Hommage à M. Pierre-Jean Rémy*
PRONONCÉ PAR
M. Pierre NORA
en séance, le jeudi 29 avril 2010
Avec Jean-Pierre Angremy, l’Académie a perdu hier un confrère qui jouait en son sein un rôle actif, presque central, depuis son élection au fauteuil de Georges Dumézil, il y a vingt-deux ans. Pour plusieurs membres de la Compagnie, c’était un ami ; pour moi, un de mes vieux copains.
D’une amitié de quarante-cinq ans, je ne retiendrai que deux épisodes, parce que contrastés, à trente ans de distance.
Le premier se situe en 1964. Armé d’une de ces bourses de voyage lointain que dispensait à l’époque la Fondation Singer-Polignac, j’étais en route pour le Japon quand à Phnom Penh – le général de Gaulle venant de reconnaître la Chine –, je me suis vu offrir par l’ambassadeur de Chine au Cambodge, par reconnaissance pour la France, un visa d’un mois pour la Chine. À Hong Kong, le consul de France m’a suggéré d’accompagner son vice-consul, qui partait aussitôt en éclaireur pour Pékin. Vous l’avez deviné, c’était Jean-Pierre Angremy. La traversée à pied, dans un défilé de montagne et la valise à la main, de la frontière qui séparait alors les deux mondes, les quarante-huit heures qui ont suivi dans un train bourré où l’on nous regardait comme des Martiens, ce fut le début d’une équipée inoubliable. Inoubliable pour moi qui, tombé sérieusement malade à Pékin, n’a pu être hospitalisé que grâce à Jean-Pierre : il m’a sauvé la vie. Inoubliable pour lui, parce que cette aventure a été le point de départ d’une passion pour la Chine qui ne l’a jamais quitté, à laquelle il doit son premier grand succès littéraire, Le Sac du Palais d’été, prix Renaudot 1971, à qui il doit même sa dernière compagne.
L’autre souvenir, en sens inverse, a été au contraire une de ces brouilles homériques et tonitruantes dont il avait l’habitude et le secret, pour les déclencher et les faire oublier. C’est au moment où il prenait la présidence de la bibliothèque Tolbiac, projet que, avec notamment Marc Fumaroli, nous avions beaucoup critiqué et dont nous avions suivi toutes les étapes. J’en avais salué l’ouverture chaotique par un article au titre ironique et sévère : « Retour sur les lieux du crime ». Jean-Pierre l’a pris pour une injure personnelle et a mis longtemps à me le pardonner.
Si je me suis permis de raconter ces souvenirs, c’est qu’ils sont attachés aux deux moments sans doute les plus forts d’un parcours diplomatique très rempli. Il y en aurait bien d’autres, car Jean-Pierre n’a jamais manqué de m’attirer partout où il était en poste : à Londres, où il a été quatre ans conseiller culturel, de 1975 à 1979 ; à l’UNESCO où, délégué permanent de la France de 1990 à 1994, il a organisé le premier colloque international sur la mémoire européenne et ses lieux ; à la villa Médicis, qu’il a dirigée trois ans, de 1994 à 1997, où, dans le cadre des séjours de conférences Del Duca, il m’a permis de passer quinze jours de printemps qui restent pour moi les souvenirs les plus merveilleux d’intimité et de camaraderie.
Jean-Pierre Angremy a donc eu une carrière chargée de diplomate culturel remuant, doublée de la carrière d’écrivain de Pierre-Jean Rémy. Mais, dans la grande lignée nationale des écrivains diplomates, il se distingue par un trait singulier : c’est un forcené, un fou d’écriture, un écrivain « torrentueux » disait Maurice Druon dans une belle chronique qu’il lui consacrait dans Le Figaro littéraire. Jean-Pierre était un phénomène, un cas unique d’écriture quasi automatique. Sachant mêler à des irruptions imaginatives les plus folles et inattendues, les expériences de sa vie immédiate à peine transposées, à peine vécues, que déjà couchées sur le papier. Une œuvre traversée d’inspirations multiples : l’opéra et la musique lyrique – Maria Callas, Berlioz, Karajan, pour ne parler que de ses biographies ; le roman policier ; d’étranges fascinations soudaines, comme celle pour la vie littéraire entre les deux guerres, qui lui a inspiré Un grand homme en 2005. Et même des accès de religiosité déconcertants où il s’est senti porteur de stigmates, et qu’il a exprimés dans État de grâce en 2001.
Pierre-Jean Rémy n’a publié pas moins de soixante-dix titres depuis 1962, empilant les essais et les poèmes sur les romans, les chroniques journalistiques, les notes de voyage et les pièces de théâtre. Encore n’est-ce pas tenir compte des livres qu’il a signés de noms bizarres, Nicolas Meilcour, Raymond Marlot, Jean-René Pallas, Pierre Lempety. Une œuvre prolifique et presque décourageante, mais qui n’a peut-être pas encore livré ses arrière-plans et ses profondeurs à qui s’y plongerait sérieusement. Une œuvre qu’il s’appliquait lui-même à dévaloriser en me répondant par exemple, un jour où je l’interrogeais sur les mystères de cette fébrilité productive : « J’ai compris très vite que je ne serai pas un grand écrivain. Alors j’ai voulu forcer le destin en remplaçant la qualité par la quantité. » Je lui laisse la responsabilité de ce jugement, qu’on peut ne pas partager.
La même énergie a dévoré Jean-Pierre Angremy dans son activité académique. Indépendamment de sa longue assiduité à la Commission du Dictionnaire comme aux déjeuners du jeudi, qu’il affectionnait particulièrement, la liste de ses travaux est impressionnante. Sans parler de son discours sur la vertu, qu’il avait consacré, en 1991, à la bande dessinée, ni celui sur les prix littéraires, qu’il a prononcé encore récemment, il a reçu trois confrères : François Cheng, Assia Djebar et Dominique Fernandez. Et le devoir auquel j’obéis en ce moment, lui-même avait dû l’assumer six fois, pour Jacques de Bourbon Busset, Georges Vedel, le père Carré, Jean François Deniau, Henri Troyat et Pierre Moinot, le même jour et la même séance.
Tous ces discours et ces hommages, on ne peut les relire qu’avec admiration : ils mettent une rhétorique d’énarque brillant au service d’une puissance imaginative et expressive de romancier.
Forcer le destin : c’est peut-être la formule de sa vie. Nous l’avons vu s’acharner à l’appliquer depuis deux ans, regardant sa maladie avec la conviction qu’il arriverait à la dominer, acceptant de succéder à Alain Decaux à la présidence du collège des conservateurs du domaine de Chantilly, s’obstinant à venir nous rejoindre à peine sorti de traitements barbares et malgré son épuisement.
Le dernier de ces traitements, le plus dur, mais dans lequel il avait mis tout son espoir et qui, comble d’ironie tragique, avait, paraît-il, médicalement réussi, est précisément celui qui l’a emporté. C’est cette présence jusqu’au bout, parmi nous, qui rend si pénible et même insupportable de nous trouver subitement réunis, au lendemain de sa mort, autour d’un grand vide.
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* décédé le 27 avril 2010.