Réception de M. Erik Orsenna
M. Erik Orsenna ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jacques-Yves Cousteau, y est venu prendre séance le jeudi 17 juin 1999, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Puisque dans la grammaire de la Compagnie, « Messieurs » s’accorde avec Hélène et Jacqueline, souffrez qu’en m’adressant à vous, Messieurs, je vous salue aussi, Madame.
Et maintenant, prenons la mer.
La Boudeuse, l’Étoile, la Boussole, l’Astrolabe, la Calypso Je croyais devoir célébrer un fauteuil et voici que, déjà, nous naviguons. Sur l’un de ces bateaux de légende découvreurs d’univers. Moins poussés par le vent que par la curiosité, cette force irrépressible un beau jour qui fait tout quitter pour suivre la route tracée par Jean de Mandeville dès le XIVe siècle : « aller du par-deçà connu au par-delà imaginé », cette maladie de partir aussi rongeuse d’amarres que le plus fou des amours.
Malte, 1950. Entre l’Europe et l’Afrique, l’île de tous les commerces et autres pirateries. Dans le port de La Valette, sous la citadelle des chevaliers de Saint-Jean, une sorte d’épave attend. Elle a connu des heures de gloire en draguant des mines. La paix revenue, elle somnole au soleil, seulement visitée par des colonies d’anatifes. Un officier français passe sur le quai : c’est un marin sans bâtiment. À peine a-t-il aperçu la coque délaissée qu’il la choisit. Pour toujours. Telles sont les rencontres entre un homme et son navire. Cela tient du coup de foudre. Au premier regard on a reconnu son inséparable.
Sitôt remise à neuf, grâce à l’intervention d’un certain M. Guiness, mécène de son état, la Calypso prend le large.
— « Quel est le but de notre voyage ? » demande-t-elle, après quelques milles de silence.
— « Le fond de la mer », répond le commandant.
Étrange destination, pour un navire. La Calypso ne semble pas s’en émouvoir. Elle continue vaillamment de tailler sa route. Ainsi certaines femmes, au lieu de retenir Ulysse sur la terre ferme, se font les alliées de son rêve, quand elles n’en sont pas les instigatrices secrètes. À ces femmes de générosité rare grâces toutes particulières soient, ici, rendues !
La passion de la profondeur, chez le nouveau compagnon de Calypso, ne date pas d’aujourd’hui. On dit qu’enfant déjà il explorait la vase des étangs et passait son temps libre à imaginer des instruments pour respirer sous la javel des piscines. Goût de l’eau sur la peau ? Sans doute. On a beau être maigre, on ne dédaigne pas les caresses. Mais aussi appétit d’inconnu, soif de l’ignoré. À cette voracité, l’œil ne suffit pas. Il faut la caméra, qui cadre et qui retient. Ce n’est pas encore l’heure du numérique mais de Pathé-Baby. Cousteau n’a que treize ans. L’œil et l’eau. Le plan est tracé. Il ne reste plus qu’à vivre. Quelque temps plus tard, au moment de choisir une carrière, on fera semblant d’hésiter. La marine ou le cinéma ? Pourquoi s’appauvrir ? On fera l’un et l’autre. Navale et des films. Les sujets ne manquent pas. À chaque escale de la Jeanne d’Arc, le monde s’offre en cadeau : Bali, Hollywood, Shanghai
Triste retour, la guerre menace l’Europe et bientôt éclate. Après une brève campagne sur le Dupleix, occupée à bombarder les côtes ligures, c’est l’armistice, l’affectation à Toulon et les magies consolatrices de la Méditerranée. Avec deux amis, Philippe Tailliez et Frédéric Dumas, il explore le moindre relief des côtes du Var. Et sans cesse, le trio, baptisé les « mousquemers », bricole : des caméras pour mieux capter les mérous et des fusils, pour mieux les occire. Surtout des appareils pour mieux respirer sous l’eau. Un jour, un très beau jour, un inventeur se présente. Il s’appelle Émile Gagnan. Sa trouvaille est simple et doit tout à l’époque de pénurie. Les automobiles ne marchent plus à l’essence. C’est le gaz qui les alimente. Qu’est-ce qu’un poumon d’homme, sinon une sorte de moteur ? Il suffit de transposer le système et l’oxygène parviendra au plongeur. Gagnan propose, Cousteau améliore. Et soudain le scaphandrier se libère. La grosse tête pataude jette aux algues ses semelles de plomb et ses câbles. D’un battement de palmes, l’homme rejoint ses ancêtres poissons et se mêle à leurs jeux. Pour ce cadeau de la liberté, les plongeurs ne remercieront jamais assez.
Hommage à Gagnan, il travaillait à l’Air liquide, la société si bien nommée.
Plonger.
Plonger, durant les années noires.
On peut comprendre cette attirance redoublée pour les profondeurs de la mer quand les bas-fonds de la nature humaine ont pris le pouvoir sur la terre. Comment lire sans dégoût les immondices qu’écrit son frère, son propre frère, dans l’ignoble journal Je suis partout ? Un frère que Jacques-Yves n’abandonnera jamais. Et s’il faut, malgré l’indignité, se forcer à sourire, comment ne pas se rappeler que la seule vraie place du marin français, en cette fin d’année 1942, c’était sous l’eau puisqu’un amiral, en donnant l’ordre d’ouvrir tous les sabords à Toulon, y avait envoyé la Flotte ?
Mais les baignades purificatrices n’occupent pas tout notre homme. Quand il refait surface, c’est pour se rendre utile. Un jour de 1941, il faut se procurer par tous les moyens le code secret utilisé par les Italiens présents en France pour communiquer avec Rome. Un commando est formé. En Citroën, par la nuit noire de janvier, les trois hommes déguisés gagnent Sète où la délégation fasciste a des locaux moins défendus qu’ailleurs. Un bon gendarme français monte la garde. Il salue, comme il se doit, les trois faux officiers italiens qui pénètrent tranquillement dans la villa. L’un d’entre eux s’y connaît en coffre-fort. Quelques instants plus tard, la porte cède. C’est à Cousteau de jouer. Avec un appareil Minox amélioré par ses soins, il photographie le fameux code. Et puis l’on referme le coffre. Et puis l’on quitte les lieux sous le salut déférent de notre brave Pandore. Les plus hautes félicitations récompenseront les conjurés. L’amertume leur restera pourtant de cette action d’éclat. Pour ne pas blesser l’occupant, Darlan décidera de ne rien faire du trésor reçu en double exemplaire. C’était un temps, décidément, à ne pas sortir les amiraux de leur lit.
Pendant qu’ainsi s’éloignent les souvenirs de la guerre, la Calypso quitte Toulon pour aller visiter les coraux de la mer Rouge. Première mission d’une innombrable série. Première manifestation d’une ambition sans mesure.
En ce milieu du XXe siècle, à quelques taillis près d’Amazonie ou de Nouvelle Guinée, l’homme sait tout des moindres recoins de la terre ferme. Même s’il hésite encore sur la vraie nature de Mars ou de Vénus, il a déjà percé bien des secrets du ciel. La mer couvre les trois quarts de la planète. De la mer nous est venue la vie. Pourtant, la mer demeure le monde ignoré. À croire que seule la surface nous intéresse, incorrigibles Narcisses que nous sommes, pour nous y contempler. Depuis la nuit des temps, l’homme se penche sur l’eau. Il n’y voit pas seulement reflété son visage, comme dans les glaces ordinaires, mais aussi ses rêves et ses terreurs. Bref, la mer est le miroir des âmes. L’alternance de calmes et de tempêtes est la meilleure allégorie possible de l’existence, de même que le caractère éphémère du sillage que l’on laisse derrière soi. Voilà pourquoi, les deux plus grands en tête, Melville et Conrad, les écrivains de mer ne parlent que du genre humain. Même quand une baleine blanche vient et revient narguer un capitaine, elle n’a pas d’identité propre, ce n’est que l’image de la hantise.
Le peuple immense qui grouille en profondeur, et dont sont venus bien avant le singe nos plus lointains ancêtres, personne n’y prête la plus petite attention. On se contente de légendes, on imagine en frissonnant des cavernes tapissées de murènes et des combats perpétuels entre poulpes géants et cachalots.
Or voici que quelqu’un, accompagné de ses amis, décide d’aller y voir, un drôle de Don Quichotte marin, aussi maigre que son modèle et aussi obstiné dans son rêve. Sa chevalerie à lui, c’est la curiosité. Allez vous promener à La Rochelle où Calypso prend sa retraite. Vous constaterez l’inépuisable ingéniosité de l’explorateur, la sorte de tour, par exemple, vissée sous l’étrave, d’où l’on peut considérer à loisir les requins ambiants. Ou la trappe minuscule, percée dans la cuisine, entre l’évier et la gazinière. Chez vous, elle mènerait à la cave. Chez Cousteau, elle débouche sur l’océan. Il suffit de l’ouvrir pour plonger, protégé du froid éventuel ou des regards indiscrets. Et partout des sondes, des scooters à hélices, des machines enregistreuses, tout un bric-à-brac, c’est la foire à la ferraille lancée à l’assaut de la connaissance. Tel est l’équipage pour commencer qui vogue vers la mer Rouge avant d’aller interroger tous les autres mystères. Il y a des matelots, des plongeurs, des scientifiques, ceux-ci devenant ceux-là, au fil des besoins ou des circonstances. Il y a la Bergère, c’est son surnom, la femme du Quichotte. Elle règne d’un sourire. Lui serait plutôt du genre à pérorer. Les mots lui servent sans doute, grommelés entre deux bouffées de pipe, à se convaincre lui-même. Car il en faut de l’énergie pour monter ces expéditions. Presque cinquante années de batailles quotidiennes pour financer des campagnes, sans l’appui d’un flux régulier de subventions publiques, sans la facilité d’aucun pavillon de complaisance. Calypso accepte toutes les tâches, pourvu qu’elles soient marines : la fouille archéologique et la remontée à l’air libre d’amphores pleines de vin grec vieux de deux millénaires ; des études vulcanologiques avec Haroun Tazieff. Et même de patientes et fastidieuses recherches pétrolières dans le détroit d’Ormuz Non rassasiée par ses propres missions, Calypso s’adjoint des alliés de prestige. Tel le savant suisse Auguste Piccard, le grand-père de l’aérostier, celui qui vient de tourner en ballon autour de la Terre. Auguste a conçu le bathyscaphe. Le 30 septembre 1953, il descend à trois mille mètres dans une fosse de la Méditerranée. Pour la première fois, l’homme s’aventure dans les grands fonds où Cousteau décide illico d’aller séjourner, dans sa maison sous la mer. Activité quelque peu désordonnée et volontiers moquée par les scientifiques. Elle ne prend son sens que par les images qu’elle permet de rapporter. Plonger bien sûr, mais toujours filmer.
Cannes, avril 1956.
En haut des marches, au Palais des Festivals, Maurice Lehmann s’inquiète. Outre l’Opéra de Paris, il préside le jury, et le ministre n’est pas là qui doit honorer de sa présence la projection française. À ses côtés, Arletty, Otto Preminger et Louise de Vilmorin, autres jurés, battent la semelle. Enfin, le garde des Sceaux. Il baise longuement la main de Michèle Morgan. Comme si l’exactitude était la politesse des rois mais non des séducteurs. Mais il n’est pas encore roi. Il s’appelle François Mittterrand, tellement amoureux du temps qu’il ne dédaigne pas de le faire perdre aux autres. Deux heures après, un poisson lui a volé la vedette. Alors que la concurrence est rude — Brigitte Bardot, Kim Novak, Orson Welles, Ingrid Bergman —, la Croisette ne jure plus que par Jojo, un mérou susceptible. Cousteau et celui qui est bien plus que son assistant, Louis Malle, reçoivent la Palme d’or. Le documentaire acquiert ses lettres de plus haute noblesse.
Cette Palme est une clef. Peut-être la clef la plus généreuse jamais forgée. À des centaines de millions d’êtres humains, elle ouvre la porte d’un univers, auquel ils appartenaient et dont ils ignoraient tout. La sole meunière dans une assiette, graisseuse à souhait et garnie pommes vapeur, n’est qu’un bien maigre indice des merveilles de la mer. Soudain vous pleurez avec un jeune cachalot, une murène sort de son trou pour vous considérer, une grande page blanche vous survole et vous apprenez qu’elle s’appelle raie manta. Tous les enfants vieillis du monde se souviennent Ils ont gardé de la séance, outre l’éblouissement et le goût de l’esquimau, quelques leçons majeures. Par exemple que la vie est partout, partout diverse et partout fragile. Ou que la gaieté des dauphins vient de leur talent à travailler peu : moins de six minutes par jour. Descartes sans doute avait déjà entendu leur leçon. Il avouait ne consacrer à la vraie réflexion qu’un quart d’heure quotidien. Encore un effort, Martine Aubry, soyez moins timide. Vos trente-cinq heures ne sont qu’un infime premier pas sur le chemin de la société idéale !
J’ai oublié le nom du cinéma. Patrick Modiano me le donnera sans peine, lui qui garde tous les bottins de nos années passées. J’avais neuf ans, sur le trottoir de la rue de Sèvres je gambadais. Bien plus que les poissons, les plongeurs m’avaient enchanté. Leur élégance, dégagée des gangues de la pesanteur, leur manière de planer, de basculer Souvenez-vous, ils enchaînent les figures, sans violence, sans défi, avec une lenteur tendre. On dirait des danseurs ou des musiciens, ils passent sans rupture d’un thème à l’autre
De ce jour-là, de ce spectacle m’est venue la conviction qu’au fond est la nuit, sans doute, la permanente proximité de la mort. Mais il y a aussi la danse, cette souveraineté fragile des humains qu’a si bien peinte Matisse. Au fond de nous, tout au fond est la musique, une sorte de rire silencieux de la gorge et du corps. Le reste, ce qu’on appelle « la profondeur », je veux dire le sérieux, l’arrêté, le pompeux, cette profondeur-là n’est que théâtre de surface.
Huit ans plus tard paraît un autre chef-d’œuvre, Le Monde sans soleil, moins célébré que la Palme d’or et pourtant plus intense, plus vertigineux : un voyage au bout de la couleur bleue... Nul besoin de test génétique pour trouver l’origine du film de Luc Besson.
S’il faut, au prix d’une digression que j’espère le commandant Cousteau, éternel voyageur s’il en fut, me pardonnera, s’il me faut devant vous être franc — et comment ne le serais-je, aujourd’hui, au moment de rejoindre une Compagnie où, m’a-t-on dit, règne la haine du mensonge et même de l’omission —, bref si je ne dois rien vous cacher pour me présenter pur devant vous, je vous dirai que ces deux titres, Le Monde du silence et Le Monde sans soleil, évoquent pour moi beaucoup moins les créatures marines qu’une population humaine, ô combien humaine, à laquelle me lient d’innombrables souvenirs, notamment pécuniaires, la population des nègres. Vous l’avez compris, je ne fais pas référence à l’Afrique — son tour viendra plus tard —, mais à tous ces fantômes, mes frères, qui écrivent des textes que d’autres signent.
Étudiants rédigeant des chefs-d’œuvre d’érudition pour leurs professeurs fatigués. Secrétaires généraux mitonnant pour leurs patrons les plus poignantes des communications financières. Romanciers poursuivis par le fisc fabriquant en deux mois l’autobiographie d’une vedette de la chanson ou du sport rescapée d’une enfance forcément misérable grâce à l’obstination de parents bien sûr admirables. Dans ce domaine j’ai tout fait, ou presque, non sans délectation. Ma préférence allait à la rédaction de discours politiques subalternes. Qui dira le contentement du nègre lorsqu’il entend, dans la salle surchauffée d’une mairie, l’un des puissants de ce monde prononcer les phrases-mêmes amoureusement ciselées dans un petit bureau la veille, des promesses définitives pour la défense du fromage de chèvre corse ou le désenclavement du département de l’Aisne ?
Monde du silence, car la règle nous impose de taire notre paternité. Monde sans soleil, puisque d’autres recueillent en roucoulant la gloire de nos trouvailles lexicales.
Et pourtant !
Quelle belle et saine et nécessaire occupation que la négritude ! Où trouver meilleur apprentissage du roman que dans cet exercice quasi divin de s’incarner à la demande dans toutes sortes d’existences ? Et comment faire preuve de plus de philanthropie qu’en rédigeant, pour un ami détruit par la fuite de son épouse, mon autre spécialité : une lettre de réconciliation ? Quand j’apprends qu’elle est revenue au logis, la fugitive, penaude et bouleversée par ma lettre et sa sincérité d’emprunt, je ne puis réprimer ma fierté. L’auteur secret que je suis a prolongé la vie d’un couple. Et tel le chirurgien après une opération réussie je marche dans les rues la tête haute. Nègres de tous les pays, sachez qu’en entrant dans le palais des mots votre frère de l’ombre ne vous a pas oubliés !
Filmer et plonger : depuis l’âge de treize ans, Cousteau n’a jamais rien voulu d’autre. La consécration venue, pourquoi cesserait-il ? D’autant qu’une bête énorme a pris possession du monde, une insatiable dévoreuse d’images fraîches : la télévision. La bête a ses exigences. Les images dont elle fait ses repas doivent lui être servies pimentées par une histoire. Le seul plaisir de découvrir la fait bâiller. La bête veut du spectacle. Cousteau va lui en fournir. Pour la nourrir et se nourrir lui-même. Il va scénariser l’univers, créer des personnages, bâtir des sortes d’intrigues, offrir du vrai suspens Le résultat dépasse les espérances. Le feuilleton de la nature l’emporte en audience sur la plupart des Dallas et autres Dynasty. Les petits et les grands de toutes races et tous continents se rivent à la vitre dès que paraît la Calypso. De semaine en semaine la planète se révèle à ses habitants. Le gros bocal si souvent imbécile — je parle toujours de la télévision — s’est changé en hublot.
C’est alors que montent les premières protestations, qui virent parfois à l’injure. On convoque le commandant au tribunal de la science. Des experts, plus ou moins patentés, lui reprochent à grands cris des erreurs de détail, des raccourcis mensongers, des approximations inqualifiables Des âmes sensibles prennent le relais : le commandant n’aurait pas respecté le libre arbitre des animaux, il aurait enfermé l’un pour attirer l’autre, il se serait montré cruel envers nos frères requins Les deux réquisitoires convergent vers une accusation unique, l’immonde péché de « mise en scène ». Comme si une caméra posée sur un corail dirait plus la vérité que l’œil du promeneur, curieux et nomade, c’est-à-dire injuste. Vieux rêve de l’enfant quittant à grand fracas son jardin et puis y revenant à pas de loup pour le surprendre tel qu’il est dans son intimité de jardin quand personne ne le regarde. À cette illusion de l’objectivité, Aragon a répondu d’une formule hautaine, l’immoralité même du romancier, je veux dire sa plus haute morale : le mentir vrai.
Comme souvent, la guerre n’était pas là où il aurait fallu la mener. Le péril était ailleurs. Comment assouvir l’appétit de l’ogre ? La Calypso change de rythme. La promenade émerveillée se transforme en course. Il faut produire, produire toujours plus. Quatre films par an, minimum, et jusqu’à sept en 1989. Plus de cent en trente années. Le résultat s’impose : de l’Amazone au Cap Horn, du Nil à Tahiti, de l’hippopotame à la loutre de mer, le commandant nous a donné de notre Terre le plus riche des portraits. Mais cette exploration à marches ou plongées forcées ne va pas sans péril. Celui du sensationnel à tout prix, ou de l’emporte-pièce. Or il faut au mentir vrai des flâneries que la finance ne connaît pas. Le besoin d’argent engendre la hâte, qui n’est pas bonne pour l’œil. À feuilleter ce fabuleux album, on peut se prendre à regretter le regard de Louis Malle et l’ambition du cinéma, c’est-à-dire sa durée, le temps qu’il réclame et prend. La nature est lente, la vérité aussi.
Même Paul Morand, l’homme pressé, l’avait compris : « La première chose qui tombe à la mer, au cours d’une traversée, c’est le temps. »
Après avoir fait au commandant le cadeau empoisonné de la vitesse, la télévision lui offre la célébrité. Autre piège de l’époque, autre risque de quitter sa liberté pour s’emprisonner dans un personnage. Il aurait pu rester dans l’ombre, il choisit d’apparaître. Non à la manière subreptice d’Hitchcock, passager clandestin de ses histoires, mais plein cadre et longtemps, afin que nul n’en ignore. Il faut dire que devant l’infinie diversité des sujets proposés, les hommes-crocodiles, Bornéo, la marche des langoustes, l’île Clipperton, on risquerait d’être pris de vertige si un maître de cérémonie n’ordonnait autour de lui le spectacle. Et le maître lui-même ne serait rien, ou tellement moins, si un détail, un accessoire ne permettait de le reconnaître au premier coup d’œil. Un cigare perpétuel, une moustache tapis brosse, deux bras qui manquent ou une canne, un melon et une démarche de canard c’est par des accessoires minutieusement choisis que la notoriété d’un être s’ancre dans les esprits et se change en gloire éternelle. Après Churchill, Staline, la Vénus de Milo et Charlie Chaplin, Cousteau a compris qu’un logo simple est le meilleur ami de l’homme occupé à devenir fameux. Ainsi vient la trouvaille qui hisse le commandant au sommet de l’art le plus moderne qui soit, l’essence même de notre temps, la communication. Quelques mailles de laine, pour saluer notre tradition d’agriculture et d’élevage. Une forme lâche et molle pour signifier, à l’inverse des képis dominateurs, la douceur du projet, sa fraternelle bienveillance envers l’humanité toute entière. Une couleur puissante qui se voit de loin et n’inquiète plus personne maintenant que le communisme est défait. Vous l’avez reconnu, le bonnet rouge est né ! À ce panache débonnaire et flamboyant, les humains de bonne volonté vont tous se rallier. D’autant qu’au bonnet s’est ajoutée une appellation, qui plus est libellée dans la langue dominante : « Captain Planet ».
Tout est prêt pour la phase suivante, l’action politique.
On n’arpente pas les océans sans espérance. Sans elle chevillée au corps, les jours et les jours de mer ne sont qu’un désert.
Quand il débarque à Tahiti, le 2 avril 1768, Bougainville croit rencontrer le rêve de Rousseau : une île peuplée de bons sauvages. Comme tous ses contemporains navigateurs des Lumières, il est parti à la recherche d’êtres humains que la société n’avait pas encore pervertis. Ses récits éblouis enchanteront Paris. C’est habité des mêmes visions idylliques que La Pérouse s’en va, quelque temps après, faire son tour du monde. Son expérience des natifs sera moins douce. Certains de ses compagnons ayant été massacrés, il s’emporte, non contre les agresseurs mais contre les philosophes. Ces gens, dit-il, « qui ont une si haute opinion de leurs rêveries et font leurs livres au coin du feu ». On ne l’entendra guère. Le XVIIIe ne veut pas en démordre : le Bon Sauvage existe, juste de l’autre côté de l’horizon. Écoutons son message : il fait honte à notre civilisation.
Pauvre civilisation ! Deux siècles plus tard, la civilisation a changé, mais nous condamnons toujours. Le Bon Sauvage a disparu de l’iconologie maritime. Le pauvre porteur de pagne a rejoint l’industriel au banc des accusés. Si le second pollue, le premier déforeste. Comme la Boudeuse de Bougainville, comme l’Astrolabe de La Pérouse, et comme chacun de nos petits navires, la Calypso cherche un eldorado, mais elle le veut libre de toute présence humaine. Cousteau radicalise Rousseau. Tant qu’à célébrer l’état de la nature, autant défendre la nature seule.
Avouons que la malheureuse a bien besoin d’aide. Cousteau, avec son habituelle énergie, ne va pas la lui mesurer. Sa notoriété est une arme, un outil, une « clef-anglaise », comme il dit. Il va la mettre tout entière au service de la planète martyrisée.
Été 1980. Un mirage surgit dans les vapeurs de la canicule. On dirait un palais surmonté d’un drapeau. Devant la grille d’honneur, la mine impénétrable et le maintien viril, un garde va et vient. Point besoin de lire Freud ou Jung pour interpréter : le commandant a des visions d’Élysée, il songe à la présidentielle. Des montagnes de lettres l’y ont incité et des amis écologistes. Mais les professionnels de la politique, qu’ils soient Verts ou d’autres couleurs, n’aiment guère abandonner leurs places aux personnages providentiels. L’opération fera long feu. Sans vrai regret pour l’intéressé. Il sait que sa liberté est sa force principale. Il sait aussi que la défense de l’univers n’est pas l’affaire d’un seul pays. Il faut à Captain Planet un terrain à sa mesure, plus vaste qu’un vulgaire hexagone.
1988.
Un matin, en parcourant son journal, Cousteau découvre que trente-trois nations, après six années de négociations secrètes, viennent de signer à Wellington en Nouvelle-Zélande une convention ouvrant l’ensemble du continent antarctique à l’exploitation de ses ressources minérales. Le commandant bondit. Le pôle Sud est notre trésor. À la fois parc naturel, irremplaçable réservoir d’eau douce et grand livre gelé de l’histoire de la Terre. Trésor infiniment fragile où « la vie se cramponne aux limites de la vie ». Comment empêcher la ratification de cette convention scélérate ? En quelques mois, un million de signatures sont réunies. Mitterrand est enrôlé. Michel Rocard, le Premier ministre français et son homologue australien signent un moratoire qui engage leurs deux pays.
Cousteau engrange ce premier succès et change de front. Le 4 janvier 1990, sur un bateau loué, il quitte Punta Arenas avec six ambassadeurs, six enfants de dix à douze ans et de toutes les races. Direction le Grand Sud, la baie de l’Amirauté, sur l’île du Roi-George. Orques, pingouins, baleines bleues Devant ce tableau vivant de nos origines, nos six diplomates bâtissent un igloo symbolique. Bien sûr, des caméras tournent. Le réseau de Ted Turner envoie dans le monde entier ces images de blancheur et de pureté.
Le Japon et l’Allemagne se rallient à la cause. Mais Washington hésite encore. Qu’à cela ne tienne, Captain Planet s’envole pour l’Amérique. Qu’allez-vous y faire ? Je vais tancer le maître du monde. Après deux heures d’entretien, le président Bush ouvre sa large main : topons-là. Le Grand Sud est sauvé.
Cette guerre sainte réussie mérite l’analyse. Qu’on le déplore ou s’en félicite, on y trouve tous les traits du nouveau visage de la politique : la puissance de la notoriété, née de la télévision ; la remise en cause des circuits traditionnels de décision et de représentation ; la naissance d’une opinion publique qui se moque des frontières ; l’éveil encore timide, d’une conscience planétaire et d’une conception patrimoniale de notre Terre ; le souci, balbutiant, des générations futures ; le besoin, grandissant, d’institutions qui correspondent aux dimensions de notre communauté et aux maux qui la menacent
Cousteau mènera bien d’autres batailles. Contre la surpopulation, contre la déforestation, contre la prolifération nucléaire et autres pollutions, présentes ou futures. Il participera à des centaines d’émissions et de rencontres. De la grande foire de Rio, en 1992, il sera l’une des vedettes. Dix mille experts et cent chefs d’États pour traiter de notre avenir. De la biodiversité en péril, du réchauffement du globe, du manque d’eau potable pour un milliard d’humains. Un rendez-vous sans vraie conséquence. Seulement un début de prise de conscience.
Certains soirs, les militants les plus indomptables baissent les bras. J’imagine Captain Planet, son bonnet rouge jeté sur la couette, saisi par le découragement. J’imagine seulement, puisant dans mes sagacités supposées de romancier. Car rien ne m’autorise à ces inventions. Malgré l’âge ou poussé par lui, le commandant continue de ferrailler comme un jeune homme. Un jeune homme qui n’a rien abdiqué de sa fièvre même si l’accompagnent de plus en plus les interrogations millénaires, et les réponses des religions.
Un jour meurt Jacques-Yves Cousteau.
Jusqu’alors, la vieillesse tout autant que la mort l’avaient oublié. Peut-être, pour lui appliquer leurs rigueurs, les deux sorcières ne savaient-elles pas où trouver le commandant, bien caché qu’il était au milieu de ses voyages ? Il meurt, frappé dans son milieu naturel : au cœur d’un archipel de projets.
Ce jour-là, la même passion l’habitait qu’au temps de son adolescence, le même alliage de curiosité et d’énergie. La première court chercher tous les cadeaux du monde. Par la seconde, un homme s’offre tout entier en échange.
Aujourd’hui, sa femme Francine et la Fondation qu’elle anime continuent l’œuvre de vigilance et de découverte. Alors, qu’importent les aigreurs ? Quelle existence n’en suscite, surtout lorsqu’elle fut glorieuse et active, jusqu’à la fureur ?
Cet homme n’a pas seulement fait rêver les enfants. Il aura donné de la profondeur à la mer et de l’unité à la planète. Qui dit mieux ?
Fauteuil, « siège à dossier et à bras », selon votre Dictionnaire.
Étrange idée, en apparence, d’offrir un siège à un nomade. Mais la leçon est claire, pour qui veut bien comprendre. Le voyage dans le temps vaut bien les agitations dans l’espace, et pour aller visiter les années passées, le fauteuil, plus que le lit où l’on dort ou s’épuise, est assurément le navire qui convient. Ainsi vogue le navire-fauteuil et remonte les générations. Avant le commandant s’y était assis un médecin, tout aussi explorateur, même s’il n’avait pas quitté le plancher des vaches. Une autre planète faisait l’objet de son attention : le cerveau humain et sa météorologie, qui vaut bien, en fantaisie et en violence, le régime des vents.
Comment expliquer les dérèglements de l’humeur ? La prodigieuse usine chimique à l’œuvre sous notre crâne ne gouvernerait-elle pas les états de notre âme ? Répondre oui à la question, c’est ouvrir une voie immense aux traitements des aliénés. Pendant des siècles, on s’était contenté de les interner. Charcot avait hypnotisé les hystériques, précédant d’autres méthodes aussi incertaines que barbares, comme les chocs électriques, l’inoculation du paludisme ou la lobotomie. À partir des années cinquante naît la psychopharmacologie. Jean Delay en sera l’un des créateurs, inventeur de nombreux médicaments, et du mot même de « neuroleptique ».
Mais le mode d’action de ces substances reste mystérieux. On calme des symptômes sans en connaître la cause. Pour tenter de comprendre le jeu de l’angoisse, rien ne vaut l’observation des êtres humains qui souffrent, comme les patients de la Salpêtrière, et ceux qui ont réussi à changer en art cette souffrance. Ainsi, Jean Delay se met à scruter la jeunesse d’André Gide, cette lente métamorphose en œuvres de douloureux conflits internes. Une recherche qui suscitera l’admiration d’un autre explorateur et cartographe de l’inconscient, Jacques Lacan. D’autres expéditions mèneront Jean Delay au pays de Rilke, Nietzsche et Kafka Escales qui, pour n’être pas marines, n’en sont pas moins vertigineuses. Soudain, la retraite venue, il veut plonger, lui aussi, mais dans l’antiquité de sa famille. Une simple lettre d’un ancêtre à un autre, écrite en 1877, lui donne le signal du départ. Il va ainsi, de génération en génération, regagner le XVIe siècle, dressant le portrait de tout un peuple. Ni malades, ni géniaux, des gens ordinaires et des métiers tranquilles. Après tant de spectacles terribles, tant de déchirures, on imagine l’apaisement d’une telle exploration. Pour cette longue croisière, il lui fallait un allié. Ce sera le Minutier central, le local où repose un trésor, notre passé, les plus vieilles de nos archives notariales. Le Minutier central, comment mieux appeler cette merveilleuse machine à naviguer parmi les siècles ?
Car le temps est navigable, tout autant que les mers. Et bien des endroits, à condition de savoir les distinguer, nous emportent loin en amont de nous-mêmes. Ainsi les « formes », autre belle appellation. Les formes de radoub, les creux de la terre où l’on construit les bateaux. Dans l’une d’entre elles, à Rochefort, en Charente Maritime, nous rebâtissons à l’identique la frégate Hermione sur laquelle s’embarqua, un beau jour de mars 1780, un jeune homme de vingt-trois ans. Il s’appelait La Fayette. Il allait porter au Congrès des États-Unis naissants le salut de la France et l’annonce de son appui militaire à la cause de l’indépendance.
Je me souviens d’un autre voyage dans le temps. C’était un jour de décembre 1983. Exerçant alors l’étrange fonction de « conseiller culturel », un titre dont le flou solennel aurait enchanté Giraudoux, j’accompagnais le président François Mitterrand dans l’une de ses premières visites au chantier du Louvre. Nous devions contrôler l’avancement des fouilles sous la Cour carrée. Soudain, dans la pénombre, au bout d’une passerelle de planches, surgit une muraille humide, de gros moellons mal joints, la base d’une énorme tour.
— « Le donjon de Philippe Auguste », dit l’archéologue.
Le Président avança la main. Il avait pour les surfaces, de pierre ou de bois, des sortes de tendresse, des possessions légères Il demeura quelques instants silencieux. Puis, se retournant vers nous :
— « Voici l’État. La France moderne est née là. »
Tellement heureux d’avoir rejoint le club de ceux qui la font, François Mitterrand avait la passion de l’Histoire. Soudain, au beau milieu d’une discussion technique et très contemporaine, il s’évadait et nous entraînait à sa suite dans la pensée de Richelieu ou les stratégies de Clemenceau.
Je me rappelle l’émotion qui tous nous étreignit devant cette muraille. C’était comme si, sous le sol de Paris, il nous était donné de remonter plus de huit siècles en arrière et d’assister à la fondation d’une nation qui était la nôtre.
J’étais entré à vingt-cinq ans dans la fonction publique, pour enseigner. Et voici que par le cadeau de la vie et la bienveillance d’un tout puissant, je me trouvais à la source de notre aventure commune.
Rien de tel qu’une pareille rencontre pour ancrer en soi cette passion démodée : l’amour de l’État. Luxueux amour à la place où je me trouvais, avec la tâche qui était la mienne et les êtres qui m’entouraient. Paul Guimard, le géant sagace, le seul de notre petite cour à demeurer libre devant le Prince. Jacques Attali, le grand frère si doué qu’on en oublie d’être agacé. Chaque matin, il nous présentait une nouvelle idée pour changer la vie, notre rêve à l’époque. Ieoh Ming Peï, le Chinois d’Amérique, mon professeur d’œil. Émile Biasini, aux côtés de Malraux l’homme des maisons de la Culture, le bâtisseur indomptable et madré. Sans oublier le trio du Louvre : Hubert Landais, mon jumeau du 22 mars, Michel Laclotte tout de fièvre et de fidélité, et Pierre Rosenberg, déjà.
En participant à la grande aventure, j’avais le sentiment physique, tactile, de tisser la France du passé avec celle de l’avenir. L’émotion de me dire, lors de certaines procédures forcément fastidieuses ou de débats budgétaires tendus où s’affrontaient celui qui est devenu ministre, Christian Sautter, et celui qui, après avoir tant fait, peste fort de ne l’être plus, Jack Lang, l’émotion de me dire qu’en préparant mes petites notes d’arbitrages, j’entrais dans la lignée de tous ces anonymes qui, depuis huit cents ans, avaient fait le Louvre.
Fonctionnaire j’étais, fonctionnaire je demeure, examinateur de requêtes, modeste diseur du Droit. Fier d’appartenir à une maison, un autre donjon qui plonge presqu’aussi loin dans les profondeurs du temps français que celui de Philippe Auguste, le Conseil d’État. Un Conseil où la prose est parfois quelque peu lourde, avouons-le. Mais soudain, sans prévenir, elle prend son envol et s’élève jusqu’à des puretés raciniennes. Lorsqu’elle chante, par exemple, « l’effet dévolutif qui s’attache à l’appel ».
Celui qui partage son existence entre l’écriture et le service de l’État noue avec son pays une intimité singulière. L’écriture est une paysannerie, où l’on cultive sa langue. Quant à l’État, en France, il entretient depuis toujours avec la Nation des relations étroites voir incestueuses.
C’est dire si les gens de ma sorte sont particulièrement concernés par les interrogations d’aujourd’hui.
Quel est l’avenir de l’État, grignoté d’un côté par le pouvoir montant des régions et de l’autre par l’accroissement du champ communautaire ?
Qu’est-ce qu’une nation quand ses définitions anciennes, la frontière, la monnaie ou l’indépendance militaire, ne sont plus pertinentes et quand d’autres espaces de solidarité lui font concurrence ?
Et qu’est-ce que l’Europe, une ambition ou une résignation ?
Il y a quatre jours, nous étions appelés à voter. Les esprits logiques pensaient que des élections européennes étaient une bonne occasion pour nous entretenir d’Europe. Mais la politique a des logiques que la logique ne connaît pas et certaines lâchetés que la rouerie impose. Sur toutes ces questions, les principaux responsables se firent un devoir de n’apporter aucune réponse.
Les grands choix sont devant nous, qui n’iront pas sans déchirures. Est-ce une raison pour faire commerce de la nostalgie ? Aimer son pays, et dans le même temps bâtir l’Europe. Dans la sphère publique, comme dans la vie privée, les conflits de fidélité sont la marque plutôt joyeuse que l’époque est riche. Et l’existence aussi.
Décidément, le siècle prochain ne va pas manquer de sel.
Maintenant que vous m’avez élu, seulement maintenant, prudence oblige, j’ose vous avouer qu’avoir vingt ans en 1788 ne m’aurait pas déplu.
Certains capitaines ont pour destin de sombrer avec leur navire. Tel Joshua Slocum, l’ancêtre de nos solitaires, le premier à avoir bouclé sans aucun équipage le tour de la Terre : il disparut corps et biens presqu’en face de chez lui, après avoir traversé les pires périls, du détroit de Magellan au cap des Anguilles
D’autres, en partant, ont la générosité de nous laisser leur bateau. Comme s’il nous appartenait désormais de continuer leur rêve. Ainsi, la Calypso. Elle nous attend sur le port de La Rochelle. De même Pen Duick, à l’embouchure de l’Odet.
Il y a un an, un an et cinq jours, la colère d’un gréement balançait par-dessus bord un marin de légende. Personne ne crut à sa fin. L’homme avait le génie des réapparitions. Comme en 1976, souvenez-vous. Bien caché dans la brume et radio débranchée, tout le monde avait perdu sa trace. Il ne resurgit que sur la ligne, pour remporter sa deuxième Transat.
Les jours ont passé et l’horizon reste vide.
Cet homme aussi nous avait inspiré des périples, casaniers français que nous sommes, si « culs de plomb », comme disait de nous Jules Verne. Lui aussi avait rappelé à la France le cadeau qu’est pour elle la mer. Mais il avait en propre d’autres qualités, plus rares. Invité par le général de Gaulle à partager son déjeuner, il décline, je cite le mot d’excuse, « pour raison de marée ». Inoubliable leçon d’indépendance pour tous les courtisans, dont je fus. Son autre leçon s’adresse aux bavards, dont je suis : à vos dépens vous l’avez aujourd’hui vérifié. D’Éric Tabarly, c’est peu dire qu’il n’aimait pas dire. Son mutisme amusé faisait honte à nos papotages.
Une fois encore, remerciez-le : en saluant ce grand taiseux, je me force à conclure.
Non sans avoir dit ma gratitude aux trois qui m’ont fait ce que je suis.
Ma mère, ici présente, qui m’a transmis la passion des histoires, la magie de ces quatre mots : il était une fois.
Mon père, ici présent, qui m’a fait cadeau d’une île et du besoin de mer.
Et Jean Cayrol, que je verrai demain, Jean le grand, le si malicieux, le si généreux : il m’a donné la confiance.
Face au quai Conti, le plus beau des embarcadères, Ousmane Sow le Sénégalais expose ses géants. D’innombrables Parisiens viennent de jour leur rendre visite et je crois que beaucoup reviennent la nuit pour tenter de percer le secret de leur force muette. Bien des visiteurs, j’imagine, partagent mon rêve : que s’allonge jusqu’à l’Afrique le pont des Arts pour ne pas perdre la piste de ces humains plus qu’humains.
C’est en saluant l’Afrique que je voudrais achever cette promenade qui n’est, pour vous remercier, qu’une collection d’hommages. L’Afrique que deux femmes ici représentent, Mesdames les ministres Henriette Diabaté de Côte d’Ivoire et Aminata Traoré du Mali. Contre tous les protocoles, qu’elles sachent que je les embrasse. L’Afrique où depuis vingt-cinq ans je vais chercher sans cesse des leçons de rire, de fidélité, de vaillance et de mystère. Des leçons de religion, aussi. Ne me prêtez pas de goût pour je ne sais quel mysticisme tropical. Rappelons-nous seulement l’étymologie de religion. Trois mots latins : religio (l’attention scrupuleuse), relegere (recueillir), religare (relier). Regarder le monde avec une attention scrupuleuse, recueillir et relier. La devise de l’écrivain.
Merci.