Monsieur,
Une des plaidoiries les plus célèbres de notre littérature est sans doute celle par laquelle Maître Bafouillez fit acquitter le Sapeur Camember. L’infortuné Sapeur, projeté bien malgré lui la botte en avant par un concierge irascible, avait atteint de dos le Major Guy Mauve, et Camember avait été traduit en conseil de guerre. Maître Bafouillez plaidait la méprise, un coup du sort. Après avoir cité Bossuet — « Il n’est si petit ruisseau qui ne finisse par porter ombrage » —, il en venait à sa péroraison : « La vie, hélas ! n’est qu’un tissu de coups de poignard qu’il faut savoir boire goutte à goutte ; et je le dis hautement, pour moi, le coupable est innocent ! »
Cette figure de style, où vous avez reconnu une antonymie, peut sans doute prêter à sourire ; vous savez pourtant mieux que d’autres qu’on la lit parfois gravement. Elle pourrait presque servir d’exergue à vos travaux d’historien, à votre œuvre romanesque, et peut-être même a-t-elle marqué certains traits de votre nature ou certains choix de votre existence. Dans les lieux que vous fréquentez d’ordinaire vous avez coutume de rencontrer la balance et le glaive. Vous êtes en robe noire, rabat blanc. Vous vous appelez « la défense » et vous n’aurez pas à parler de vous mais de l’autre, du coupable. Ou plutôt de l’accusé mais c’est le même rôle. Il est là, dans le box : c’est Julien, c’est un petit garçon de douze ans, l’Enfant sage de votre dernier livre. Julien est passionnément occupé à satisfaire la rigueur silencieuse de son père, à rêver à la beauté tendre de sa mère qu’il ne voit que le jeudi, et en août. Pour lui, aimer c’est attendre, ne dire que ce que l’autre souhaite entendre, se tourmenter. Cette façon qu’ont son père et sa mère lorsqu’il est là de penser sans cesse à un autrefois dont il ne sait rien, c’est sa faute. Le triste silence de son père au long des jours, le brusque chagrin de sa mère lorsqu’il la quitte le jeudi soir, c’est sa faute. Lui, Julien, a la tâche écrasante d’être un enfant modèle, de faire plaisir, de se sentir à une place qui n’est jamais tout à fait la sienne, de « vivre travesti ». À chaque moment de sa vie il doit affronter une difficulté insurmontable : se faire pardonner d’exister.
C’est pour lui que vous allez plaider, et pour d’autres qui, comme lui sont coupables d’être innocents. Vous allez appuyer de toutes vos forces sur un des plateaux de la balance, celui de la vérité, mais l’autre pèse d’un poids énorme. Y sont entassés pêle-mêle le destin, la société, l’intolérance, la haine, la cruauté, la soif de bataille, les vieux dieux, le veau d’or, les amours mortes ou tout simplement, comme pour le Sapeur Camember, la bêtise. Et si l’injustice, comme le glaive du Barbare Brennus, faisait pencher l’autre plateau, vous jetteriez votre plume et votre discours dans le vôtre avec une force que le manège de Sisyphe n’a pas usée. Cela s’appelle aussi être un moraliste.
Et voilà que je ne sais plus tout d’un coup si je parle de votre œuvre ou si je parle de vous. Vous écoutant célébrer un grand écrivain qui avait choisi la hauteur, de laquelle son regard aigu pouvait traverser d’énormes épaisseurs de durée, je me disais que la vie de Marguerite Yourcenar avait été l’un des matériaux les plus visibles de son œuvre. Elle était là, au premier rang, rappelant l’origine et les avatars successifs de ses écrits. Sa terre, sa famille, ses personnages, mais aussi son personnage propre étaient l’aboutissement provisoire d’une poussée très lente et très obscure de l’image mobile de l’histoire vers la réalité immobile, ce que Platon appelait « le meilleur », ce qu’elle décrivait comme « l’extrême bord de l’éternel ». Mais pour éclairer son cousinage avec des temps très lointains, des êtres de chair ou de songe, avec des feuilles, des eaux, des pierres, elle traçait son autoportrait, la tête légèrement rejetée en arrière et le regard à peine baissé vers le miroir comme font souvent les peintres, comme elle aurait fait d’Hadrien, ou d’Alexis, ou de Zénon avec lequel je vous trouve d’ailleurs quelque ressemblance : Zénon magicien de la séduction, obsédé par la nécessité de porter secours, sombre contemplateur de temps révolus et pressentant que se dessine un nouveau jour ou peut-être une nuit différente, mais confiant pourtant dans l’aventure des hommes : un optimiste désespéré.
Marguerite Yourcenar se peignait, comme on disait autrefois, « au vif du corps ». Vous vous tenez au contraire dans le coin obscur du tableau. Vous avez soin de brouiller le reflet, de vous entourer de brumes opaques. Vous avancez voilé dans votre œuvre et je ne suis pas si sûr qu’il n’en soit pas ainsi dans la vie. Votre exquise et chaleureuse courtoisie habille peut-être une extrême retenue dans l’expression de vos sentiments ; votre aisance, votre justesse, votre autorité, on croit parfois deviner que soudain vous êtes le seul à en douter ; secrète qui est toujours et partout la première, on dirait que vous vous sentez déplacé ; alors que vos stratégies, dans tous les domaines, sont irrésistibles, vous semblez peu attaché au projet qu’elles vont servir. Et vous qui réussissez tout, qui gagnez tout, qui franchissez tous les obstacles, je donnerais ma main à couper qu’au fond de vous-même vous n’avez aucune ambition. En ce moment même, je parierais que vous n’avez qu’un seul désir : qu’on ne parle pas de vous. Au Palais, l’avocat ne parle que des autres et l’éloquence brouille les pistes ; à la Faculté, l’enseignement n’a de personnel que le ton ; et la littérature permet de pousser devant soi des personnages réels ou imaginaires qui malmènent secrètement la pudeur de leur auteur ou le déguisent à son gré. Vous avez bien choisi vos masques, et qui s’y frotte s’y trompe.
Vous voyez que j’aborde déjà votre vie mais prenez patience, Monsieur, parce que ça n’est pas fini : je vais même dire du bien de vous ! Vous verrez, on s’y fait, ça n’est qu’un mauvais moment à passer. Il vous restera l’existence entière pour être immortel. Et s’il vous plaît absolument de rester modeste, vous méditerez pendant la louange que je vais vous infliger les vers de Cyrano :
« L’Académie est là ? Mais j’en vois plus d’un membre,
Voici Boudu, Boissat et Cureau de la Chambre,
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud.
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau.[1] »
Et si vous venez pourtant à vous souvenir du distique qu’un rimailleur railleur adressait à Victor Hugo après son troisième échec :
« Quand donc au pic qu’académique on nomme Monteras-tu de roc en roc, rare homme ? »
dites-vous que, du premier coup, vous avez réussi l’escalade.
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* *
D’ailleurs, n’avez-vous pas tout réussi du premier coup ? C’est qu’on ne riait pas avec les études dans le cours d’enseignement parisien de votre petite enfance : parents et élèves s’y retrouvaient chaque semaine pour une sorte de compétition où chaque famille évaluait les performances de son champion dans l’arène. Le cadeau qui couronnait votre place de premier, vous en étiez redevable dès qu’un rhume vous ramenait au second rang. À Charlemagne, en même temps que vous rencontriez l’éblouissement de lire et d’apprendre, vous avez découvert l’horreur : plusieurs de vos camarades portaient l’étoile jaune et le soir, de votre fenêtre de la rue Vieille-du-Temple, vous entendiez des sirènes, des cris, des hurlements d’enfants qu’on séparait de leurs parents. Une peur studieuse régnait sur ces années-là. Dans ces triomphes essentiels d’écoliers refusant la précarité des jours naissaient déjà Ali-François, le jeune métis arabe d’Un coupable qui portera sa moisson de prix sur une tombe, et julien qui veillera sur son travail comme un guetteur usé par l’ombre jusqu’au prix d’excellence, et Claude, le héros de L’Absence, dont le devoir d’enfant était « d’être le premier en classe, toujours le premier ». Les cancres ne sont pas votre fort et dans l’enfant sage que vous étiez la vie intérieure flamboyait : trente vers à écrire chaque soir, c’est la mesure que vous vous fixiez à quatorze ans pour votre tragédie en ajoutant aux trois unités des classiques la règle plus difficile de l’unité de personnage. Ah ! Monsieur, pourquoi avez-vous déchiré cette tragédie ? Il m’eût suffi de la lire ici pour tout dire de vous et nous aurions pleuré tous ensemble, délicieusement.
Et voilà qu’au moment de préparer l’École normale supérieure vous apprenez que si vous êtes reçu vous y serez pensionnaire. A ce seul mot vous faites le premier pas d’une démarche qui va vous devenir familière : un petit saut de côté pour vous dégager de la route tracée, et voilà le destin floué ! Vous n’étudierez pas les lettres au-delà de la licence, mais le droit, pour devenir avocat. Peut-être cette préférence est-elle fondée sur des motifs profonds, une faim insatiable de justice, un élan qui vous pousse à venir en aide, votre besoin d’un ordre plus fort encore que votre envie de le dynamiter. Peut-être aussi, comme Julien, vous êtes-vous dit que pour ne pas se livrer, éviter d’être interrogé, il faut toute sa vie parler beaucoup. « Julien savait que pour être muet sans déplaire il devait être bavard. »
Vous choisissez donc de parler et comme ces cavaliers du Cadre noir dont les gestes imperceptibles poussent leur cheval jusqu’à la perfection, vous mettez dans toutes les figures imposées une grâce suprême à être le meilleur. Vous êtes évidemment premier secrétaire de la Conférence, vous glanez les prix d’éloquence, le destin bon enfant ménage déjà devant vous le Conseil de l’Ordre et après lui la charge suprême du Bâtonnat. Rien n’y fait, vous ne voyez que les haies qui bordent la route et vous sautez par-dessus : Vous allez enseigner le droit.
« Tous les biens sont meubles ou immeubles », c’est votre leçon de premier à l’agrégation, qui est toujours citée comme un modèle. Et comme vous ajoutez le charme à la science, en même temps peut-être qu’un souci très attentif du regard des autres, à la Faculté vos étudiants vous adorent comme au Palais vos confrères vous respectent. Là encore il eût été surprenant que vous ne fussiez pas un jour à la tête du conseil de Faculté. Vous n’y fûtes pas. Ce n’est pas le destin qui veille, c’est vous qui veillez à le dérouter.
Lawrence d’Arabie parle de ces caravanes qui se perdent dans le désert, « sans la ternissure de l’accomplissement ». Vous n’aimez pas ce dernier mot, vous n’aimez pas ce qui finit. On dirait presque que vous vous punissez d’être excellent, ou qu’une secrète autodérision vous fait tenir pour rien ce que vous pourriez acquérir. Ou peut-être mesurez-vous les puériles convoitises des hommes au regard d’une plus haute aspiration d’éternité. Vous avez fortement retrouvé la foi de votre petite enfance, mêlée à un vif sentiment de résistance patriotique, lorsqu’en 1944 votre patrouille de jeunes scouts saluait dans les forêts d’Île-de-France le drapeau d’un pays ravagé. Vous avez surtout trouvé Dieu chez les pauvres en travaillant avec leurs petits frères, grâce à leur aumônier d’alors, un Père dominicain que notre Compagnie a la joie de bien connaître, et dont l’élévation et la bonté font croire au Ciel.
Pourtant ce qui vous emporte aussi, c’est un rêve où la société saurait ménager à tous les conditions du bonheur, où le droit des hommes et la loi régneraient sans contrainte, le vieux « sub lege libertas ». Ce rêve ne connaît qu’un seul outil, la politique, et ce chemin-là ne vous est pas tout à fait inconnu. Déjà, quand vous étiez enfant, Léon Blum vous avait soulevé dans ses bras en vous disant : « Tu seras président du Conseil », mais vous ne l’aviez cru qu’à moitié en l’entendant prédire indifféremment le même avenir à chacun des garçons qui étaient là. Votre deuxième rencontre avait eu plus de poids : en 1968, au cabinet du ministre de l’Éducation nationale où vous étiez de l’équipe qui inventait la réforme de l’enseignement de ce temps-là, Edgar Faure faisait votre apprentissage et vous confiait l’une de ses règles : « Quand un problème est difficile, il faut surtout le compliquer. » Tout ce que vous aviez vu là vous poussait à quelque méfiance vis-à-vis du pouvoir, mais est-ce qu’il n’était pas possible d’en changer les effets ? Ce grand dessein vous pousse à entrer dans un parti dont vous dites qu’il comptait autant de présidents que de militants et vous devenez l’un et l’autre. Si votre trace demeure dans plusieurs travaux de cette époque, elle est aussi marquée par un premier livre, La République de Monsieur Pompidou, et un second dont le titre est à la fois une question, un défi et un espoir.
Les Français au pouvoir ? — avec un point d’interrogation — est une analyse impitoyable de notre temps et de notre classe politique. Vous soulevez le bandeau posé sur nos yeux par nos préoccupations majeures, les dieux du stade ou de la chanson, la voiture, les vacances ou le feuilleton de la télévision, qui nous cachent l’évidence de nos libertés, mais aussi leur fragilité. Vous accusez notre « passion égalitaire », pour reprendre l’expression d’un de nos confrères, « l’égalité seule idole », dont parlait Chateaubriand, qui hait les différences apparentes et adore les privilèges invisibles. Et la fraternité n’est peut-être plus qu’un mot, le songe de la société des Lumières, pour nous dont le bonheur « ne se conçoit plus qu’à l’écart des autres, protégé des autres ». Au regard du déclin de cette devise superbe dont le vrai sens n’a plus cours que sur nos pièces de monnaie, vous rêvez d’un avenir rose où nous serions tous — et, là, je résume fortement, mais sans vous défigurer — bons, généreux et miséricordieux. Votre espoir politique n’est pas seulement l’élévation du minimum vieillesse ou le mi-temps formation, c’est avant tout une morale, la mort de l’arbitraire, la honte au commerce et au bruit des armes, la ruine des privilèges et des impunités organisées, et surtout la familiarité des choses belles, l’agonie de la vulgarité, les conquêtes de l’âme, « main tendue, dites-vous, sourire, tendresse, mur ouvert, haie coupée, table mise, feu partagé ». D’autres appellent tout cela l’âge d’or.
Votre modèle était un moraliste lui aussi, mais qui savait prendre le réel à bras-le-corps sans perdre sa rigueur, Pierre Mendès France. Peut-être pouviez-vous moins bien que lui, qui en souffrait pourtant, supporter les attaques personnelles, la nécessité de s’exposer aux regards et aux coups. Ou peut-être votre fortune vous serrait-elle une nouvelle fois de trop près pour que vous ne vous amusiez pas à la déjouer en bifurquant avant l’arrivée. Et souplement, alors que vous étiez le vice-président d’un parti important, vous quittez la vie politique. Au reste, de même que vous aviez de dignes antécédents — deux oncles ministres — vous avez dans cette même politique un proche successeur. Vous me permettrez, Madame le Député, de songer qu’à travers vous votre père imagine parfois l’horizon qu’aurait pu lui découvrir cette route.
Sans doute avez-vous mesuré que l’âge d’or était loin, que toute politique comporte une part chimérique et rêveuse inéluctablement rabaissée par l’action, mais qu’il existe aussi une autre manière de voir la pièce : c’est de rallumer le théâtre éteint. Vos livres ont ranimé des âges et presque des mondes différents, qui ont en commun un bouleversement, une crise d’où les esprits sortiront changés. Trois hommes vont illustrer ces moments-charnières de l’histoire, Sieyès qui façonne son époque, Dreyfus qui la divise, Caillaux qui l’épouse, la subit et se venge. Fernand Braudel écrivait que « toute société se retourne obligatoirement vers son passé pour s’expliquer elle-même, pour trouver hors du temps présent des alibis, des refuges ou des excuses. » Aussi bien, au-delà de la rencontre de vos personnages avec l’événement, vous intéressez-vous aux profondes origines spirituelles, sociales ou économiques qui marquent le cours des choses, à ces poussées obscures qu’une construction politique sécrète à un moment donné de son évolution et qui ont fait éclore notre propre temps.
À la fin d’Une ténébreuse affaire, Balzac met en scène, par une nuit de juin i800, quatre anciens conventionnels attendant l’issue des batailles d’Italie pour décider de l’avenir. « De quoi s’agit-il ? dit Carnot. — De la France, dit Talleyrand — De la République, dit Fouché — Du pouvoir, dit Sieyès. » Onze ans auparavant, Sieyès luttait contre un régime et une hiérarchie ecclésiastique tirant leur force du passé, mais ignorait que l’arbitraire, le fanatisme, l’absolu prêteraient plus tard leurs armes à ceux qui allaient les combattre. Le « Tout, Rien, Quelque chose » de son libelle Qu’est-ce que le Tiers État ? sonnent en janvier 1789 comme les coups d’un bélier sur la porte d’une forteresse qui tombe le 17 juin. Sieyès invente les « représentants de la Nation » et « l’Assemblée nationale » : la société française a basculé. Au moment du liner de Balzac, avec des mœurs, des hommes, des habits nouveaux, mais toujours avec Sieyès, elle avait déjà perdu sa République. « Je cherche une épée, disait-il, la moins longue qu’il se pût. » Il poussait devant lui un général à l’épée longue en qui dormait un empereur, celui dont vous dites dans une plaidoirie imaginaire : « Ce que nous célébrons en lui, c’est ce qu’il y a de pire en nous. » Quelques années plus tard ce n’était plus de la Révolution que l’Europe avait peur, mais de la France, qui donnait le terrible exemple d’une nation désignée par l’histoire pour imposer sa loi. Le siècle de l’Allemagne allait bientôt commencer.
En 1894, lorsque l’affaire Dreyfus éclate, la fragile République sait à peine qu’elle a deux adversaires puissants, l’armée que sa mission de revanche place au-dessus de la justice et des lois, et l’Église farouchement intolérante, sourde à son pape et refuge des antiques valeurs. Dans le même temps se lève la paysannerie des villes dont le souci est seulement de vivre, la foule obscure des mines et des manufactures qui vient d’obtenir une victoire : la journée de travail réduite à onze heures pour les femmes et les enfants. La bombe de l’Affaire, allumée par le hasard et la bêtise, va ravager cette société incertaine. Dépassant un très petit nombre d’hommes pour qui l’Affaire est une erreur judiciaire qu’il faut seulement redresser, un affrontement dont nous comprenons mal la violence coupe la France en deux systèmes de valeurs, en deux mystiques. Après douze ans de haine un âge a versé dans un autre, l’ordre ancien, de dominateur, est devenu nostalgique, et Lavisse peut écrire qu’il a fallu un siècle pour que la société de la Révolution prenne la place de la société d’Ancien Régime. Le pouvoir démocratique, comme l’autre, a déjà appris qu’on gouverne l’œil fixé sur les journaux comme sur les circonscriptions, qu’on peut soumettre les moyens aux fins en empêchant l’institution judiciaire de contrarier la puissance politique, et qu’il est possible de vider la démocratie de sa réalité pour en respecter l’apparence.
« Une étape grandiose vers une ère de progrès », prédisait Dreyfus. Sans doute le jeune ministre Joseph Caillaux pensait-il de même, en 1899, lorsque le gouvernement tentait d’extirper l’Affaire de ses sombres marécages pour affirmer : « L’incident est clos. » Mais l’étape grandiose tourne court, dans la guerre. Lorsque la haine de Clemenceau et de Poincaré a jeté Caillaux dans un quartier de surveillance de la Santé, la France et ses deux maîtres ont derrière eux un million trois cent dix mille morts et plus d’un million d’invalides. Pourtant le balancier s’accélère : le bleu horizon dont la chambre s’était habillée pour gracier l’assassin de Jaurès et condamner Caillaux à la dégradation politique ne revêt que les anciens drames d’un peuple qui veut désespérément oublier. Quelques années plus tard, les idées de Caillaux sans Caillaux reprennent force et pouvoir, des hommes nouveaux arrivent et encore une fois déchirée par son vieux débat, la France avance en titubant dans l’après-guerre.
Ce qui vous fascine dans ces déchirures violentes, c’est l’affrontement jamais désarmé des deux natures d’un peuple tantôt dramatiquement attaché à l’immobilité de son héritage, tantôt passionnément porté par des élans de liberté novatrice. Les deux visages de ce Janus, vous dites qu’ils sont « ceux qui regardent vers l’antique cimetière et ceux qui rêvent de franchir les murs, ceux que retient la mémoire et ceux qu’emporte la sympathie ». Mais ce que vous rappelez sans cesse, c’est qu’on ne peut ranger les hommes de la vérité et de la liberté d’un côté, les hommes de la raison d’État, de la patrie ou du parti de l’autre. C’est que ces deux tempéraments ou comportements se rencontrent souvent en chacun de nous, un cheval une alouette, et qui changent parfois de place ou de proportion. Aussi bien les ruptures que vous nous avez restituées sont-elles ambiguës parce que nous sommes ce peuple, et chacun de nous avec lui, que vous décrivez « capable un jour de fusiller l’innocent, un autre de se faire fusiller pour l’innocent ».
Ces époques ont aussi d’autres enseignements pour vous séduire, et d’abord que les forces de l’esprit y ont leur part. Le grand- courant spirituel qui fondera l’action politique de Sieyès a commencé avec L’Esprit des lois, et notre prudente Académie elle-même a ouvert sa porte aux philosophes, neuf sur quatorze élections de 176o à 177o, notre habit devient l’habit des Lumières : la société française sacre l’écrivain. De même le pouvoir de l’esprit pèse lourd dans les combats de l’affaire Dreyfus. La presse y devient une redoutable puissance d’opinion exaspérant les passions. Mais, plus encore, au lendemain du formidable engagement de Zola, grandit la force des « intellectuels » — le mot date de Maupassant et reste à ce moment péjoratif — fort éloignés jusque-là des luttes politiques. Qu’ils soient du camp de Barrès ou de celui de Péguy, l’Académie, les Hautes Études, le Collège de France, l’École normale, les savants, les universitaires, les écrivains prennent parti, chacun avec sa propre tendance à l’injure ou à la mesure. Et quand viendra Caillaux, les intellectuels seront devenus des politiques.
L’autre leçon est celle de la sauvagerie. Sous la Terreur rouge on tue pour crime de naissance, de religion, d’idée différente, pour rien, pour avoir cultivé des lys dans son jardin. Sous la Terreur blanche on tue au nom de la modération, avec cette étrange mystique des conventionnels insensibles à la mort ou fascinés par elle, comme les antiques. Une sauvagerie moins sanglante mais aussi féroce dans ses mentalités marque le temps de Dreyfus et Caillaux : la politique, la vraie, celle des grands fauves, devient une terre de vertiges profonds, de passions sauvages, une arène où des gladiateurs qui se sont bien connus dans la salle d’armes se battent à mort. Sur les gradins ce n’est pas seulement la foule qui crie au meurtre, ce sont aussi des hommes qui ruinent par leur fureur tout le respect que leur œuvre appelait. L’antisémitisme est partout, dans l’armée, dans l’Église, chez les ouvriers ou les petits commerçants qui veulent des responsables aux malheurs des temps, et « Judas est né pour ce rôle ». On ne peut lire froidement les expressions que vous en rapportez : elles ne font pas seulement peur, elles font honte, elles font mal, elles sont, dites-vous, « la justification latente du futur génocide, sinon son attente ». J’ai décidé que je n’en citerai pas une ici parce que je ne les ai jamais relues, en travaillant la réponse que je vous fais, sans que ma gorge se noue, sans que je revoie ce jour d’avril 1945, à Spire, où j’ai vu les premières photographies des camps. Je ne les citerai pas parce qu’elles offensent la dignité humaine, parce qu’elles me donnent le désir morbide et haïssable de tuer à mon tour tous ceux qui furent des bourreaux. Soyons à tout jamais, et plus encore dans les moments que nous vivons, délivrés de ces cris, de ces crimes.
Quant aux trois héros qui servent de fil à votre œuvre d’historien, vous m’accorderez que vous les faites jouer à contre-emploi : on a du mal à les trouver sympathiques. Le grand vicaire Sieyès est un misanthrope méprisant, abstrait, dogmatique, une nature froide et dissimulée — « la taupe », dira Robespierre — capable de longs silences et d’imprévisibles reculs, implacable dans l’action, l’élimination, la déportation. Le brillant polytechnicien Caillaux, d’une intelligence fulgurante, est éperdu d’orgueil, vaniteux, changeant, insolent, passé maître dans l’art de se faire des ennemis. Dreyfus est plus étrange et plus effacé, il aurait pu n’avoir qu’un sort anonyme, et si, au contraire des deux rôles-titres de votre théâtre, vous n’avez pas ajouté son nom à l’Affaire, c’est qu’il en fut presque absent, sauf par son courage et ses souffrances. La volonté qu’il appliquait à cacher toute émotion le faisait prendre pour « un cœur vide », il déroutait parce qu’il paraissait parfois ressembler davantage à ses ennemis qu’à ses défenseurs.
Mais voilà trois coupables à défendre et cela seul suffirait pour que vous les preniez dans vos bras. Sieyès est coupable devant le tribunal de l’histoire d’avoir voulu un roi constitutionnel et d’avoir voté sa mort, par réalisme, parce que le roi était déjà mort, comme il le disait à Malesherbes ; il est coupable d’avoir voté la Terreur plutôt que d’y disparaître, et d’avoir remis la République entre les mains de son violeur ; il est coupable d’avoir été supérieur à son temps et peut-être surtout de lui avoir survécu.
Avec Dreyfus le verdict des hommes est plus net encore. Dreyfus est seulement innocent comme on dirait naïf, ou ingénu. Il ne sait pas que s’il tremble lorsqu’on lui fait écrire la lettre-preuve, il avoue son crime, s’il ne tremble pas, il révèle sa force de dissimulation. Or il est trois fois coupable : « D’abord, dites-vous, parce que désigné pour cet emploi ; coupable, ensuite, parce qu’il l’avait été, l’intérêt de la France et l’honneur de l’armée commandant qu’il restât condamné ; coupable, enfin, d’avoir, disait Barrès, « servi pendant cinq ans à ébranler l’armée et la nation totale ».
Caillaux, lui, est le vaincu d’un combat qu’il a choisi de mener, et vous résumez sa défaite : « Les deux vieillards qui gouvernent la France ont fait alliance pour le supprimer : Poincaré assouvit une longue vengeance, Clemenceau a besoin de victimes. Le bon moral des troupes exige que Caillaux Joseph soit enfermé, jugé, déshonoré et s’il se peut supprimé. » Et lorsqu’il comparait devant la Haute Cour, il formule lui-même sa faute : « Je n’étais plus coupable que d’être innocent. »
Ces trois victimes ambiguës, expiatoires, ont besoin de vous pour « déjouer les sombres ruses de l’histoire ». Sieyès voudrait qu’on reconnût sa prescience — et pas seulement parce qu’il a inventé le mot « culture ». Il a besoin qu’on rappelle sa vision des principaux concepts qui fondent notre démocratie actuelle, qu’on lui restitue son titre de père du droit public français — ce qui vous touche de près —, de créateur des départements et cantons, de la décentralisation administrative, de l’enseignement primaire, du système fiscal où — je n’ose le dire — l’impôt progressif sur la fortune était prévu. Votre défense continue par son rêve d’» une communauté de nations libres et fières, conduites par des rois éclairés » —nous y sommes presque. Et j’y mettrais volontiers son délirant projet des fêtes : quarante fêtes annuelles parmi lesquelles je suggère à notre Compagnie d’en retenir trois : la fête dé l’invention de l’écriture, sans laquelle nous ne serions pas là, celle du perfectionnement du langage, qui reste notre raison d’être, et celle de l’imprimerie, qui ferait la joie de nos éditeurs.
Quant à Caillaux, que le général de Gaulle appelait « le premier des hommes d’État modernes », vous l’avez délivré de son fait divers — l’assassinat par sa femme du directeur du Figaro — et de la seule paternité de l’impôt sur le revenu. Vous avez montré à ses juges qu’il a aperçu le monde à venir, le règne de l’économie et de la planification, la menace de la domination américaine sur le monde occidental, la nécessité pour la France et l’Allemagne de surmonter leur vieille querelle pour tenter de faire l’Europe et le marché commun. Caillaux, Sieyès, tous deux prophètes hier, pris parfois pour des radoteurs aujourd’hui. Mais vous étiez là.
Quelle plaidoirie, Monsieur ! Exactement 1 535 pages ! Mais vous avez été écouté jusqu’au bout, parce que vous vous êtes souvenu de votre connivence enfantine avec les effets de la tragédie, les surprises, les méprises, les conflits ; parce que vous construisez de puissantes oppositions de personnages ou de terribles portraits ; parce que vous avez le don de tirer d’un énorme matériau de recherche des lignes simples et de grands paysages de société. Vous savez organiser des coups de théâtre et bâtir de fortes constructions, vous allez de l’abbé au comte et pair de France, de la dégradation à la décoration, de la présidence du Conseil à la prison de la Santé. Vous attachez votre fil à la thèse et à l’antithèse et vous glissez sur lui avec une aisance de funambule — mais quand même plutôt toujours du même côté. Il faut bien aussi que je vous soupçonne d’aimer dans l’histoire sa ressemblance avec les romans policiers. Une femme de ménage fouillant dans la corbeille de l’attaché militaire allemand, des faussaires, des espions désargentés, des experts fous, des maquillages de papier qui ne s’aperçoivent qu’à une certaine lumière, avec en plus une paysanne normande voyant en transe un dossier secret qu’on montre à des juges, vous avouerez qu’Hercule Poirot aurait aimé cela. Mais on peut corser le tableau : ailleurs un charmant patricien de Venise qui espionne au Brésil, une fausse marquise romaine et un grand-maître italien de la franc-maçonnerie, un dentiste bigame fait pacha par le khédive d’Égypte, un anarchiste toxicomane et maître-chanteur. On peut même aller jusqu’aux cadavres : le commandant faussaire suicidé avec un rasoir fermé dans la main, le pacha fusillé, l’anarchiste étranglé dans sa cellule par son lacet, avec pour faire bonne mesure un député qui soufflette le ministre de la Guerre et qu’on trouve mort le robinet du gaz ouvert. « Vous voulez des romans ? disait Guizot, lisez de l’histoire. »
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Aussi bien avez-vous glissé de l’histoire au roman, vers les grands espaces libérés de l’imaginaire, ceux que julien découvrait en obligeant les étoiles à se soumettre aux dessins qu’il inventait. Le plus ancien de nos confrères définissait le romancier comme « pilleur d’épaves et marchand de masques », et voilà que le long des rivages d’enfance où se sont échouées vos barques naufragées, des avocats voilés se lèvent, qui vont rétablir la vérité tronquée d’innocents encore une fois coupables d’une faute qu’ils ignorent : une vérité de victimes.
Trois livres tragiques vont ainsi marier l’enfance et la mort. Un adolescent, un homme mûr, un jeune garçon s’y trouvent liés par le fardeau d’un amour filial cherchant en vain son douloureux et fragile équilibre entre des parents désaccordés ou s’épuisant, quand ces derniers sont séparés, à remplacer l’autre auprès de chacun d’eux. Ali-François surtout, dont le seul prénom raconte le premier drame, et Julien qui semble son jeune frère ont d’abord pour souci, puisque c’est le seul moyen qu’ils connaissent de rendre quelque bonheur à leurs parents, d’être des enfants modèles, des élèves modèles, chargés de brassées de bonnes notes et de colle ions de places de premier, comme l’avait fait Claude. Tous trois, avec les moyens propres à leur âge, sont dans la nécessité de plaire comme pour gêner le moins possible, faisant semblant d’aimer le dessert qui écoeure, d’être attentifs aux confidences indifférentes, de ne pas contrarier les juges, de « prier pour ne pas décevoir le prêtre ». Ils sont les gardiens d’un amour enfui dont ils entretiennent le temple comme si cet amour devait revenir, de sorte qu’ils se sentent les protecteurs de leurs parents, ils les élèvent, ils veillent sur eux, ils comblent les insupportables silences. Ils ont soin d’effacer toute hostilité, de ramener leur univers dans un temps sans passé parce que si leurs parents souffrent en pensant à autrefois, c’est leur faute. Et quand tout paraît ressembler à ce que tout devrait être, alors ils se reposent.
Chacun de ces êtres qui s’épuisent à essayer d’être l’unique lieu où se reconstitue l’ordre affectif a un impérieux besoin que tout soit en place, que rien ne change : l’un demande à Dieu de « replacer chacun dans son rôle et que tout continue paisiblement », l’autre range ses crayons par taille et par couleur, le troisième est un inquiet perpétuel, anxieux de l’heure, de la foule, des files d’attente, des départs, il ordonne sa vie « comme un meuble familier, dit-il, des placards, des chemises, des femmes, des amis ». Tous ont en charge de maintenir solitairement et jusqu’en eux-mêmes un ordre dont le dérèglement les a meurtris. Exceller, plaire, préserver et surtout se taire, telles sont, avec pour lot une extrême solitude, les lois de ces enfants qui tous trois écrivent ce qu’ils ne peuvent dire et déchirent ce qu’ils ont écrit. Mais cette fois, Monsieur, par bonheur pour nous, vous n’avez pas déchiré vos tragédies.
Courbés sous le poids de l’enfance, vos héros ne sont pas pour autant délivrés des cruautés de la société. Celui qui l’affronte est Ali-François, venu par amitié dans une manifestation d’étudiants, arrêté par hasard, accusé par nécessité. Comme Dreyfus parce qu’il était juif, ce ne peut être que lui parce qu’il a un physique d’Arabe, « un coupable parce qu’il en fallait un, dit son avocat, et qu’Ali était là, disponible, candidat coupable ». Ali a un cœur ingénu, une âme fraîche, une sensibilité entièrement intériorisée comme celle de Dreyfus, et comme Dreyfus à Rennes, Caillaux à la Santé, il écrit dans sa cellule une interminable défense illusoire, puisqu’il est inconnu, faible, arabe, condamné par la vie même. Chacun autour de lui fait son métier honnêtement, sans passion, avec ses habitudes et ses préjugés : le gardien surveille, le procureur accuse, les juges écoutent, la machine marche bien. Mais c’est encore Ali qui se juge le mieux : « Il était coupable, l’innocence c’est un don, une grâce, elle n’était pas faite pour lui... il était né vaincu... Son avocat avait bien fait d’interdire l’espoir. »
Avec Ali et Julien, dans un registre qui risquait si fort le mélodrame, vous réussissez à l’éviter et à garder l’émotion du cœur. Avec vos nouvelles, vous jouez à retrouver le ton qu’avait Les Français au pouvoir ? pour écorcher votre siècle : la dérision. Ceux que vous appelez vos « pitres », Casimir Pioche, Émile Poulet, Simone Bouchon et les autres, sont les avatars outrés de notre époque, traités avec la nuance d’excès et l’enthousiasme satirique qui soulignent la ressemblance de la caricature. Le gauchiste borné, le pseudo-philosophe, le gagneur, le raciste patriotard obsédé de sécurité qui finit par se retrancher dans sa garde-robe armée comme une forteresse en se répétant qu’il déteste les étudiants, les métèques et les jeunes mal habillés, la shampouineuse amoureuse de son propre corps à force de regarder la pub à la télé, l’avocat aux petites causes, meurtrier pour en avoir une grande et jouir enfin de la gloire que donnent les médias, autant de grotesques grinçants qui semblent peints par un Kafka comique, un La Bruyère désespéré. Et c’est vous peut-être qui vous cachez derrière les sœurs Pokardelle qui « toujours cherchaient à provoquer, à dérouter, à sembler cyniques pour mieux -cacher leur générosité ».
Au bout du tragique, aux confins de la dérision, vous ne ménagez qu’une issue, et c’est sans doute L’Absence qui la désigne le plus clairement parce qu’elle la décrit dans sa déchéance. Le père de Claude a travaillé en silence, est mort en silence, « voûté, fragile, mais son cœur et son intelligence transpiraient de partout, il distribuait la lumière ». Sa mère « l’avait martyrisé dès le premier jour avec ses caprices, ses liaisons,... elle avait l’art du mot qui faisait mal, le moindre morceau de bonheur elle y plantait son dard ». Elle adore son fils mais n’a aucune curiosité de lui, le seul amour quasi maternel qu’il reçoive est celui d’une sœur dont la tendresse le protège, la grande sœur qu’aurait voulue Julien. Cet homme dont l’enfance a été gâchée et qui s’est appliqué à connaître sa mère le moins possible n’a jamais pu, peut-être à cause de cela, s’attacher sereinement à d’autres femmes, vous dites de lui qu’» il se savait incapable d’aimer vraiment, d’aimer longtemps ». Voilà sa mère mourante, il abandonne tout, l’emmène à Venise, la garde pour lui seul, contraint le temps à s’arrêter. Haletant de découvrir enfin en lui un amour sans bornes qu’augmente encore l’urgence de l’agonie, ce fils œdipien qui sublime sans doute tout ce que son père a dû ensevelir, ravagé d’une passion insoupçonnée, organise dans la sanie de la mort de somptueuses noces funèbres, enterre sa mère comme on enterre l’enfant d’un roi et disparais sans que jamais sa trace soit retrouvée.
« Tout est pareil, tout est pareil, mon pauvre vieux, disait le médecin de la prison à Ali, le bonheur, le malheur, la chance, la malchance, c’est pareil, ce ne sont que des semblants. La seule vérité c’est la mort. » Cette vérité-là marque toute votre œuvre romanesque, sans aucune exception, Julien et Ali se suicident, Claude disparaît, les personnages de vos nouvelles se suicident ou deviennent fous. Tous sont des victimes si enfermées dans leur encerclement familial, affectif ou social qu’elles n’ont plus d’autre issue, puisqu’elles sont coupables d’exister, que d’expier la faute en quittant l’existence.
Cette secrète déchirure que vous avez cherchée dans l’histoire et qui féconde vos romans, cette fatalité camusienne du bonheur impossible que reflètent si bien vos titres — Un coupable, L’Absence, La Tache —, c’est elle qui fait de vous un écrivain moraliste. Les situations que vous avez choisies illustrent fortement, outre les dénuements du cœur, les rapports de la justice, de l’État et des individus. « Ils veulent être libres, disait Sieyès, et ils ne savent pas être justes. » Vous démontez en horloger les mécanismes judiciaires, les engrenages de la justice et du pouvoir dont les rapports changent avec la hauteur et l’indépendance des juges, ceux qui croient à la vérité, ceux qui croient à la puissance, ceux qui ne croient plus en rien ni en personne. Vous admirez l’obstination des petits juges à se battre pour que la loi gagne, vous les plaignez aussi parce qu’ils sont eux-mêmes prisonniers d’une implacable machine qui les oblige à écarter le doute et ne leur épargne pas le remords. Mais vous étonnerai-je en disant que vous chérissez surtout les avocats ? De tous ceux dont la parole emporte, de Mirabeau à Waldeck-Rousseau le modèle, Demange l’honnêteté, Jaurès le cœur aux lèvres ou Clemenceau qui vous précéda au même fauteuil je n’en retiendrai qu’un, celui d’Ali. « Il parlera de toi, dit son compagnon de cellule, ça te fera plaisir, il ramassera tes larmes. » Celui-là connait les juges, les prisons et l’accusé mieux que personne. Il vous ressemble, et vous plaidez avec lui pour cet innocent comme vous eussiez fait pour la vertu d’innocence.
Aussi bien aperçoit-on dans votre œuvre quelque chose de plus fort que vos personnages ou que leur époque : une vision angoissante et saisissante du mal, de l’invincible cruauté des hommes, de leur acharnement à détruire ce qui diffère d’eux. Derrière ce qui reste une terrible ou tragique anecdote, une simple vie, de grandes ombres maléfiques sont à l’affût. La seule malédiction, dans le grand flot d’histoire qui nous emporte, c’est de manquer d’amour, d’oublier le partage, de s’aimer soi-même plus que la justice. « La vision de la justice est le plaisir de Dieu seul », disait Rimbaud, dont vous avez voulu graver le nom sur votre épée. Parce que vous savez bien, Monsieur, que tous nos grands rêves, ceux des « compagnons de planète », dont parlait Camus, ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? Mais il faut y croire, sinon comment pourrions-nous vivre le cœur sec ?
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Voyons, n’ai-je rien oublié ? Bien sûr que si ! J’aurais besoin de retourner dans l’église de Saint-Menoux où vous savez que le couvercle d’un sarcophage est percé d’un grand trou qui s’appelle le « débredinoir », il suffit d’y plonger la tête pour en sortir l’esprit régénéré. Je devrais me débrediner de cent choses que je n’ai pas dites : votre passion et vos travaux sur le cinéma ; les réflexions que nous avons partagées sur l’avenir de l’audiovisuel, que nous n’appelions pas encore du charmant acronyme de PAF ; vos études sur les télévisions privées, votre présence dans la conservation du livre. Je vous soupçonne dans tout cela de cumuler plus que de choisir. Ah ! je dois vous mettre en garde contre un talent particulier qui vous est unanimement reconnu depuis que vous avez célébré Georges Izard et le bâtonnier de la Résistance Charpentier, celui des oraisons funèbres. Ici, nous n’apprécions cette éloquence que loin de nous. Je sais bien que Claudel disait : « C’est très amusant les, élections, on devrait en faire plus souvent », mais nous ne sommes pas pressés de vous entendre dans ce registre.
Pour le reste, vous voilà pris, nous vous avons rattrapé. Vous qui avez si grand soin de vous évader hors des chemins qui vous sont destinés, je vois mal par quelle volte-face vous fausseriez compagnie à une troupe qui ne connaît pas de dissidents. Vous vous souvenez du rêve de Julien ? « Réussir comme aucun, accumuler les triomphes, et vêtu comme un empereur s’enfuir un soir sans prévenir quiconque, aller s’asseoir au pied d’une poubelle, un rien parmi les riens. » Pour l’habit d’empereur, paré comme vous voilà de broderies solennelles, cela pourrait faire ; mais pour la fuite et la poubelle, pour le moment c’est raté. Mais je me méfie !
Vous voilà tout près d’être délivré de mon réquisitoire et je crois bien qu’acquitté d’avance vous serez un académicien innocent. Au demeurant, dans ma partie, le procureur général s’adresse davantage aux comptes qu’aux comptables et d’ailleurs, alors qu’on se lève pour requérir, vous avez remarqué que je suis resté assis. Il me reste juste quelques conclusions à déposer, dans lesquelles vous verrez la magnanimité d’une Compagnie qui sait votre horreur des fêtes de famille. Pour vous épargner, nous en avons groupé deux en une et choisi pour votre réception le jour de votre anniversaire. Il manque bien sûr le vacherin qui réconciliait Julien avec les anniversaires, mais nous pouvons l’imaginer et d’ordinaire, quand arrive le gâteau, il est rituel qu’on chante.
J’avoue m’être longuement interrogé sur mon rôle en cet instant, avec la peur panique de violer quelque chose de sacré dans ce lieu voué à la parole et à la tradition. Mais s’il y a quelque chose de plus sacré que la parole, n’est-ce pas le chant ? Et la tradition ne doit-elle pas triompher ici même ? Aussi me suis-je résolu à braver le ridicule et à chanter pour vous :
(chanté) Bon anniversaire
Nos vœux les plus sincères
Que ce jour vainqueur
Vous apporte le bonheur !
Que l’année entière
vous soit douce et légère, Monsieur. Bon anniversaire, mon cher Jean-Denis, soyez le bienvenu parmi vos pairs et vos amis.
[1] Pour Edmond ROSTAND, BOUDU est peut-être un souvenir de BAUTRU et BOURDON un lapsus pour BOURBON.