un ou de l’autre sexe se jettent avidement à la sortie du bureau ou du magasin, à l’heure tranquille où les lions vont boire ? C’est eux qui ont remis en pratique, en l’adaptant à nos besoins nouveaux, mais en le modifiant à peine, cet ancien système des manchettes que regrettait Renan et qui permettait de ne parcourir que les marges. Ils ont seulement, aux manchettes, substitué ces titres démesurés que l’on peut déchiffrer sans effort d’un bout à 1’autre d’une voiture de transport en commun : ils ont remplacé la lecture au coin du feu, la lecture dans un fauteuil de nos arrière-grands-pères par l’information à distance et la télévision. Et l’on a choisi le moment où les masses — les élites aussi, hélas ! — témoignent cette incapacité de lire, pour inventer, ou pour ressusciter — car il n’y a rien de nouveau sous le soleil — le roman-fleuve ! Ne serait-ce pas à croire que ce siècle étrange se laisse dicter sa règle de vie, et jusqu’à l’ordonnance de ses divertissements, par l’esprit de contradiction ou par le démon de la perversité ?
Mais vous n’êtes pas sans défense contre ces sortes de suggestions, et j’imagine que le jour où l’idée vous est venue d’étudier la religion de la propriété, du domaine familial, chez des bourgeois de province attachés à leur glèbe et quasi nobles, comme on a si souvent étudié, ou cru étudier, la passion de la terre chez les paysans, ce n’est pas l’ampleur démesurée du sujet qui vous a séduit : elle vous aurait effrayé plutôt, ou rebuté ; mais vous en avez d’abord aperçu les divisions naturelles en épisodes dont chacun, ayant un commencement, un milieu et une fin, se pouvait aisément plier aux exigences de votre méthode, poursuivre son intérêt particulier sans jamais se détacher de l’ensemble ni renier sa dépendance, et s’assujettir aux cadres de votre art concerté, sans y perdre l’air d’imprévu ni le miroitement de la vie.
Mais surtout, Monsieur, ce qui a intéressé votre curiosité d’amateur d’âmes, c’est le spectacle des déformations que produit une telle idée fixe dans un caractère droit, dans une sensibilité trop facile à émouvoir, dans une intelligence peu cultivée, mais parfaitement saine. Ajouterai-je que certaines traces de puritanisme, laissées en vous par de lointaines hérédités, se trahissent, à l’insu probablement de vous-même, quand vous montrez que par une sorte d’injustice immanente, cette passion de posséder, même si elle est inspirée par la fidélité la plus touchante aux traditions et par un devoir chimérique, aboutit en fin de compte, fatalement, à la ruine, que cet or, toujours maudit, se changera toujours en monnaie de plomb ? Certes, vous ne moralisez pas ; mais vous laissez malgré vous entrevoir que vous avez le sens du péché, que vous en avez une connaissance doctrinale, et que vous n’en avez ni le goût ni le dangereux dilettantisme. C’est, Monsieur, cette attitude sévère, parfois même un peu chagrine, qui vous a permis d’aborder, sans jamais choquer personne, des sujets scabreux, voire défendus ; non point seulement parce que vous savez tout dire, mais parce que votre lecteur devine toujours ce que vous pensez et que vous ne dites pas.
Votre illustre prédécesseur n’avait sans doute pas plus de complaisance pour le péché, mais il avait plus d’indulgence pour le pécheur, ou pour la pécheresse. Doit-on lui en tenir rigueur, et n’est-ce pas tout justement ce qui nous est recommandé ?
Ce qui lui rendait plus facile ce devoir de charité littéraire, et qui, en préservant de tout contact, partant de toute contagion, la moralité de ses lecteurs les plus timorés, sauvait la morale elle-même, c’était le soin qu’il prenait presque toujours de transposer ses sujets et ses personnages en d’autres lieux et en d’autres époques. Il a mis en pratique avec une merveilleuse et charmante industrie la célèbre seconde préface de Bajazet, où M. Racine, votre aïeul, expose — un peu naïvement, si vous me permettez de le dire — les commodités qu’offre à l’auteur dramatique le double prestige du lointain et du passé : « Le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous ; major e longinquo reverentia. L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C’est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs, quelque modernes qu’ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre. »
Les personnages turcs, quelque modernes qu’ils soient, auraient-ils, en 1938, au théâtre ou dans nos histoires feintes, cette dignité que leur attribuait en 1672 l’auteur de Bajazet, sur la seule vue de leur passeport ? C’est ce qu’il serait peut-être oiseux de rechercher ; mais nous souffrons, de personnages vénitiens, par exemple, surtout s’ils datent d’un siècle ou deux, certaines aventures et certains états de la sensibilité qui, dans l’actualité du temps et de l’espace, risqueraient de nous effaroucher un peu, ou du moins de nous étonner. On sait combien fut cher à Henri de Régnier le décor de Venise, et que Mme de Staël n’avait pas plus de tendresses et de regrets pour le ruisseau de la rue du Bac que lui, quand il en restait éloigné trop longtemps, pour les calli e canali les plus étroits et les plus secrets. Notez que Venise n’est plus pour nous qu’une grande banlieue et que nous allons dîner en voisins chez ces Turcs, dont l’éloignement dans l’étendue équivalait, selon Racine, à un millénaire dans la durée ; mais ce rapprochement des distances n’est d’aucune conséquence en littérature. Il suffit encore, malgré ce que nous appelons le progrès, d’une seule et de la moindre étape dans le sens du passé ou dans le sens du lointain pour changer le climat d’un sujet, la physionomie des âmes, et pour dépayser non seulement le candide lecteur, mais le censeur aux aguets.
Que parlais-je de Venise ? Lorsqu’Henri de Régnier n’avait pas le loisir de pousser jusque-là, ne se contentait-il pas d’aller à Versailles ? La cité des eaux ne lui était pas moins familière que celle des doges. Il avait aussi une amitié particulière pour ce qu’on appelle toujours, machinalement, d’une formule convenue, dont la banalité ne signifie quasi rien : le grand siècle ; mais c’est qu’il le connaissait autrement qu’on n’apprend à le connaître au collège. S’il en avait admiré du dehors, pour une certaine conformité avec ses goûts personnels, l’ordonnance et la façade, il n’avait pas été retenu par un vain respect d’y pénétrer en poussant toutes les portes, notamment celles sur lesquelles il voyait écrit : Défense d’entrer. Et il avait surpris, sous des dehors plus policés, un siècle, somme toute, assez peu différent de celui qui l’avait précédé, dont la brutalité était seulement plus apparente ; il avait surpris l’humanité réelle, dont la moyenne de vertus et de vices, de bassesses et de grandeurs, est à peu près constante ; la vie enfin, qui continue et qui chance peu.
La vie ! Henri de Régnier non plus n’appartenait pas à l’école de la Vie. Il n’était pas de ceux qui prétendent que le devoir du littérateur est de renoncer la littérature et de mettre sur le papier l’incohérence des choses sans aucun apprêt de composition ni de style ; et cependant plus que personne il a su rendre « le passé vivant » : c’est le titre d’un de ses livres, c’est aussi comme la devise de son talent de romancier. Il serait injuste de ne pas ajouter que le présent, quand il veut bien s’égarer dans notre sombre époque, n’est pas moins vivant sous sa plume ; il serait impie d’oublier son dernier roman, Lui, Elle et Moi, qu’il écrivit si peu de mois avant de nous quitter, et qui est peut-être le plus beau de ses livres en prose.
Car il a considérablement écrit en prose, et si même nous cherchions à établir des comptes exacts, nous trouverions sans doute dans son œuvre beaucoup plus de ces lignes qui vont d’une marge à l’autre que de ces lignes inégales à l’œil, pareillement cadencées à l’oreille, qui s’arrêtent sur une assonance ou sur une rime. Mais rien n’est si vain que les statistiques. Être poète, cela ne consiste pas essentiellement à écrire de ces lignes inégales. Celui qui est né poète l’est en toutes ses œuvres, aussi bien dans celles qui ne relèvent d’aucune prosodie que dans celles qu’il lui plaît de soumettre au rythme à la mesure. Son caractère, si je puis le dire sans blasphème ou sans inconvenance, est indélébile comme celui du prêtre.
Sans prendre, comme Baudelaire, les choses au tragique et sans croire que sa mère « crispa ses mains vers Dieu » quand il apparut « en ce monde ennuyé », on ne peut nier que dans notre société positive et carrée par la base il ne fasse, dès sa première épiphanie, figure d’ennemi du peuple — j’ai failli dire : du primaire. La grande malice du sort est de le réduire à dissimuler sous le masque de la prose son visage impérial ; mais qu’importe, si par maint endroit le front trop large brise le masque étroit ?
Jusque dans les travaux les plus modestes de la critique, le poète a ce privilège éblouissant d’être le gentilhomme verrier qui ne déroge pas. Mais dès qu’il se libère des besognes pour entreprendre une œuvre de création, même que le vulgaire à courte vue exclut de la qualification poétique, son incognito devient impossible à garder. Comment dissimulerait-il son nom véritable, son nom de poète qui veut dire celui qui fait, celui qui crée ? Et qui serait assez aveugle pour méconnaître son pouvoir, dans le temps même qu’il le manifeste en inventant des actions et en donnant l’être à des personnages ? Qui oserait enfin lui nier les droits que ce pouvoir lui confère, fût-ce par delà le bien et le mal, sur ces personnages qu’il a tirés du néant ? Singulièrement ce que j’appellerais le droit de visite ; car rien de la créature ne doit demeurer secret au créateur, et ce serait bien le rabaisser que d’imputer à une curiosité perverse le besoin légitime qu’il a de projeter la lumière jusque dans les plus alarmantes profondeurs de sa création.
Il serait toutefois un peu trop paradoxal de tant insister sur l’ubiquité du poète dans tout l’univers de la littérature que l’on parût négliger une vérité moins subtile, mais de sens commun : c’est qu’il n’est jamais plus poète que quand il l’est au sens courant de ce mot, quand il exerce, si je puis faire cet emprunt au vocabulaire commercial, sa spécialité. Si j’ai tardé jusqu’ici à parler d’Henri de Régnier artisan de vers, c’est d’abord, Monsieur, que vous m’avez laissé peu de chose à dire sur cet article, mais surtout que mon incompétence de profane m’inspirait quelque timidité. Il faut cependant vaincre cette pudeur, si justifiée qu’elle soit.
Nous avons en France un besoin d’ordre qu’il convient d’estimer, mais qui dégénère aisément en un goût superstitieux des classifications, toujours plus ou moins arbitraires, et que nous poussons jusqu’à la manie des étiquettes. Notre premier mouvement, lorsque nous étudions une personne humaine, fût-elle marquée de l’exception du génie, n’est pas de chercher ce qui lui est propre et ce qui la distingue, mais au rebours ce qui la confond, et de lui assigner une place dans un groupe. Ainsi, une sorte d’association d’idées indissoluble nous oblige d’abord et sans plus ample informé à rattacher Henri de Régnier poète au symbolisme.
Ces affiliations forcées prêtent à maints jugements téméraires : ici toutefois le danger d’erreur sur la personne, de confusion entre elle et le groupe où on la range d’autorité paraît à peu près nul. Rien, en effet, n’a moins ressemblé que le symbolisme à une de ces sociétés closes dont les membres participants doivent, à peine d’excommunication, accepter les articles de foi. Jamais en aucune école la diversité des tempéraments et l’indépendance spirituelle de chacun n’ont été plus loyalement ménagées. Peut-on même parler ici d’école ? Le symbolisme fut un mouvement, un mouvement de réaction, je dirai presque de révolte. Comment tous ceux qui avaient le souci de la plus haute dignité humaine auraient-ils pu, quelles que fussent les divergences de leur esthétique, douter de le suivre, ou de le mener ? Il s’agissait de protester contre ceux qui avouaient alors, non pas, comme disait Théophile Gautier, « le triste amour du laid », mais l’amour, plus triste, du bas.
Un danger non moins grave menaçait la poésie, son essence même. Un savant, d’ailleurs l’un des plus illustres dont notre pays se puisse enorgueillir, avait tranquillement annoncé cette bonne, ou mauvaise nouvelle, que la nature, ainsi que le bocage de Millevoye, était désormais sans mystère, ce qui suffirait pour que le rossignol fût sans voix. Il est vrai que le même, parce qu’il était aussi un grand esprit, a pressenti que le dix-neuvième siècle pourrait bien finir dans une crise de mysticisme. Plus musical que philosophique, le symbolisme ne s’est point apparemment piqué d’accomplir ce second et contradictoire article de la prophétie ; mais il a restauré dans notre littérature le sens momentanément aboli et indispensable du mystère, aux dépens même de cette fameuse clarté française, en butte aujourd’hui aux mêmes railleries que la non moins fameuse gaieté française.
Nous garderions de nous associer aux plaisanteries impertinentes et trop faciles que certains partis pris d’obscurité du symbolisme ont plus ou moins justifiées ; mais ce qu’il nous plaît de signaler, c’est la passion sincère, alors même que le snobisme y avait un peu de part, avec laquelle on discutait alors les moindres problèmes d’art ou de littérature. Ce n’est pas sans tristesse que l’on compare ces violences courtoises d’hier avec la morne indifférence d’aujourd’hui. Ceux mêmes contre qui les symbolistes se dressaient avaient, pour des positivistes, des façons de défendre leurs dogmes qui étaient d’un lyrisme étrange. La plupart étaient, à leur insu, des romantiques impénitents, et l’on pouvait, d’un côté à l’autre de la barricade, échangeant s’admirer même en changeant de nobles coups. Le jour qui s’est levé sur le champ de ces batailles, dont les survivants regretteront toujours l’ardeur désintéressée, nous semble sans éclat. Comme l’a dit magnifiquement celui dont vous venez, Monsieur, prendre parmi nous la place,
L’aurore est pâle encor d’avoir été la nuit.
Il était trop fervent amant de la beauté pour n’être pas affecté péniblement par cette pâleur d’un crépuscule du matin qui devait être son crépuscule du soir, après tant d’aubes et même de nuits ardentes. Et cependant la nature ne l’avait point fait pour les vaines joutes d’idées. Elle l’avait doué d’un de ces génies bien tempérés qui ont l’ordonnance de nos parterres, où ceux des siècles qu’il aimait croisaient parfois l’épée en dépit des édits du roi, mais où ils préféraient encore de se promener à pas comptés en disant des choses précieuses, et d’offrir aux dames ce que l’on appelait alors des cadeaux, ce que nous appelons maintenant des garden-parties. Sa place était marquée dans le chœur du symbolisme pour la raison surtout qu’il ne pouvait pas siéger ailleurs ; mais en y apportant sa confession de foi, il n’avait rien renoncé de soi-même. et on le vit sortir de cette cathédrale quand elle ferma ses portes avec la même physionomie qu’il y était entré, avec cet air de dignité imposante qui semblait l’intimider lui-même un peu, mais qu’il faisait des efforts touchants pour rendre plus souriante et plus accessible.
Dans l’ordre de la poésie, il n’avait non plus menti à aucun de ses principes en s’affiliant à un groupe que les uns qualifiaient de rétrograde, les autres de révolutionnaire ; car il était de ces véritables amis de la tradition créatrice, qui ne redoutent pas les choses nouvelles et qui méprisent la routine, caricature de la tradition. Le vers libre n’a pas été pour ce classique une pierre de scandale ; mais, quand il est revenu, de propos délibéré, aux formes régulières, on a senti que ces expériences ne lui avaient pas été inutiles et qu’il s’y était assoupli.
Je voudrais, Monsieur, appuyer encore sur un des traits de cette haute figure que vous avez le plus heureusement indiqués. Oui, Henri de Régnier avait de l’esprit. Je sens bien que cette louange, adressée à un Français de sa qualité, est inattendue, qu’elle paraîtra singulière, à peine convenable. N’est-ce pas comme si l’on s’avisait de louer un homme de bonne compagnie d’observer les règles du savoir-vivre, de l’ancien, celui qui ne consistait pas, comme le nouveau, à en manquer ? Ou bien comme si l’on complimentait celui qui a ses diplômes de mettre l’orthographe ? Et l’on va me rappeler que, sans fausse modestie, d’ailleurs à l’exemple des Grecs, les Français n’ont pas douté de convenir qu’ils étaient le peuple le plus spirituel de la terre.
Oui, mais cela se passait en des temps très anciens, et depuis au moins un bon siècle, l’esprit a eu presque continuellement en France, à Paris même, ce qu’on appelle une très mauvaise presse. Entre nous, c’est un peu sa faute. À l’âge classique, il n’était pas ennemi des choses nouvelles, il était résolument pour les modernes : tout du long du dix-neuvième siècle, il a fait figure de réacteur, du moins dans la république des lettres et des arts ; il a imprudemment raillé l’une après l’autre toutes les écoles qui, en dépit de ses flèches et de ses pointes, se sont fait une place au soleil ; le romantisme n’a pas été épargné, ni le wagnérisme, ni le symbolisme, ni même le naturalisme, encore que le symbolisme fût son ennemi juré ; mais les chercheurs d’esprit n’y regardent pas de si près, et rien ne saurait moins les gêner que l’inconséquence ou la contradiction.
Ce qui a plus aidé à compromettre l’esprit de l’époque, c’est que son tir partait d’un peu bas. On a fort plaisanté l’un de nos lointains prédécesseurs, Duclos, d’avoir commencé son ouvrage intitulé Considérations sur les mœurs de ce siècle par ces deux mots ambitieux : « J’ai vécu. » « Où donc ? demandait une de ses contemporaines. Dans un café ? » C’est à peu près ce que l’on aurait pu dire à une époque où l’esprit, l’esprit français, celui de La Bruyère et de La Rochefoucauld, se commettait sur le boulevard et s’oubliait à la terrasse de Tortoni.
Mais rien ne peut diminuer l’esprit, quels que soient ses déguisements passagers. Et puis, il souffle où il veut. Tous ceux qui ont approché Henri de Régnier d’aussi près du moins qu’il souffrait d’être approché, savent quel avantage il retirait d’ajouter à son génie poétique naturellement un peu hautain, ces grâces de surcroît. Rien ne se marie mieux à la poésie que l’esprit, parce qu’il y a entre les deux, sinon des ressemblances apparentes, du moins des affinités secrètes, et que ni l’esprit ni la poésie ne sont ce qu’un vain peuple pense. Cette sorte d’ubiquité insinuante que j’attribuais à la poésie tout à l’heure, elle est aussi l’attribut de l’esprit. Il n’est pas plus dans les mots heureux que la poésie dans les mots cadencés : il se répand parmi tout l’être qui a le privilège merveilleux d’en avoir reçu le don. Aucun genre littéraire n’est, grâce à Dieu, incompatible avec l’esprit : Est-il rien de si spirituel que les dialogues même les plus graves, les plus mystiques, du divin Platon ?
Certains prétendent cependant que le roman — car il est temps, je crois, que nous redescendions sur la terre — certains prétendent que le roman, tel qu’on le conçoit aujourd’hui, ne s’en accommode pas, et qu’un récit, dès qu’il deviendrait spirituel, cesserait d’être vivant : les deux choses s’excluraient. Je sais, pour le tenir de sa propre bouche, que telle n’est pas l’opinion du plus illustre des philosophes vivants, de celui qui n’a pas dédaigné de prendre le rire pour sujet d’une de ses plus ingénieuses études ; et j’ai lieu de croire, Monsieur, que vous partagez l’avis de notre grand Bergson, quoique l’on vous puisse faire le reproche de garder un peu trop constamment votre sérieux. Peut-être est-ce un effet de cette jeunesse dont vous feignez de vous plaindre ; car, laissez-moi vous le dire, vous faites sonner terriblement votre âge ; mais ce n’est guère avant la saison où les jours commencent de décroître que l’on ose commencer de sourire aux joies et aux tristesses de la vie.