Le doute : faiblesse ou force de la culture française ?

Le 26 octobre 2010

Jean-Christophe RUFIN

Le doute : faiblesse ou force de la culture française ?

 Séance publique annuelle des cinq Académies

le 26 octobre 2010

 

En 2005, l’Institut de France rendait hommage à Pierre Mesmer qui quittait ses fonctions de chancelier. A son intention, la séance d’ouverture, cette année-là, prenait pour thème : le courage. Cinq ans plus tard, à ce même pupitre, nous sommes commis devant vous à discourir… sur le doute. Quel changement d’époque ! Et quelle meilleure preuve que les sujets abordés pendant cette séance à la fois confraternelle et solennelle, ne sont pas de simples exercices de style.

Rapprocher ces deux moments, c’est faire apparaître une évidence cachée : en peu d’années, nous sommes est en train de passer de la génération du courage à la génération du doute.

La génération du courage, peu à peu, s’efface et prend sa place dans l’Histoire. J’ai mentionné Pierre Messmer, je devrais aussi évoquer Jean Bernard, Georges Charpak, Hubert Curien ou Maurice Druon grands résistants, hommes de combat et d’honneur. Heureusement, notre Compagnie peut encore compter sur la présence de plusieurs témoins de cette génération du courage, en particulier François Jacob ou madame Simone Veil. Et d’autres parmi nous, avec des parcours différents, ont traversé les mêmes épreuves et incarnent aussi l’engagement et le courage. Reste que le temps fait son œuvre et les éloigne trop souvent de nous.

Cette génération du courage a dominé les décennies glorieuses de l’après-guerre au cours desquelles la France a changé de visage. Elle a accompagné l’immense transformation des techniques, des mœurs et des rapports sociaux aussi bien qu’internationaux qui a caractérisé ces années de prospérité et de progrès. Par son aura, son énergie, son brio, cette génération du courage a conservé aux institutions académiques une place de premier plan, vitrine culturelle d’une France victorieuse et entreprenante, celle du Concorde, de la dissuasion nucléaire, du pont de Tancarville et du paquebot France. Elle a su prolonger ce prestige bien au-delà des trente glorieuses, quand mai 68 secouait le pays, quand la crise pétrolière venait déjà l’affaiblir, quand l’effondrement de l’URSS bouleversait les équilibres mondiaux. Sans cette génération du courage, le doute aurait pu s’installer beaucoup plus tôt. Elle l’a rejeté dans l’ombre. Mais aujourd’hui, l’éclat des armes qui cuirassaient les vainqueurs n’aveugle plus nos yeux et rien ne nous protège. Nous contemplons le monde nouveau avec des yeux décillés et nous sommes naturellement saisis par le doute quant à la place qu’y occupe désormais la France.

Ce que nous voyons, c’est la crise profonde que traversent aujourd’hui notre pays et sa culture. Pour être exact, il faudrait d’ailleurs dire les crises. Car elles sont, à mes yeux, de trois ordres. Crise de la France en elle-même. Crise des rapports entre la France et les autres pays occidentaux et enfin, crise de l’occident lui-même, auquel nous appartenons, face au reste du monde.

Crise de la France en elle-même. Notre confrère Pierre Nora a bien analysé la transformation radicale de notre pays au cours de ces dernières décennies. « D’une nation étatique, écrit-il, guerrière, majoritairement paysanne, chrétienne, impérialiste et messianique nous sommes passés à une France atteinte dans toutes ces dimensions et qui se cherche souvent dans la douleur ». L’affaiblissement extrêmement rapide de ce qu’il appelle l’identité nationale-républicaine s’accompagne d’un affranchissement général de toutes les minorités sociales, sexuelles, religieuses, régionales…-. Or, pendant ces mêmes années, la composition de la population a elle-même beaucoup évolué, enrichissant notre pays d’autant de groupes capables de se revendiquer comme minorités. La croissance économique a attiré vers la France de nombreux ressortissants de son ancien empire qui véhiculent le souvenir tenace et souvent douloureux de la période coloniale. D’autres migrants, avec la mondialisation des échanges, proviennent d’aires géographiques et culturelles encore plus éloignées, Chine, Sri Lanka, Amérique latine. Ils n’ont guère d’histoire commune avec la France et transportent avec eux leurs cicatrices, leurs ambitions, en un mot leur mémoire.

Cette diversité nouvelle, ces fractures mémorielles constituent autant de défis culturels à relever pour la France contemporaine. Dans le domaine linguistique, par exemple, l’Académie française, gardienne de la langue et, par conséquent chargée tout à la fois de la préserver et de la faire évoluer, en est bien consciente. Chaque groupe aujourd’hui cultive ses codes linguistiques, la question des langues régionales ressurgit, l’expression littéraire elle-même fait éclater les repères classiques, sous l’influence d’auteurs venus d’aires francophones diverses, voire d’autres univers linguistiques.

Le domaine de l’Histoire voit également surgir de nouvelles difficultés. Dans un pays qui a depuis longtemps pour référence une histoire extrêmement homogène et normative, l’irruption des mémoires minoritaires –certains diront communautaires- tend « à frapper toute histoire de la nation des stigmates du nationalisme ». Comment, dès lors, concevoir l’Histoire, la philosophie et même la littérature françaises ? Paul Thibault a écrit il y a quelques années un livre intitulé « Que doit-on enseigner ? ». Ce titre résume presque à lui seul les multiples questionnements de la génération du doute.

Crise des rapports entre la France et les autres pays occidentaux. Pour en mesurer la profondeur, il faut rappeler d’où nous partons. La France a exercé pendant plusieurs siècles un magistère culturel quasi-universel. De Voltaire à Camus, de Victor Hugo à Mauriac, les grandes figures culturelles françaises étaient également de grandes figures occidentales et même mondiales. Ce n’est pas que d’autres pays, l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande, n’aient pas eu de grands penseurs. Mais aucun d’eux n’a pu rivaliser avec la France dans la catégorie dont nous sommes sans doute les créateurs, en tout cas les maîtres : celle des « intellectuels ». Nous sommes les irremplaçables producteurs de ces esprits brillants, incarnation du bon goût, fût-ce pour prêcher la révolution, plus familiers de la conversation que de la dissertation, préférant la clarté à la vérité, maniant l’humour plus aux dépens des autres que d’eux-mêmes, mais surtout sachant admirablement incarner l’esprit de leur temps. Ce qui nous apparaît en général comme l’âge d’or de notre histoire culturelle, c’est cette époque où comme l’écrit Marc Fumaroli « l’Europe parlait français », c'est-à-dire où le règne de la France sur les esprits européens allait de pair avec l’usage généralisé de sa langue parmi les élites.

Cette double prééminence a été progressivement remise en cause, et de façon accélérée pendant la deuxième moitié du XXe siècle. Point n’est besoin de revenir sur la considérable poussée de la langue anglaise, en particulier dans les registres scientifiques, diplomatiques, économiques. Mais dans le domaine culturel, je veux dire dans le domaine des œuvres, la montée en puissance du monde anglo-saxon est aussi évidente. Ceci vaut pour la culture de masse, en particulier le cinéma, adossé à de considérables puissances financières. Mais cela concerne aussi le domaine intellectuel. Nombreux sont désormais les pays, à commencer par les États-Unis, qui disposent d’économistes, de philosophes, de sociologues, et, bien sûr d’écrivains dont l’audience est mondiale. La France produit toujours de brillants intellectuels et quelques uns peuvent se prévaloir d’une audience internationale. Cependant, leurs décrets ne font plus trembler la planète et l’écho de leurs querelles ne retentit plus aux quatre coins du monde habité. Ils se sont par ailleurs pour la plupart ralliés aux conceptions libérales et démocratiques, ce qui leur ôte ce parfum de révolte et d’utopie qui était un de leurs plus puissants attraits.

Par ailleurs, la France engendre toujours quantité de spécialistes exceptionnels, à la renommée internationale. Nos académies s’honorent d’en compter plusieurs et nous déplorons, la disparition récente d’un des plus emblématiques d’entre eux, Claude Lévi-Strauss. Reste que ces individualités sont, elles aussi, attirées par le « centre » américain, où elles sont souvent amenées à séjourner, à enseigner, voire à émigrer.

Crise de l’Occident face au reste du monde, enfin. C’est la moins facile à percevoir mais la plus inquiétante, peut-être. A l’époque où notre Académie a été fondée, l’univers se réduisait au pourtour de la Méditerranée. Le Mayflower avait emmené les pères fondateurs en Amérique depuis à peine quinze ans. L’élargissement progressif du monde n’allait en rien remettre en cause la prééminence européenne. Au contraire, la colonisation constituait une sorte de dilatation de notre continent et en particulier de la France, à l’échelle du globe entier.

Aujourd’hui, le mouvement s’inverse. L’Europe a payé cher les guerres qui se sont déroulées sur son sol. Elle s’est retirée de ses colonies. Ce que l’on a appelé le Tiers-monde, à compter de la conférence de Bandoeng en 1955, a connu un essor considérable. Essor démographique d’abord qui réduit très fortement le poids relatif de l’Europe. Essor économique, qui concerne aujourd’hui non plus seulement quelques petits dragons asiatiques mais d’immenses ensembles comme le Brésil, l’Inde ou la Chine. Essor culturel surtout, qui n’est pas réductible au précédent. Un continent comme l’Afrique, dont la situation économique est contrastée, à certains endroits prometteuse mais dans beaucoup d’autres catastrophique, n’en a pas moins produit une culture extrêmement féconde dans tous les domaines, musical, pictural, et littéraire.

Devant ce paysage nouveau, on peut comprendre que l’on soit saisi par le doute. Doute quant à la place de notre pays, de notre culture, de notre langue dans un monde aussi radicalement bouleversé.

A priori, le doute est une faiblesse. Tel est, du moins, le sens commun. Celui qui « ne doute de rien » semble avoir un avantage sur l’indécis. Et, en effet, notre doute serait une grande faiblesse s’il nous conduisait au pessimisme et au renoncement. En cheminant dans les couloirs de cette maison, en passant devant les bustes de pierre ou de bronze de nos illustres prédécesseurs, nous sommes accoutumés à ce sentiment d’humilité qui nous fait nous sentir bien petits. A titre individuel, c’est plutôt un signe de bonne santé. Mais si nous l’appliquons à toute la nation et à toute l’époque ; si nous pensons que la France d’aujourd‘hui ne vaut pas celle d’hier ; si nous sommes gagnés par l’idée que la France, quand elle n’est plus tout, n’est plus rien, alors, oui, le doute est une grande faiblesse. Ce serait ignorer et trahir l’extraordinaire créativité française actuelle, dans tous les domaines, littéraires, théâtral, cinématographique, architectural. Ce serait méconnaître la capacité d’attraction que continue d’exercer notre langue dans le monde. Lorsque l’on évalue la francophonie au nombre de locuteurs du français, on passe à côté de ce qui en fait la spécificité et la force : la dispersion planétaire de ceux qui parlent notre langue. La francophonie n’est pas la caractéristique linguistique d’un bloc de peuples regroupés sur une même aire géographique : c’est un trait d’union entre des régions différentes du globe. Dans une période où le monde redevient multipolaire, l’hégémonie de l’anglais n’est plus une fatalité. Dans de nombreux pays, le français est même vu comme une alternative culturelle et politique. C’est notamment le cas dans les grands pays émergents, puissances d’aujourd’hui mais surtout de demain que sont le Brésil et la Chine. Comme nous le rappelait notre Secrétaire perpétuel, madame Carrère d’Encausse, à la suite de son voyage à Shanghai, le pavillon français de l’Exposition Universelle est le deuxième plus visité après celui de la Chine.

Il est donc une autre forme du doute, plus créatif, et même plus combatif. Un doute qui nous fera chercher les moyens de relever les défis de ce temps et de donner à la France sa place, toute sa place dans un monde globalisé. Un doute qui doit nous faire poser des questions pour l’action. C’est ce doute qui inspire les interrogations qui traversent aujourd’hui nos institutions et, en particulier, l’Académie française qui me délègue devant vous ?

Tout nouveau venu dans cette Compagnie à tendance à mettre l’accent sur les nécessaires évolutions et nos aînés ont la grande sagesse de nous rappeler les vertus de la tradition. Dans une France en quête de repères, la continuité historique de l’Académie est une grande force. Nous ne devons pas oublier que cette institution a été créée au moment où la France traversait une période de guerre civile autrement plus critique que la nôtre et qu’elle a peut-être contribué à jeter les bases de la renaissance politique et culturelle qui a suivi les temps sanglants de la Fronde. Dans une époque où tant de choses sont éphémères, la tradition que nous représentons matérialise la permanence de la nation à travers la continuité des siècles. Elle est certainement l’une de nos fonctions essentielles.

Pour autant, l’Académie a su évoluer. Ainsi, au tournant des années soixante, a eu lieu l’élection du premier étranger de naissance, en la personne de mon prédécesseur Henri Troyat. Il fut rapidement suivi de beaucoup d’autres, qui représentent presque tous les continents, comme Léopold Sédar Senghor, Julien Greene, Hector Bianciotti ou François Cheng. Comment prolonger cette ouverture et faire en sorte qu’elle nous permette de refléter la diversité de la France d’aujourd’hui ?

Bien d’autres évolutions peuvent être envisagées, qui posent autant de questions délicates et nous donnent l’occasion d’exprimer nos doutes et nos interrogations. Quelle place, par exemple, devons-nous réserver à la littérature par rapport à d’autres formes de création en rapport avec l’écrit ? En particulier, comment mieux représenter le domaine audio-visuel et notamment, bien sûr, le cinéma. Comment nous adapter au champ nouveau que constitue le monde virtuel, la planète internet ? Comment défendre la francophonie sans marginaliser la culture française dans les grands circuits de production culturels dominés par le monde anglo-saxon ?

Le doute est à l’origine de toutes ces interrogations. Ce doute-là, constructif, n’est pas une faiblesse mais, au contraire, une force.

Nous devons en être conscients et le revendiquer car le doute est peut-être la caractéristique la plus profonde de la culture française. A l’époque où fleurissent partout les intégrismes, où tant de gens sont prêts à occire leur prochain au nom de convictions qu’ils considèrent comme indiscutables, le doute est un instrument précieux. La dérision, l’humour, la tolérance, le respect des différences sont les fruits de cet arbre du doute que la France cultive depuis Montaigne et qui fait d’elle le pays de la liberté.

A ce propos, je ne crois pas inutile de rappeler, pour conclure, que la naissance du doute chez Montaigne fut d’abord la conséquence d’une défaite.

Nous sommes en 1555. La France envoie une flotte pour conquérir le Brésil. Les Français ont la ferme intention d’apporter la civilisation aux cannibales qui peuplent la baie de Rio. Mais finalement, sur la petite île où ils accostent, au pied du pain de sucre, les colons vont s’étriper, au nom d’obscures querelles théologiques. En somme, ce sont eux qui vont se conduire comme des sauvages. L’expédition tournera court et préfigurera les guerres de religion.

Cependant, il se trouve que l’un des protagonistes de cette expédition ridicule, en rentrant en France, va devenir le secrétaire de Montaigne. Il lui raconte son aventure et fait naître en lui le doute. Et si nous étions plus barbares que les Cannibales ? écrit en substance Montaigne dans le chapitre fameux du deuxième livre des Essais intitulé précisément « Des Cannibales ». Ainsi, créée-t-il la figure du « Bon Sauvage ». La fortune philosophique de ce concept sera immense tout au long du XVIIIe siècle. Les idées de tolérance, de respect des cultures, en un mot d’humanité qui en procèdent sont parmi nos plus précieux apports à l’histoire. Ainsi, de la déroute des Français du Brésil sont nées, par le détour de Montagne, les idées libératrices dont ils seront les propagateurs dans le monde entier.

Cet exemple doit nous rappeler que le doute est une plante qui pousse souvent sur les décombres de la puissance. Elle fend le marbre froid des grandes théories et des pouvoirs sans contrepoids. La voir fleurir en ce moment doit plutôt, à rebours des fausses évidences, nous rendre confiants dans notre avenir.