De nombreuses cérémonies ont marqué le centième anniversaire de la fondation de L’institut Pasteur. Dans les locaux mêmes de cet Institut, bien sûr, mais aussi sous la Coupole, où une séance exceptionnelle avait été organisée par l’Académie des Sciences, le 12 octobre 1987.
À côté des allocutions de M. Alain Horeau, Président de l’Académie, de M. Raymond Dedonder, Directeur de l’Institut Pasteur, et de M. Jacques Valade, ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (que l’on trouvera dans le prochain numéro de La Vie des Sciences), François Jacob a livré quelques réflexions sur l’originalité de la démarche scientifique de Pasteur et de ses successeurs.
Ces réflexions sont illustrées par quelques exemples pris au cours de l’histoire mouvementée de l’Institut Pasteur, désormais présent dans le monde entier.
S’il est un lieu où l’on se doit de célébrer le centième anniversaire de la fondation de l’Institut Pasteur, c’est bien l’Académie des Sciences. C’est l’Académie, en effet, qui le 1er mars 1886, lançait un appel à une souscription publique en vue d’édifier « un établissement pour le traitement de la rage après morsure », établissement qui devait recevoir le nom d’Institut Pasteur.
L’incroyable chemin qui, de l’asymétrie des cristaux de tartrate et de la cristallographie avait conduit Pasteur, par petits bonds successifs, à travers la bière, le vin, les vers à soie, les poules, les moutons, jusqu’à la vaccination contre la rage, avait créé un domaine de la biologie et de la médecine entièrement nouveau. Ce faisceau de disciplines nouvelles, il fallait l’installer quelque part, pour l’étudier, pour le développer. Mais où ? A l’Université ? Rattacher l’Institut Pasteur aux Facultés de médecine était impensable : beaucoup de médecins et de chirurgiens étaient hostiles à Pasteur et combattaient ses idées. Dans les Facultés des sciences, on enseignait la zoologie, la botanique et la géologie. Les pastoriens devaient pouvoir s’engager dans des voies qu’ignorait l’Université. Et puis Pasteur, qui connaissait bien l’administration de l’instruction publique puisqu’il l’avait longtemps pratiquée, notamment comme doyen à Lille et comme sous-directeur de l’École Normale Supérieure, ne voulait pas entendre parler de l’Université, de sa lourdeur, de sa viscosité. D’où une structure nouvelle, faite sur mesure pour lui. Structure qui était due entièrement à la générosité publique, celle de la France et celle du monde entier, qui unissait d’un même élan la recherche fondamentale et ses applications ; qui scrutait des chercheurs aussi bien à l’étranger qu’en France ; qui dépêchait des émissaires dans les régions du monde les plus reculées pour y étudier et combattre des maladies exotiques ; qui faisait enseigner des gens qu’aucune agrégation n’avait sanctionnés. Bref, une structure d’un style entièrement nouveau. Le style de Louis Pasteur.
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Car il y a un style en science. Il me semble y jouer un rôle aussi important qu’en art. Quand on compare art et science, c’est le plus souvent pour souligner des différences évidentes. On parle de l’un du point de vue matérialiste et de l’autre avec l’optique idéaliste. Ce qui permet d’opposer la nature même des processus qui sont censés fonctionner ici où la science est censée décrire le monde extérieur où objets et événements sont considérés comme ayant une existence indépendante de l’esprit humain. Les objets et les lois qui les régissent sont là. Le scientifique se borne à les mettre en évidence, à les cueillir comme des pommes sur un arbre, à les dévoiler comme une statue au jour de l’inauguration. L’artiste, en revanche, est censé décrire un monde intérieur où objets et événements n’ont aucune réalité, mais apparaissent comme des constructions de l’esprit humain. Le rôle de l’artiste est donc de créer des objets nouveaux, un peu comme des vêtements qu’il taillerait, à sa mesure, dans une étoffe. La Recherche du temps perdu est donc une création. La structure de l’ADN une découverte. D’où une différence qu’on se plaît à souligner dans le rôle de l’individu. L’auteur d’une œuvre est unique, irremplaçable. Celui d’une découverte, interchangeable, Sans Flaubert, pas de Madame Bovary. Sans Mozart, pas de enchantée. Au contraire, si une découverte n’avait pas été faite par le professeur A, elle l’eût été par le docteur M. Voire par C. Ou même D. Sans Newton, il se serait bien trouvé quelque autre physicien pour découvrir la théorie de la gravitation. Sans Darwin, il y aurait eu Wallace pour proposer la théorie de l’évolution.
Mais les choses ne sont pas si simples. D’abord parce que, depuis vingt ans, les neurobiologistes ont montré que l’ensemble des impressions reçues par les sens ne sont pas transmises telles quelles au cerveau pour y représenter la réalité. Que, à chaque celai entre organes des sens et cerveau, il y a sélection des signaux transmis et mise en ordre selon des structures dictées par le système nerveux. Que chaque étape implique donc une destruction sélective d’information. Que si ces transformations sont suffisamment voisines d’un humain à l’autre pour que tous voient les objets extérieurs de manière semblable, les variations individuelles existent qui permettent à chacun de se forger un regard personnel. En outre, de même que Partisse choisit dans ses observations, ses impressions, sa mémoire, ce qu’il juge utile pour l’œuvre qu’il produit, de même, pour construire sa théorie, le scientifique doit sélectionner un sous-ensemble de ses observations et, parmi les phénomènes qui s’y rattachent, choisir ceux qui lui paraissent pertinents. On peut donc dire que pour un objet donné, il y a une multiplicité de descriptions possibles et que pour une description donnée, il y a une multiplicité de représentations possibles.
Il est clair que la description qu’ont donnée de l’ADN Watson et Crick ne représente pas le reflet exact et immuable d’une réalité dévoilée. C’est d’abord un modèle, une abstraction créée par des siècles d’efforts de biologistes et de biochimistes qui ont chacun concentre` leur attention sur certains objets ; qui ont sélectionné chacun un petit sous-ensemble de phénomènes pour se former du monde vivant une représentation cohérente. La double hélice d’ADN est donc autant une création qu’une découverte.
C’est dire qu’en science aussi il y a un style. Une manière d’agir à l’égard de la nature et d’ci) parler. D’élaborer des expériences, de les réaliser, d’en tirer des conclusions, de formuler des théories. De les mettre en forme pour en tirer une histoire à raconter ou à écrire. De convaincre ses collègues de la solidité des résultats ou de la nouveauté d’une théorie. De chercher les applications possibles. De les mettre en pratique ou au contraire de s’en désintéresser. Bref, il y a une manière personnelle de traiter la science et d’en parler. Sans Einstein, sans Darvan, il y aurait eu quelque chose rappelant la théorie de la relativité ou celle de l’évolution. Mais ce n’aurait pas été les mêmes théories. Elles n’auraient pas été écrites de la même manière. Pas présentées de la même façon, avec la même vigueur, la même force de persuasion. Elles n’auraient pas eu la même influence, les mêmes conséquences. En science aussi, chaque œuvre est unique. Et tout comme en art, pour reprendre la formule de George Orwell, parmi toutes ces œuvres uniques, certaines sont plus uniques.
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Sans Pasteur on eût certes mis en évidence le rôle des microbes dans les maladies infectieuses. On eût montré l’existence des agents filtrants, ce qu’on devait plus tard appeler les virus. On eût démontré la possibilité de vaccins. Mais dans des conditions probablement fort différentes. De manière plus morcelée, dans un temps plus long, faisant intervenir tic nombreux chercheurs dans de nombreux pays, Si cette étude avait été faite, non par un seul homme et son équipe dans une même série de travaux, on peut presque dire d’un seul jet, mais çà et là, par de nombreux laboratoires, à petits coups, en tâtonnant longtemps ; si les solutions étaient venues par petits paquets et mon d’un seul élan, elles auraient tout de même gardé leur rôle fondamental dans l’histoire de la biologie et de la médecine, mais elle seraient apparues comme un travail important parmi d’autres, un travail bien dans la manière courante de la recherche ; un travail spectaculaire certes mais sans la grandeur de l’épopée pastorienne, Il y avait quelque chose d’exceptionnel dans le style de Pasteur, Quelque chose d’irrésistible. De conquérant. Avec un côté charge de cavalerie qui le faisait voltiger d’un domaine à un autre. Passer de la chimie et de la cristallographie à l’étude du monde vivant dans son aspect le moins connu sauter sans hésitation des celles de l’homme. Avec une sûreté dans la stratégie. Dans la capacité à déduire d’une théorie les applications ou, au contraire, à extraire du problème le plus concret les aspects les plus théoriques. Avec des intuitions stupéfiantes. Des généralisations d’une audace insensée. Dans l’affaire du choléra des poules, par exemple. On sait que le microbe avait été isolé. Un centimètre cube d’une culture en injection à une poule suffisait à la tuer. Tout un été, une culture reste oubliée sur une paillasse. A son retour, Pasteur injecte cette culture à une poule. La poule survit. Elle survit même à une seconde injection faite cette fois a vue une culture très virulente. Aussitôt Pasteur comprend : la première culture a vacciné la, poule contre les effets de la seconde. Donc la première culture a perdu son pouvoir pathogène tout en gardant son pouvoir de déclencher les défenses de l’organisme. Elle a été, comme dit Pasteur, « atténuée ». Donc on peut « atténuer » les germes et vacciner contre toute maladie infectieuse. Même quand on ne peut pas cultiver le germe en cause sur un milieu de culture, mais sur des animaux ou des organes, comme le germe de la rage. Et, en effet après avoir obtenu un virus fixe et à force de manipuler des cerveaux de lapin infectés, Pasteur finit par obtenir un virus « atténué », donc un vaccin contre la rage. Mais le concept d’atténuation est assez flou. Il le restera longtemps. Jusqu’à ce que la génétique microbienne ait montré que cette « atténuation » de microbes pathogènes vient le plus souvent d’une sélection de variantes qui, dans le cas du choléra des poules, ont perdu un élément génétique, un plasmide portant un gène qui détermine la virulence. Quant au virus de la rage, il semble qu’il était tout simplement tué, c’est-à-dire incapable de se multiplier, par les conditions dites d’atténuation, tout en gardant son pouvoir immunogène.
Dissymétrie moléculaire ; fermentation ; génération dite spontanée ; études sur le vin ; maladie des vers à soie ; études sur la bière-, maladies virulentes ; virus vaccins ; prophylaxie de la rage. Énoncer les travaux de Pasteur, c’est lire des bulletins de victoire. En fait, il y avait un côté militaire en Pasteur. Il y avait du Napoléon dans la manière de toujours prendre l’initiative, de changer brusquement de terrain, d’apparaître là où on ne l’attendait pas, de concentrer soudain ses forces dans un secteur étroit, jusqu’à la rupture, d’exploiter le succès, d’en tirer les conséquences et même de faire sa propre publicité ou de convaincre les autres de se plier à ses propres vues. Comme celui de Napoléon, l’art de Pasteur consistait à toujours livrer bataille au moment choisi, à l’endroit choisi, sur son terrain. Et son terrain, c’était le laboratoire ; ses armes, les expériences, les protocoles, les fioles de culture. Quel que fût le domaine nouveau où il entrait, qu’il s’intéressât aux vignes ou aux vers à soie, au choléra des poules ou à la rage, chaque fois Pasteur cherchait à transformer le problème, à le traduire en d’autres termes, à le rendre accessible à l’expérimentation. Aujourd’hui, on ne procède pas de manière différente. Par son style, Pasteur a imposé sa marque. Pas seulement à ses élèves, à son Institut, mais à la biologie expérimentale dans son entier. Toute l’activité des biologistes aujourd’hui tend à reformuler les problèmes les plus variés en questions accessibles au laboratoire. Tous leurs efforts visent à poser des questions à quoi l’expérience peut apporter une réponse. C’est de Pasteur, de cette stratégie, que datent la médecine moderne et ce qu’on appelle aujourd’hui la « santé publique »,
Le grand homme en science, c’est d’abord celui qui sait discerner les bons problèmes au bon moment, quand il y a une chance de leur apporter quelque solution. C’est aussi celui qui sait s’entourer de bons collaborateurs, trouver parmi ses élèves les éléments capables de devenir ses successeurs et de développer les théories qu’il a émises, les disciplines qu’il a constituées. Ce qui fut exceptionnel avec Pasteur, c’est qu’après avoir fondé une science et une médecine nouvelles, après s’être entouré d’une pléiade de chercheurs de talent animés d’une même passion, il réussit à installer ses collaborateurs dans leurs meubles pour poursuivre la tâche entreprise.
Aussi prestigieux qu’ait pu être le baptême, les débuts n’en furent pas moins fort modestes. Un unique bâtiment où s’effectuent vaccination et travaux de recherche et où Pasteur et sa famille sont logés. Cinq services dits « de Microbie ». Cinq savants de formation et de personnalités très diverses réunis autour du Maître : Duclaux, chimiste prestigieux ; Chamerland, agrégé de physique ; Grandier, médecin ; Metchnikoff, que Roux décrit comme « cet homme de 43 ans accouru du fond de l’Europe, le visage enflammé, brillant, les cheveux embrouillés, tout à fait l’air du démon de la science », et enfin le docteur Roux, l’élève dévoué au Maître, l’ascète qui, pendant trente ans, devait mener d’une main de fer. Ainsi ce n’était pas seulement une science et une médecine nouvelles que Pasteur avait fondées. Pas seulement un lieu de travail qu’il avait construit. C’était aussi, pour peupler son Institut, une espèce inconnue, un type inédit de chercheur qu’il avait engendré : le pastorien. Depuis un siècle, le pastorien se recrute un peu partout dans le monde. Il vient parfois de loin, de Russie, d’Europe centrale, du Moyen-Orient, d’Amérique. De formation scientifique ou médicale, il reste bien souvent en marge des structures et des carrières officielles. Son statut ne se définit que par un style et surtout par un lieu de travail : il fonctionne à l’Institut Pasteur.
Après Pasteur, c’est Émile Duclaux qui dirige l’Institut. Après Duclaux, Émile Roux. Deux des plus proches collaborateurs du Fondateur. C’est dire que le style est maintenu. Renforcé même avec Roux, personnage austère, sorte de saint laïque qui donne à l’Institut un sens du -respect hiérarchique, un aspect un peu militaire, un peu froid. Sans famille, servi par les sœurs à l’hôpital Pasteur, Roux était sans besoin et ne concevait pas qu’on pût vivre autrement. A ses yeux, l’honneur d’appartenir à la maison de Pasteur n’avait pas de prix. Il justifiait donc la modestie des salaires. Le dévouement quasi monacal qui caractérisait Monsieur Roux a longtemps été, est souvent, encore, considéré comme l’un des traits du pastorien modèle.
Très vite, Pasteur avait étendu outre-mer son rayon d’action. Il avait dépêché en Extrême-Orient l’un de ses premiers élèves, le jeune médecin militaire Albert Calmette, pour lutter contre la rage et la variole. À Saïgon, Calmette avait installé un laboratoire pour y préparer ses vaccins. Aussitôt, les gens mordus, ceux qui risquaient la rage, avaient afflué d’un peu partout, du Siam, de Java, de Singapour, du Tonkin, du Japon même. Avec la variole, Calmette s’était heurté à une difficulté : la vache sur laquelle on cultivait le virus de la vaccine proche parent du virus de la variole, refusait de s’acclimater en Indochine. Calmette trouva une solution : le bufflon, sur lequel le virus de la vaccine accepta de se multiplier. En moins de deux ans, Calmette réussit : à vacciner près de cinq cent mille personnes.
La filiale de Saïgon n’est que la première d’une constellation d’Instituts Pasteur outre- mer, De Tahiti à Cayenne, en passant par l’Asie du Sud, le continent africain et le pourtour méditerranéen, nombre de ces Instituts sont, malgré les vicissitudes politiques, restés liés à la maison mère. Ils ont donné, ils donnent toujours aux pastoriens un accès direct à. l’étude des maladies tropicales.
Là, dans ces Instituts d’outre-nier, a pu se déployer librement le style Pasteur, la même fougue, la même sûreté de jugement. Avec Alexandre Yersin, par exemple, dont la vie a été si bien décrite dans un livre récent de nos collègues, Henri Mollaret et Jacqueline Brossolet. Étonnant personnage que ce jeune Suisse venu poursuivre ses études de médecine à Paris où, très vite, il en vient à travailler avec l’équipe de Pasteur à l’École Normale d’abord, puis à l’Institut après sa construction. Préparateur de Roux, il travaille avec celui-ci sur la diphtérie où il démontre l’existence et le rôle du « poison », la première toxine reconnue. Mais ce solitaire a des goûts d’évasion, des envies de mer, de voyage. Il s’engage comme médecin sur un navire des Messageries Maritimes. Puis explore l’Indochine dans tous les sens. C’est alors qu’éclate une épidémie de peste qui envahit Chine et Indochine. Le gouvernement français charge l’ancien pastorien Yersin de se rendre sur les lieux de l’épidémie pour y étudier et combattre la peste. A Hong-Kong, dans des conditions rendues difficiles par la mauvaise volonté des autorités britanniques et par la concurrence hostile d’une mission de microbiologistes japonais, Yersin se met au travail dans une case cri bambous recouverte de paille. En quelques jours, il va triompher de son rival isoler le microbe de la peste et montrer le rôle du rat dans les épidémies. Revenu en France, Yersin prépare, à l’Institut Pasteur, un sérum de cheval antipesteux qui protège lapin, rat et souris. Retour en Chine où l’épidémie a repris avec violence. Et là, c’est le premier essai sur l’homme, sur un jeune Chinois déjà fiévreux, prostré, profondément atteint par la maladie. Yersin commence ses injections. En quelques heures, c’est le miracle. La fièvre tombe. Le malade repose guéri. Succès aussi dramatique que dix ans plus tôt, le premier traitement de la rage par Pasteur.
Les pastoriens n’ont pas hésité quand l’occasion se présentait, à déborder le domaine strict des maladies infectieuses. À l’Institut de Saïgon, fondé lors de la première mission de Calmette, ont commencé les premiers travaux sur les venins de serpent. Voici ce qu’en disait Calmette : « Au mois d’octobre 1891, au moment des grandes pluies, le village de Bac Lien, situé dans la basse Cochinchine, avait été assailli par des bandes de reptiles venimeux appartenant à l’espèce connue sous le nom de Cobra capel, et qui n’est autre que le Naja dont Rudyard Kipling a si bien décrit les curieuses mœurs dans ses Livres de la Jungle. Ces animaux, refoulés jusque dans les cases indigènes, avaient mordu quatre individus, qui succombèrent en quelques heures. Un Annamite, exerçant dans le pays la profession de “psylle” ou “chanteur de serpents” put capturer et enfermer vivants, dans un baril, dix-neuf de ces cobras. L’administration du district eut l’idée de les adresser à l’Institut Pasteur de Saïgon où l’occasion fut trouvée excellente de reprendre l’étude d’un sujet dont l’intérêt apparaissait considérable au lendemain des découvertes d’Émile Roux et de Behring sur les toxines et les antitoxines. « Ces travaux devaient conduire à la sérothérapie antivenimeuse. Ils ont des prolongements dans certaines recherches qui se poursuivent, aujourd’hui encore, à l’Institut Pasteur.
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L’œuvre de Pasteur avait sorti les microbes du ghetto dans lequel ils étaient restés enfermés depuis leur découverte par Leeuwenhock. Le monde des microbes avait enfin trouvé sa place au sein du monde vivant. Et, en quelques années, l’homme avait eu la surprise de constater que, sans ces microbes, le monde ne serait pas ce qu’il est. Cependant, par leur petite taille, leur absence de structure et la bizarrerie de leur comportement, les microbes demeuraient en marge des autres organismes. En outre, leur importance comme agents pathogène, leurs fonctions dans les cycles de transformation des éléments, leur rôle dans nombre d’industries, tout cela devait longtemps empêcher d’étudier les microbes pour eux-mêmes, pour leurs propriétés. C’est seulement dans les années trente que les travaux des physiologistes et des biochimistes allaient enfin s’intéresser à la biologie des microbes et l’unir à celle des autres organismes. Là encore, c’est un pastorien qui apporta l’un des arguments les plus forts à l’appui de l’unité du monde vivant. En étudiant la nutrition des bactéries, André Lwoff analysa le rôle des facteurs dits de croissance, ces composés qui, comme les vitamines requises pour la croissance et la santé des mammifères, sont nécessaires à la multiplication de certaines bactéries. Lwoff put montrer que ces facteurs de croissance exigés par certains organismes seulement, sont en réalité des constituants de tous les êtres vivants. Qu’ils sont indispensables à toute vie. Si certains organismes exigent, dans leur alimentation, la présence de ces facteurs alors que d’autres s’en passent, c’est simplement que les seconds produisent eux-mêmes ces composés tandis que les premiers en sont incapables. D’où la nécessité pour ceux-ci de se procurer toutes prêtes ces substances Découverte de portée immense, Elle montrait que les mêmes structures et les mêmes fonctions se retrouvent chez tous les êtres vivants. Que l’ensemble du monde vivant est construit avec les mêmes matériaux. Quelques années plus tard, l’analyse de la nutrition des microorganismes, fondée sur les idées de Lwoff, devait être reprise par les généticiens. Ainsi allait naître la génétique biochimique.
Dès lors la situation allait se renverser. Bien loin de rester en marge des autres organismes, les bactéries devenaient le matériel de choix pour L’étude de la cellule, de ses fonctions, de ses synthèses. Le cycle pouvait alors se refermer. Le parcours de Pasteur l’avait conduit de la cristallographie et, de l’étude des molécules de tartrate à celle du monde vivant et des microbes. La biologie moléculaire va parcourir le chemin inverse et, à partir des bactéries, étudier les structures et les fonctions des principales molécules constituant les organismes. Et dans les développements de la biologie moléculaire qui, en quelques années, modifiera notre représentation du monde vivant et envahira les différents aspects de la biologie et de la médecine, les pastoriens, avec les groupes d’André Lwoff et de Jacques Monod, vont jouer un rôle de premier plan.
En un siècle, les pastoriens sont passés d’environ deux dizaines à près de deux mille. Il semble peu probable que l’accroissement se maintienne à ce rythme qui, dans un siècle, produirait près de deux cent mille pastoriens ! Ce qu’il faut souhaiter aux descendants, c’est qu’ils conservent, sinon l’esprit, du moins la fougue, le style qui ont fait le renom de l’Institut Pasteur.
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La Vie des Sciences, Comptes rendus, série générale, tome 4, n°5, p. 437-447 – Sept.-Oct. 1987.