Réception de M. Gabriel de Broglie
M. Gabriel de Broglie, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Alain Peyrefitte, y est venu prendre séance le jeudi 7 février 2002, et a prononcé le discours suivant :
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Fallait-il, en 1793, que le représentant de la plus avancée des sociétés ouvertes, l’ambassadeur d’Angleterre, se prosternât devant le souverain de la plus prestigieuse des sociétés fermées, l’empereur de Chine ? Dans le débat que relançait il y a douze ans un livre à succès, je me range du côté des pères jésuites, de Napoléon et d’Alain Peyrefitte lui-même. Le rite traditionnel du kotow devait être respecté, non pas pour obtenir des avantages en échange, mais parce que les lois de la politesse, fussent-elles dénaturées par un excès d’étiquette, honorent ceux qui les observent de bonne grâce.
Vos usages, heureusement, n’exigent pas qu’en paraissant devant vous le nouvel élu frappe neuf fois de suite le front contre terre. C’est cependant avec un profond sentiment de révérence que je m’adresse à vous, pénétré de l’honneur que vous me faites de m’admettre en votre sein et de me convier à une égalité mythique avec les immortels de nos derniers siècles. L’appartenance à une famille et à un corps, le Conseil d’État, dans lesquels vous avez déjà élu, des travaux sans doute honorables, un ardent amour de la langue française et un profond respect pour votre Compagnie sont des titres insuffisants. Sans fin, je chercherai les mérites que votre indulgence a voulu m’attribuer, et c’est avec humilité que je vous présente mes remerciements.
Remerciements. Voilà un mot simple, juste et majestueux, qu’aucun autre ne saurait remplacer. La reconnaissance suggère une comptabilité. L’action de grâce invite à l’oraison. La gratitude est affaiblie par son contraire trop répandu, l’ingratitude. Merci est un vieux terme passe-partout, glissé du féminin où il signifie miséricorde au masculin, parce que l’expression grand merci était d’un usage si courant que Marot l’écrivait en un mot, grammarcy avec deux m, et qu’au XVIIe siècle, on avait perdu de vue que l’adjectif grand était du féminin comme du masculin.
Avant de s’arrêter au mot remerciements, le terminologue s’interroge : existe-t-il un usage ? Parfaitement, et même un usage particulier à votre Compagnie, observé religieusement sept cents fois depuis sa fondation par le cardinal de Richelieu, plus exactement depuis qu’Olivier Patru l’instaura en 1640. Si le mot est resté, son orthographe a changé. À l’origine, il s’écrivait sans accent et sans e. Aujourd'hui il prend un accent circonflexe sur l’i ou bien un e après l’i. Les rectifications de l’orthographe de 1990 permettaient de faire disparaître ces deux adjonctions. L’usage, qui est souverain, ne l’a pas voulu. Voilà qui devrait faire réfléchir les apôtres agités des réformes bouleversantes en matière de langage.
Il est un autre sentiment qui redouble les remerciements et rend l’épreuve infiniment plus légère, ce sont les affinités admiratives qui m’unissent à celui dont je dois prononcer l’éloge et dont la vie est de celles « qui mériteraient d’être recommencées », comme on l’a dit pour votre regretté confrère Fontenelle.
Peut-on imaginer une existence plus riche de travaux et de lauriers que celle d’Alain Peyrefitte, normalien, énarque, chercheur, diplomate, député, ministre, écrivain, académicien, journaliste, chroniqueur ? Chacun peut ici dater sa rencontre avec lui, toujours marquante, et revoir en cet instant sa silhouette bien découplée, son vaste front, sous ses sourcils broussailleux son regard scrutateur, ses yeux qu’il plissait souvent, pour aiguiser son regard ou pour le retourner vers ses pensées, son sourire enfin, large et franc, mais qu’un léger déplacement des lignes pouvait rendre extrêmement volontaire. À maintes reprises, je croisai Alain Peyrefitte dans les allées du pouvoir. Entré au service de l’État en 1958, j’ai profondément admiré, pendant vingt-trois ans, le style qui présidait à la conduite des affaires de la France, style auquel le talent d’Alain Peyrefitte apportait une note de rigoureuse exigence et de haute qualité. Après que cette période eut cessé, j’en fus attristé, non pour moi qui l’avais vécue, mais pour nos successeurs qui ne la connaîtraient que par la tradition.
François Mauriac écrivait : « On ne peut dominer son œuvre que si l’on est capable de maîtriser sa vie et ses passions. » Ce précepte, Alain Peyrefitte l’a fait sien. Considérons le jeune Aveyronnais. Son nom, Peyrefitte, signifie la pierre fichée qui défie le temps. Ses parents sont instituteurs tous deux. Ils se sont connus à l’école normale de Rodez. Il naît à Najac, dans l’appartement de l’école communale. L’assimilant à son grand-père gendarme, un maire lui déclare un jour : « Vous faites honneur à la gendarmerie. » On devrait le dire de tous les corps auxquels il se rattache. En particulier, dans le corps enseignant, les Peyrefitte, Alain et son frère aîné, normalien comme lui, professeur de grec au lycée Henri IV, rivalisèrent d’excellence pour se concilier la préférence de leur père et firent honneur aux hussards noirs de la République, comme Georges Pompidou leur archicube.
En trois années au sortir de l’adolescence, tout se joue. Alain Peyrefitte perd son accent occitan en quittant le lycée de Montpellier. Il se donne un prénom, le sien, Roger, prêtant à confusion avec celui d’un cousin dont les livres font scandale, ce qui l’incite à chaque parution à repousser d’un degré son lien de parenté avec lui. Enfin, il se convertit au catholicisme et accomplit une année de retraite chez les dominicains au couvent de Corbara, en Corse.
C’est pendant cette retraite que le nouvel Alain met par écrit le programme de sa vie : « 1948-1958 : vie diplomatique ; 1958-1968 : vie politique ; 1968-1978 : vie littéraire ». Programme rempli avec une étonnante application.
Trois années particulièrement denses sont consacrées à la formation intellectuelle. Pour commencer, l’École normale supérieure comme interne, l’année suivante et en même temps, l’École nationale d’administration comme externe, deux licences et un diplôme d’études supérieures sur le sentiment de confiance. En un temps record, l’étudiant provincial est devenu un athlète intellectuel. Il manque au théoricien du sentiment de confiance l’expérience qui l’armera et l’épanouira pour la vie. La rencontre se place lors du pèlerinage des étudiants à Chartres. C’est dans le sillage de Péguy qu’Alain Peyrefitte choisit et épouse Monique, de son nom de plume Claude Orcival, celle qui deviendra à ses côtés l’admirable compagne d’une vie, d’une carrière et même d’une oeuvre littéraire. Le rythme vif et sage sur lequel Alain Peyrefitte pénètre dans l’existence ne se ralentira plus et les étapes ultérieures seront toutes empreintes de la même précocité et de la même maîtrise.
Vie dominée que celle emplie de travaux dont le mûrissement s’étale sur des décennies, qui ne se succèdent pas mais s’entrecroisent et dont la convergence apparaîtra progressivement. Il avait fixé au jour de ses soixante-quinze ans le terme de ses occupations professionnelles pour se consacrer exclusivement à la littérature, comme on entre dans les ordres. Hélas, il ne l’atteindra pas. On peut dominer sa vie, seul le destin en fixe la durée.
Il n’est pas jusqu’à l’élection dans votre Compagnie qui ne paraisse répondre à un plan établi. Votre Secrétaire perpétuel d’alors, Jean Mistler, l’avait plaisamment averti : « Je ne vois guère pour vous barrer la route que votre propension à vendre énormément de livres. » Et Maurice Schumann, avec la même malice, avait déclaré : « Si Le Mal français tire à plus de deux mille exemplaires, il ne sera pas de l’Académie ! » Le Mal français ne tira qu’à un million d’exemplaires et Alain Peyrefitte fut élu au fauteuil de Paul Morand. Morand, Peyrefitte, deux diplomates évadés de la diplomatie, l’un pour les lettres, l’autre pour la politique, deux chroniqueurs, l’un de l’inutile, même si c’est un masque, l’autre de la grandeur, même si parfois elle est égratignée. Mais qui donnera l’explication de ce déjeuner prémonitoire du 6 juin 1976 ? Paul Morand ne connaissait pas Alain Peyrefitte. Six semaines avant sa mort, il invite pourtant à déjeuner celui qui allait lui succéder. Les convives pour assister à cette onction académique sont Jean Guitton qui sera son parrain, et Claude Lévi-Strauss qui le recevra sous cette Coupole. Hélas ! Paul Morand ne tenait plus son journal et l’on ne connaîtra pas le commentaire souriant ou acide qu’il aurait donné de cette entrevue.
Vie dominée surtout à l’approche de sa fin, alors que peu de personnes connaissent le mal inexorable qu’il combat et l’acharnement qu’il mit à corriger les épreuves de son dernier livre, acharnement qui le maintint littéralement en vie jusqu 'à ce que, la tâche terminée, ses affaires en ordre, sa famille bénie et sa conscience en paix, il pût déposer le fardeau, satisfait de l’œuvre accomplie mais frustré de laisser tant de projets inachevés.
Au sortir de l’adolescence, les dons et les titres n’excluent pas la prudence ni le doute. Il est permis d’hésiter sur la voie à suivre. Quelle serait la vocation d’Alain Peyrefitte ?
Une vocation religieuse a-t-elle effleuré l’esprit de l’adulte converti ? Il serait hasardeux d’affirmer qu’il n’y a jamais songé. Le retour à Corbara lors de son voyage de noces et en d’autres occasions montre que sa vie fut, une fois pour toutes, ancrée en ce lieu.
Conservateur des Eaux et Forêts, comme La Fontaine ? Cette vocation-là, fondée sur l’amour des arbres et les loisirs pour écrire, n’est sans doute pas différente de la précédente. Le passage célèbre du Génie du Christianisme : « Il est un Dieu ; les herbes de la vallée, les cèdres de la montagne le bénissent » a toujours nourri sa méditation. Mais alors, il ne fallait pas entrer à Normale !
La diplomatie est une vocation plus attrayante. Elle traite des affaires du monde, offre un statut social et satisfait la curiosité du voyageur. De célèbres exemples montrent qu’elle conduit aussi à la littérature. Mais elle mène rarement à l’exercice du pouvoir.
La politique, alors ? Alain Peyrefitte s’y livra avec passion. La première fois qu 'il se présenta aux électeurs, ce fut sans étiquette, et non pas sous la bannière du gaullisme. Sur ce terrain aussi, il est un converti. Son ralliement à de Gaulle est certes ancien, puisqu’il remonte, non à l’appel du 18 juin, mais à une allocution du 21 mai 1940 qu’il se souvient avoir entendue d’un colonel de Gaulle prédisant à la radio, au lendemain du succès de Montcornet, la victoire finale des forces motorisées blindées. Il ne sera cependant jamais un gaulliste historique. La rencontre avec le général de Gaulle ne se produit qu’en 1959, mais elle a la force de la foudre. C’est le propre des grands hommes d’État d’attirer irrésistiblement à eux une pléiade d’ardents lieutenants dont ils font des maréchaux. La politique devient alors un engagement total, au point de retarder le passage au troisième volet du programme de Corbara.
Cependant, au bout de dix ans, comme il avait été prévu, la littérature accentue son emprise. De vocation projetée, elle devient vocation partagée. De la politique à la littérature, le passage n’est pas rupture, ni évasion, mais prolongement. Au cœur du combat politique, l’action nourrit l’œuvre. Après le combat, l’œuvre prévaut. Au-delà de l’action, derrière les actes, il y a toujours le livre. C’est dans l’écriture qu’Alain Peyrefitte trouve les ressorts de sa réussite : une abondance de formules heureuses, saisissantes, souvent redoublées et efficaces comme un tir serré d’arguments ; la multiplication des angles de vue comme l’œil de la mouche dont les facettes donnent l’impression du relief ; le découpage en séquences courtes et simples d’une écriture cinématographique ; une dialectique irrésistible ; un étincelant crépitement d’idées.
Ces caractères s’apparenteraient à un procédé si l’auteur n’exprimait, par surcroît, un ardent amour de la langue française. C’est par là qu’il a conquis son public et par là que je me sens le plus proche de lui. Le service de la langue française a ceci de commun avec la religion qu’il n’est pas nécessaire d’y réussir pour s’y consacrer, ni d’y briller pour s’y plaire. C’est un culte dont voici le temple, qui était à l’origine une église. Les cérémonies d’autrefois n’y furent jamais plus ferventes que celles d’aujourd’hui. Alain Peyrefitte manie une langue d’une correction parfaite, d’une clarté souveraine, qui ne fait qu’un avec la pensée. La littérature n’est pour lui ni introspective ni symboliste. Elle consiste en un travail d’écriture, une justesse d’expression et une fermeté de conception. Il livre une œuvre rédigée debout, au sens propre puisqu’il a toujours écrit sur un lutrin pour éviter d’être surpris par le sommeil et au sens figuré, c’est-à-dire une œuvre pour démontrer, pour convaincre.
Si la vocation paraît bien celle de l’écrivain, la méthode n’est-elle pas plutôt celle du chercheur ?
Cette méthode a frappé tous les observateurs. Ébahis les paysans de l’Aveyron lorsqu’ils croisaient sur la route ce garçon en vacances qui lisait un livre en marchant. Stupéfaits les promeneurs du bois de Boulogne reconnaissant l’homme arrivé faisant sa course matinale un poste de radio à la main pour écouter les nouvelles. C’est le même qui, aux sports d’hiver, lisait pendant les remontées en télésiège au risque de heurter un pylône. Alain Peyrefitte savait par cœur des pans entiers de la poésie française, mais il disait qu’il n’avait pas de mémoire pour excuser les notes qu’il prenait à tout instant. Il n’est pas une conversation qui n’ait été précédée, puis suivie de notes. Il en a accumulé tant qu’elles pourraient fournir encore le matériau de trente volumes. Toute vie de distraction fut sacrifiée à cette moisson. Les soirées se passaient à classer, corriger, écrire. Impressions, souvenirs, enquêtes, théories, tous les éclairages et tous les genres venaient alimenter en d’incessants croisements, une réflexion aux contours variables mais à visée scientifique. Le jeune chercheur inscrit au C.N.R.S. dans la discipline de l’anthropologie devient spécialiste d’un domaine peu fréquenté de la sociologie : l’histoire comparée des mentalités. Sur ce terrain, la vocation semble bien établie. Dix volumes viennent la confirmer. L’état d’esprit du chercheur fait reculer la conviction du politique. Ses analyses ne sont pas partisanes, il entretient des relations d’amitié avec des collègues aussi dissemblables que Maurice Clavel, Alain Touraine, Michel Foucault ou Georges Dumézil avec lequel il correspondit, Dumézil en latin et Peyrefitte en grec ancien qui lui était plus familier. Combien de temps encore, en dehors de cette enceinte naturellement, les humanités entretiendront-elles de semblables échanges ?
Mais le doute est le propre du chercheur. Au sommet de sa carrière, Alain Peyrefitte reste un émotif secret, un penseur absorbé. Entre des vocations qui paraîtraient s’exclure, il hésite à choisir, ou plutôt, son choix est de ne pas choisir. Est-ce un trait de son caractère, le sentiment d’un destin ? La vie se chargera de trier.
La vie ? Ce sera d’abord les ambassades. Ses débuts ont pour théâtre Bonn en 1949, sous la férule d’un ambassadeur de légende, André François-Poncet. La brillante équipe qui entoure celui-ci compte quatre futurs ministres, trois des Affaires étrangères, parmi lesquels, se côtoyant déjà, Alain Peyrefitte et Jean François Deniau. La France joue alors un rôle majeur dans l’édification de cette après-guerre. Tous ont conscience qu’ils contribuent à façonner le destin de l’Europe. Cependant, l’épouse du jeune secrétaire d’ambassade signe un roman parodiant l’ambiance officielle au château d’Ernich. Décidément, cette famille joue au feu avec les romans d’ambassades ! C’était plus que la prépotence de l’ambassadeur n’en pouvait supporter. Il fut sans doute pour quelque chose dans la nomination de son collaborateur dans un poste moins en vue, consul de France à Cracovie. Mais en pleine guerre froide, le poste se révèle excellent pour observer l’évolution de l’U.R.S.S. et les relations internes à l’Europe de l’Est. Au Quai d’Orsay, on s’arrache les dépêches de Cracovie. Deux ans plus tard, il est membre de la délégation qui négocie le futur traité de Rome. Autre fameuse équipe où l’on retrouve Georges Vedel et, toujours inséparables, Alain Peyrefitte et Jean François Deniau.
Alain Peyrefitte eût honoré la diplomatie, nul n’en doute. Mais le programme de Corbara appelle la métamorphose de sa vocation. La Ve République renouvelle profondément le personnel politique. Le diplomate répond à l’appel et entame dans l’enthousiasme sa deuxième carrière. Il y bat de nouveaux records de précocité : député à trente-trois ans, ministre à trente-sept ans, maire à quarante ans, et se pose en modèle de fidélité au gaullisme.
Des personnages différents apparaissent cependant sous cette continuité. L’image qui prévaut est celle du ministre. Sous la Ve République à son âge classique, la fonction ministérielle est épurée, magnifiée, sacralisée. Alain Peyrefitte est de ceux qui l’exercent magistralement. C’est un ministre compétent, prudent, sûr, secret. Le nombre des portefeuilles qui lui sont confiés, leur importance croissante montrent qu’au sein d’équipes changeantes, sa présence est recherchée pour la cohésion et l’efficacité qu’elle apporte. Des sept portefeuilles qu’il a détenus sous trois présidents de la République, les Rapatriés, la Culture et l’Environnement l’ont été trop brièvement pour marquer ; cinq portefeuilles lui ont permis de laisser une trace, l’Information, la Recherche scientifique, l’Éducation nationale, les Réformes administratives, la Justice. Ce sont de hautes missions dans lesquelles il a entrepris avec autorité et souvent avec succès de nombreuses réformes parmi lesquelles la création de l’O.R.T.F. et la mise en place des régions. Cependant, le ministre n’a pas eu sa grande loi, qui eût porté son nom, ni à l’Éducation nationale, ni à la Justice. Les circonstances ne l’ont pas voulu, ou bien une propension à concevoir de trop vastes projets. L’action réformatrice réclame sans doute une vision plus pragmatique de la société et, comme le disait Edgar Faure, avoir raison trop tôt est toujours un grand tort, ainsi qu’on le constate aujourd’hui sur le thème de la sécurité. Mais chacun de ses passages aux affaires a préparé de grands livres, riches d’expérience, aux analyses pénétrantes, aux vues largement partagées. Alain Peyrefitte ne goûte pas la politique pour ses délices, mais pour l’action qu’elle permet de mener, les idées ou les gens qu’elle permet de défendre.
La carrière parlementaire vaut ainsi celle du ministre. Le gouvernant, l’intellectuel, le voyageur a trouvé dans la quatrième circonscription de Seine-et-Marne beaucoup plus qu’une implantation politique, un enracinement personnel et familial. En quarante années de mandat à la Chambre, au Sénat, au conseil général et à la mairie de Provins, il n’a jamais perdu d’élection, celle de juin 1981 ayant été annulée et remportée six mois plus tard. C’est tout naturellement que l’homme politique cumule les mandats, non par intérêt mais par respect du système en vigueur qu’il dénonce pourtant en théorie. Entre l’élu et ses électeurs s’établit une profonde entente fondée sur la confiance, et sur une assurance d’efficacité dans l’État et contre l’État. La vie politique française repose sur cette alchimie mystérieuse de la représentation, différente selon les départements, qui empreint une action nationale de particularismes locaux et transforme une terre d’adoption en fief. Ainsi, chaque année le maire de Provins, excellent cavalier, fièrement monté sur un palefroi, dans le costume traditionnel de l’échevin, se fait-il acclamer par la foule des Provinois lors de la cavalcade de la fête médiévale.
Mais, là encore, le personnage se dédouble. Transplanté à Paris, l’élu pacificateur se change en combattant redoutable. Au sein de son parti, il maintient la doctrine et conduit plus d’une fois les troupes au succès. Dans le camp plus vaste de la droite, il fournit les arguments et fédère les forces sans diaboliser aucune catégorie d’électeurs. Ses adversaires craignent en lui le pamphlétaire, le contradicteur cinglant, le bretteur entraîné. À l’évidence, le combat d’idées lui convient et il y réussit pleinement dans l’opposition.
Faut-il ranger parmi les fonctions politiques la présidence du comité éditorial du Figaro ? À l’époque, son indépendance fut sa force. Certes, il ne craignait pas, au Figaro comme en politique, d’exprimer des positions courageuses. Dans le vaste bureau de la rue du Louvre, il lui arriva souvent de donner des leçons de fermeté à la droite. Il choisissait les éditoriaux et les rédigeait lui-même lorsqu’il s’agissait d’engager le journal. Tous les jours, il lisait les pages politiques, les corrigeait souvent, pourchassait les erreurs de raisonnement, les maladresses d’expression. Il avait horreur de l’à-peu-près. C’est plus en professionnel, en garant de la correction journalistique qu’en politique que son autorité s’est exercée, acceptée de tous.
C’est ainsi qu’il se laissa retenir par le combat engagé, au-delà du programme initialement établi, au-delà même de son inclination. Car, il en a acquis la conviction au fil des années, la chose publique a pu accaparer ses facultés, mais la politique n’était pas sa vocation.
Quiconque douterait qu’Alain Peyrefitte fût un écrivain-né devrait se reporter à ses livres de jeunesse. Ils sont toujours révélateurs et montrent la force de la sève. Un premier roman, Les Roseaux froissés, obtint deux voix au Renaudot. Écrit à vingt ans, dans la filiation du Grand Meaulnes, il dévoilait l’adolescent introverti qui s’engage tout entier et intériorise les interdits alors que d’autres autour de lui les transgressent. De nos jours, remarquera l’auteur, ce sont les purs qui transgressent la permissivité. Ils sont plus nombreux qu’on ne croit.
Le Mythe de Pénélope, parrainé chez Gallimard par Albert Camus et Marcel Arland, témoigne de dons éclatants. Entrant, après Racine, Dostoïevski, Gide, Valéry dans la familiarité des grands mythes, Alain Peyrefitte réinterprète l’Odyssée en donnant du poème une lecture nouvelle qu’avait pressentie Aristote. Dans son immobilité, Pénélope n’est nullement le symbole de la fidélité au passé. Elle personnifie au contraire la confiance en l’avenir qui fait naître ce qu’elle attend. L’auteur développe de savantes variations sur le thème de l’attente, accomplissement de l’espérance, de la croyance engendrant l’espoir, qui engendre à son tour l’amour. Il prend ainsi l’exact contre-pied du mythe que célèbre Albert Camus à propos de Sisyphe, le père d’Ulysse, le mythe de la révolte, de l’absurde.
La rédaction de Rue d’Ulm, entreprise pour célébrer le cent-cinquantenaire de l’École, donne au jeune normalien l’occasion de rendre visite aux écrivains célèbres qui en sont sortis, et même à André Gide qui, sans en être, a mis en scène un khûbe dans La Porte étroite. La visite a pour prétexte d’obtenir le droit de reproduire un passage si court que sa citation n’exige pas d’autorisation. Intrigué, André Gide s’enquiert auprès de son interlocuteur de ce qu’il a lu de lui. « Tout », répond Alain Peyrefitte. Dans la suite de l’entretien, Gide effectue de discrets sondages qui lui prouvent qu’en effet, il a tout lu. D’ailleurs, on le vérifiera à chaque occasion, Alain Peyrefitte a toujours tout lu. Il retournera souvent chez André Gide et il reconnaîtra plus tard qu’à ses débuts, les deux maîtres dont il a suivi les préceptes en littérature ont été André Gide et Roger Peyrefitte. On ne s’attendait pas à des patronages littéraires aussi sulfureux !
Ses premiers livres sont des écrits précieux, conçus pour attirer l’attention des critiques littéraires. L’auteur ne reprendra pas la plume avant vingt-cinq ans. Ce sera alors dans un autre registre et pour une autre audience.
Les évènements de 1968 ne pouvaient manquer d’atteindre le ministre de l’Éducation nationale qu 'ilétait alors. Il les ressentit, au plus profond de lui-même, non comme la césure inscrite à cette date dans le programme de sa vie, mais comme une cassure le contraignant à quitter le gouvernement pour longtemps et l’incitant à rouvrir ses dossiers personnels, à exploiter ses notes, à développer les conceptions générales qu’une mûre réflexion et l’expérience du pouvoir lui ont inspirées. S’ouvre alors la série des grands livres, insérés dans l’actualité, ayant un retentissement universel.
Le moment est venu d’escalader les quatre sommets de cette oeuvre, dominant chacun une chaîne et faisant partie d’un même soulèvement. Il y a quelque chose d’himalayen dans le travail d’Alain Peyrefitte !
Si le premier de ces sommets se nomme la Chine, c’est que le président de la mission d’études de l’Assemblée nationale en est revenu bouleversé. La Chine et ses sortilèges se sont emparés de lui et ne lui inspireront pas moins de six livres. C’est aussi que l’homme politique souhaite s’évader du cadre national et de ses déboires, et aborder la scène internationale et l’un des enjeux majeurs du moment, le défi lancé par la Chine au modèle soviétique. C’est surtout qu’il s’efforce depuis près de vingt ans de déchiffrer le mystère de cet empire qui n’a jamais cessé de le fasciner.
La mission de 1971 est la première depuis la Révolution culturelle. Le rapport publié au retour par l’Assemblée nationale, d’une sécheresse tout officielle, passe presqu’inaperçu. Son livre, lui, fait sensation. Le titre intrigue : Quand la Chine s’éveillera le monde tremblera. La prophétie, reprise par Lénine, est attribuée à Napoléon à Sainte-Hélène. S’agit-il d’un récit de voyage, après beaucoup d’autres ? d’une méditation sur la Chine éternelle, celle des sinologues ? Nullement. Avec le flair du politique et le talent du reporter, Alain Peyrefitte analyse le modèle d’une société en devenir, brosse le portrait de la nation chinoise, s’efforçant de déceler le degré de sinisation du marxisme-léninisme, et tente la psychanalyse d’un peuple. Le livre s’ouvre par un magistral portrait de Mao devant l’histoire et un tableau de la pensée Mao Tse-tung. Les méthodes de propagande et d’endoctrinement mises en oeuvre pour « changer l’homme » sont décrites avec minutie. Le bilan des faiblesses et des réussites de la voie chinoise est dressé. La conclusion évalue le coût terrifiant de cette expérience en vies humaines, en contraintes physiques et intellectuelles, en instabilité chronique.
Le grand intérêt de cette fresque est son impartialité. L’auteur sait tout sur la Chine des années 70. Son tableau n’est pas celui d’un diplomate, ni d’un historien, ni d’un sinologue. Sa position est celle du chercheur qui professe que la Chine est une nation-civilisation. Pour la comprendre, il faut renoncer, non seulement à l’occidentalisme, mais aussi à l’universalisme. Ce précepte qu’André Siegfried adressait aux géographes du XXe siècle : « Démercatorisez-vous ! », il l’applique à sa propre projection. Il peint le quart de l’humanité, un monde enclos dans ses propres traditions, retranché du nôtre et radicalement différent de lui. Vue de la Chine, Valéry avait raison, « L’Europe est bien devenue ce qu’elle est en réalité, un petit cap du continent asiatique ».
À sa parution, l’essai fut salué pour l’abondance des faits, des révélations, des jugements, l’honnêteté dans l’approche du sujet. Les lecteurs feront un triomphe de deux millions d’exemplaires à ce livre de référence. Bref, on assistait à la naissance d’un classique, « le meilleur roman de l’année », jugea en connaisseur Jacques de Lacretelle.
L’impossible pari de « penser la Chine » a-t-il été gagné ? Pour en décider, il faut suivre Alain Peyrefitte dans son itinéraire chinois. Après maints retours, il publie deux suites à son premier livre : La Tragédie chinoise, un an après le printemps sanglant de la place Tien An Men et, au bout de vingt-trois ans, une sorte de miroir dressé, La Chine s’est éveillée. L’augure est alors assailli par l’actualité, ses oracles ont un poids politique et sont donc sujets à débat. Pour les uns, il glorifie Mao et montre trop d’indulgence envers la Révolution culturelle ; pour les autres, les anciens maoïstes, il a le tort d’excuser Deng Xiaoping le réformateur, et de justifier la répression des étudiants qui l’ont défié ; pour d’autres encore, ses fréquents séjours le rendent suspect de complaisance pour le régime de Pékin ; pour certains enfin, il rêve la Chine contemporaine comme les spécialistes ont rêvé la Chine traditionnelle.
La vraie question que pose la tentative passionnée de l’esprit français de résoudre l’énigme chinoise est celle de sa crédibilité. Qui éduquera le regard susceptible de rendre compte de la réalité chinoise ou de percevoir son mouvement ? Qui traduira sûrement le présupposé, l’implicite, l’idiotisme d’une civilisation dans la langue d’une autre ? L’attitude scientifique elle-même n’est-elle pas suspecte de déformation cartésienne ?
Napoléon avait raison. Nous savons que le moment de trembler approche. Le regard d’Alain Peyrefitte nous y aura préparé. Il aura même, espérons-le, contribué à conjurer le danger.
Alain Peyrefitte a la chance des chercheurs de diamants qui découvrent la pierre rare. En 1954, en effet, il achetait chez un bouquiniste de Cracovie une Bibliothèque des voyages contenant la relation de l’ambassade de lord Macartney en Chine en 1793. Vingt-cinq ans plus tard, un professeur chinois de ses amis exhume dans les archives de la Cité interdite la correspondance secrète adressée à l’empereur au sujet de cette ambassade et annotée par lui. Les missionnaires en ont également donné des récits qui gisent encore dans les archives des ordres. Cinq voyages, dix années de recherches, quatre années d’écriture font de L’Empire immobile un voyage philosophique d’un prodigieux intérêt. À propos d’un épisode connu qui n’est que la seizième ambassade manquée de l’Europe vers la Chine, la confrontation des documents, la diversité des voix, l’art du conteur font mesurer la distance entre deux mondes. L’arrogance anglaise et la suffisance chinoise s’approchent comme deux étoiles mais ne se rencontrent pas.
Il se trouve que le récit paraît au moment précis de la répression de la révolte étudiante. Le lecteur ne peut manquer d’être frappé par la similitude de situation avec la Chine populaire. Cet enchaînement trop traditionnel, cet immobilisme remuant ne sont-ils pas l’objet même des réflexions consacrées par Alain Peyrefitte à ce que l’on pourrait appeler le mal chinois, qui n’est peut-être pas différent du mal français ?
Mais sans doute ai-je tardé à aborder son ouvrage le plus célèbre ?
On quitte ici le dépaysement pour atteindre un sommet d’un genre nouveau. Le Mal français est un réquisitoire implacable et un plaidoyer chaleureux, un livre violent et doux, à l’image de son sujet, car il s’agit de la France et il s’agit d’une maladie. Plus qu’un essai entre mille autres sur notre pays, c’est une enquête interdisciplinaire, enrichie de précisions autobiographiques, d’un florilège de quelques monstruosités bonnes à montrer comme on le fait en médecine et de vues théoriques encore à l’état d’ébauche.
En recevant mon prédécesseur sous cette Coupole il y a près d’un quart de siècle, Claude Lévi-Strauss avait analysé Le Mal français avec la science et l’autorité supérieures qui sont les siennes et auxquelles je ne puis que me ranger. Il déclarait notamment que l’ouvrage contenait en réalité deux livres, les constatations de l’homme d’action et les réflexions du penseur, mais indissociables, car reflétant la double personnalité de l’auteur.
L’administrateur que je fus ne pouvait, hélas, que souscrire aux constatations, quand il ne devait pas les aggraver des siennes propres. Il n’est pas douteux que la France souffre de hantise institutionnelle, d’hypertrophie étatique et de délire réglementaire. Il me semble même que ces caractères ont été parfois présentés comme la face opposée des vertus héritées de notre histoire. Le système qui nous régit demeure hiérarchique, distant, omniscient, dogmatique, obsédé d’uniformité abstraite. Quoi d’étonnant à ce que notre société soit restée méfiante et soumise, routinière et agressive, bloquée et convulsive ? De nos jours, ces thèmes sont devenus des clichés mais, dans leur formulation martelée par Alain Peyrefitte, ils apparaissaient nouveaux. En réalité, ils sont aussi vieux que la France. Dans les vaudevilles, les physiologies romantiques ou les comédies de la Belle Époque, ils faisaient rire. En 1976, ils ne sont plus drôles et depuis, le sont de moins en moins. L’inflammation est devenue un cancer dont on peut mourir.
L’analyse de votre éminent confrère nous guide encore pour évoquer la seconde partie de l’ouvrage, la réflexion du penseur. Celle-ci propose, tout d’abord, une interprétation historique de la divergence qui a affecté l’Occident lors de la réforme protestante et de la contre-réforme catholique. Le survol est impressionnant. D’Érasme à Max Weber, du concile de Trente à Vatican II, de la Pologne à l’Irlande et au Japon, de la théologie à la démographie, le lecteur est entraîné dans un tourbillon d’aperçus et de rapprochements passés au prisme, non pas encore d’une thèse mais déjà plus que d’un pressentiment, disons d’une intuition historique. Dans ce panorama, le mal français apparaît comme l’héritier d’un mal romain peut-être atténué par le gallicanisme et d’une tradition propre de centralisation et de colbertisme plus pesante qu’ailleurs. Bien entendu, Alain Peyrefitte prend les précautions pour échapper au système qu’il dénonce et ne pas être taxé de dogmatisme. Il le déclare lui-même : les si et les peut-être sont en facteur commun, il n’y a pas une source unique du mal français mais un faisceau de sources renouvelées à toutes les époques. L’auteur poursuit alors sa méditation sur les sociétés humaines qui, elle, est intemporelle. Elle porte sur le poids des mentalités et, déjà, sur le rôle de la confiance dans le développement des nations.
En présence d’un réquisitoire si vigoureux, une question s’impose : le procureur a-t-il été suivi ? Alain Peyrefitte y a consacré plusieurs livres : un essai sur la justice, saisissant comme l’image que suggère le titre : Les Chevaux du lac Ladoga, des pamphlets politiques liés aux échéances électorales et un nouveau livre-miroir qui renvoie l’image du désarroi. La réponse à cette question est cruelle : l’avertissement n’a servi à rien. La dénonciation du mal français est devenue un alibi commode, une partie ingérée de ce mal. Mais le réquisitoire est plus dur à entendre aujourd’hui qu’il y a un quart de siècle, car il a été suivi de la plus brusque et malencontreuse avancée de l’emprise étatique sur la société française, à quoi s’est ajoutée l’apparition d’un mal nouveau, la crise de la politique elle-même.
Dans ses écrits postérieurs, Alain Peyrefitte corrige ce que le tableau peut avoir d’excessivement sombre. La France est certes malade de son État obèse qui l’étouffe et, dans les jours de crise, elle ne peut se satisfaire de cet État-là, mais la société française, elle, réagit. Les mentalités évoluent, certaines transformations techniques ne doivent rien à l’État, telles la révolution du numérique, celle des hautes technologies. Les lois de l’économie jouent : l’entreprise, les marchés, la concurrence, l’initiative sont des valeurs reconnues. L’activité des plus entreprenants permet de maintenir la prospérité de tous. La construction de l’Europe comble les carences étatiques et reste, dans bien des cas, notre seule discipline. Alain Peyrefitte eût applaudi à la dernière d’entre elles, la discipline de la monnaie, qui ne relève pas du réglementaire mais du pragmatisme, création commune et continue, fondée sur le travail, la responsabilité et la confiance.
Le Mal français est publié alors que son auteur n’est plus ministre depuis trois ans. Son succès lui ouvre les portes de votre Compagnie. Il y est, comme à son habitude, le benjamin. Au moment d’être reçu sous la Coupole, il est devenu le garde des Sceaux. Pareille situation s’était déjà trouvée en 1635 pour le chancelier Séguier et en 1718 pour le marquis d’Argenson. Mais, ce qui ne s’était jamais produit, la cérémonie se déroule en présence du président de la République et son épée d’académicien a été remise par un ecclésiastique, le Révérend Père Carré.
La Société de confiance, troisième sommet dans l’œuvre d’Alain Peyrefitte, fait jaillir la source de sa pensée. Rarement écrivain aura aussi longuement médité son ouvrage, rarement il aura placé un sentiment aussi visiblement au centre de son œuvre.
L’idée neuve et cependant évidente est la suivante : depuis l’origine des temps, la pauvreté, la stagnation, le non-développement sont l’état ordinaire de l’humanité ; ce que Peyrefitte nomme le miracle, c’est le développement. Celui-ci n’apparaît nullement comme une tendance lourde de l’histoire, mais comme un bondissement. Il ne se traduit pas par le relèvement progressif des courbes, mais par leur divergence sous l’effet d’un principe dynamique qui entraîne un phénomène cumulatif. L’explication de la divergence libératrice, c’est la confiance, la confiance comme règle nécessaire des relations entre les hommes, la confiance comme instrument efficace du développement économique, la confiance comme modèle d’organisation de la société.
Pour s’en tenir au principe qui offre la clé du miracle économique, Alain Peyrefitte lui a donné plusieurs noms dans ses ouvrages : l’instinct de dépassement, les hormones du développement, la variable culturelle, l’éthos de confiance compétitive, la composante mentale des rouages de l’économie, ou encore le tiers facteur immatériel, au côté du travail et du capital. Cette richesse de vocabulaire n’est nullement polysémique, elle appartient à la manière de l’auteur de cerner sous différents angles le phénomène qu’il veut mettre en relief. Il est bien clair qu’il entend mettre en cause ici toutes les théories mécanistes fondées sur le climat, le territoire, les ressources, de même qu’il entend démentir la toute-puissance du marché d’Adam Smith, l’inégalité des races de Gobineau, tout comme le matérialisme de Karl Marx et le positivisme de Durkheim. Son apport à la compréhension du miracle consiste à prolonger la « nouvelle histoire » de Fernand Braudel en recherchant le pourquoi du développement après que ce dernier en a si brillamment décrit le comment. Il consiste surtout à enrichir la pensée de Max Weber en substituant, au lien de filiation que celui-ci a cru établir entre protestantisme et capitalisme, des affinités électives entre option religieuse et comportement économique.
La Société de confiance replace la liberté au cœur des sciences humaines et le fait religieux à l’origine des phénomènes sociaux. On y trouve l’affirmation que les mentalités ne font pas partie des superstructures, que de petits groupes d’hommes compétents et agissants sont à même de modifier un système économique, que des changements culturels circonscrits peuvent faire évoluer l’ensemble d’une civilisation. Il ne s’agit pas de décrire un modèle théorique mais de dresser le bilan d’une expérience là où elle s’est appliquée. Pour signifier le démenti qu’il inflige au scientisme du siècle dernier, on a dit qu’Alain Peyrefitte « débiologise » l’homme. En réalité, il le réhabilite dans l’économie et dans l’histoire. Mais il occupe une place originale dans l’école historique. Il évolue entre l’histoire longue des mentalités et l’histoire au présent des évènements. L’histoire a pour lui, nécessairement, une vertu prophétique. Non seulement elle aide à comprendre notre temps mais, par une sorte de voyance, les évènements actuels façonnent le passé. Jean Guitton l’écrivait à propos de ses ouvrages sur la Chine : « Le passé n’est pas passé. Il est un pressentiment obscur de l’avenir. »
Il n’était pas exagéré de situer La Société de confiance à un sommet. Cinquante années d’observation, de lectures traversant les siècles et les idéologies paraissent enfin à la lumière, rassemblées en une thèse de doctorat inscrite à la Sorbonne en 1947 sous le titre Phénoménologie de la confiance et soutenue trente-sept ans plus tard par un candidat qui a été grand maître de l’Université et qui a attendu d’avoir dépassé l’âge de postuler à une chaire, puis en un enseignement malgré tout donné au Collège de France, mais en qualité de professeur invité, sur le thème : « Du miracle en économie ».
Si, parmi les devanciers, on cherche des exemples d’hommes d’action et de réflexion à ce point associées, on évoquera au XVIIIe siècle le marquis d’Argenson, non pas notre prédécesseur dans ce fauteuil, le marquis de Paulmy, en qui je me plais à saluer le fondateur de la bibliothèque de l’Arsenal, un maître de la bibliophilie, mais son père, le garde des Sceaux que nous évoquions, qui fut lui aussi un grand commis, plusieurs fois ministre, historien et chroniqueur. Au XIXe siècle, le nom de Tocqueville s’impose à juste raison. Peyrefitte conservait son portrait dans son bureau et réunissait des éléments pour sa biographie. Pour ma part, c’est avec Guizot que la comparaison me paraît le plus indiquée. J’aperçois une stature gouvernementale semblable, une même féconde retraite, une identique capacité de travail d’une puissance qui reste inexpliquée, une abondance de l’œuvre, une rigueur de vie et de pensée, une carrière intellectuelle et académique comparable, une même attirance pour les conceptions économiques et sociales héritées du protestantisme. Somme toute, Peyrefitte est un intellectuel au gouvernement, le dernier des Doctrinaires, un Guizot qui aurait écrit Choses vues.
Car, parmi les miracles qu’il a visités, il en est un dont il a donné la plus précieuse des chroniques, c’est de Gaulle.
Peut-on imaginer rebondissement plus spectaculaire, après La Société de confiance, que la parution des trois tomes de C’était de Gaulle ? Rien pourtant de moins inattendu que cette œuvre dont il faisait souvent confidence.
Dès le premier des trois cents entretiens qu’il eut avec le général de Gaulle, il est convaincu de vivre des moments historiques. Comme porte-parole du gouvernement, pendant quatre ans, il prend tout en note, sans calcul, aidé par sa mémoire et sa fameuse sténographie personnelle. Au cours des tête-à-tête, il a l’art de poser au Général les questions qui l’amènent à se livrer. En 1969, mélancoliquement, il renferme le tout dans des armoires, à l’abri de la polémique et pour conserver la fraîcheur de son témoignage. Puis, suivant le conseil de Georges Pompidou, il commence à exploiter cette prodigieuse mine. D’un gisement trois fois plus abondant, il retient la matière de 1 500 pages.
Alain Peyrefitte n’a-t-il été que le scribe accroupi comme il le prétendait ? Nul ne le croirait. C’était de Gaulle atteint une perfection de composition et d’écriture qui ne peut résulter d’une simple transcription. Certes, l’ensemble a l’accent de la vérité saisie dans l’instant et le peintre s’efface devant la grandeur du modèle, mais il est partout présent, plutôt spectateur dans le tome I, confident dans le tome II, de plus en plus acteur dans le tome III consacré à la crise de mai 1968.
On retient de ces trois volumes le spectacle d’un de Gaulle sans apprêt, dans l’ébouriffante liberté de ses propos. On retrouve la cadence du verbe gaullien, le style qui reste corseté, avec des saillies et des pointes d’humour, les jugements et raccourcis à l’emporte-pièce, le parler cru et dur. De Gaulle écrivait peut-être comme Bossuet ou Chateaubriand, mais s’exprimait rarement comme eux ! Il usait de plusieurs langages : celui noble des entretiens officiels ; celui plus coloré du Conseil des ministres ; enfin, et c’est la révélation, celui des entretiens privés, débridé, pétulant, souvent provocateur, mais qui conserve la hauteur d’un homme habité par une préoccupation plus grande que lui, son idée de la France. Bien que Peyrefitte ne fût pas un intime du Général, celui-ci aimait à se confier à lui. Il pressentait que le tact et le talent de son interlocuteur serviraient mieux que la flatterie le côté familier de son personnage et son caractère héroïque. Fort de cette confiance, le confident a inventé un genre historique. C’était de Gaulle est une architecture dressée entre l’histoire et la légende.
Désormais, on ne pourra plus se dispenser de recourir à Alain Peyrefitte, témoin de cette décennie. Par ce travail de mémoire, l’auteur retrouve sa jeunesse. Il compose une relation idéale entre de Gaulle et lui, qui transpose sans doute en grande partie celles qui ont vraiment existé. Par la vertu des paroles restituées, il rend de Gaulle plus humain. C’est une manière aussi de se rendre plus humain lui-même. Le fils s’accomplit dans cet exercice de piété filiale.
Des quatre grands livres d’Alain Peyrefitte, quel est donc le plus important ? Dans l’ordre du succès, c’est Quand la Chine s’éveillera. Dans l’ordre de la politique, c’est Le Mal français. Dans l’ordre des idées, c’est La Société de confiance. Mais devant l’histoire et dans la durée, ce sera à coup sûr C’était de Gaulle.
Pour mieux saisir l’unité de cette œuvre, il est un fil précieux, celui des ouvrages qu’il songeait à écrire. Après le succès de Quand la Chine s’éveillera, certains attendaient un livre sur les États-Unis, sur l’Amérique latine, sur l’Afrique. Mais son style n’était pas celui de la simple enquête. Il pensait à écrire sur la Corse, société de défiance, sur les Corée, sociétés jumelles, sur l’Irlande, société double, sur la Pologne, société nationale et religieuse, sur le Québec américain et français. Ces choix montrent sa fidélité à ce champ de la connaissance qu’il s’est donné la vocation de labourer, l’histoire des mentalités éclairée par le sentiment de confiance. Convergence de pensée à travers les œuvres ne signifie cependant pas peinture d'un unique modèle. L’historien des mentalités réfléchit sur les singularités. Cette démarche distinctive est celle qui, toutes proportions gardées, oppose les analyses d’Alain Peyrefitte à la philosophie de portée universelle d'un Montesquieu. La différence des approches est révélatrice de la distance qui sépare les deux siècles, celui des Lumières et celui des tyrannies.
En apparence, Alain Peyrefitte reçut tout de la vie. Cependant, le drame n’en est pas absent. Depuis qu’il avait exercé les fonctions de ministre de la Justice, il avait fait l’objet de menaces de mouvements terroristes. Deux attentats furent perpétrés contre lui. Le second, en 1986, fit exploser sa voiture de service à Provins et causa la mort de l’employé municipal venu la chercher. Qui ne resterait profondément marqué d’une telle méprise du destin ? Combien plus grave fut le coup qu’il reçut lors du décès de sa fille si douée, si secrète, dont il se sentait si proche. Douleur muette, qui n’aura pas ses Pauca meae. Mais il fut blessé d’un déchirement de l’être, blessé à mort sans doute si l’on pense à la soudaineté du mal qui se déclara peu après.
En dépit du drame, l’éloge d’Alain Peyrefitte ne saurait se terminer sans reprendre l’hymne à la confiance qui domina sa vie. « Encore un peu plus oultre », sa devise personnelle, a, de son aveu même, une double signification, vertu morale et recette de vie, invitation au dépassement de soi et souci de perfection dans l’action. Dans Le Mythe de Pénélope, à l’aube de son œuvre, il compare la force de la confiance au vol d’un oiseau comme aspiré par son avenir possible. « Il pourra mourir en route, écrit-il, il n’en aura pas moins accompli son chemin, sous la pression de cet après qu’il s’agissait d’atteindre et qui, même s’il ne l’a pas atteint, a donné un sens à sa vie. » Dans l’épilogue de C’était de Gaulle, à son crépuscule, il prend une autre image : « Les figures de proue nous mettent à l’abri de la médiocrité. Elles fendent les flots incertains. Elles nous élèvent au-dessus de nous-mêmes. » Dans sa soif d’agir dans la cité comme dans son art de discerner et d’écrire, il aura été une figure de proue.
L’image de la proue ne se trouve-t-elle pas souvent parmi les symboles de nos épées ? Ne symbolise-t-elle pas aussi l’Académie elle-même, ce palais et sa coupole au bord de la Seine, en face du palais des rois, l’Académie ancrée devant le fleuve de l’histoire ?
Alain Peyrefitte a aimé l’Académie. Il prit sa part à vos travaux et prononça ici-même de superbes allocutions. S’il ne fut pas un grand orateur parlementaire — d’ailleurs, existe-t-il encore des orateurs à la Chambre ? — il porta haut l’éloquence académique. Je vous ai parlé de lui avec amitié, admiration et respect. Ces sentiments étaient partagés par ses confrères. Qu’ils me permettent, en terminant, de leur rappeler le message qu’il leur adressait en faisant l’éloge de Paul Morand :
« Toujours, l’Académie a constitué une école de tolérance L’acceptation de la différence est le levain de toute société ouverte, de toute civilisation avancée les créateurs composent une fraternité, et le respect des autres est une des plus fortes protections contre toutes les dissolutions et tous les totalitarismes. »
Ces paroles retentissent plus fortement aujourd’hui, en ce temps de violence démente. C’est avec conviction et confiance que, du XXe siècle où elles furent proférées, je les reprends à mon compte et les projette dans le XXIe où elles devront conserver leur vertu.