Clôture du bicentenaire de la naissance
de Jules Barbey d’Aurevilly
Un soir de décembre 1788 résonnaient dans la salle des gardes du Vieux Louvre où se tenaient en ce temps-là les séances de l ‘Académie française, ces paroles qu’une foule nombreuse et choisie écoutait attentivement : « J’oserai pourtant faire un reproche à M. de Buffon. Lorsqu’il peint la lune déjà refroidie ; lorsqu’il menace la terre de la perte de la chaleur et de la destruction de ses habitants ; je me demande si cette image lugubre et sombre, si cette fin de tout souvenir, de toute pensée, si cet éternel silence n’offrent pas quelque chose d’effrayant à l’esprit… Croyons plutôt que les grands noms ne périront jamais ; et quels que soient nos plans, ne touchons point aux illusions de l’espérance, sans lesquelles que resterait-il hélas à la triste humanité »
« Croyons plutôt que les grands noms ne périront jamais » s’écrie donc cet homme inquiet au nom de la triste humanité, à laquelle le génial Buffon prédit la disparition. C’est ainsi que, celui auquel on attribue des liens familiaux avec Jules Barbey d’Aurevilly, s’exprimait dans son discours de réception à l’Académie française, alors qu’il succédait au fauteuil du grand naturaliste; je veux nommer Felix Vicq d’Azyr, l’autre homme célèbre du Cotentin, dont il est certain dans notre mémoire qu’avec celui de notre illustre écrivain il ne périra jamais autant que nous vivrons.
Vicq d’Azyr le grand anatomiste de Valognes, le contemporain et confrère de l’oncle maternel de Jules Barbey d’Aurevilly, Jean-Louis Pontas du Méril, préparait ainsi par une anticipation prophétique les liens étranges qu’aurait, au cours de sa vie et par delà la mort ce neveu devenu célèbre, avec l’Académie française. Ce que j’ai la mission d’entretenir aujourd’hui, sensible à l’honneur qui m’échoie, alors que nous célébrons le bicentenaire du grand homme de Saint-Sauveur le Vicomte.
Liens étranges à vrai dire mais liens tout de même que consacra si l’on en doutait son feuilleton du « Nain jaune » le journal satirique où il disposait d’une tribune, celui qui nous valut la savoureuse critique des « Quarante médaillons », qui résume si précisément, si l’on veut bien s’attarder à la relire, la subtile complexité du personnage qu’il était : l’érudit rageur, le politicien véhément, l’intransigeant critique littéraire, le féroce pamphlétaire, l’humoriste meurtrier et implacable, vidant comme il le disait : « tout un carquois sur les gazons…de l’Académie, mais sacredieu ! pas par l’Amour ». Est-ce si sûr ? Même si des quarante massacrés ne survivent à ses yeux que ceux qu’il admire mais que par bravade il écorche un peu. Car « Si l’académie était restée ce qu’elle devait être » comme il en soupire de regret, c’eût été à ses yeux autre chose car il s’en serait senti digne, au milieu de ceux qui eurent pu à ses yeux le mériter, et par leurs qualités l’apprécier et le recevoir. Ce qu’il n’accordait à aucun de ceux qu’il méprisait et qui étaient nombreux.
Il faut pourtant que ceux-ci qui élirent leurs successeurs aient eu la mémoire bien courte pour que ceux-là se pressent ensuite pour honorer la mémoire de celui qui les avait si magistralement invectivés, calomniés. Il ne fut pas de célébration en ces bonnes villes de Saint-Sauveur ou de Valognes qui ne fut présidée par l’un de nos confrères. J’y note, que ce fut autour d’une statue de notre grand homme, de la porte d’un musée qui porte son nom, toujours la présence d’un Paul Bourget, Henri Bordeaux, Georges Lecomte, Jacques de Lacretelle, André Maurois et plus récemment celle de mon cher ami Alain Decaux.
Vous me permettrez donc de rectifier quelque peu le discours de notre sévère Barbey d’Aurevilly et d’affirmer que nous ne faisons pas toujours « des choix honteux et comiques », que nous ne sommes pas toujours « indignes d’être lus » et incapables de juger le talent puisque nous avons toujours été à vos cotés, nous, membres de l’Académie française, Mesdames et Messieurs, pour honorer sa mémoire et louer son immense talent. Démontrant que nous étions capables de faire en le grand homme, la part du polémiste acharné, de l’antibourgeois, forcené, de l’anti-orléaniste furieux, de l’idéaliste insatisfait et celle du vieil homme, du génie littéraire, qui réglerait plus tard et très clairement sa position vis à vis de l’Académie française. L’occasion lui en fut donnée, en 1884 alors que le journal l’Intransigeant avait annoncé, malignement ou par erreur, qu’il y serait candidat : « Je ne pose point ma candidature à l’Académie française et je ne la poserai jamais. Les groupes littéraires ne me tentent pas et je n’ai jamais ambitionné d’en faire partie. Ce n’est là ni de l’orgueil, ni de la modestie. Je ne suis ni au dessus, ni au dessous. Je suis à côté. ».
Ainsi 20 ans après avoir imité Rivarol auteur d’un Petit almanach des Grands hommes en nous offrant son Grand almanach des petits hommes nous retrouvons le « je suis à coté » qui le caractérise si totalement et qui nous valut le regard si singulier qu’il jeta sur ses semblables, sur les événements, sur sa famille, sur son pays, sur son enfance et sur lui-même.
Alors que nous nous retrouvons non loin de cette place où il naquit, fragile nouveau-né que l’on sauva « non des eaux mais du sang « qui se répandait de son cordon ombilical mal noué « en ce jour des morts » dont il craignit qu’il eut sur lui et sur sa vie des conséquences funestes et tout près de cette statue qui figent les traits altiers de l’homme qu’il devint, je voudrais vous faire part de la difficulté qu’est pour moi le devoir d’honorer une mémoire à laquelle furent consacrés tant et tant de discours, d’articles, de livres, de colloques, de séminaires, d’expositions où chaque parcelle de son œuvre, chaque trait de sa nature furent jugés, analysés, critiqués et enseignés.
Le déroulement de ce bicentenaire est à cet égard particulièrement éloquent, et je voudrais remercier ceux qui en firent, ici, dans la Manche, en Normandie, et en France une brillante démonstration. Je voudrais aussi imaginer, et vous le ferez avec moi, que Jules Barbey d’Aurevilly, en ce jour en ait conscience ? Que penserait-il de nous ? De vous tous réunis autour de sa personne, lui qui avait refusé qu’on assistât à son enterrement dans un dernier défi d’orgueil ? De vous qui avez même eu l’audace de ramener son corps ici, auprès de celui de son frère, le cher Léon. De vous qui lui avez consacré un musée. De vous qui avez recensé toutes ses œuvres qui ne comportent pas moins de soixante pages de titres, ceux de ses livres, de ses articles, de sa correspondance ? De vous qui avez disséqué celles-ci de telle sorte que pas moins de cinq colloques universitaires se déroulant sur plusieurs jours aient provoqué autour de sa personne, de sa pensée, des débats qu’il aurait aimés tisonner pour qu’ils en brûlent encore davantage ? Que penserait-il de cette gloire posthume qui lui vaut en littérature l’ honneur insigne d’être publié dans d’illustres éditions, d’être à la fois classé parmi les plus grands des littérateurs, mais aussi de retenir sur Internet- dont il maudirait sans doute l’invention- l’attention d’une jeunesse que fascine l’originalité de sa littérature, la modernité de ses « Diaboliques », de stimuler depuis sa disparition nombre de biographes et en cette année le célébrant, sans doute la plus belle collection de textes, de commentaires, de documents, d’images, riches des précisions relatives aux heures volontairement ou involontairement obscures de sa vie ?
J’ose penser qu’il en serait flatté et qu’il aurait enfin, loin des polémiques que son ton enflammait, loin des oppositions violentes qu’il aurait provoquées, loin des échecs de sa vie sentimentale, dans ses livres transposés et magnifiés, loin de ses humeurs quotidiennes, le sentiment d’avoir conquis cette gloire qu’il avait tant espérée, celle qui lui avait été refusée et dont le refus l’avait, tel un enragé, fait braver cette société qui, pendant longtemps, la lui refusa.
Je vous disais combien il m’était difficile d’ajouter à ce panégyrique national ma part d’éloges. Vous me permettrez d’y glisser seulement ce que personnellement j’éprouve à côtoyer Jules Barbey d’Aurevilly depuis ma jeunesse, non pas à la manière d’un critique littéraire, ce que je ne suis nullement mais disons-le simplement, de celle d’un lecteur attentif et admiratif qui sut le comprendre et qui crut pouvoir, en médecin qu’il est, se permettre d’ausculter son âme aussi bien que ce corps dont il nous livra, dans ses romans et davantage encore dans ses écrits intimes et sa correspondance, crûment ou elliptiquement, les mobiles ou les secrets.
C’est d’abord un sentiment de fraternité que j’éprouve à son égard, de celle que le partage des lieux, des climats forge à notre insu. Je suis né dans ce pays où l’air humide que nous respirons, où l’inconstance du ciel donne par le jeu des nuages, des lumières aussi changeantes que nos humeurs, où la grisaille des pierres, l’étroitesse des fenêtres, l’ardoise bleue des toitures aiguës confèrent à nos sens ce bagage commun inoubliable et incomparable que chante Barbey. Sans oublier la langue, ses sonorités, ses tonalités, ses prononciations qui sont autant de marques de notre lieu de naissance, celles que tout provincial s’efforce de perdre en fréquentant la capitale et dont Barbey d’Aurevilly colora si précisément ses romans.
C’est ensuite un sentiment de reconnaissance à celui qui exprima tant de ce que nous fûmes et de ce que nous sommes, ou de ce que nous aurions rêvé d’être et que nous puisâmes dans ses écrits.
Quel adolescent n’eut pas son Ernestine du Méril, pour laquelle il aurait dit comme lui : Elle avait dix-neuf ans, Moi treize. Elle était belle
Moi, laid.
Je passais tous les jours à ne regarder qu’elle…
Quel collégien même impubère ne recolorerait à sa façon « le rideau cramoisi ».
Quel étudiant pourrait ne pas souhaiter, quelles qu’en furent les dures conséquences vivre un amour comparable à celui qu’il porta à Louise, amour impossible, dont le souvenir hantera ses jours parisiens.
Quel homme jeune et romantique ne serait ému de cette confession, faite à 27 ans, à Maurice de Guérin, son fidèle ami, son compagnon de Stanislas retrouvé en ce mercredy (l’Y est de barbey) soir : « Quelle journée ! Il semble que chaque minute soit une vague toujours montante d’amertume qui inonde nos seins ! et qui bat son plein vers le soir, qui déchaîne sa rive et ne l’emporte même pas ! Encore si ces douleurs d’abord obscures, puis plus nettes, puis troublantes, puis labourantes ( sic) enfin, si ces douleurs comme parfois il arrive, amenaient une perfection avec elles, il y aurait des jours cruels, mais il n’y aurait pas de jours perdus »
Quel médecin enfin ne soupçonnerait chez Barbey d’Aurevilly, au travers de l’écrivain prolifique qu’il fut, le brillant homme de salon, le dandy, le polémiste, le journaliste, l’engagé politique inconstant, l’amoureux vénal, l’ami exigeant, la taraudante mélancolie que ses Mémorandum, sa Correspondance trahissent tout au long de sa vie. Nous sommes loin des arrogantes confrontations, des provocations, lorsque nous lisons par dessus l’épaule de celui qui s’épanche :
« Si j’avais écrit l’emploi de mes jours et les deux ou trois événements qui sont déjà passés furieusement … ce serait une assez longue et triste histoire dont je ne conseillerais la lecture à personne, pas même à moi maintenant »
ou encore ce :
« Je suis las de toujours noter le dégoût et l’ennui à chaque page et à chaque jour …Pourquoi ne peut-on pas baigner sa pensée. » pour la laver comme on lave son corps.
Qui ne serait frappé par la constance de ses angoissants réveils qui l’engagent à se jeter dans la lecture « pour se fuir lui-même » ce qu’il répète aussi souvent qu’il accuse ses nerfs douloureux, ses maux de tête, d’accabler ses aurores. « On arrive au soir (enfin), dit-il, brisé de fatigue et l’on n’a pas le courage de se replier sur tous ces néants qui ont fait le jour. »
À moins que n’arrive une lettre de Louise qui le met « par conséquent en bonne humeur... Il n’y a pas d’influence meilleure et plus directe sur ma personne damnée et incorrigiblement impressionnable personne ».
Certes il est jeune encore, troublée par l’amour de cette Louise qui entretient sa flamme celle qui le faisait tomber dans ces pâles et tremblants accès nerveux, dont elle prétendait que c’était un grand charme de puissance que ces spasmes lui conféraient, curieuse de les avoir fait naître et dont elle se plaisait à en être la victime.. souvenirs brûlants auxquels il tente d’échapper.
« Je n’ai plus cet effroyable abattement de cet hiver mais il est vrai que le cœur me fait moins souffrir qu’autrefois » finit-il par avouer se résignant à penser que « si la perte de ce qui fut est amère, celle de ce qui n’a pas été l’est encore davantage » ajoutant aussitôt comme dans un profond remord : « Ce que j’écris là touche de très près à la folie, mais n’en est pas moins vrai de la bizarre vérité de l’imagination et du cœur ». Un inconfort mental, toujours empreint de cet amour normand dont il va tenter d’en oublier, dans les salons ou les rues de Paris, les tristes rémanences.
C’est que désormais, dans ce Paris qu’il aime, d’autres femmes égayent ses jours, celles du monde, telle cette Armance du Vallon, la marquise (la marchesa) qu’il voit quotidiennement et dont il dit : « que c’est la seule liaison de femme dont (il n’ait) jamais souffert : ni caprices, du moins douloureux, ni froideurs, ni maussaderies, ni changement dans le fond du cœur quoiqu’il y en ait eu souvent dans la forme, mais un intimité hardie sans exigences quoique très coquette de part et d’autre, voulant, de part et d’autre, être de l’amour, y échouant, mais n’étant ni moins vraie pour cela, ni moins confiante, au contraire » extraordinaire confidence dont la richesse fera le lit de l’Amour impossible .
Une autre femme que cette Eugénie de Guérin, la sœur de Maurice qui avec Trébutien comploteront d’amitié ; Eugénie l’ingénue amoureuse dont il confiera à ce même Trébutien : « De quel pays était la tourterelle ou le flamand rose qui avait laissé tomber en passant, cette étrange graine de poésie dans ce pauvre pot de résédas mourants sur la petite terrasse de Cayla » et dont elle dira de son coté qu’il fut pour elle « un beau palais dans lequel il y avait un labyrinthe » dans lequel elle ne l’avait guère retrouvé et avait même failli se perdre.
Mais il est, en ce temps de sa jeunesse, bien d’autres femmes moins présentables : la fleuriste Apolline, son amie Uranie aux « beaux yeux bleus cernés de gris », la jeune femme d’en face qui reproduit rien que par le regard qu’elle lui porte les spasmes qu’il éprouvait devant Louise, la trouble Cecilia-Metella parmi bien d’autres, qu’avec des amis il partage au point d’en convenir qu’il est : « des instants où je comprends jusqu’au plus grossier libertinage » tout en affirmant « qu’on en a pas moins de la fierté dans la poitrine, un souvenir qu’on abjurera jamais » celui de Louise et qu’il est souvent, tel que le disait Richter : « Ce bison qui se roule dans la fange pour se guérir de ses blessures ».
Puis il y eut la mystérieuse Paula qu’il aima et qu’il quitta avant qu’elle ne meurt et La Vellini, qui de son passage dans la vie de Barbey d’Aurevilly nous laissera son inoubliable Vieille maîtresse, dont la véracité, la brûlante volupté ne laissent douter que Barbey en ait connu l’ivresse et tous les malheurs de la passion.
Quel homme et quelle femme n’en seraient émus? Au point d’en refuser l’audace comme son ami Trébutien que ce roman choqua et auquel Jules s’empressa de lui écrire que : « C’est un portrait et c’est un rêve que Vellini. Le portrait de qui ? le rêve de quoi ? C’est ce que le monde ne saura jamais, pas même vous… J’ai éprouvé en l’écrivant ce qu’une femme éprouve en caressant une chimère, si sa chimère était plus qu’un mensonge, mais une vivante réalité… »
Volte face devant la critique de son meilleur ami, celui dont il disait qu’il était « sa famille » auquel il concèdera bientôt qu’il « commence d’aimer les femmes à la manière du personnage de Shakespeare qui les aimait comme les avares aiment l’argent, sans appétit, ni plaisir » disant aussi que : « l’amitié des femmes c’est de l’amour vierge ou de l’amour veuf, c’est avant ou après » ce qui n’efface guère chez lui ce spleen qui l’habite : « Aujourd’hui dit-il un beau jour d’été, le temps est magnifique… Journée charmante qui se prépare pour ceux, hélas ! qui pourront en jouir ; Moi pas ! Je resterai probablement sur mon canapé, dans la solitude de ma chambre, ce pandémonium de mes rêves. J’ai mal au pied et aussi à l’âme…Ah ces délicats de la souffrance qui recherchent les impressions mélancoliques ne connaissent pas la misère du cœur ».
Et pourtant il est entouré d’amis, les Guérin, le cher Guillaume Trébutien, l’éditeur qui le comprend, auquel il confie presque tout, le témoin de ses amours avec Louise, auprès duquel il teste son talent, Gaudin qui partage ses équipées parisiennes, et bien d’autres qui animent sa vie, sans toutefois faire disparaître ses maux de nerfs, ses malaises, ses réveils douloureux. Il se dissipe en cette vie mondaine qu’il cultive ambitieusement, il y reçoit avec bonheur les compliments des femmes auxquelles il sait dire les mots ou réciter les vers qu’il faut et dont il sait admirer une « chute des reins bien aiguë et le regard noir et chargé, roulée en panthère dans un long châle de soie rouge … et qui a remué je ne sais quoi de léonin qui a toujours été en moi »dit-il.
Il teste tout en le maudissant le monde du journalisme, « celui qu’il voudrait qu’on le sabrât » et qui ne lui laisse pas encore la grande place qu’il y tiendra. Il n’est même pas certain qu’écrire parvienne toujours à réduire en lui cet « ennui profond, invincible et qui porterait au vice, comme au crime, s’il durait » que seule une visite à Apolline suivie d’une soirée au Tortoni, dans les vapeurs de l’ivresse dissipe avant de s’endormir.
Du moins jusqu’à ce que se produise un événement qui aura une portée considérable dans sa vie. Il naîtra d’une rencontre comme il en fit tant dans le salon de la baronne de Maistre, une rencontre qui va littéralement bouleverser sa vie. C’est naturellement celle d’une femme, encore, qu’il va séduire comme beaucoup d’autres par le charme qu’il déploie, la brillante conversation qu’il sait tenir en tout salon, l’originale perfection de sa tenue ; elle a trente deux ans, elle est veuve d’un officier. Elle s’appelle Madame de Bouglon.
Il en tombe amoureux. « L’Ange Blanc » comme il l’appellera désormais va transformer radicalement sa vie, et nous devrons à cette dernière probablement l’avantage de le fixer dans la conformité d’une liaison dont il espère qu’elle le conduira au mariage, et qui lui fait confier à Trébutien que :
« Tout ce qui est en dehors de mon sentiment actuel pour l’Ange Blanc, tout ce qui me rappelle un passé où elle n’était pas, est exempt de mélancolie – de mon passé je ne regrette qu’elle qui ne s’y est pas mêlé – qui n’a pas pris ma vie d’assez bonne heure pour me sauver de tout ce que cette folle vie a eu de coupable et d’affreux ».
Non seulement l’Ange Blanc le sauve de sa mélancolie, de la nostalgie de cet amour de jeunesse à jamais perdu mais elle va le contraindre par amour à rompre avec ses penchants qu’elle condamne, l’alcool, les amis, les soirées Tortoni et le ramener peu à peu à une pratique religieuse qu’il avait pratiquement abandonnée.
Amoureux et dupe à la fois des promesses de mariage qui ont été échangées, Jules Barbey d’Aurevilly va redécouvrir un monde qu’il avait abandonné, celui d’une longue et tendre relation, non dépourvue d’ambiguïté, dans le confort d’une famille qui partage sa vie entre Paris et les Landes, dans laquelle les deux enfants de sa compagne deviendront un peu aussi les siens ; mais dont la mort de l’un d’eux bouleversera celle-ci de telle manière qu’il est probable qu’elle mettra fin à l’illusion de ce mariage qu’il espérait. 1851 fut la date de cette rencontre qui ne cessa qu’à la mort de Barbey mais dont l’intimité se relâcha peu à peu jusqu’à ce qu’elle se brisât pour de tristes raisons à la fois d’intérêts et de jalousie. Louise Read la dernière compagne de Barbey ayant repris en main avec la fidélité, l’admiration que l’on sait, poursuivie bien au delà de sa mort, le destin du grand homme.
1851 disais-je, l’année de la publication d’une vieille Maîtresse. A cette date, Barbey d’Aurevilly n’avait publié que deux romans, si l’on excepte ce que Trébutien avait édité avec complaisance : Léa, La bague d’Hannibal, et du Dandysme et de G. Brummel et ses contributions au journalisme restaient encore limitées, sinon qu’elles nous rappellent qu’en 1848 son rôle dans la Revue du Monde catholique où il était redevenu un militant des gloires du clergé, facilita sans doute les efforts de conversion que Madame de Bouglon entreprit un peu plus tard et dont elle lui fit dire cependant que « quoique rationnellement croyant » il n’aima vraiment Dieu qu’à travers elle.
Mais il est significatif que l’apaisement que celle-ci allait apporter à son cher Babe, se soit traduit par une production littéraire régulière : L’ensorcelée en 1855, Le Chevalier des Touches en 64, le Prêtre marié en 65. Un apaisement mais aussi une lectrice dont : « L’opinion sur mes livres était pour moi, disait-il, la gloire et valait davantage » mais dont il se sépare lorsqu’il en viendra à lui confier : « J’aime mieux que vous ne me lisiez pas que de vous causer des sensations désagréables ou vous inspirer des jugements cruels ».
Prudence sans doute lorsque l’on sait l’émoi que créa la publication des Diaboliques, en 1874 et par ailleurs, distance, lorsque dix ans plus tard Une histoire sans nom, Une page d’histoire, et Ce qui ne meurt pas lui seront tout de même soumis.
Mais depuis longtemps Jules Barbey d’Aurevilly est devenu un romancier et un critique reconnu. Il déploie une activité journalistique considérable ; il est désormais un maître entouré de jeunes et nombreux disciples, il déploie une activité journalistique considérable et ne se rend plus chez celle à laquelle il avait dit :
« Oui ! C’est toi, merci... C’est toi Sainte femme,
Qui m’a fait sentir le profond amour…
Je mis de ma nuit dans ta blancheur d’âme.
Mais toi, dans la mienne, as mis le grand jour !
Depuis quelques années il a retrouvé régulièrement le chemin de la Normandie. Ses romans se sont construits autour des souvenirs que ses séjours à Saint-Sauveur-le Vicomte et à Valognes ont ravivés. J’ose deviner en vous tous, mesdames et Messieurs les échos qu’ébranlent, dans ses romans, les couleurs, les saveurs, les odeurs des chemins qu’il parcoure, des landes qu’il traverse, les châteaux qu’il anime, les abbayes qu’il dresse sur fond d’horizon lourd de noirs nuages, les lacs sombres, les baies aveuglantes, les tragiques destins qui s’y nouent. Mais aussi l’évocation partagée de ses retours sur les lieux de son enfance. Qui ne s’émeut à l’écoute de cette confidence : « Ne suis pas sorti, mais ai passé mon temps à marcher comme une âme en peine dans cette maison, noire de passé… dans l’impossibilité de travailler, je suis allé me promener dans le jardin, aux places que ma mère aimait, le long de l’espalier des pêchers et dans l’allée à droite du parterre. Mais plus de parterre, plus de fleurs ! de l’herbe dans les allées, la grande corbeille en morceaux, les murs mousseux, la négligence, l’abandon, la mort … Je ne puis dire l’effet de cet abandon, de cette prise de possession par l’herbe de ces belles allées que j’avais vues si bien tenues, de ces pilastres brisés, de ces rosiers qui pendaient, la tête sans appui jusque sur le sol… J’y ai pourtant cueilli cette dernière rose qui embaumait les ronces sans feuilles sur lesquelles je l’ai rompue, et je l’ai portée sur mon cœur…»
Sensible, émouvant, tendre « Babe » qui ajoute :
« Alors il me prit d’aller faire un pèlerinage nocturne à tous les coins de Saint-sauveur, et de revoir cette bourgade, qui n’est plus qu’un fantôme pour moi, à la lumière des fantômes. Ma rôderie de revenant a été solitaire ; La lune était sous une gaze de nuages gris, le vent plaignant, l’ait vif mais non froid. La bourgade était tout entière sous ses contrevents liserés par leurs fentes de lumière. Excepté une forge allumée… N’ai pas rencontré, comme on dit, un chat, mais un chien… » Mais encore :
« Je reviens de Valognes, où j’ai eu la fantaisie d’aller faire la promenade funèbre que j’ai faite dans Saint-Sauveur il y a une nuit. Parti par la plus belle gelée blanche qui diamantait les prairies ; l’air sans un flocon de brouillard, et le soleil dardant des rayons d’une lumière si aiguë qu’on aurait dit une poignée de piques d’or. Déjeuné au Louvre, seul… allé à la messe de midi. l’église… Pendant cette messe, qui ne comptera guère pour le Paradis, j’ai senti monter en moi un flot de sensations inexprimables, exaspérées par le sentiment des choses finies. Vu une foule sans visage dans l’église ; pas une femme passable là où, aux messes de midi de ma jeunesse j’en avis vu quatre-vingts plus roses épanouies les unes que les autres, et dont je pourrais écrire les noms si nobles, à cette place si je le voulais… Allé aux quatre points cardinaux de la ville refait la connaissance de toutes les portes des hôtels. L’air s’est voilé de nuages. J’ai battu le pavé et suis allé partout où j’avais senti et vécu fortement autrefois. Mes rêves de ma jeunesse marchaient autour de moi, sous les nuages. Je n’ai rencontré qu’eux le long de ces rues sans personne que quelques gens du peuple tous inconnus… »
Mais nous devons le quitter car nous n’en finirions pas de rêver avec lui, de communier avec lui, d’épiloguer sur sa vie, sur les nôtres alors que nous avons mis nos pas dans les siens, ici même, entre ces murs qu’il contempla, sur ces pavés qu’il foula, dans l’air qu’il respira avec le sentiment de l’avoir toujours connu et d’en goûter encore la fascinante présence.
En célébrer le souvenir deux cents ans après sa naissance c’est lui conférer cette « immortalité » qu’il contesta avec tant d’assurance à ses contemporains et que malgré lui mais pour sa plus grande gloire il lui faut admettre qu’il n’est plus ni au dessus, ni au dessous, ni à ses côtés mais qu’il la possède en plein partage.