Réponse au discours de réception de M. Jean-Loup Dabadie

Le 12 mars 2009

Frédéric VITOUX

Réception de M. Jean-Loup Dabadie

 

 

Monsieur,

Une semaine avant votre élection à l’Académie, un hebdomadaire vous consacrait un portrait de deux pages et faisait mine de s’interroger avec perplexité : les immortels étaient-ils prêts à accueillir un saltimbanque ?

Le mot était lâché. D’autres journalistes s’en emparèrent. Saltimbanque-ci, saltimbanque-là ! Dans l’univers médiatique, les formules ou les images ressemblent à la calomnie si chère à Beaumarchais. Pour un rien, elles germent, elles gonflent, elles se dressent, elles cheminent, elles tourbillonnent, elles entraînent et elles tonnent. Un saltimbanque sous la Coupole, un saltimbanque en habit vert… J’ai renoncé bientôt à relever dans la presse écrite ou audiovisuelle, à votre endroit, toutes les reprises de ce mot – qui, par ailleurs, n’a rien de déshonorant. Permettez-moi tout de même de me poser à mon tour la question : êtes-vous vraiment un saltimbanque, Monsieur ?

On connaît l’origine italienne de ce mot, qui vient de saltare, sauter, et banco, le banc, la scène. Le saltimbanque est l’amuseur public qui bondit sur son estrade, dans les foires ou sur les places de village, qui égaie la foule par ses boniments, ses mimiques, ses tours d’adresse, ou, comme le décrivait Paul Claudel dans La Jeune Fille Violaine, « qui joue de la flûte, la tête en bas ». Eh bien, je vous regarde, Monsieur, là, sur votre estrade ou votre gradin, et vous ne me semblez pas jouer de la flûte, la tête en bas. Votre épée, vous ne la brandissez pas à la façon d’un matamore de la commedia dell’arte. Aucune pitrerie ne vous tente. Avec une sensibilité qui nous a touchés, vous venez de rendre hommage à Pierre Moinot qui fut notre confrère et, mieux encore, notre ami. La solennité de cette séance vous a étreint, je le devine sans peine. Pourquoi ? Tout simplement parce que vous n’êtes pas aguerri à l’art de vous donner en spectacle, que vous n’avez jamais fait carrière sur les podiums afin d’amuser la galerie.

Pour le dire en d’autres termes, Monsieur, vous n’êtes pas, professionnellement, l’homme de la lumière mais l’homme de l’ombre. Une ombre très relative, certes, que votre talent et votre personnalité ont contribué à éclairer de mille feux. Quel parolier de chansons, quel scénariste et dialoguiste, quel auteur de sketches est aussi célèbre et choyé par les médias que vous, aussi reconnu par le public ? Il n’empêche, et c’est le propre de votre métier, vous n’êtes pas l’homme du tapage mais l’homme du silence – ce silence qui accompagne toujours l’activité d’écrire, qui l’exige même. Vous n’êtes pas le chanteur qui entraîne mais le parolier qui a su, dans la solitude, accorder ses mots et son émotion à la mélodie qu’on lui proposait. Vous n’êtes pas la vedette de cinéma adulée des foules mais le scénariste et dialoguiste qui, à l’abri de son bureau, a imaginé d’abord ce monde qui va plus tard prendre vie, éclats et illusions, faire concurrence à l’état civil. S’il fallait en somme vous définir d’un mot, je dirais que vous êtes l’anti-saltimbanque par excellence – et c’est cet anti-saltimbanque, si je puis dire, que je vais tenter d’évoquer devant vous sinon pour vous.

C’est un bien curieux exercice – vous venez d’en faire l’expérience – que celui de sacrifier au discours de réception académique, ce genre littéraire à part entière qui comble soudain, j’y pense, une case demeurée jusqu’à présent désespérément vide à mes yeux.

Permettez que je m’explique !

L’un de vos confrères scénaristes, Jean-Claude Carrière, m’avait proposé autrefois une insolite classification des genres narratifs.

Il y avait d’abord, me disait-il, tout cet ensemble d’histoires racontées par ceux qui les connaissent à l’intention de ceux qui les connaissent aussi. On pense aux représentations mythiques et tragiques, bien entendu. À Homère, Eschyle ou Racine, quand nous frissonnons aux exploits prévisibles d’Achille, aux malheurs attendus qui s’abattent sur Œdipe, aux tourments inéluctables de Titus ou de Phèdre…

Les histoires racontées par ceux qui les connaissent à l’intention de ceux qui ne les connaissent pas ? Il s’agit bien entendu de toutes celles, infinies, qui font la matière même des fables, des nouvelles, des romans, avec ce bonheur ou cette impatience qui saisissent le lecteur quand il tourne la page pour connaître la suite, vibrer aux exploits des trois mousquetaires ou palpiter aux amours clandestines d’Anna Karénine ou d’Emma Bovary. Inutile d’insister !

La tradition orientale des contes et de l’improvisation, voilà le type même des récits racontés par ceux qui ne les connaissent pas à l’intention de ceux qui ne les connaissent pas davantage. Que fait Schéhérazade tout au long des Mille et Une Nuits sinon s’inventer des histoires à l’intention du sultan qui les écoute et les découvre en même temps qu’elle ?

Restait la quatrième, la dernière, l’énigmatique catégorie : les histoires racontées par ceux qui ne les connaissent pas à l’intention de ceux qui les connaissent déjà. À quoi la rattacher ? Je suis longtemps resté perplexe, cherchant bien en vain des exemples, avant de songer précisément à ce qui nous occupe aujourd’hui : le discours de réception académique, où il s’agit pour l’orateur d’évoquer devant ses nouveaux confrères un homme qu’il n’a en général jamais rencontré de sa vie, d’expliquer en somme ce qu’il ne sait pas à des auditeurs qui, eux, le savent déjà parfaitement ?

Tel est bien le cas avec Pierre Moinot, pour vous qui n’avez pas eu ce qui demeure à mes yeux l’un des grands privilèges que je dois à l’Académie, celui d’avoir partagé avec lui ces jeudis matins à la Commission du Dictionnaire, où il nous enrichissait de sa connaissance si intime et chaleureuse de la nature ou de l’artisanat. Dans le même ordre d’idées, que pourrais-je à mon tour vous apprendre sur vous-même que vous ne sachiez mieux que moi ?

Afin de contourner un instant cette difficulté, je m’interrogerais volontiers sur ce que, par définition, vous ne pouvez pas connaître non plus. Autrement dit sur ce que vous auriez pu être et n’avez pas été.

Faire le portrait d’un homme, c’est évoquer son existence, parcourir sa carrière, rappeler les principales circonstances de sa vie. Je crois tout de même qu’il existe un autre type de portrait que l’on pourrait appeler le portrait par défaut. Il n’en est pas moins révélateur, s’il est vrai que les ombres dessinent autant que les lumières ou les vides que les pleins.

Quelles carrières s’offraient à vous, que vous avez finalement négligées au profit des « arts frémissants », pour reprendre votre belle expression ? Votre talent, vos aptitudes, et votre formation vous auraient permis d’exercer des professions aussi honorables que professeur, romancier ou journaliste. Difficile de les oublier. C’est que vous êtes un homme complexe, Monsieur, au riche passé comme aux virtualités insoupçonnées de ceux qui n’auraient de vous qu’une vision bien sommaire.

Pour parler franc, le premier de ces Jean-Loup Dabadie-là, le Jean-Loup Dabadie professeur à la Sorbonne et, qui sait ? un jour titulaire d’une chaire au Collège de France, est de tous le plus difficile à concevoir. C’était celui, je l’imagine sans peine, qu’attendaient vos parents. Mais comment concilier la longue et scrupuleuse patience qu’exigent les travaux universitaires avec l’homme, le jeune homme pressé que vous étiez déjà ?

Tout semblait se présenter pourtant sous les meilleurs augures. Une scolarité prometteuse, à Grenoble d’abord, où vivaient vos grands-parents, puis à Paris, dès l’âge de douze ans, au lycée Janson-de-Sailly. Aucun doute, vous êtes un bon élève. Un fort en thème. Et, qui plus est, un fort en version aussi. Particulièrement en version grecque. Si bien que vos professeurs vous inscrivent au Concours général. Quel honneur ! Après l’épreuve, vous rayonnez. Vous n’avez commis aucune faute. Déjà vous vous voyez lauréat et imaginez la fierté de votre mère tant chérie et de votre père Marcel, auteur de sketches pour la radio, parolier des Frères Jacques, de Tino Rossi ou de Maurice Chevalier. Hélas ! Pas le moindre accessit ne vient vous récompenser. Que s’est-il passé ? Un détail sans doute – ou plutôt l’essentiel : le style. Il ne suffit pas d’être littéral. Encore faut-il animer sa phrase d’un peu de couleurs, de rythme, d’élégance. La leçon, pour vous, ne sera pas perdue. En attendant, vous n’avez pas encore seize ans et vous vous retrouvez bachelier, avec mention s’il vous plaît !

Suivent les classes d’hypokhâgne puis de khâgne à Louis-le-Grand, ce qui ne vous empêchera pas par la suite d’assister à des cours de grec à la Sorbonne, où un professeur vous parle de Thucydide et vous éblouit. Doit-on la nommer ? Jacqueline de Romilly. Reste que le mot khâgne a une fâcheuse tendance, pour vous, à rimer avec bagne. Peut-être l’étudiant que vous êtes songe-t-il à ce mois de juillet que vous aviez passé, adolescent, au Festival d’Avignon, où vous vous étiez fait engager comme aide-régisseur. Vous aviez approché Gérard Philipe, qui interprétait Le Prince de Hombourg et Jean Vilar qui, deux jours avant la première de Cinna, n’avait pas retenu un traître mot du long monologue d’Auguste et vous avait demandé de lui souffler le texte. À Louis-le-Grand, vous rongez votre frein. À force d’être rongé, ce frein bien entendu va finir par lâcher…

Ce qui est une façon d’enchaîner sur la seconde fiction : Jean-Loup Dabadie, un romancier qui vit de sa plume.
Vous n’avez pas oublié votre déception au Concours général. Vous avez une revanche à prendre. Je soupçonne que vous aimez cela, les revanches, les défis. Que vous, Jean-Loup Dabadie, en apparence si gentil, si lisse, si rieur, si doué pour l’imitation, la moquerie fraternelle, si bon camarade aussi, vous êtes plus secrètement un bagarreur, un angoissé, un perfectionniste, un teigneux qui conteste tous les points litigieux au tennis, à l’exemple de vos personnages des comédies cinématographiques d’Yves Robert. Vous aimez vaincre. À nous deux Paris ! De Grenoble, vous avez gardé l’esprit stendhalien de conquête, de séduction et de réussite. Mais si je vous dis « le rouge et le noir », pensez-vous d’abord à Julien Sorel ou bien aux couleurs du Stade toulousain, vous à qui rien de ce qui touche au rugby n’est étranger et qui lisez aussi volontiers Le Midi olympique et L’Équipe que La Nouvelle Revue française ou Les Temps modernes ? Écrire et publier un roman, est-ce là, pour tout dire, une façon de pénétrer au plus vite dans l’arène, de montrer à vos anciens camarades de Louis-le-Grand ce dont vous êtes capable ?

Une séquence d’introduction sur le jeune Jean-Loup au travail, qui écrit, qui construit ses premières histoires, avant d’enchaîner sur une scène plus longue, quand une amie de votre mère confie un jour à Hervé Bazin votre premier manuscrit.

Quelques semaines plus tard, l’illustre romancier vous appelle. « Votre texte est plein de scories et de naïvetés, mais il y a des pages qui m’ont soufflé… Nous allons travailler tous les deux et je vous publierai chez Grasset. »

Vous êtes au paradis. Ce mot « soufflé », vous vous le répétez, vous le dégustez. Mais le temps passe. Un mois, deux mois, six mois. Vous vous risquez à écrire enfin au maître. La réplique ne tarde pas. « Je vous ai relu. Il est préférable de renoncer à notre projet, nous perdrions l’un et l’autre notre temps. » Tout s’écroule. C’est l’enfer. Mais pas question pour vous d’y moisir. Vous vous remettez à l’ouvrage pour un nouveau livre. Et l’essai, cette fois-ci, va être transformé (toujours ces métaphores rugbystiques qui vous vont si bien !).

En octobre 1958, alors que vous venez d’avoir vingt ans, les Éditions du Seuil publient cette fois votre roman intitulé Les Yeux secs, comme si, à cet âge-là, en dépit des premiers chagrins d’amour qui sont souvent les plus douloureux, on jouait encore les bravaches sans s’abandonner à je ne sais quelle sentimentalité larmoyante. La tristesse, on lui dit bonjour, et voilà tout !

La référence à Françoise Sagan s’impose.

Elle se remet tout juste du grave accident de voiture dont elle a été victime au volant de son Aston-Martin. La France s’en est émue. Auteur de trois romans seulement, elle est déjà une légende, on ne dit pas encore comme aujourd’hui une icône. Accident de voiture à part, aimeriez-vous connaître un tel succès et devenir une légende à votre tour ? De nombreux jeunes écrivains de cette époque devaient être sensibles à une telle ambition.

La preuve : il y a un côté Sagan qui saute aux yeux – ou plutôt dans vos Yeux secs. Une écriture nerveuse, précise. Des phrases qui claquent. Sans emphase. Une forme de cynisme laconique dans la peinture des états d’âme et de cœur d’une jeunesse libérée, insolente, qui séduit, qui aime, qui trompe, qui s’ennuie, que n’entrave aucun préjugé, qui assume enfin sa liberté sexuelle – une jeunesse qui ne s’oppose même pas à ses parents mais qui fait pire ou qui fait mieux : qui les ignore.

Votre héroïne s’appelle Annette. Elle a vingt ans, elle a votre âge. Vous avez passé vos vacances d’après-guerre à l’île de Ré dans une maison construite par votre père lui-même, à qui, enfant déjà si peu bricoleur, vous avez pourtant tenté avec vaillance de donner un coup de main. Annette, comme vous, s’installe à l’île de Ré. Un romancier, surtout un jeune romancier, en revient toujours aux décors qui lui sont proches, n’est-ce pas ?

La demoiselle a été délaissée par Guillaume, son premier amant, un garçon qui juge à la réflexion plus profitable la compagnie de dames mûres, aux comptes en banque plantureux, plutôt que celle de jeunes filles minces et désargentées. Bien entendu, Annette ne pense qu’à se venger. De Guillaume ? Sans doute. Mais, en attendant, de tous les garçons qui passeront à sa portée. Elle sera sans pitié. Auprès d’un étudiant falot comme du fils trop crédule de l’épicier du coin, dont elle ruinera la vie.

En lisant Les Yeux secs, j’ai pensé à l’un de vos films réalisé par François Truffaut en 1972, que vous n’aimez guère, et je ne suis pas sûr que vous ayez raison. Très librement inspiré d’un roman policier américain, il s’appelait Une belle fille comme moi. Vous aviez imaginé là un personnage de femme toute de faconde, de liberté, d’humour enjoué et de sensualité impitoyable pour ne pas dire meurtrière. Je me demande si ce personnage, interprété par Bernadette Laffont, ne venait pas pour une part de l’irrésistible et donc de la très redoutable Annette qui aguiche, qui griffe et qui blesse mortellement pour ne pas pleurer.

Vous veniez d’avoir vingt ans, vous n’étiez pas majeur à cette époque, au moment de la sortie de votre premier roman. C’est donc votre père qui avait traité et signé en votre nom auprès de l’éditeur. Un an plus tard, en octobre 1959, vous publiez Les Dieux du foyer. Vous êtes en âge cette fois de négocier et de parapher son contrat. C’est un tournant. Vous n’avez plus besoin de votre père. Il s’est éloigné de vous et vous pouvez désormais vous inspirer de lui. Ou des épreuves familiales dont vous êtes le témoin.

L’action des Dieux du foyer se déroule à Grenoble. Un couple se disloque, sous les yeux de ses enfants, un frère et une sœur sur le point d’être adultes et qui monologuent tour à tour. Pour eux, il y a là comme une trahison. La justification de leurs révoltes. Ils découvrent l’égoïsme un peu lâche des aînés, les misérables mensonges du père, un professeur de lycée qui cachait sa vieille liaison et se soucie fort peu des blessures qu’il inflige à son épouse trop patiente. Ils souffrent – comme vous avez souffert, Monsieur, du divorce de votre père et de votre mère à ce moment-là. Je ne crois pas être indiscret en le disant. À la question d’un journaliste : « Votre plus grand regret ? », vous aviez déjà répondu sans hésiter, il y a quelques années : « La séparation de mes parents ».
Je n’insisterai pas davantage sur votre vie privée, vos trois enfants, Clémentine, Clément et Florent, dont vous êtes si fier, votre vie, aujourd’hui, auprès de votre chère Véronique… mais il me semble tout de même que ce thème de la séparation des parents, de leurs affrontements sous le regard désolé et, pis encore, profondément meurtri de leurs progénitures, reviendra comme un leitmotiv dans votre œuvre, tous genres confondus. Vous qui êtes si pudique ou si secret, qui vous retranchez volontiers derrière vos personnages ou vos interprètes, qui avancez en quelque sorte à couvert, eh bien là ! vous vous démasquez, vous nous livrez un peu de vous-même.

La critique a salué avec sympathie et parfois même avec ferveur vos deux premiers romans. On pouvait lire dans Les Nouvelles Littéraires : « Jean-Loup Dabadie possède ce style nerveux, un lyrisme spontané, de l’élégance dans la désinvolture. » Et Claude-Edmonde Magny, qui fut une grande historienne de la littérature, n’hésitait pas, dans L’Express, à parler de vous comme d’un « auteur admirable de vingt ans », rien de moins ! Les archives de l’Institut national de l’audiovisuel sont précieuses. Un ami journaliste et écrivain, Stéphane Hoffmann, m’a fait parvenir, sur mon ordinateur, des extraits d’une émission de la télévision française du 19 septembre 1959. D’une image assez charbonneuse surgissait un très jeune journaliste à la mine réjouie, qui s’appelait Philippe Bouvard. Il vous interrogeait avec malice, évoquant à votre endroit, je le cite, « cette longue avenue de la littérature qui part de l’école maternelle, classe des bâtons, et aboutit quelque fois quai de Conti, tout est possible… ».

Tout est possible en effet : ce quai de Conti où vous vous retrouverez un demi-siècle plus tard… et même les chemins de traverse les plus surprenants que vous allez emprunter avant d’y parvenir. Car la littérature, la longue avenue de la littérature, pour l’instant, vous y renoncez. Si vos deux premiers romans ne sont pas passés inaperçus, il serait très exagéré de dire pour autant qu’ils ont connu un gros succès public. Si vous vous étiez dit : être Sagan ou rien ! la conclusion s’imposait : c’était rien. Pour l’instant du moins. Était-ce une raison pour vous montrer par la suite si sévère pour vos œuvres de jeunesse, dont la vivacité impertinente pour l’une, l’amertume affligée pour l’autre ne sauraient laisser indifférents, je crois, des lecteurs d’aujourd’hui ?

Adieu donc au brillant et impatient Jean-Loup Dabadie romancier ! Il a tiré sa révérence. Serait-il entré plus tôt à l’Académie s’il avait persévéré dans la carrière romanesque, si celle-ci lui avait permis de gagner sa vie ? Qui peut le dire ? Comme éprouver du regret pour des œuvres incréées et donc, à strictement parler, inqualifiables ?

Entre en scène alors un troisième et non moins éphémère Jean-Loup Dabadie : le journaliste. Où le retrouve-t-on ? À peu près partout. Très fugitivement à la revue Tel Quel, qui vient de se créer aux éditions du Seuil, animée par des jeunes gens épris de littérature, Jean-René Huguenin, Jean-Edern Hallier ou Philippe Sollers, et que n’asphyxient pas encore le sectarisme, l’hermétisme, le maoïsme et tous les -ismes si peu compatibles avec le libre amour des lettres ; à l’hebdomadaire Arts, où il signe quelques critiques de film et des reportages, se lie avec Antoine Blondin, Paul Guimard, Pierre Marcabru et François Truffaut. Une rencontre est pour lui déterminante : celle de Pierre Lazareff, l’emblématique, le légendaire patron de presse, qui contribue à lui apprendre pour la première fois un métier. Comment conduire une enquête, mener une interview, couper, titrer ou corriger un papier. La signature de Jean-Loup Dabadie, on la retrouve alors dans les journaux du groupe Lazareff : à Elle, au Journal du dimanche, à Paris-Presse, mais surtout à Candide, dont il devient bientôt rédacteur en chef adjoint…

On peut imaginer sans peine la carrière qui s’ouvrait à lui, ou à vous, Monsieur, qui avez le sens du contact, l’esprit en éveil, une plume acerbe, le talent du raccourci et même l’art de la caricature. Un grain de sable, pourtant, va gripper la mécanique. Peut-être cette simple phrase, semblable à une tentation, que vous a glissée un jour Pierre Lazareff, encore lui : « Il faut absolument que vous écriviez pour le théâtre. » De toute façon, le temps est venu de partir au service militaire. Vos amis, vos complices qui feront par la suite de brillantes carrières – je ne les nommerai pas – se sont pour la plupart défilés assez piteusement, les uns après les autres, prétextant des pieds plats ou une idiotie pathologique afin d’éviter l’enrôlement. Pas vous ! Jean-Loup Dabadie journaliste ? Fin de la séquence et fondu au noir…

Je viens d’évoquer ainsi, Monsieur, ce que vous n’avez pas été durablement : ces années de formation si précieuses pour la ou les carrières qui vont s’ouvrir à vous. Comme si, de l’universitaire, vous aviez retenu la patience, le travail acharné, le souci de la recherche ; du journaliste, le goût de l’enquête, de la justesse de ton, des « petits faits vrais » en accord avec la sensibilité de l’époque ; du romancier le désir immodéré de raconter des histoires et d’inventer des personnages… Dire maintenant ce que vous êtes est une entreprise autrement délicate. Certes, depuis l’âge de vingt ans, vous avez toujours vécu de votre plume. « Ma vie d’écrivain ? Une phrase qui ne s’achèvera jamais », dites-vous. Fort bien. Vous êtes un homme de lettres par conséquent, je vous l’accorde volontiers. Un homme qui va écrire des sketches, des paroles de chanson, des pièces de théâtre, de libres adaptations théâtrales, des dialogues et des scénarios de film, nous l’avons déjà souligné. Mais une question demeure, et qui n’a rien de polémique, croyez-moi : êtes-vous d’abord un auteur, Monsieur ?

Prenons ce mot, bien entendu, au sens le plus étroit du terme.

Êtes-vous l’auteur que révèle un seul style – ce fameux style qui dessine l’homme même, pour reprendre la remarque célèbre de Buffon ?

Êtes-vous l’auteur de confidences sanglotées et complaisantes, d’imprécations impatientes, d’indignations sélectives, l’auteur narcissique qui n’écrit que pour se délivrer, se consoler, prendre ses lecteurs – ou ses auditeurs, ou ses spectateurs, peu importe ! – à témoin de ses intolérables souffrances ?

Très sincèrement, je ne le crois pas. Est-ce votre limite ? Je crois plutôt que c’est là votre force. Il faut une personnalité sans faille, une énergie créatrice indomptée pour se retirer comme cela, sur la pointe des pieds, et laisser, si j’ose dire, vos personnages se débrouiller sans vous.

De l’auteur, vous ne retenez donc pas davantage ce brillant, pour ne pas dire ce clinquant, qui s’exprime par ce que l’on appelle communément le mot d’auteur – ce mot qui amuse un instant, que l’on répète dans les dîners en ville et qui permet de s’illustrer à bon compte, au détriment de la vérité de ses personnages.

Il y a plus encore. L’auteur, comme l’entendent les romantiques, ne supporte que la compagnie de sa muse. Il glorifie sa sacro-sainte liberté. Je ne crois pas que vous goûtiez cette liberté-là. Vous avez besoin de règles, vous avez besoin des impératifs les plus rigoureux ou des exigences les plus draconiennes pour vous mettre au travail. « L’art vit de contraintes et meurt de liberté. » Nul mieux que vous n’a donné sens au mot fameux de Cocteau.

De ces contraintes, tout de même, il y en a une, chez vous, qui me paraît des plus singulières et excède celle des genres très stricts que vous avez abordés. Vous avez besoin le plus souvent, Monsieur, d’un interlocuteur, d’un contradicteur, d’un inspirateur, d’une force en somme qui vous pousse dans vos derniers retranchements et vous permet de prendre votre essor. Ce va-et-vient entre le silence de votre bureau, le libre jeu ou la liberté de votre imagination patiente d’un côté, et de l’autre les stimulations de vos metteurs en scène ou de vos interprètes, me paraît absolument vital, à la source même de vos plus belles réussites.

Dramaturge, vous avez brillé dans la très libre adaptation d’auteurs étrangers et vous avez signé pour Jérôme Savary un savoureux D’Artagnan inspiré d’Alexandre Dumas – Dumas qui, par ailleurs, avait si souvent besoin, lui aussi, d’un carcan, d’un canevas, d’un fait divers, d’une anecdote historique pour les transformer et écrire ses meilleurs drames ou ses plus grands romans. Ce rapprochement ne saurait vous désobliger.

Scénariste, vous n’avez jamais été aussi talentueux qu’en vous frottant – le mot, ici, n’est pas trop fort – à des réalisateurs aussi personnels, impatients, enthousiastes et parfois coléreux qu’un Claude Sautet par exemple – et j’en parle d’expérience puisqu’il a été notre ami commun.

Parolier de chansons, vous avez su vous glisser dans l’univers mélodique des chanteurs musiciens avec qui vous avez collaboré, leur écrire des textes, j’allais dire des poèmes pour autant que la chanson est la forme la plus vivante de la poésie d’aujourd’hui.

En bref, vous avez compris qu’il fallait d’abord vous effacer pour mieux vous retrouver.

Je reviendrai sur ces diverses activités que vous avez exercées simultanément, pour aborder sans plus tarder la première discipline qui vous a fait connaître, celle d’auteur de monologues comiques, où, là aussi, votre personnalité a dû s’abriter derrière celle des acteurs à qui vous destiniez vos textes.

Tout a commencé en 1962…

Vous avez à peine 24 ans. La guerre d’Algérie s’achève. Le général de Gaulle a échappé à un attentat au Petit-Clamart. Marilyn Monroe s’est suicidée. La crise des fusées soviétiques à Cuba fait trembler le monde. Vous qui êtes un sportif passionné, vous n’avez pas oublié sans doute que l’équipe de France de rugby, celle de Pierre Albaladejo, de Michel Crauste et d’André Boniface, ces joueurs de légende, a remporté devant l’Écosse le tournoi des Cinq-Nations. Ces nouvelles ont dû vous parvenir à Tarbes, où vous avez été mobilisé comme simple soldat. Ce dont vous vous souvenez à coup sûr fort bien, c’est d’avoir aperçu un jour, sur l’écran d’une télévision, au réfectoire, dans une émission de variété de Michèle Arnaud, un jeune comique d’origine pied-noir, encore bien maladroit sans doute, mais qui a attiré votre attention. Son nom : Guy Bedos.

Une nuit, alors que, dans la chambrée, aucun appelé n’a intérêt à badiner avec le couvre-feu, vous vous blottissez tout de même à l’abri de vos couvertures et, un crayon, un bout de papier et une lampe de poche à l’appui, vous vous mettez à écrire deux sketches pour lui, pour cet inconnu si talentueux, si prometteur, pour l’image que vous vous faites de lui et de sa personnalité. Vous les intitulez : Bonne fête, Paulette et Le Boxeur. Encore une fois, vous ne connaissez pas ce Guy Bedos, vous ne connaissez du reste pas encore grand monde dans le milieu du spectacle, je n’ose pas dire du show business, et de la télévision. Alors vous postez vos deux textes à l’intéressé par le biais de cette Michèle Arnaud à la Télévision française, Paris. Et vous pensez à autre chose. Et vous passez à autre chose aussi. In extremis, vous ralliez Saumur et une école des officiers de réserve car, quitte à devoir vivre plus d’un an sous l’uniforme, autant le faire dans les moins mauvaises conditions, n’est-ce pas ?

Quelques mois plus tard, miracle ! Qui voyez-vous apparaître un beau soir, à la télévision française, toujours dans un spectacle de variétés ? Ce même Guy Bedos, avec cette fois des fleurs de plastique à la main, pouffant de rire, l’air d’un sale gamin, et commençant son numéro par ces mots : « Bonne fête, Paulette… Et je lui donnerai mon bouquet… Elle a horreur des fleurs… » C’est vous ! Enfin, ce sont vos mots, votre personnage, là, sur l’écran !

Ce sera entre Bedos et vous le début d’une longue amitié et d’une non moins longue et fructueuse collaboration. Vos deux carrières prendront leur essor en même temps. Vous écrirez bientôt des centaines de monologues comiques, dont il restera votre principal interprète. Je n’aurai garde tout de même d’oublier les autres : Sophie Daumier qui a été longtemps sa partenaire, Bourvil, Yves Montand, Jacques Villeret, Muriel Robin ou Henri Salvador, et je ne cite que les plus mémorables, aux ressources comiques et aux talents si divers, pour lesquels vous aurez bientôt, si j’ose dire, l’occasion de travailler à façon, en connaissant parfaitement leurs emplois, comme on disait autrefois au théâtre.

Pourtant, votre démarche, à chaque fois, me paraît identique. Vous vous emparez d’un personnage de la comédie humaine et sociale de votre temps : le mari humilié par sa femme et qui se venge dérisoirement ; le père de famille excédé par sa progéniture et incapable, en dépit de ses efforts, de la moindre autorité ; le mari trompé, heureux et naïf ; le riche industriel qui se lamente de payer des impôts ; le séducteur fanfaron et mufle ; le publiciste cynique qui remodèle sans état d’âme l’apparence d’un futur candidat à une élection présidentielle ; une apprentie comédienne face à un vieux producteur et j’en passe… Avec un sens aigu de la caricature, qui exige d’abord un sens aigu de l’observation, cela va de soi, vous poussez simplement vos personnages au bord du précipice, au bout d’eux-mêmes, vers ce que je pourrais appeler l’absurde révélateur. Et le comique, ou mieux l’hilarité naît qui, bien entendu, ne se serait pas épanouie à ce point si l’on ne s’était pas reconnu dans vos portraits, si l’on n’avait pas d’abord croisé vos personnages burlesques, tantôt pathétiques et tantôt odieux. Si vous n’aviez pas eu cette faculté de saisir la vie dans ses vibrations les plus ridicules et les plus émouvantes avant de la resserrer en un concentré de spectacle.

Guy Bedos a eu un jour devant moi une formule frappante : « Les textes de Dabadie ne sentent jamais le papier. » Vos écrits attendent en effet de s’animer. Le texte n’est pas une finalité. Le texte est un prétexte. Tout doit se révéler sur scène. Et tout se justifie sur scène.

Je retiens aussi les paroles d’un critique : « Son talent consiste principalement dans l’art d’attirer l’attention… Il ressemble à un homme qui viendrait arrêter les passants dans la rue, les saisirait au collet, leur ferait oublier leurs affaires et leurs plaisirs, les forcerait à regarder… » Bien entendu, le mérite de vos interprètes se doit encore une fois d’être souligné. Lire tout de même, lire simplement, silencieusement, vos monologues qui ont été rassemblés en volume, en nous faisant notre propre mise en scène intérieure, est déjà source de jubilation. Jusqu’à leur chute finale, la dernière phrase, l’ultime amplification – cet art que soulignait un autre commentateur, je le cite : « S’il développe un peu son idée, c’est pour finir sur un mot propre à clouer l’attention sur place. »

Pardonnez-moi, Monsieur, si je viens de vous induire en erreur ! Le premier critique s’appelait Hippolyte Taine, le second Marcel Jouhandeau. Ils évoquaient chacun un précédent auteur de sketches ou de portraits, l’un des plus illustres parmi les académiciens des siècles passés : La Bruyère. Ils pensaient à ses personnages, à ses Caractères, à Gnathon dont l’égoïsme est révoltant, à Ménalque dont la distraction est burlesque ou à Arrias le bavard, le hâbleur qui, dans un véritable numéro comique, se targue de l’amitié et des confidences d’un ambassadeur revenu d’un pays lointain, que bien entendu il ne connaît pas et à qui, sans le savoir, il s’adresse précisément ce soir-là, le malheureux !

Êtes-vous un héritier de La Bruyère ?

La question est écrasante et je ne suis pas là pour vous écraser, rassurez-vous, ou, si vous le préférez, pour mettre à mal votre modestie. Afin de corriger cet intrépide parallèle, je préciserais aussitôt que vos sketches, à mes yeux, sont aux Caractères de La Bruyère ce que La Belle Hélène d’Offenbach est aux poèmes homériques : leur versant résolument comique ou extravagant. Et c’est à dessein que je cite ici « la belle Hélène » pour mieux évoquer un instant non pas une académicienne qui nous est proche mais un académicien dont plus d’un siècle nous sépare et avec qui vous avez, me semble-t-il, bien des points communs : Henri Meilhac.

Mais auparavant – c’est le nom de Meilhac qui m’y fait songer –, j’aimerais insister sur cette longue tradition qui a permis d’accueillir, au sein de l’Académie, des écrivains qui ont toujours préféré le sourire aux larmes, cette grande lignée des amuseurs – à condition de n’attribuer à ce terme nulle connotation dédaigneuse. Philosophes, auteurs de tragédie, moralistes, savants, poètes lyriques, diplomates, romanciers, médecins, hommes d’état ou hommes d’église ont eu de tout temps leurs places parmi nous. Mais aussi bien, ne l’oublions pas, des auteurs de comédies, de ballets, de chansons, d’œuvres aimables en somme.

Notre confrère Marc Fumaroli nous le rappelait dans le texte qu’il consacra à la Coupole pour la collection des « Lieux de Mémoire » : « Les genres légers, eux-mêmes liés au divertissement, ne sont pas du tout ostracisés par l’Académie naissante, qui redoute l’air “ gourmé ” et “ pédant ”, et qui se garde de s’enfermer dans la gravité du grand style. Voiture, Benserade sont les premiers talents dans le genre galant, entendons spirituel et gai… à être reçus parmi les Quarante »… Et de conclure son développement par ces mots : « De Collin d’Harleville à Labiche, même au plus fort de l’empesage victorien, l’Académie a fait bon accueil au rire et au sourire, lien social par excellence, et particulièrement prisé dans le meilleur monde de tous les temps. »

Que d’excellents auteurs, Monsieur, dont vous êtes en somme l’héritier ! Je pourrais en citer d’autres : le marquis de Boufflers, filleul et protégé du roi Stanislas Leszczynski, à qui ses poésies légères et ses contes libertins avaient donné une manière de célébrité ; Philippe-Paul de Ségur, qui eut le grand mérite de voter pour Victor Hugo et qui participait aux réunions des « Dîners du Vaudeville ». Je n’aurais garde d’oublier Robert de Flers qui, avec son complice Caillavet, sut moquer si bien ses confrères de l’Académie dans L’Habit vert ou bien Marcel Achard et André Roussin, qui ont siégé, il n’y a pas si longtemps, parmi nous. Impossible aussi de passer sous silence Maurice Donnay, élu en 1907, qui commença sa carrière comme auteur de chansons pour le célèbre cabaret du Chat noir. À propos de chats, comment n’éprouverais-je pas enfin une tendresse particulière, au xviiie siècle, pour un homme comme François-Augustin Paradis de Moncrif ? Il écrivit un nombre incalculable de madrigaux, d’arguments de ballet, de livrets d’opéra-comique, un Essai sur la nécessité et les moyens de plaire, tout était avoué par ce titre, et mieux encore à mes yeux, en 1727, quelques années avant de rejoindre l’Académie, une Histoire des chats devenue célébrissime, et qui est aussi désinvolte, attendrie et savante que légère.

La légèreté ! On ne chantera jamais assez les mérites de ce mot, de cette ambition. Pour y parvenir, il faut de la grâce, de l’esprit, de la désinvolture. C’est un art de haute civilisation que celui de tout faire venir à la surface, pour un monologue ou sur un écran. Ne nous y trompons pas, « seule la bêtise est profonde », comme l’avait souligné l’un des plus grands esprits du xxe siècle, l’italien Alberto Savinio.

En parlant tout à l’heure de Meilhac, j’aurais pu évoquer aussi bien Ludovic Halévy, qui fut encore son complice dans l’écriture d’autres livrets d’anthologie pour Offenbach comme La Vie parisienne, La Périchole, La Grande-Duchesse de Gérolstein ou Les Brigands, pour ne rien dire du chef-d’œuvre de Bizet et de l’opéra français du xixe siècle, Carmen… mais je m’en tiendrais au premier, non pas parce que j’ai le privilège d’occuper son fauteuil à l’Académie mais parce que les points communs entre vous, je l’ai dit, sont des plus troublants.

Comme Henri Meilhac, votre famille est originaire de la province, lui de la Corrèze et vous du Dauphiné.

Comme Henri Meilhac, vous avez étudié au lycée Louis-le-Grand.

Comme Henri Meilhac, vous vous destiniez ou on vous destinait à des études supérieures, l’École polytechnique pour lui et l’École normale supérieure pour vous.

Comme Henri Meilhac, vous y avez renoncé pour vous lancer, à vingt ans, dans le journalisme.

Comme Henri Meilhac, vous avez goûté très vite au théâtre, mais je ne me risquerai pas à confronter vos propres pièces ou vos adaptations aux succès de notre lointain confrère, dont les titres nous laissent aujourd’hui perplexes : Les Méprises de Lambinet, Le Mari de la débutante, La Veuve, Frou-Frou ou encore Madame attend Monsieur, dont je ne crois pas, après La Belle Hélène, qu’il s’agissait cette fois d’une variation sur L’Odyssée, Pénélope guettant le retour d’Ulysse.

Comme Henri Meilhac, nous arrivons à l’essentiel, vous avez excellé dans cet art délicat, savant, intuitif et finalement assez mystérieux qui consiste à appliquer des paroles sur de la musique, une poésie orale ou une alchimie de mots sur l’espièglerie ou la suavité d’une mélodie.

Comme Henri Meilhac plus précisément, qui écrivit La Belle Hélène en songeant à son interprète, Hortense Schneider, l’une des reines incontestées du Second Empire, vous avez écrit autrefois une chanson intitulée La Chanson d’Hélène pour une autre Schneider, une comédienne de notre époque, dont vous avez été jusqu’à sa mort le confident et l’ami, Romy Schneider…

Quel travail que celui de librettiste ou de parolier ! Meilhac confessait : « Il n’y a pas une phrase qui n’ait été écrite et souvent hélas ! dix fois, vingt fois par moi. » La correspondance d’Offenbach avec ses auteurs témoigne de la précision harcelante du compositeur dans ses demandes.

Avez-vous subi de telles contraintes ou de telles directives de la part de vos interprètes ? De Serge Reggiani qui, le premier, vous a poussé dans cette carrière de parolier et à qui vous avez offert en retour l’inoubliable Petit Garçon ? De Barbara et de Jacques Dutronc ? De Juliette Gréco et d’Yves Montand ? De Michel Sardou (je pense à Tous les bateaux s’envolent et au Chanteur de Jazz) et de Sylvie Vartan ? De Robert Charlebois et de Nana Mouskouri, ou encore de Julien Clerc, pour qui vous avez écrit, à mon sens, les plus belles de vos – et de ses – chansons, de Ma Préférence à Femmes, je vous aime en passant, si j’ose dire, par Les Oiseaux dans les arbres et L’Assassin assassiné ? Une chose est sûre : vous n’êtes pas de ces paroliers qui écrivent dans leur coin, à charge ensuite pour le compositeur-interprète de plaquer dessus sa propre mélodie. Le résultat, dans ce cas, est souvent décevant. On connaît l’avertissement désolé et catégorique de Victor Hugo : « Défense de déposer de la musique le long de mes vers ! » Votre démarche, j’insiste, est le plus souvent inverse. Vous faites surgir des mots et des images, semblables à des apparitions, hors de la nébuleuse musicale ou mélodique qui les justifie ou les prédestinait.

Votre œuvre d’auteur de chansons, qui a commencé dès la fin des années 1960, est impressionnante. Elle se poursuit encore aujourd’hui. J’ai cité quelques-uns de vos interprètes. On m’a confié que certains d’entre eux avaient pu paraître parfois circonspects, à la première lecture des paroles que vous leur proposiez. Mais c’était avant de les chanter, précisément, avant qu’elles ne s’allègent et ne s’ensorcellent, avant que leurs silences comblés, dans tous les sens du terme, par la musique, ne trouvent ainsi leur pleine éloquence. « C’est quand on les a en bouche qu’on se rend compte de leur force » souligne précisément Julien Clerc à propos de vos textes, lui qui aime dire encore de vous : « Jean-Loup Dabadie, il n’est pas musicien mais il est musical. »

Franchement, qui songerait à déguster, dans le recueillement d’une bibliothèque, les couplets de Meilhac et Halévy alors qu’ils sont inoubliables, diableries offenbachiennes à l’appui ? La belle et sensible mélancolie de vos chansons est certes d’une autre qualité poétique et c’est à bon droit qu’elles ont été rassemblées en volume. Reste qu’elles sont d’abord faites pour la musique. Impossible d’imaginer cet air célébrissime, ce standard comme on dit dans la profession, de On ira tous au paradis sans Michel Polnareff. Et Maintenant je sais se confond avec la voix, avec le grain de la voix du grand Jean Gabin…

La voix !

Nous voici maintenant au théâtre, nous qui avons gardé en mémoire le timbre si ample, si rocailleux, si tellurique parfois d’un autre comédien de légende : Pierre Brasseur. Malheureusement, je n’avais pas songé à l’applaudir le 10 mars 1967, au Théâtre de Paris, pour la première de votre pièce La Famille écarlate – écarlate comme la colère ou le sang, autrement dit la tragédie, ou écarlate comme la scarlatine, autrement dit la comédie. Pierre Brasseur y donnait la réplique à Rosy Varte et à Françoise Rosay. Quelle distribution pour l’auteur de 29 ans, que vous étiez alors !

Vous vous en étiez donné à cœur joie, déployant un goût immodéré du burlesque, de l’absurde, dans la peinture de votre famille qui se déchirait pour savoir qui tuerait le despote, le patriarche, Pierre Brasseur bien entendu. L’ombre d’Eugène Ionesco planait sur votre pièce. L’esprit du boulevard aussi.

Quel concours de circonstance vous a entraîné par la suite à préférer les libres adaptations théâtrales à l’écriture solitaire d’autres pièces de votre cru ? Je pense à la façon dont vous avez en quelque sorte désossé, reconstitué et dialogué de gros succès venus d’Angleterre ou d’Amérique, comme Le Vison voyageur et Double Mixte de Ray Cooney, ou Deux sur la balançoire de William Gibson, qui vous valut un Molière du meilleur adaptateur en 1987. Est-ce, comme je l’ai déjà souligné, parce que votre imagination est comme stimulée par un point d’appui ou de départ ? Parce qu’une re-création est nécessaire, si j’ose dire, à vos récréations ?

Ce qui nous entraîne tout naturellement vers cette dernière discipline, la plus importante à mes yeux, de votre carrière : le cinéma, cet art composite par excellence.

Une fois de plus, la difficulté s’impose. Comment retrouver Jean-Loup Dabadie, dans l’abondante filmographie – plus de trente long-métrages ! – où votre nom figure au générique ? Quel dénominateur commun entre une comédie policière comme La Poudre d’escampette de Philippe de Broca et une souriante et savoureuse étude de mœurs comme La Gifle de Claude Pinoteau, où Lino Ventura, en 1974, se faisait voler la vedette par une gamine encore peu connue qui s’appelait Isabelle Adjani ? Quels liens entre un film d’aventure aussi âpre que Descente aux enfers de Francis Girod et la brillantissime fantaisie sentimentale qu’est Le Sauvage de Jean-Paul Rappeneau ?

Il y a déjà plus d’un demi-siècle, les jeunes critiques des Cahiers du cinéma, qui allaient former la future Nouvelle Vague, guerroyaient en faveur de la politique des auteurs. Comprendre : pour la prééminence des seuls metteurs en scène. Les scénaristes qui travaillaient avec John Ford, Jean Renoir ou Fritz Lang, à peine méritaient-ils d’être mentionnés comme de dociles serviteurs, rien de plus. Sans doute était-il nécessaire de souligner alors une forme de cohérence dans l’œuvre cinématographique de ces réalisateurs, très bien ! Je ne mentionne pas, bien entendu, les très rares cinéastes qui furent les auteurs complets de leurs films, de Federico Fellini à Ingmar Bergman, d’Éric Rohmer à Woody Allen, sans oublier notre ancien et admirable confrère René Clair, si injustement malmené par cette même Nouvelle Vague. Reste que cette prise de position en faveur de tous les metteurs en scène qu’ils admiraient, et qu’ils voulaient considérer comme les seuls auteurs de leurs films, était absurde, dès lors qu’elle devenait une injonction, une affirmation sans exceptions et sans nuances.

Jacques Prévert, Henri Jeanson, Jean Aurenche et Pierre Bost furent tout autant des auteurs de films que Marcel Carné, Julien Duvivier ou Claude Autant-Lara, avec qui ils travaillèrent dans le cinéma français des années 1930 et 1940. Souligner le prodigieux épanouissement de la comédie italienne des années 1960 et 1970, c’est évoquer sans doute Dino Risi, Mario Monicelli ou Ettore Scola, mais c’est saluer d’abord des scénaristes et dialoguistes aussi inventifs qu’Age, Scarpelli, Ennio Flaiano ou Suso Cecchi D’Amore. On multiplierait à l’envi les exemples de ce type.

Jean-Loup Dabadie auteur de films ? L’Académie française ne s’y était pas trompé, qui vous avait décerné en 1983 le Grand Prix du cinéma pour l’ensemble de votre œuvre – le mot œuvre était prononcé ! Mais cette œuvre, j’y reviens, comment la définir ?

Votre ami de longue date Bertrand de Labbey, qui dirige aujourd’hui l’agence Artmedia, m’a fait un jour une remarque que je n’ai pas oubliée : « La part féminine de Jean-Loup Dabadie, on la retrouve dans ses chansons ; son côté masculin, il faut le chercher dans ses films. »

Tout est là, en effet. La tendresse, la nostalgie, l’élégie, les amours déçues ou perdues, la beauté des femmes, elles ont été par vous mises en vers avant d’être traduites en musique. Dans vos films, en revanche, règne le plus souvent un monde d’hommes. D’hommes au pluriel, des amis, des copains, des complices, qui plaisantent, qui s’affrontent, se défient, se jalousent, se quittent, se retrouvent, s’entraident et évitent avec plus ou moins de bonheur les écueils de la vie ou les pièges de l’amour.

Aucun doute, les meilleurs films de Claude Sautet, comme Vincent, François, Paul et les autres, de même que les meilleurs films d’Yves Robert comme On ira tous au paradis, répondent à cette définition-là. Ils ne se ressemblent pourtant pas ? Voire… Pascal Jardin le soulignait avec malice : « Prenez les histoires et les dialogues que Jean-Loup écrit pour Claude Sautet, mettez-les dans un shaker, agitez puis versez : vous avez les films d’Yves Robert, tout le monde éclate de rire. » Je n’ai pas oublié non plus cette remarque de Michel Piccoli, qui vous appelait un auteur mélancomique. Mélan… en effet chez Sautet et comique chez Yves Robert, le même Jean-Loup Dabadie en somme, côté pile et côté face.

Il y a plus d’un an, Félicien Marceau qui, parmi les premiers, avait exprimé le souhait de vous voir parmi nous, au sein de notre Compagnie, m’avait dit en substance : « Ce qu’il y a de très intéressant chez Jean-Loup Dabadie, c’est qu’il est l’un des seuls à avoir donné une présence et une vie à un type de personnages que l’on ne rencontre pour ainsi dire jamais dans l’art dramatique et que je pourrais appeler les garagistes. »

J’ai cherché des garagistes dans vos films. Bien en vain. À la rigueur le personnage interprété par Claude Brasseur dans Un éléphant, ça trompe énormément, qui travaille chez un concessionnaire automobile, mais ce n’est pas tout à fait la même chose. La remarque de Félicien Marceau n’en reste pas moins très pertinente si, par « garagiste », il faut entendre avec lui ce type de représentant des classes moyennes, chaleureux, heureux d’avoir réussi dans les affaires, qui préfère les bistrots de quartier aux cafés philosophiques et les vestiaires de ses clubs de sport, où il plaisante avec ses amis, aux coulisses des théâtres d’avant-garde ou des librairies de livres anciens du Quartier latin.

Qu’il n’y ait pas de malentendus ! Vos personnages, vous les aimez – et vous avez bien raison de les aimer. Le ricanement des intellectuels contre ceux qu’ils nomment les bourgeois est insupportable. « L’horreur des bourgeois est… bourgeoise », disait Jules Renard. Vous êtes un scénariste généreux. Vos personnages contradictoires, chaleureux et impatients parfois, peuvent avoir toutes nos qualités et tous nos défauts. Nous nous reconnaissons en eux.

Qui rencontre-t-on trop souvent sur les écrans ? Des héros invincibles ou des tueurs en série, sans oublier des héroïnes somptueuses et irréelles. « Le cinéma, c’est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes », disait Truffaut. Cette définition en vaut d’autres, et notre cinéphilie y trouve souvent son compte… ou son contentement. Permettez-moi tout de même de préférer vos personnages si fraternels aux séduisantes marionnettes de La Guerre des étoiles ou des Aventuriers de l’Arche perdue !

J’aimerais saluer tout particulièrement l’un des plus beaux caractères que vous ayez jamais dessiné et à qui Yves Montand avait su donner sa faconde, sa jactance, sa vulnérabilité ou sa vulgarité touchante. Je pense à César dans le film qui reste aussi, à mon sens, le chef-d’œuvre de son réalisateur Claude Sautet : César et Rosalie – César avec ses mensonges de collégien, son aplomb, son inculture crasse et surtout son amour pour Rosalie, pour Romy Schneider que ne laissait pas indifférente non plus l’artiste ténébreux et ironique joué par Sami Frey.

Au fond, c’était la même histoire que celle que Truffaut venait de tourner avant vous : Jules et Jim. C’était la même histoire, le saviez-vous l’un et l’autre, que celle d’Ernst Lubitsch en 1933, Design for living (en français Sérénade à trois), avec Gary Cooper, Fredric March et Miriam Hopkins… Autrement dit, une femme amoureuse de deux hommes en même temps. Mais l’important, chez vous, était dans le traitement de vos personnages. Non pas d’éblouissantes abstractions de comédie comme chez Lubitsch ni d’aimables silhouettes un peu décolorées par la nostalgie comme chez Truffaut, qu’avait inspiré le roman d’Henri-Pierre Roché, mais des êtres d’une vie désarmante, inscrits dans leur temps, dans leur milieu social, comme à portée de mains ou de cœurs, qui échappent à tous les stéréotypes.

Je n’ai pas l’intention, Monsieur, de reprendre et de commenter chacun des titres de votre copieuse filmographie. Le temps nous manquerait, et il est l’heure de conclure. Un point, tout de même, me frappe, que j’aimerais encore souligner. Si, dans les décennies futures, un sociologue ou un historien voulait se pencher sur notre Cinquième République, depuis ses origines, et comprendre comment vivait la France non pas profonde ou d’en bas (ces qualificatifs dédaigneux n’ont aucun sens !) mais majoritaire, celle qui a contribué à sa prospérité économique, à incarner ses modes de vie, de penser, d’agir et de se distraire, je crois qu’il serait bien avisé de se pencher sur votre œuvre cinématographique. Vos personnages, bien entendu, ne sont pas des Français types, des Français moyens. Ils ne sont pas moyens du tout ! Vous aimez les doter d’un passé, d’un avenir, en dehors de l’action, de ce qui apparaît sur le scénario, comme pour mieux les lester d’une charge de vie ou de vérité dramatique des plus singulières. Vous êtes cependant, selon une formule trop convenue, un précieux témoin de notre temps, de notre histoire. Il y a du Balzac en vous – toutes choses égales, bien entendu. Avec parfois aussi la même forme d’ébriété romanesque.

Après avoir lu Les Yeux secs, il y a plus de cinquante ans, Kleber Haedens s’écriait dans Paris-Presse : « Nous attendons avec confiance et sympathie le prochain roman de Jean-Loup Dabadie. » Nous aussi, nous l’attendons. Et vous pouvez compter sur nous, Monsieur, pour vous le rappeler désormais chaque jeudi ! Nous ne vous laisserons pas en repos à ce sujet, tenez-vous-le pour dit !
Quel dommage, pour tempérer notre impatience, que nous ne puissions pas lire vos scénarios ! Ils sont uniques dans la profession. Non pas réduits à de laconiques indications. Par exemple : Coupole de l’Institut de France, intérieur-jour. Jean-Loup Dabadie, en costume d’académicien au milieu de ses confrères, se lève. Dialogue : « Messieurs de l’Académie… » Au contraire, vous aimez détailler dans chacun d’eux, dans chaque séquence, j’ai pu m’en assurer, la couleur d’une robe, la température d’une pièce, son éclairage, son mobilier et ses doubles rideaux, vous analysez les émotions qui agitent vos personnages, vous relevez toutes les bribes de conversation autour d’eux, dans un café, au coin d’une rue, dans le métro, sans oublier les lumières de la ville. Pour un peu, l’accessoiriste, le décorateur, le directeur de la photographie et même le metteur en scène seraient réduits au chômage technique ou au rang de simples exécutants de vos volontés.
Aucun doute : vous êtes un écrivain de cinéma. Ou mieux : un romancier de cinéma. Et c’est ce romancier que j’ai plaisir ici même à saluer, pour le dernier plan de notre séance, pour lequel j’imaginerais fort bien un lent panoramique sur la salle, sur vos amis venus vous applaudir, alors que je lance la phrase rituelle, la dernière réplique attendue, à votre intention, mon cher Jean-Loup :

« Soyez le bienvenu parmi nous, Monsieur ! »