Hommage à M. Jean Guitton*
prononcé par M. Hector Bianciotti
Séance du jeudi 25 mars 1999
Messieurs,
Notre confrère Jean Guitton nous a quittés dimanche dernier. Le siècle qui s’achève a glissé sous ses pas pendant près de quatre-vingt-dix-huit ans, et, déjà en train de s’en aller, il l’a pris avec lui.
Avec sa disparition s’éteint la voix d’un grand penseur croyant. Il aimait dire qu’il prenait le mot « croire » dans le sens du peuple : avoir la foi religieuse, la foi chrétienne.
Or, selon lui, lorsqu’un homme n’est pas persécuté pour sa croyance, il n’est pas facile de savoir ce qu’il croit et à quelle profondeur il croit. Lui, ce qu’il croyait, c’était ce qu’il eût accepté de soutenir sous l’ironie, sous le silence ou le mépris de ceux qu’il estimait. Et il ajoutait qu’« on ne croit vraiment que ce pour quoi on accepterait, le cas échéant, d’être tenu pour un idiot ou de souffrir ».
Il avait senti depuis toujours, dès l’enfance, qu’il serait croyant ; et, plus tard, que le destin ferait de lui un penseur. Or, par leur essence même, la foi et la pensée n’ont pas beaucoup d’affinités. La foi est comme la lumière dans l’espace, sans limites ; elle ne raisonne pas, ne commande pas, n’exerce aucune autorité. La foi est une grâce.
En revanche, la pensée est curieuse, elle cherche à élucider, à montrer à l’homme — à l’homme lui-même dont elle fait partie — tout ce qui est à la portée de son regard, de sa main, de son cœur, de son intelligence. La pensée ne « croit » pas : elle interroge. Aussi l’homme de foi qu’était Jean Guitton, avouait-il que jamais, jamais, même lorsqu’il était enfant, il n’avait cessé de se poser la question du rapport de la foi et de la vérité : « Je me disais : ce que professent mes parents ou les prêtres, lorsque j’aurai l’âge d’homme, il faudra que je le contrôle. »
Il n’éprouvait aucune difficulté à s’installer d’emblée — au moyen de cette pensée qui ne laissait pas en paix sa foi — dans ce qu’il appelait « mon dissemblable », et, par une sorte d’ironie, à fournir plus de logique, plus de vigueur et même plus de sincérité à ce « dissemblable », cet autre en lui, lui qui, dès lors, se méfiait de sa propre foi.
Mais il assurait que, avec un tel penchant, malgré ce penchant, ou plutôt à cause de lui, il n’avait jamais connu un doute véritable ni persistant sur la foi chrétienne — bien plus, sur la foi catholique : « Incroyant par méthode et par prudence, disait-il, je n’ai jamais été incroyant de substance et par les fibres. »
Chez lui, la pensée et la foi se rejoignaient dans l’art, dans la peinture. Il était un vrai peintre. Devant la toile, ce n’était plus lui qui pensait. L’instinct des formes et le contrepoint des couleurs agissaient en lui, et sa foi mesurait la réussite ou la faiblesse du pinceau, et le guidait. Il devait alors se sentir sur le chemin du paradis : libéré du langage, des mots, ces enfants insoumis de la pensée.
Dans l’un de ses derniers ouvrages, il imagine sa mort : « La nuit où je suis mort, il s’est passé d’étranges choses []. Tout a commencé alors que j’agonisais tranquillement. J’étais centenaire ou peu s’en fallait. Je ne souffrais pas, ne m’angoissais guère et, tout en m’éteignant, je pensais. Mais aussi, j’attendais. »
Nous regrettions son absence, ici aux séances. Chez lui, il devait écouter le silence, et penser, et attendre.
Nous le regretterons toujours.
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* décédé le 21 mars 1999.