Hommage à M. Félicien Marceau*
Hier, mercredi 7 mars à l’aube, notre confrère Félicien Marceau est mort, dans sa 99e année. Il était notre doyen d’âge.
Permettez-moi de m’attarder un instant sur ce mot si beau de confrère. Félicien Marceau, auprès de nous, a contribué à lui donner tout son sens.
Il a été attaché à notre Compagnie, à ses missions, à ce que l’Académie représentait. Il a été surtout profondément attaché, nous pouvons en témoigner, à chacun de ses membres, de ses amis. Fraternellement, c’est cela.
Bien sûr, parvenu tout au bout de sa vie, de sa vieillesse, affecté de nombreuses infirmités – une surdité croissante qui l’isolait de ses intimes et que seule brisait une conversation en tête à tête, des troubles visuels non moins invalidants qui l’empêchaient désormais de lire –, il ne venait plus guère en séance, le jeudi après-midi. Ses forces, parfois, lui permettaient tout de même de rejoindre certains d’entre nous pour déjeuner. Il tenait alors à nous faire savoir à quel point l’Académie lui était indispensable. Le jeudi soir ou le vendredi matin, de toute façon, je ne manquais jamais de l’appeler, selon ses souhaits, de le tenir informé de nos réunions, des sujets dont nous avions débattu, des élections qui s’annonçaient, des candidatures déclarées ou envisagées. Rien de l’Académie ne lui était devenu étranger.
Mon rôle de Directeur me charge aujourd’hui de vous parler de Félicien Marceau, d’évoquer succinctement sa vie, sa carrière. Cela m’est difficile. Il avait été mon parrain à l’Académie. Le mot de parrain, dans ce cas, je ne peux le prendre non plus à la légère. Un parrain, c’est l’homme qui, en cas de manque, doit suppléer le père. Depuis près de quarante ans, j’ai eu la chance de nouer avec Félicien Marceau des liens de tendre, de fidèle et respectueuse affection qui m’ont profondément enrichi, intellectuellement et, mieux encore, moralement parlant : des leçons d’élégance, de discrétion, de dignité face aux épreuves de la vie, voire des leçons d’humour aussi. Il y aurait tant à dire sur l’humour de Félicien Marceau ! Si j’ai eu l’honneur de vous rejoindre il y a dix ans, Félicien Marceau, par ses encouragements, n’y avait pas été étranger. Cet adieu que je lui adresse en notre nom à tous est pour moi particulièrement déchirant. Mais je n’insisterai pas.
Je ne peux oublier non plus les liens étroits, complices, chaleureux qu’il avait noués avec quelques-uns d’entre nous. Félicien était un homme de fidélité. Je ne peux oublier surtout cette amitié exceptionnelle, cette amitié qui enrichit toute une vie et contribue à lui donner son sens, qu’il noua avec Michel Déon, à qui je pense aujourd’hui tout particulièrement. La publication récente, aux éditions Gallimard, de la correspondance croisée des deux hommes, des deux écrivains, a pu témoigner de la qualité si rare de leur entente.
En 1979, quand il reçoit précisément Michel Déon sous la Coupole, Félicien Marceau termine son discours par ces mots : « Soyez heureux, Monsieur. Soyez-le aujourd’hui. Soyez-le toujours. »
Heureux !
Il m’a semblé longtemps que Félicien Marceau avait été lui-même, en dépit de tragédies domestiques, de la longue maladie de sa femme Bianca, l’exemple de l’écrivain heureux, à qui tout a souri. Qu’il avait si bien porté en somme le prénom de Félicien, qui a tout à voir avec la félicité.
Certes, il y avait eu d’abord Louis Carette, né le 16 septembre 1913 près de Bruxelles, qui, après des études de lettres et de philosophie à l’université catholique de Louvain, avait rejoint en 1935 l’Institut national de Radiodiffusion, dont il démissionna en 1942, ne pouvant en accepter la dérive collaborationniste… Louis Carette, qui avait dû pourtant quitter la Belgique, à la fin de la guerre, si maltraité, si injustement accusé dans son propre pays.
Mais lui avait succédé tout de suite après l’écrivain qui allait choisir le nom de plume de Félicien Marceau, que le général de Gaulle, par estime pour l’homme autant que par admiration pour son œuvre, avait tenu à faire naturaliser français, et qui était devenu notre confrère.
De Louis Carette, Félicien Marceau ne voulait plus parler. La frontière franco-belge était pour lui comme une cicatrice toujours présente, toujours sensible. Il était désormais passé de l’autre côté. Il y resterait. Et avec quel succès !
Sa première pièce, Caterina, créée au théâtre de l’Atelier, avait été primée. La deuxième, L’œuf, en 1957, fut l’un des plus considérables succès du théâtre en France, dans la seconde moitié du xxe siècle, et rentrera par la suite au répertoire de la Comédie-Française ; elle se joua à guichets fermés pendant plusieurs années. La Bonne Soupe, montée deux ans plus tard, connut un triomphe presque comparable. Et que dire de son œuvre romanesque ! Le prix Interallié en 1955 pour Les Élans du cœur, le prix Goncourt en 1969 pour Creezy, le prix Prince Pierre de Monaco en 1974 pour l’ensemble de son œuvre, le prix Jean Giono pour La Terrasse de Lucrezia en 1993, et l’on en passe !
Un auteur heureux, parfaitement ! Comment s’étonner de l’intérêt qu’il manifesta très vite pour Casanova, à qui il consacra, dès 1949, un premier essai intitulé Casanova ou l’anti-Don Juan ?
Casanova aussi était un homme heureux. Un homme du xviiie siècle et de la douceur de vivre. La tentation du tragique lui était étrangère. Félicien Marceau avait tenu à préciser ce point devant ses confrères, lors du discours tenu en 1977 à l’occasion de la Séance publique annuelle : « Chez Casanova, observait Félicien Marceau, les ruptures sentimentales se font à l’amiable. Il quitte rarement une femme sans se préoccuper de son sort, sans lui laisser de l’argent, une voiture, un remplaçant. Quand il peut la marier, bien entendu avec un autre, il est aux anges et il essuie une larme. “ Quel plaisir pour moi, écrit-il, de me voir le ministre du bonheur que le sort destinait à cette charmante créature. ” »
Ministre du bonheur, quelle belle formule de Casanova !
Ministre du bonheur, Félicien Marceau l’a été aussi pour ses lecteurs qu’enchantèrent la grâce, la délicate mélancolie et l’allégresse volontiers rieuse, lucide et indulgente de ses derniers romans, comme Appelez-moi Mademoiselle ou Un Oiseau dans le ciel.
Jamais il ne s’est agi, chez Félicien Marceau, d’un bonheur aveugle ou niais. D’un bonheur qui méconnaît les horreurs du monde, les bassesses ou les médiocrités qui sont le lot commun des hommes. On ne lit pas impunément comme lui tout Balzac, au point d’en devenir l’un des plus éminents connaisseurs, pour ne rien ignorer des secrets de la comédie humaine.
Sous son époustouflante virtuosité qui a fait de L’œuf l’une des pièces les plus novatrices du théâtre français d’après-guerre (et il serait temps que les critiques en prennent enfin la mesure !), comment ne pas en méconnaître la cruauté, cette peinture de l’homme enfermé dans la société comme dans un œuf dont on ne peut sortir ? Mais ce sentiment tragique, cette lucidité que rien n’abuse, Félicien Marceau les a évoqués avec une légèreté qui était sa personnalité même – ou son style, c’est la même chose.
Voilà le mot qu’il aimait : légèreté. Bergère légère, le titre de l’un de ses premiers romans, ce n’était pas le fruit du hasard. Il aurait pu reprendre à son compte le mot de Hofmannsthal : « Il faut cacher la profondeur. Où ça ? À la surface. »
Je pense aussi à ce roman aux ambitions si graves et à la tonalité si subtile (la subtilité, un autre nom de la légèreté !) qu’il publia en 1952, alors que les cauchemars de la guerre avaient révélé toutes les atrocités dont l’homme était capable : L’Homme du roi.
Félicien Marceau y soutenait que, parfois, l’individu le plus médiocre, veule, corrompu et jouisseur peut se hisser à une forme de noblesse s’il se voit investi d’une haute responsabilité. Le pouvoir rend meilleur, en quelque sorte. Une thèse paradoxale qu’allait défendre peu après Jean Anouilh dans sa pièce Becket ou l’Honneur de Dieu.
Peu d’écrivains, encore une fois, ont un style. Peu d’écrivains ont un ton. Le ton Marceau est inimitable. Il s’impose dans l’un de ses chefs d’œuvre, qu’il publia en 1968 – l’année n’était guère propice hélas ! à ce qu’on lui prêtât l’attention qu’il méritait ! – et qui s’intitule Les Années courtes : le récit de son enfance et de son adolescence, jusqu’à son adieu à la Belgique.
Ce ton est fait d’un curieux alliage entre une extrême précision de la phrase, un équilibre et une netteté des attaques, comme on le dit en musique, une émotion retenue et qui bouleverse par là-même, conjugués à des traits de malice, à un recul soudain de l’auteur, un sursaut de pudeur, si je puis dire, qui démasque le saugrenu ou le cocasse de la vie et des hommes, et vous contraint à éclater de rire. Ce qui est l’élégance même, ou l’ironie – cette ironie qui, chez lui, ne brûle que les mauvaises herbes et laisse toutes ses chances à ce qu’il y a de meilleur dans l’homme.
Il y a un an environ, je parlais à Félicien Marceau des trois livres qu’il avait publiés en Belgique sous son nom d’état civil de Louis Carette, et que je m’étais procurés. Déjà, me semblait-il, dans son roman de 1942 intitulé Cadavres exquis perçait le ton Marceau : cette façon d’entrecroiser le destin de plusieurs très jeunes gens à la veille de la guerre, d’être lui-même partout, nulle part, de sourire en somme avec ses héros sans méconnaître les orages qui s’accumulaient à l’horizon politique, militaire et idéologique de l’Europe.
Cela lui fit plaisir.
Il me désigna, dans un coin de son bureau, un vieux manuscrit effiloché qu’il avait emporté de Belgique sans jamais songer à le relire : la suite romanesque de Cadavres exquis, qu’il avait intitulée Les Pacifiques. Quelle découverte ! Aucun doute cette fois : les lecteurs et les admirateurs de Félicien Marceau pouvaient le retrouver là, déjà, dans la plénitude de son talent.
Il accepta de voir publier et republier ces deux titres.
Mieux, il y a une dizaine de jours, Félicien Marceau ne put me cacher le plaisir qu’il venait d’éprouver à la parution d’une excellente et élogieuse analyse des Pacifiques dans un grand quotidien de Bruxelles.
Une forme de réparation tardive, dans son pays natal ?
Au crépuscule de sa vie, Félicien Marceau avait-il rejoint in extremis Louis Carette ?
Il serait téméraire de l’affirmer. Félicien Marceau n’oubliait rien de son passé, de ses blessures. Mais peut-être était-ce un homme unifié qui me parlait. Peut-être est-ce un écrivain unifié qui nous a quittés. Je veux l’espérer.
Un dernier mot encore à l’intention de tous ceux qui n’ont pas encore assez mesuré l’immense talent de Félicien Marceau. Ou plutôt un mot que j’emprunte à Edgar Degas, en 1883, aux obsèques de son ami Édouard Manet qui était toujours si élégant, si pudique, si secret, si peu soucieux de ressembler à un artiste ou d’en afficher les conformismes : « Il était plus grand que nous ne le pensions. »
* Décédé le 7 mars 2012.