Les choix des mécènes
PAR
M. Gabriel de BROGLIE
Chancelier de l’Institut de France
Cette réunion est l’occasion d’honorer les acteurs d’une transformation qui vient heureusement compléter les missions traditionnelles des académies et de l’Institut. Je veux parler des fondateurs, des lauréats et des académiciens qui apportent leur concours dans les conseils et les jurys. Nous assistons depuis vingt ans à un retour de la philanthropie, ce principe social qui s’est épanoui au Siècle des Lumières, qui a solidement pris racine aux États-Unis d’Amérique et qui nous revient d’Outre-Atlantique avec une force renouvelée. En même temps, l’activité de mécène se professionnalise peu à peu. Dans sa forme la plus achevée, elle devient un métier. Dès lors, les choix des mécènes qui sont à la source de cette transformation ne se trouvent-ils pas modifiés. Vers quels objectifs et selon quelles modalités sont-ils désormais orientés ?
Certes, l’acte simple de mécène existe encore dans sa pureté originale. Je veux vous en donner un exemple : Haverford College, près de Philadelphie, découvre, grâce à un chercheur hollandais, dans un fond d’archives légué par un ancien étudiant, une importante lettre de Descartes au Père Mersenne de 1641 qui fut subtilisée au XIXe siècle des archives de l’Institut de France par Libri. La réaction spontanée du collège et de son président est de restituer ce précieux document à son légitime propriétaire. Saluons la noblesse du geste. Il témoigne d’un désintéressement digne de cette République des Lettres qui a existé au XVIIe siècle, qui, elle aussi, a essaimé aux États-Unis et qui reste vivante dans la communauté des savants. Il témoigne aussi des valeurs morales qui président à l’enseignement universitaire de Haverford College. Ce trait est peut-être le modèle de la sainteté dans la philanthropie et je suis heureux d’avoir rendu hommage hier à l’auteur de ce geste, le professeur Stephen Emerson.
Mais, abritées à l’Institut, il existe bien d’autres formes de mécénat. Les unes, traditionnelles, récompensent une œuvre, un talent, une carrière, un projet. Ces formes-là sont consubstantielles à la mission des académies. Comme leurs prédécesseurs, les mécènes y sacrifient avec une immense générosité ; les montants des plus grands prix décernés aujourd’hui en témoignent. Mais ils y ajoutent d’autres choix qui reflètent bien les préoccupations de notre époque. Ils sont extrêmement variés, traduisant les intentions, qui peuvent être multiples, de chacun des donateurs. Je tenterai d’en présenter, en quelques instants, les tendances récentes en disant que les choix des mécènes paraissent plus efficaces, plus solidaires, plus généraux.
Le mot efficacité a-t-il sa place dans le vocabulaire du mécénat ? On l’a parfois nié. Le geste du don pouvait se suffire à lui-même. On est peut-être plus exigeant aujourd’hui. Il s’agit moins d’acte charitable, de bienfaisance, et davantage d’engagement personnel, d’intérêt, de motivation. L’implication du mécène dans l’action qu’il veut encourager, l’attention qu’il porte aux résultats sont les ressorts qui l’animent. Le mécène est acteur et se veut efficace. Ainsi choisira-t-il de découvrir plutôt que de couronner, d’encourager les tentatives autant que les réussites, de combler les lacunes d’un régime social, plutôt que de venir en simple renfort de politiques déjà engagées.
En veut-on des exemples, tirés des objectifs choisis par les mécènes partenaires de l’Institut ? Le coup d’épaule donné aux enfants démunis pour les aider à poursuivre leurs études, l’insertion des enfants autistes dans le système scolaire, les contraintes parfois terribles qui pèsent sur les familles des handicapés majeurs, l’accueil des plus déshérités, sans domicile, en les recevant avec leur chien, ou en leur proposant une consigne pour déposer leurs affaires, un GPS pour faciliter la circulation en ville des personnes à mobilité réduite. En Afrique, relevons, parmi d’innombrables interventions humanitaires, l’instruction des filles ou la gestion de l’eau à l’échelon du village.
Les choix des mécènes possèdent aujourd’hui peut-être un autre caractère. Selon l’ancienne tradition, ces choix restaient solitaires, et même discrétionnaires.
Ils sont aujourd’hui plus solidaires, plus insérés dans un contexte collectif Le mécène souhaite s’entourer. Sa démarche est souvent une démarche de couple, ou familiale pour transmettre les valeurs reçues, aux descendants le plus souvent, mais aussi à un entourage associatif ou aux bénéficiaires eux-mêmes. Ainsi des élèves des grandes écoles se groupent-ils pour devenir les tuteurs des membres moins favorisés des promotions qui suivent. Le mécénat financier se double d’un transfert de compétences, d’un accompagnement, de conseils. Des formes plus évoluées de mécénat aboutiront à un soutien mutuel et même à un retour du don, preuve incontestable de sa réussite.
L’entreprise, pour sa part, accomplit son projet en associant à sa démarche fondatrice le concours bénévole de ses collaborateurs sous forme de missions humanitaires, de prospection, de formation ou de tutorat, pour faire partager un objectif ou en accroître l’effet.
Ce peut-être aussi le cas d’une personnalité se consacrant à un objectif déterminé et cherchant à bénéficier autour de lui d’une mobilisation, qui sera locale pour le développement d’une région ou l’animation d’un site, ou professionnelle autour d’une recherche ou d’une discipline médicale par exemple. Dans tous les cas, partage, pérennité et effet multiplicateur se conjuguent pour donner plus d’ampleur au choix du mécène.
Nous constatons enfin, et c’est peut-être la tendance la plus récente, que les choix des mécènes se portent vers des objectifs plus ambitieux, de portée plus générale.
Des fondateurs entendent se placer sous l’égide de l’Institut de France pour réfléchir ensemble. Ce faisant, ils prennent un peu de distance à l’égard de leur propre structure, ils se rapprochent de la nôtre dont la raison d’être se trouve précisément dans la réflexion sereine et indépendante et entrent en résonance avec les travaux qui sont menés ici même. Les thèmes choisis pour les entretiens illustrent leur ambition. Jugez plutôt : la connaissance de la grande pauvreté, les conséquences de l’exclusion, l’accès au logement comme remède de bien des
maux de la société, la mixité sociale, le lien social, une conception rénovée et plus responsable de l’économie de marché.
Mais ce n’est pas tout. Dans cet élargissement de l’angle de vue du mécène prend place désormais une préoccupation neuve, ambitieuse, que le monde de la finance observe avec curiosité et intérêt : l’entrepreneuriat social, ou solidaire, ou responsable. L’Institut de France, de par sa tradition, et ses vocations actuelles ne pouvait rester à l’écart de ce mouvement. Les choix de certains mécènes nous y ont conduits. De quoi s’agit-il ? Bien entendu, les procédés classiques du mécénat trouvent application en sélectionnant, et encourageant les expériences les plus louables lorsqu’elles sont menées dans un but non lucratif Mais la démarche peut aller plus loin s’il s’agit d’encourager des formes d’exploitation à but lucratif ou des activités professionnelles. Encourager le micro-crédit, aider à la création de petites entreprises, signaler, appuyer les projets des entrepreneurs solidaires, monter à cet effet une ingénierie financière souvent sophistiquée qui permette une conjugaison d’actions de mécénat par les ressources des fondations et de soutien financier par les fonds de dotation, telles sont quelques-unes des voies explorées par cette nouvelle discipline de l’entrepreneuriat social qui trouve ses racines dans les créations déjà anciennes des Monts de Piété, dans la mutualité et dans les banques populaires.
L’Institut de France ne s’engagera que dans le respect de ses modes d’intervention traditionnels. C’est d’ailleurs dans ces conditions que son concours est recherché. Et nous avons conscience que ce concours peut apporter, dans la conception et la mise en œuvre de formules nouvelles, une garantie et, lorsque l’opportunité se présente, une consécration.
Le mécénat apporte aujourd’hui un soutien à des activités à but lucratif et la forme du soutien ne se limite pas au financement mais prend toute sa dimension dans l’accompagnement. Il s’agit généralement d’un appui à des entrepreneurs ou des artisans qui ne peuvent accéder aux financements classiques. Cette pratique se développe dans les pays en voie de développement, où il permet de concrétiser des initiatives favorisant l’activité et la création de richesses mais elle
existe aussi dans les pays développés. L’aide apportée voit son efficacité décuplée lorsqu’elle intervient par l’intermédiaire d’entreprises d’insertion qui œuvrent à deux niveaux : d’un côté, en accordant des subventions, de l’autre en identifiant des projets économiques auxquels des capitaux risqueurs pourront venir en aide.
De nouvelles structures juridiques sont nécessaires pour financer des projets de ce type, dont la gouvernante requiert de nouvelles compétences, notamment pour veiller à la bonne affectation des fonds.
En présence de ces tentatives à la charnière entre l’activité commerciale et le concours désintéressé, certains ont avancé l’idée d’« organismes à lucrativité limitée ». Si l’on observe le même phénomène du point de vue du mécénat, qui est le nôtre, je suggérerais l’idée d’un secteur d’intervention à générosité enrichie. Intervention toujours généreuse, mais enrichie par le souci de l’utilité sociale et de l’efficacité. Si le mécénat est un métier, le mécène devient un expert à la poursuite d’objectifs louables, mesurables et que, sous cette Coupole, nous pouvons qualifier d’académiques sans rien renier de nos traditions.