Réponse au discours de réception de Jérôme Tharaud

Le 18 janvier 1940

Georges DUHAMEL

Réception de M. Jérôme Tharaud

 

Monsieur,

Nous tirons de nos travaux ordinaires une sorte d’expérience que nous entendons bien mettre à profit dans les entreprises futures. Ne fondez pas un tel espoir sur l’effort que vous venez d’accomplir : le discours de réception que prononcent les membres de l’Académie française au moment de s’incorporer à cette compagnie, est l’exemple même des travaux gratuits. Un discours tel ne se prononce qu’une seule fois dans toute une vie. On ne peut guère utiliser les vertus qu’il exige et qu’il met en œuvre. L’Académie française apparaît donc, dès cette épreuve liminaire, comme une école de désintéressement. Je ne crois pas superflu de jeter cette lueur furtive sur l’essence même de son activité.

Aussi bien, les problèmes qui vous seront posés par la suite ne laissent pas, dans leur variété, d’être parfois déconcertants. Me serait-il donné de vivre un siècle et d’exercer à vingt reprises les fonctions de directeur, je n’aurais probablement pas une seconde fois l’occasion de faire ce que je vais faire aujourd’hui, c’est-à-dire de recevoir deux auteurs en un seul, d’employer la seconde personne du pluriel, non par le simple effet de la politesse usuelle, mais par un véritable souci d’exactitude numérique ; bref, de louer votre œuvre littéraire, ce à quoi je m’emploierai du fond du cœur, en songeant que cette œuvre ne vous appartient pas de manière exclusive, parce qu’elle est le fruit d’une collaboration fidèle, d’une collaboration infiniment touchante.

Nous autres écrivains, quand nous avons l’honneur d’entrer à l’Académie, ce n’est presque jamais pour nos actions, mais c’est pour nos ouvrages. Le meilleur de notre histoire est dans nos livres, et je ne crois pas qu’il soit bon, je ne crois-pas qu’il soit sage de l’aller chercher ailleurs. Vous qui, de si belle manière, avez raconté la vie de divers personnages, vous êtes, Monsieur, à l’accoutumée, d’une discrétion parfaite sur tout ce qui concerne votre vie privée. Votre frère Jean, que tout le monde appelle mystérieusement Charles, par son prénom véritable, a conté comment vous travaillez en collaboration, dans une spirituelle conférence qui est signée de vos deux noms et qu’il a prononcée tout seul parce que vous gardez pour l’intimité le secret de votre duo. Vous l’avouerai-je ? ces éclaircissements ne m’ont pas appris grand’chose. Vos meilleurs amis eux-mêmes ne semblent pas posséder de notables lumières sur les mystères de ce phénomène fraternel. De quel droit me risquerais-je à pénétrer dans une retraite si bien gardée, pour vous dire des choses que vous connaissez mille fois mieux que je ne les pourrais connaître moi-même ? Je ne vais pas m’aviser de vous apprendre, par exemple, quel jour vous êtes né, puisque, par votre silence, vous m’engagez à la réserve. Je préfère de beaucoup m’attacher à cette œuvre variée, séduisante, substantielle, qui est sortie de vos entretiens à deux, de vos enthousiasmes, de vos querelles. Je préfère dénombrer les thèmes de cette œuvre, en examiner les ressorts et le jeu, en tirer l’enseignement ou, si vous me passez le mot, la morale, enfin vous peindre d’après ce miroir sur lequel se penchent deux visages et qui prétend n’en refléter qu’un seul.

Il m’est impossible toutefois d’en finir avec mon préambule sans m’attarder encore un peu sur cet étrange fait de la collaboration qui, pour beaucoup d’entre nous, est presque incompréhensible.

Je dis qu’il nous est difficile d’imaginer un tel accord et cependant il nous arrive souvent, quand nous songeons à l’étendue de nos devoirs, à nos desseins, à nos ambitions, il nous arrive de souhaiter jouir, non d’une seule, mais d’au moins deux existences contemporaines. Vous avez résolu ce difficile problème de la multiplication et de l’ubiquité. Vous pouvez, à la fois, être à Sainte-Barbe et à Angoulême, dans la bibliothèque de Barrès et dans un collège hongrois, en Éthiopie et à Versailles. Ce pouvoir d’omniprésence, vous le poussez si loin que vous décrivez à merveille des pays où vous n’avez voyagé ni l’un ni l’autre, je veux dire ni votre frère ni vous. Si je n’avais appris, et de vous-même, que vous n’avez pas visité le Transvaal, il m’aurait été difficile de le croire. Et j’en viens à me demander à quoi sert encore de voyager quand on possède ce don magique. J’en viens à me demander quel plaisir pervers vous trouvez encore à courir le monde quand il vous est possible d’en chercher l’image dans le regard de votre compagnon ordinaire qui, lui-même, se contenterait peut-être de le rêver.

Il m’est arrivé, jadis, d’aborder pour la première fois un écrivain qui collaborait avec son frère, et de lui demander tout uniment « lequel des deux » il était. Cet homme d’esprit me répondit : « Je suis l’autre. » Ce mot, vous ne le prononceriez pas, mais vous en trouvez souvent de meilleurs, je veux dire de plus délicatement fraternels. À certaine personne qui vous priait de lui donner votre opinion sur un ouvrage, vous avez répondu ceci : « Nous l’avons lu, mais je ne l’ai pas lu. » La charmante réponse, Monsieur. Et comme elle éclaire délicatement le secret de votre vie laborieuse.

Soyez-en bien sûr, cette collaboration, qui provoque notre étonnement, m’apparaît comme un phénomène bien respectable et surtout bien rare. Elle a produit maints beaux ouvrages et cela suffirait pour la justifier et la désigner aux louanges. Elle est avant tout un très précieux exemple dans l’ordre moral. Pour l’honneur de cette société humaine, aujourd’hui si misérable, continuez longtemps, Monsieur. Trop de couples semblables au vôtre se sont disjoints sous la brûlure de la vie. Que le vôtre nous demeure comme une consolation et une espérance. Sur nos fauteuils, qui sont des chaises, il n’y a place que pour une seule personne ; mais, les soirs d’hiver, quand la lumière est un peu trouble dans notre salle des séances, il ne me sera pas difficile de rêver en vous regardant et d’apercevoir, à votre gauche, une autre figure qui, d’ailleurs, d’année en année, travaille affectueusement à ressembler à la vôtre dans l’expression d’abord et même dans la structure.

 

Que j’en vienne maintenant à votre œuvre, puisque j’entends y consacrer le plus clair de mon discours. En général, l’œuvre d’un écrivain qui entre à l’Académie se trouve soumise à un traitement rigoureux. Bien que votre maître Barrès avoue qu’il n’ait pas agi de cette sorte quand il eut à recevoir le poète Jean Richepin, il est d’usage, pour le directeur, de relire ou de lire cette œuvre, à la file et plume en main. Épreuve dangereuse, en vérité ! Je me hâterai donc de déclarer que vous supportez cette épreuve avec une heureuse vaillance. Je connaissais presque tous vos livres. Je les ai repris, un par un. Vous avez été, pendant deux mois, le compagnon de mes loisirs. Vous êtes un très bon compagnon. Cette œuvre n’est point petite. Plus de trente livres : des romans, des contes, des récits historiques, des relations de voyage, des biographies aussi, biographies traitées de cette manière qui vous est personnelle et où l’hagiographe soutient le mémorialiste. Tout cela bien vivant, bien varié. S’il me fallait dénombrer avec exactitude les effectifs de notre compagnie, j’hésiterais peut-être à vous loger, soit parmi les romanciers, soit parmi les historiens. Les romanciers vous feraient, je peux l’affirmer, l’accueil le plus empressé. Je n’ose me porter garant pour messieurs les historiens, qui sont en général plus sourcilleux que nous autres. Au surplus, mon hésitation aurait peu de chance de se transformer en véritable embarras : je crois avoir écrit, dans un de mes ouvrages, que si l’historien est le romancier du passé, le romancier est l’historien du présent, et cette définition conjuguée correspond assez bien à vos multiples mérites littéraires.

Pour caractériser cette œuvre, il n’est pas difficile de trouver les mots essentiels, ou mieux les maîtres-mots, comme dirait le grand Kipling dont vous avez fait, jadis, une rapide caricature. Je prononce donc, sans ordre strict : humanité, impartialité, pessimisme, curiosité, goût des légendes, constant amour de la France. Reconnaissez, Monsieur, que cette guirlande critique est belle et toute à votre honneur. Vous êtes un vrai romancier par votre sentiment de l’humain, votre discipline d’impartialité, votre infatigable quête du curieux et de l’étrange. (Entendez « de l’étranger », si le mot vous plaît davantage.) Vous êtes un historien par ce parfum de pessimisme qui monte, en dépit de vous-même, de la plupart de vos peintures. Malgré la rigoureuse discipline que vous ont enseignée vos maîtres, les réalistes du XIXe siècle, vous retenez mal, parfois, un profond soupir de tristesse. Vous écrivez, parlant de la révolution hongroise : « Là aussi, il se passa des histoires mal connues, des drames rapides et féroces, exactement calqués sur les horreurs bolchévistes, et qui ne sont propres qu’à vous dégoûter de l’humanité quelle qu’elle soit. » Le grand Flaubert, ce naïf impassible, désavouerait peut-être une phrase telle, qui est un jugement personnel ; mais l’historien Michelet, j’en suis sûr, la contresignerait et l’aggraverait au besoin d’une de ces flambées lyriques auxquelles vous cédez rarement.

Si jugeant en historien les excès de la multitude, il vous arrive de vous abandonner au désespoir, vous retrouvez l’accent de la plus douce humanité quand vous considérez vos semblables et même les êtres et même les paysages dans la clarté de la solitude et de la contemplation. J’aime les innombrables tableaux dont votre œuvre est enluminée, je dirai même illuminée, ces tableaux qui, tous, attestent un sens délicieux de la vie, de la personne humaine, de la sagesse consolante. Cette vieille femme que vous esquissez dans Une relève, et qui ne veut pas vous laisser payer le blanchissage de votre linge, parce que ce linge a été couvert de poussière pendant un bombardement, cet ami que vous rencontrez pendant la guerre et que vous représentez si bien ainsi : « Un de ces amis avec lesquels on peut demeurer indéfiniment sans rien dire », votre refus si humainement superstitieux d’écraser un cafard volant pendant votre voyage aérien à Saïgon, voilà de ces traits, et je les choisis au hasard entre mille, qui me donnent, si j’ose ainsi parler, qui me donnent, à moi médecin, la température de votre âme.

J’aime l’homme, fût-il impassible romancier, qui ne craint point de se trahir — avec pudeur, il va sans dire. —Vous ne cédez pas souvent à ce genre de faiblesse. Il est parfois difficile de savoir ce que vous pensez, dans le secret de votre esprit. Quand vous avez mis un poids dans un des plateaux de la balance, vous vous hâtez de mettre, dans l’autre plateau, quelque masse équivalente. Vous avouez de bon cœur une certaine absence de passion, et vous l’avouez sans honte, afin que l’on vous fasse plus volontiers crédit. Vous écrivez : « Est-ce un bien, est-ce un mal pour un littérateur ? J’avoue que je suis naturellement incliné à regarder toutes choses en spectateur désintéressé. » Faut-il vous l’avouer, Monsieur, je n’ajoute pas grande créance à ces déclarations polaires ? Je ne crois pas du tout au spectateur pur, et quand le spectateur pur s’appelle Tharaud, je suis tenté de caresser, d’une main amicale et incrédule, le dos de son bel habit à broderies vertes, et de lui dire en souriant : « Nous vous connaissons quand même assez bien, monsieur l’observateur glacé. »

À qui ferez-vous croire que c’est en spectateur désintéressé que vous avez considéré vos maîtres et vos amis, Joseph Bédier dont vous venez, filialement, de nous montrer l’image, Barrès qui fut votre patron, Péguy dont vous avez composé une inoubliable figure de vitrail ? Votre fine ironie, même quand elle pointe sous la réserve, ce dont elle ne se prive pas, est toute colorée d’affection. Vous êtes un homme très sensible, monsieur le témoin imperturbable, et je me permets de dire que, pour moi, c’est fort bien ainsi.

En général, ce n’est pas avec les renseignements fournis par ceux qui ont connu les saints que l’on pourrait constituer un dossier favorable, en vue d’un procès de canonisation. Ceux qui ont connu les saints n’ont aperçu, le plus souvent, que leurs tics, leurs défauts, leur goût de l’excès, leur démesure, tout ce qu’il y a d’irritant chez les gens qui recherchent la perfection, il faut bien le dire. Et pourtant, si jamais Péguy, ce qui n’est pas impossible, se trouvait, un jour futur, promu dans l’ordre international de la sainteté, on pourrait se reporter aux récits et relations mémorielles de ce témoin oculaire que vous fûtes. Et quand on songe, Monsieur, que, pour donner carrière à tant d’indulgente bonté, vous n’êtes pas un, mais deux, on est tenté de crier au miracle, car, en général, les bonnes actions ne se font pas de compagnie, et deux hommes excellents peuvent former un couple hargneux, discourtois et insensible.

Dans vos relations, dans vos souvenirs, on chercherait en vain ces gouttes de fiel, ces mots amers, ces traits empoisonnés qui font, par exemple, l’intérêt principal de certains journaux intimes. Au risque de vous indisposer, je dirai donc, Monsieur, que votre impartialité ressemble curieusement à la charité des autres. Vos portraits généreux sont en même temps des portraits ressemblants. Vous évitez la poix ou les bitumes, et pourtant vous ne tombez jamais dans le pastel. Vous savez éclairer les êtres que vous prenez pour modèles, non au moyen d’une lueur agressive et désobligeante, mais par leur lumière intérieure. C’est la méthode la plus juste. La plupart des hommes sont pareils à ces petits abat-jour de soie poussiéreuse qui, vus au grand jour de la fenêtre, sont fanés et sans grâce, mais qui reprennent un doux éclat quand on les illumine au moyen de la lampe qu’ils recèlent entre leurs plis.

 

Ces belles qualités humaines, il me faut dire, maintenant, à quoi vous les employez. Et voici que, tout à coup, ma tâche devient très difficile. Il semble que ce soit toujours à la question la plus brûlante, la plus aride, la plus amère que vous vous attaquiez avec une franchise qui pourrait, en bien des cas, porter le nom d’intrépidité.

 

Vous avez, par exemple, consacré sept ou huit de vos livres à divers aspects de ce qu’on pourrait appeler le phénomène juif. À maintes reprises, vous revenez sur cette étude. Dans votre ouvrage sur Fez ou les bourgeois de l’Islam, vous déclarez incidemment : « Je suis entraîné par le mystérieux attrait qu’exerce sur moi la vie juive. » Êtes-vous en Syrie pour étudier très précisément les peuples et la politique de ce pays, vient un moment où, n’y tenant plus, vous gagnez Jérusalem pour revoir le mur des pleurs — qui n’était primitivement pas l’objet de votre voyage — et ce peuple israélite sans lequel, à votre regard, le monde serait peut-être morne. On sent, dans tous vos livres, que ces étonnants problèmes ont, pour vous, la force d’une obsession.

De ces problèmes, désormais si confus et sanglants, auxquels les hommes de sens rassis redoutent même de dédier une pensée, une parole, dans la crainte d’envenimer d’inexpiables chicanes, de ces problèmes, vous avez parlé longtemps avec beaucoup de bon sens et de curiosité sympathique ; je dirai mieux : avec générosité. C’est une œuvre sourcilleuse. Dieu lui-même doit se quereller avec ses anges quand il débat, au conseil céleste, ces affaires si douloureuses et, dirait-on, insolubles désormais. L’impartialité est-elle possible dans la conjoncture où s’évertue notre monde cruel ? La susceptibilité de vos modèles est légendaire, pour mille raisons que nous n’avons pas même besoin d’imaginer, car ces raisons ne sont que trop évidentes. Moins contents de leurs succès qu’irrités ou meurtris par leur détresse et leurs malheurs, vos modèles ont donc réagi parfois. Vous n’avez pas manque de réagir à cette réaction. Il n’en faut pas davantage pour que les positions primitives risquent de se modifier. Vous avez, dans cette chamaille, reçu forcément des coups. Vous avez peut-être aussi fourni des munitions à des belligérants dont, cependant, vous n’aviez cure. Et voilà comment, homme de modération, ayant eu l’audace de toucher au tabernacle, dans le dessein de simplement le décrire, vous avez pu, malgré tous vos efforts, passer pour un partisan.

Je suis bien sûr, pour mon compte, que la seule passion du vrai vous animait dès le principe. Vous êtes, comme nous tous, curieux d’humanité. Dans la réponse que vous faites à l’un de vos contradicteurs, vous déclarez avec franchise : « Ce n’est pas tous les jours que l’on découvre un monde tout à fait ignoré, à quatre pas du nôtre ! » Je reconnais de bon cœur qu’il faudrait être dénué de tous les dons de l’écrivain pour résister à la sollicitation de certains modèles extraordinaires.

Vous avez toujours aimé les personnages qui marient, en eux, le fabuleux et le réel. Vos meilleurs ouvrages, ce n’est pas à votre porte, dans votre rue familière, que vous les avez trouvés. Quand vous peignez les gens de chez nous, dans Les Hobereaux, par exemple, ou dans La Maîtresse servante, vous cherchez le recul du temps, à défaut de celui que vous offre ordinairement l’espace. Mais, le plus souvent, ce que vous souhaitez de rencontrer, c’est la légende toute vive. Israël est, tout naturellement, la première des créatures à la fois réelles et fantastiques auxquelles vous avez appliqué votre faculté d’observation et votre talent.

Vous avez rencontré d’autres figures. Permettez à l’un de vos plus sûrs amis, de vous chercher, ici, une légère noise. C’est votre goût pour les personnages d’allure mythique qui vous a conduit, sans dont, à marquer un peu plus que de la curiosité pour ce fameux Roumain, le capitaine Codreano, qui n’était ni roumain ni capitaine et qui faillit livrer à l’influence des agitateurs germaniques le grand royaume latin de l’Europe orientale. À lire ce livre bien fait, comme le sont tous vos ouvrages, on sent que vous succombez sans trop de résistance à la séduction qu’exercent sur vous, fussent-ils redoutables, et ils le sont presque toujours, les extravagants, les chimériques et les monstres. Le capitaine Codreano n’est plus. Paix à son ombre ! La Roumanie n’a pas fini de lutter pour s’affranchir des illuminés et des fous. Nous la suivons dans cette lutte, avec sollicitude, avec amitié. Vous avez, en dernière heure, complété votre livre par un très bref épilogue qui met toutes choses au point, ce dont vos lecteurs fidèles vous ont de la gratitude. Mais, considérant la détresse profonde où se trouve plongée cette civilisation occidentale que la France aura tant de mal à sauver une seconde fois du désastre, je voudrais vous dire, Monsieur, que l’heure n’est plus, pour nous, de juger avec une bienveillance même purement zoologique tous ces enragés de mystique. Notre monde pourrait mourir d’avoir été, depuis vingt ans, abandonné, sans résistance, à leurs divagations. Ce dont notre monde a besoin, pour sortir de l’abîme, c’est de ferme bon sens et de froide raison. Il me suffit de considérer la France en guerre, résolue, grave, muette dans sa sombre constance, pour comprendre que cette raison vers laquelle je me tourne est encore assurée de trouver chez nous et refuge et citadelle.

Vous ne ferez, je le sais, aucune difficulté pour vous ranger à cet avis. Je sens bien que, souvent, les forcenés et les malades sur lesquels vous vous inclinez avec une tendresse attentive ont fini par vous lasser. Vous dites, au moment de quitter ce Ravaillac dont vous avez raconté l’histoire de manière si pathétique, vous dites soudainement : « Pourquoi s’attarder à ces sinistres vies, où la folle belladone s’est mêlée à l’angélique, au lys, et aux fleurs des champs ? » Ainsi parlez-vous, Monsieur, mais je ne suis pas bien sûr que, si la chance vous sollicite, vous n’emboîterez point le pas à quelque étonnant lunatique dont le fantôme aura traversé votre rêverie vagabonde et vous aura séduit et entraîné, une fois de plus.

 

Je m’en voudrais de laisser croire, fût-ce une seule minute, que toute votre œuvre est dédiée aux héros de la déraison. Vous avez peint toutes sortes de figures admirables, respectables ou touchantes, et vous avez rencontré des modèles en parcourant, avec une ferveur infatigable, une grande partie du vieux monde et notamment la plupart des provinces de notre empire.

Voilà que se trouve posé l’un des brûlants problèmes de la littérature moderne.

Les mots de reporter et de reportage figurent tous deux dans la dernière édition de notre dictionnaire. Il me semble pourtant qu’ils vont, pour la première fois, être prononcés à cette place et donner prétexte à glose académique.

Je ne me contenterai pas, Monsieur, de dire, ce que tout le monde sait, que vous êtes un reporter de grand mérite ; j’ajouterai tout aussitôt que, grâce à des gens de votre valeur, le reportage a désormais pris rang parmi les genres littéraires, et j’ajouterai : parmi les genres littéraires les plus vivants et les plus efficaces.

Au moment de commencer votre nouvelle campagne de correspondant aux armées, vous avez déclaré, dans l’un de vos articles : « C’est un art, et des plus difficiles, de peindre la réalité telle qu’elle vous apparaît, et d’éveiller en même temps, chez un lecteur lointain, le juste écho de ce qu’on a soi-même éprouvé. » Je ne sais, Monsieur, si cette définition naïve du reportage n’est pas, en somme, la définition même de toute peinture littéraire.

Je suis sûr, en abordant cette question, de faire effort pour jeter quelque lumière dans un très utile débat. Vous n’avez jamais renié cette mission de reportage à laquelle vous consacrez une part de votre activité. Vous avez dédié l’un de vos livres à Louis Delaprée, journaliste courageux qui fut tué dans un avion pendant la guerre d’Espagne. Vous célébrez en toute occasion la grandeur et les dangers de cette profession chanceuse. Je vous approuve en tout cela. J’ajoute même que le reportage n’est pas un art né d’hier. Nombre d’ouvrages de nos maîtres nous ont donné des modèles de cette littérature chaude et vivace. J’imagine que vous avez dû lire souvent et mettre à leur juste place, sur les rayons de votre bibliothèque, ce chef-d’œuvre de reportage qu’est l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, ainsi que les relations de Jean Racine, historiographe de Louis XIV et correspondant de guerre. Un grand nombre d’écrivains, sans mériter vraiment le titre de reporter, ont écrit de bons ouvrages pour raconter, dans la chaleur de l’impression, ce qui les avait frappés. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’une littérature active doit comporter de ces témoignages allègres qui, souvent même, préparent des livres mieux digérés. N’empêche que cette littérature désormais exubérante pose, je le répète, une question qui demande examen.

Le dictionnaire de l’Académie donne, du mot reporter, une définition somme toute excellente et que je vais rappeler ici mot pour mot : « Reporter : Nom donné en Angleterre et, par imitation, en France, aux journalistes d’information. »

Nous vivons dans une époque où l’esprit le plus insensible n’oserait guère se dire affranchi des servitudes angoissantes de l’information. Il n’en est pas moins nécessaire de maintenir une distinction fondamentale entre ce qui est information et ce qui est connaissance. La presse et la radio, dans nos sociétés dites civilisées, ont contribué notablement, pour la majeure partie du public, à créer une confusion dangereuse entre l’information et la connaissance. Un homme peut paraître régulièrement informé des événements du monde et ne posséder aucune notion organique sur l’univers et sur lui-même. Le propre de l’art des lettres est de nous amener à faire des actes de connaissance. Si le reportage, même compos par d’habiles écrivains, devait accoutumer la multitude des lecteurs à se contenter d’impressions superficielles, à renoncer, par ainsi, aux lectures fondamentales sur lesquelles peut s’édifier une véritable connaissance des êtres et des événements, je dis tout net que le développement de cette littérature souvent éphémère serait un mal pour l’esprit.

Je crois heureusement qu’il n’en est rien et que les écrivains de votre mérite ont vite fait de dissiper nos inquiétudes. En général, les récits des reporters vieillissent vite, au moins dans la substance des faits. Ces Berbères de l’Atlas, que vous nous représentiez hier en état de guérilla perpétuelle contre le colonisateur français, je les ai revus, l’hiver dernier, non pas soumis, mais, ce qui est beaucoup mieux, gagnés. Vous échappez agilement au reproche d’actualité, car vous excellez à saisir l’éternel à travers le fugitif. On peut relire des ouvrages comme La Bataille à Scutari, on est tout de suite entraîné. On peut relire de la même façon vos belles chroniques historiques, Ravaillac ou encore Les Frères ennemis ; on touche, grâce à vous, dès les premières pages, l’homme éternel, le seul qui nous intéresse, le seul que nous voulons trouver dans nos lectures.

Un danger des récits du reporter, c’est leur dispersion, leur manque de cohérence. Ils sont rarement faits pour constituer après coup un ensemble. Mais vous, Monsieur, vous ne semblez pas composer vos relations de voyage au jour le jour. On dirait que les événements surgissent non pour inspirer, mais pour justifier votre ouvrage. Dès votre départ, vous disposez tous les linéaments de votre périple, et déjà vous mettez le retour en place. Vous êtes un habile ordonnateur de l’imprévu

Vous avez rompu de longue date avec l’idée bourgeoise de l’inspiration à domicile. Vous allez chercher au loin presque tous les sujets de vos livres. Vous allez prendre, où ils se trouvent, le rare et l’extraordinaire. Qu’une sédition se prépare, qu’une crise diplomatique se développe dans un pays lointain, qu’une guerre éclate, et vous bouclez votre valise, vous prenez le train, le bateau, l’avion, tout simplement, comme autrefois Pierre Corneille prenait le coche d’eau de Rouen. Vous ne craignez pas de cheminer à dos de mulet, et ces exercices fatigants vous entretiennent en état de jeunesse, ce qui est juste récompense. Vous parlez admirablement des choses les plus diverses et des êtres les plus différents. Vous savez tout : à vous entendre, nous n’en doutons pas un instant. Ah ! séducteur, comme vous auriez beau mentir, à la faveur de vos dons ; mais nulle crainte ! Si vous nous séduisez si bien, c’est précisément parce que vous ne mentez point.

En vérité, Monsieur, il n’y a pas de genre littéraire qui soit condamnable en soi. Il n’y a que de bons ouvrages ou de mauvais ouvrages. Le récit de Théramène est, à mes yeux, le modèle des reportages, et c’est vous dire où sont mes préférences. Il va sans ajouter, j’aime encore mieux un beau récit bien fait — que nous acceptions ou non de le baptiser reportage — qu’une médiocre tragédie ou qu’un prétentieux roman. Je relirai toujours d’un esprit charmé votre Chemin de Damas, avec ses pages poétiques, ses contes, ses légendes, ses divagations gracieuses ou méditatives. En revanche, il est, dans la littérature, une foule d’œuvres austères, pleines d’orgueil et d’emphase, que je suis résolu à ne relire jamais, si tant est que je les ai lues, et ce n’est même pas très sûr.

 

Nous en venons tout naturellement ainsi, Monsieur, à considérer l’art que vous mettez en pratique pour composer vos ouvrages, ces beaux et bons ouvrages que nous refermons tour à tour en murmurant : « Voilà le meilleur ! »

J’étais encore tout jeune homme quand me tomba dans les mains un petit livre intitulé Le Coltineur débile. C’était votre premier récit. Il jouissait alors d’une faveur marquée dans les cénacles littéraires. Je le lus avec enthousiasme. L’écriture en était non certes maniérée, mais quelque peu précieuse. Autour de chaque phrase, on devinait que vous aviez disposé beaucoup de silence, d’ombre et de mystère. Cet ouvrage en prose était ordonné, rythmé comme un poème ; bref, de la première à la dernière page, il fleurait bon la grande ferveur littéraire des premières années du siècle.

Vous avez dit — si ce n’est vous, c’est votre frère que vous ne reliriez jamais ce fameux Coltineur débile, et vous le qualifiez de livre absurde. Permettez-moi de vous répondre que vous avez tort. Ces juvenilia sont, pour le commentateur, de très précieux témoignages. La littérature française, si rigoureuse dans sa démarche et sa règle qu’il m’est arrivé de la comparer à une église, connaît, périodiquement, des moments de trouble, de recherche et de songerie. C’est pendant me époque telle que nous avons débuté dans les lettres. Nous avions de fort bons maîtres, et nous en avions de moins bons. Comme tous les jeunes gens, nous ne choisissions pas toujours les meilleurs, car l’art parfait est presque insensible et donc inimitable. Je crois sincèrement que, si l’avenir consent à nous rendre justice, il nous tiendra compte — je dis « nous » pour m’associer à votre labeur et non pas à la récompense — il nous tiendra compte, dis-je, de l’effort que nous avons fait pour ramener la nef au milieu du courant, pour nous libérer de toutes les singularités de cette génération qui se disait elle-même, non sans naïveté, décadente, pour nous remettre à l’école des classiques et pour rechercher les secrets de la langue la plus simple et la plus droite.

Malgré vos résolutions qui semblent colorées d’humeur, reprenez le Coltineur débile, et relisez-le, je vous prie. Il n’est pas inutile, parfois, d’entrouvrir nos premiers ouvrages, si nous voulons comprendre le sens de notre course et la vitesse de notre monture. Relisez donc ce Coltineur, et vous constaterez, non sans plaisir, que vous avez fait d’assez beaux progrès. Je sais bien que ce mot ne saurait vous indisposer. Vous souhaitez sans doute, comme tout artiste véritable, qu’on le puisse prononcer à votre sujet jusqu’à la dernière page et jusqu’au dernier souffle.

Vous avez, Monsieur, le goût de l’ouvrage bien fait. Vous marquez un mépris salutaire pour cette conception romantique de l’art en vertu de laquelle tout éclat de génie serait en quelque sorte le résultat d’un frénétique « pile ou face ». Vous observez sagement les règles éprouvées par une légion de grands hommes qui nous ont tout enseigné, tout donné, tout éclairci. Cet admirable instrument que vous avez trouvé sur le pupitre, que vous avez appris à manier selon la bonne tablature, vous en faites un usage habile, prudent, toujours efficace.

Vous connaissez plusieurs styles et ne les confondez jamais. Le style critique, par exemple, vous l’appliquez ordinairement au bon endroit, telle une liqueur corrosive ; vous ne le laissez pas envahir les styles descriptif et lyrique dont vous jouez d’ordinaire avec maîtrise. S’il vous arrive, par exception, d’exposer des vues critiques dans le style du mémorialiste, vous le faites si légèrement, avec tant de discrétion, que nous aurions vraiment tort de n’y pas trouver de plaisir. Je vais donner un exemple et citer ici quelques lignes de votre livre sur Barrès : « Les classiques, d’ailleurs, il les connaissait mal », dites-vous. « Il leur ouvrait dans son esprit un crédit idéal, qui n’allait pas jusqu’au besoin de faire plus ample connaissance avec eux. » On peut imaginer ce qu’une pensée de cette sorte aurait pu devenir entre les griffes d’un méchant.

Je parlais tantôt du style descriptif, et j’entends y revenir. Les maîtres de l’école naturaliste nous ont rassasiés de descriptions luxuriantes. En sortant de leurs ouvrages, beaucoup d’écrivains, dont je suis, s’étaient juré de ne plus jamais faire de tableaux dépassant dix ou douze lignes. Vous êtes sagement revenu sur ce mouvement d’humeur. Vous décrivez à merveille. Vous nous avez rendu le goût des larges peintures décoratives. À ceux qui pourraient en douter, je recommande la délicieuse description de la ville d’Hama, dans votre Chemin de Damas. Mais à quoi bon prendre un exemple unique : il suffit d’ouvrir au hasard l’un quelconque de vos ouvrages, et tout ce que je pourrais dire se trouve aussitôt justifié.

Enfin, Monsieur, vous possédez le nombre. Cette vertu qui, comme le dit fort bien d’Alembert, consiste dans une certaine manière d’arranger les mots, j’ai tenté parfois de l’expliquer par une image. De même que, pour faire tourner la clef d’un coffre, il est nécessaire de composer un nombre donné ; de même, pour avoir accès dans l’âme de ceux qui nous lisent, le style doit jouer sur certaines combinaisons prosodiques sans lesquelles une pensée juste resterait inerte ou rampante.

Cette vertu, vous la possédez, Monsieur, et je ne vous en louerai pas, car c’est à la nature que devraient aller mes louanges. Ce don naturel, vous le mettez à l’œuvre avec prudence et sagesse. Trop d’écrivains admirables ont abusé de leurs talents pour nous faire accepter parfois les plus dangereux mensonges.

Mais assez sur ce sujet. Je m’aperçois, ainsi parlant, que je succombe, par l’effet de quel secret mimétisme, aux délices de l’octosyllabe, de ce mètre familier dont vous faites, dans vos écrits, un usage bien trop habile pour qu’on le juge intempérant.

 

En arrivant au terme de cette harangue, j’ai le sentiment, Monsieur, que si les éloges étaient réservés à ceux qui accomplissent quelque besogne très pénible, nous ne mériterions ni l’un ni l’autre le moindre applaudissement. Vous succédez à un homme que nous avons beaucoup aimé. Joseph Bédier était l’ornement de nos assemblées. Je n’avais pas eu la chance d’être au nombre de ses élèves ; mais l’affection que je lui vouais était, comme celle d’un vrai disciple, toute colorée de tendresse et de gratitude. Il est très rare qu’un homme soit, en même temps, comblé par les qualités qui font l’artiste et par celles qui font le savant. La science des lettres, comme celle des laboratoires, est une carrière aride. Elle exige grande patience. L’illumination n’est pas la joie de chaque jour pour les voyageurs qui s’aventurent sur ce difficile chemin. De grands savants avouent n’avoir, dans toute une longue existence, reçu la visite de l’ange qu’un petit nombre de fois. Joseph Bédier parlait de cette longue attente avec beaucoup de sagesse. À l’égal de tous les savants, il avait connu les retraites méditatives, les lentes interrogations, les imperceptibles progrès parmi l’ombre et les obstacles. Mais, comme ce grand savant était un artiste heureux, il pouvait boire à toutes les fontaines et recevoir des rayons de toutes les étoiles.

Avec sa parole souvent hésitante et parfois enflammée, avec son doux regard amical et insistant, avec ses gestes qui, si bien, alliaient l’élégance à la réserve, l’élan à la spontanéité, le maître à qui vous venez de rendre hommage était parmi nous comme un témoin, comme un recours et comme un juge. À tout instant, nous éprouvions le besoin de nous tourner vers lui pour recueillir des avis dont nous ne savions nous passer et qu’il produisait toujours en termes courtois et précis. J’aimais à le regarder quand je me trouvais dans le doute. Il faisait — mais l’a-t-il jamais su ? — partie de ce conseil secret que nous réunissons en rêve, pendant nos grandes solitudes, et dont nous sollicitons des avis ou des sentences dans le plus intime de notre cœur.

Prononcer la louange d’un tel homme, avouez donc, Monsieur, que c’est une besogne facile, puisqu’il vous a suffi d’écouter vos souvenirs, votre cœur, votre franche admiration.

Cela dit, j’avoue de bon gré que je n’ai pas éprouvé non plus une peine extrême pour faire, à votre propos, une déclaration publique. Si cette image que je vous tends ne vous semble pas trop infidèle, si vos amis les plus proches acceptent d’y retrouver quelques-uns de vos traits, la gloire n’en revient pas au peintre, mais plutôt au modèle. Dites-vous, en conséquence, que mon mérite est très modeste.

Les travaux académiques sont les œuvres de la paix. J’ai composé ce discours pendant les semaines amères d’un automne ensanglanté. Je redoutais, au début, d’avoir à détourner mon esprit, fût-ce pour quelques jours seulement, des images douloureuses qui ne cessaient de le hanter. Je m’en voudrais de ne pas dire ici, Monsieur, que la fréquentation de vos livres et de votre pensée m’a, dans ces moments d’angoisse, apporté de l’allégement. La France que vous avez peinte, notamment, cette France en route à travers le monde, est si belle et si respectable qu’elle suffit à sauver de la honte et du désespoir, l’humanité très misérable au milieu de laquelle force nous est, aujourd’hui, de combattre et de subsister.