Réception de M. Philippe Beaussant
Monsieur,
Nous avons été nombreux, ces jours-ci, à nous presser au Théâtre des Champs-Élysées pour écouter et pour voir l’Armide de Lully. Nous vous devons, Monsieur, ce grand plaisir. Sans vous, sans vos amis musiciens et musicologues, deux siècles de musique française et italienne seraient sans doute restés affaires de spécialistes. Très tôt, vous sûtes comprendre l’importance de Lully et de Rameau, de Couperin et de Monteverdi, apprécier les beautés de leurs œuvres que vous voulûtes faire partager au plus grand nombre.
Mais je vais trop vite en besogne.
Je viens d’y faire allusion, vous êtes un grand voyageur. Vous l’avez été dès votre jeune âge et vous l’êtes toujours. Sans doute, votre famille de marins, aussi bien paternel que maternel – elle comprend plusieurs amiraux –, y est pour quelque chose. Vous partagez avec Jean François Deniau, dont vous venez de prononcer un bel éloge, le goût de la mer. Je passe sur vos cinq ans à Gstaad en Suisse, qui durent faire souffrir l’amoureux des grands larges. Vous y enseigniez.
Détail que vous m’avez confié et sans doute avez-vous souhaité me faire plaisir − vous aimez faire plaisir −, votre premier cours, à Gstaad, devant des jeunes filles de bonne famille venues de tous les horizons, fut consacré à Poussin. J’espère que vous ne l’avez pas qualifié de baroque, ce mot que j’emploie ici pour la première fois et que j’utilise rarement et toujours à regret.
Nous sommes en 1965. Vous venez de publier le Jeu de la Pierre et de la Foi, un livre consacré à l’art roman préfacé par notre confrère, Marcel Arland. Vos années suisses vous ont donné des fourmis dans les jambes et vous voilà parti avec votre famille pour l’Australie, à nouveau pour cinq ans, à la Flinders University d’Adélaïde.
Certes, vous y enseignez le français en français, mais vous êtes également président de l’Alliance française, vous y ouvrez, en 1968, une maison de France. Mais déjà la musique, votre musique, est votre passion. Vous créez un ensemble instrumental et vocal consacré à la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles – ce qu’on appelait alors la musique ancienne − et vous montez avec vos étudiants de l’Université – sinon une première mondiale, du moins une première australienne − l’Armide de Lully.
Il vous faudra, Mesdames et Messieurs, mes chers confrères, patiemment attendre l’impression de ma réponse pour satisfaire votre curiosité. Ai-je écrit Lully avec un « i » ou avec un « y » ? Cet « i » et cet « y » furent longtemps le nez de Cléopâtre des musicologues. Ils cachent en réalité une querelle qui concerne la musique mais aussi d’autres arts – Poussin peintre français, Poussin peintre romain ? – dont on s’étonne, en ce temps d’Europe, qu’elle n’ait rien perdu de son actualité.
Adélaïde, sans nul doute, c’est très bien, mais l’envie de bouger vous reprend. L’Asie du Sud-Est est toute proche. Vous voyagez, vous partez pour Sumatra, Java, Bali, le Cambodge surtout. Ses danses traditionnelles, ses chants, ses musiques vous fascinent. Vous ramenez du Cambodge un livre paru en 1971 dans la collection Musique de tous les temps, un livre devenu rare et dont vous êtes fier. J’ai consulté votre exemplaire. Vous avez connu le Cambodge d’avant les Khmers rouges. Votre livre est illustré de belles photographies en noir et blanc. Vous êtes discret sur leur auteur, elles sont en grande partie de vous. L’ouvrage est collectif. Vous en avez écrit l’introduction, qu’on lit aujourd’hui avec nostalgie, et les chapitres consacrés, je vous cite, à l’« éducation musicale des enfants dans un monastère » et au « ballet royal du Cambodge », ce ballet royal venu à plusieurs reprises à Paris et qui fit, en son temps, les délices de Rodin. Votre ambition pédagogique – constante dans votre carrière – est manifeste. Vous décrivez les instruments de musique cambodgiens que vous dessinez avec précision et grand soin en marge du texte. Vous dressez la liste des différentes formations orchestrales et chorégraphiques cambodgiennes alors en pratique. Le livre est accompagné d’un disque, un 45 tours. J’ai bien sûr voulu l’écouter. J’ai dû renoncer. Qui d’entre vous, Mesdames et Messieurs, possède aujourd’hui encore l’appareil qui permet d’écouter un 45 tours ? De même que le Cambodge, les temps ont changé…
J’aimerai décrire la photographie qui ouvre votre ouvrage et qui est de vous. J’en lis la légende, « Cinq heures du matin à Angkor Vat ». Un de vos plus beaux souvenirs, m’avez-vous confié, est d’avoir admiré les temples khmers à l’aube et, le même jour, au crépuscule, les Pyramides de l’Égypte. Je ne connais pas de plus bel éloge de l’aviation et du décalage horaire…
Vous n’avez pas cessé de voyager. Vous êtes toujours par monts et par vaux, en Europe essentiellement, par amour pour la musique des XVIIe et XVIIIe siècles, la musique française comme la musique italienne, votre musique, je me répète, que vous nous avez aidés à aimer, que vous avez partagée avec nous et dont vous fûtes et êtes toujours notre passeur par excellence, notre infatigable et meilleur ambassadeur.
Si vous voyagez afin de présenter les œuvres que vous défendez, les musiciens que vous soutenez, vous avez, qui s’en étonnerait, votre port d’attache. Vous êtes né à Bordeaux, la plus belle ville de France, vous avez vécu à Toulon, vous y étiez – le beau titre ! – « animateur culturel » des jeunes ouvriers de l’Arsenal. Ils jouaient Shakespeare et Molière mis en scène par vous. Vous dirigiez la chorale. Puis ce fut Versailles et Paris.
Je me dois de faire un bref retour en arrière, à vos années à Lyon en 1945-1946. Vous aviez été, je vous cite, « embrigadé dans la chorale de l’abbé Séchaud (que vous appeliez avec humour Séchaud Pança) qu’il dirigeait… Il nous faisait chanter Palestrina, Lassus… et Monteverdi ». Puis ce furent Neuilly et le lycée Pasteur. Vous avez employé vos loisirs, m’avez-vous dit, en « séchant quelques cours de lycée », à copier à la bibliothèque du Conservatoire de Paris, rue de Madrid, le manuscrit de la Messe de minuit de Marc-Antoine Charpentier (il n’y avait pas alors de photocopies).
Votre port d’attache, c’est aujourd’hui Senonches. Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la circonstance qui nous réunit aujourd’hui, vous vous êtes étonné que je connusse le nom de cette commune de quelques milliers d’habitants du département d’Eure-et-Loir en Normandie, à la limite du Perche et de la Beauce. La raison que je vous expliquais en est simple. La chance − on dit parfois le hasard − a voulu que je fasse dans l’église de Senonches une de ces découvertes qui marquent la carrière de tout historien de l’art.
Une de nos grandes joies consiste à découvrir, à redécouvrir des œuvres oubliées, disparues, cachées, inédites, des grands artistes du passé, à leur rendre, si possible, leur paternité. Les cas d’espèce sont légion. Un exemple les résume : Georges de La Tour. La Tour est le triomphe de l’histoire de l’art.
Je ne reviendrai pas ici sur sa découverte qui n’a pas cent ans, ou plutôt sur sa redécouverte, car l’artiste, s’il fut prestement oublié, connut de son vivant la célébrité.
Comment expliquer cette résurrection ? L’on en connaît les diverses étapes et les principaux acteurs et l’on sait le rôle des expositions consacrées à l’artiste. Il y a plus. Il y va de la responsabilité de l’historien de l’art de réhabiliter et bien souvent de sauver un passé qu’il a la charge de transmettre. Le visiteur d’un musée croit respectueusement, non sans quelque naïveté, ce qu’il lit sur le cartel d’un tableau. Il a raison et il a tort. Tel Titien s’est longtemps appelé Giorgione. Le Bon Samaritain, Le Philosophe au livre ouvert, Le Prophète Isaïe sont-ils bien de Rembrandt ou ne reviendraient-ils pas plutôt à l’un de ses élèves, à l’un de ses nombreux imitateurs ? Rubens ? Ce tableau est-il intégralement de sa main, quelle fut la participation de ses collaborateurs ? Ce sont là quelques-unes des questions que tout historien de l’art se pose régulièrement. Le cartel prend parti. Il affirme une vérité qui parfois a mis longtemps à s’imposer. Le Concert champêtre a, pour plusieurs siècles, porté le nom de Giorgione. Le Philosophe au livre ouvert est vraisemblablement de Salomon Koninck, Le Prophète Isaïe sans doute d’Adriaen Van Ostade et l’on s’accorde aujourd’hui, après bien des hésitations, à réduire la participation des collaborateurs de Rubens à l’exécution de la Vie de Marie de Médicis. Ce sont là les progrès d’une discipline, ces progrès qui ne nuisent en rien, bien au contraire, à notre plaisir esthétique, à notre délectation. L’œuvre d’art, souvent, ne parle pas d’elle-même. Le visiteur a besoin de béquilles, d’explications, d’un cartel, quitte à ce qu’il l’induise en erreur. L’érudition, cette érudition si souvent méprisée, fait vivre ou sait faire revivre les artistes.
Une parenthèse : j’ai employé le terme de cartel, bientôt j’utiliserai celui de réserves de musée. Ces mots, dans leurs acceptions aujourd’hui communément admises, ne figurent pas dans notre dictionnaire…
Ah ! mes chers musées ! Ah ! ma chère histoire de l’art !
Regagnons Senonches. L'église de Senonches, votre Senonches, possède un chef-d’œuvre. Comment en ai-je eu connaissance ? Une amie conservateur m’en montra la photographie. Comment se l’était-elle procurée ? Je l’ignore. Tout de suite, avant même d’avoir eu le temps d’y réfléchir, un nom s’imposa.
Il convenait bien sûr de vérifier sur place, sur pièce. Je me rendis à Senonches en 1979 par une belle après-midi de juin. L’église était lumineuse. L’œuvre, de grande taille, près de deux mètres cinquante de haut, était bien de Federico Bencovitch (1675-1757). D’origine dalmate, Bencovitch est un des pères du second siècle d’or de la peinture vénitienne. Son influence sur Piazzetta, sur le jeune Tiepolo surtout, Giambattista, fut considérable. Le retable de Senonches − je regrette de ne pouvoir en projeter ici l’image – nous montre Saint André sur la croix accompagné de saint Barthélemy, saint Charles Borromée, sainte Lucie et sainte Apolline, tous aisément reconnaissables grâce à leurs attributs, le couteau, les tenailles, les yeux arrachés posés sur un plateau, le nez busqué… Sur la droite de la toile, on distingue le pied et la jambe d’une idole fracassée.
Mais pourquoi, m’interrogerez-vous, Bencovitch ? Je vous répondrai, parce que ça se voit.
Comment propose-t-on une attribution ? Il y a la pratique, les musées, les expositions, les salles de vente − ah ! mon cher vieil hôtel Drouot −, les Puces, la consultation quotidienne de photographies de tableaux – de préférence en noir et blanc −, les livres d’histoire de l’art (à ne pas confondre avec les livres d’art), les catalogues scientifiques et les catalogues raisonnés et il y a ce que l’on appelle d’un terme quelque peu prétentieux, l’œil.
Je vous dois une explication. L’œil, c’est le don qu’ont certains de prononcer face à une œuvre le juste nom, de faire le bon diagnostic. Je précise que ce talent n’est pas universel. Ceux qui le possèdent ne l’exercent avec pertinence que pour certains artistes, certaines périodes, certaines disciplines. On peut avoir l’oreille absolue pour les tableaux de Poussin et pour les dessins de Watteau et ne pas savoir distinguer une commode de Boulle, un meuble de Carlin de son pitoyable pastiche du XIXe siècle. Cette triste constatation vaut pour les plus grands historiens de l’art du passé. Le jugement de Bernard Berenson – B.B. pour ses nombreux intimes – sur les dessins florentins de la Renaissance était impeccable. Son avis sur les tableaux de Rembrandt n’avait aucun poids. On doit à Roberto Longhi la résurrection de Piero della Francesca et du Caravage, son opinion sur l’authenticité d’un tableau de Manet ou de Matisse importe peu.
Revenons, une dernière fois, à Senonches et à Bencovitch. Pierre-Jean Mariette (1694-1774) est resté célèbre pour son exceptionnelle collection de dessins – 9 000 feuilles de toutes les écoles −, une des plus parfaites qui jamais ait été constituée. Mariette a également laissé de fort utiles notes sur quelques artistes du passé comme sur ses contemporains. Elles furent publiées au xixe siècle. Il écrivait, je le cite : « Il y a dans église de la Madonne [sic] del Piombo à Bologne un tableau de ce maître [Bencovitch] qu’on dit être fort beau. » Les principaux guides de Bologne du XVIIIe siècle le décrivent, saint par saint. Il s’agit sans nul doute du tableau de Senonches. Ce qui n’était qu’une intuition, disons une attribution, s’est affirmée en certitude. La grande composition commandée pour une église de Bologne, mais peinte à Venise, ce qui ne manquera pas de faire sourire Philippe Beaussant – il sourit toujours –, est aujourd’hui présentée dans la mairie de Senonches. Elle a été restaurée et exposée à plusieurs reprises, notamment à Venise à l’occasion de l’exposition consacrée à Bencovitch, dont elle était le clou.
Par quel chemin de traverse a-t-elle gagné Senonches ? Je l’ignore. Que je sache, on n’a pas, à ce jour, précisé ses pérégrinations depuis 1792 et l’église de la Madonna del Piombo de Bologne et l’église Notre-Dame de Senonches.
Comment définir le talent de Bencovitch ? En quoi a-t-il pu ouvrir les yeux du jeune Tiepolo ? Il aime les formes anguleuses et allongées, les couleurs recherchées, en l’occurrence des roses fanés, des prunes, des verts glauques, les plis cassés, mais surtout les éclairages brutaux qui dramatisent les expressions des visages. Partant de la réunion banale de cinq saints et saintes, Bencovitch a créé une page ténébreuse, brûlante, lyrique et d’un grand souffle. C’est à dessein, Monsieur, mais je vous taquine, que je n’ai pas employé le mot baroque…
aroque, nous y voici.
Le mot figure dans les titres de trois de vos ouvrages : Vous avez dit « baroque » (1991), Manger baroque et rester mince (1999) et, tout récemment, « Passages » de la Renaissance au baroque (2007). Je vous l’ai déjà dit, je n’aime guère ce mot. Je sais bien que vous n’êtes pas seul dans notre compagnie à l’employer et vous venez renforcer le camp de ceux − Dominique Fernandez en tête − qui s’en sont faits les défenseurs. Je n’aime pas ce mot et tente, autant que faire se peut, d’en éviter l’usage.
En peinture, il a perdu tout sens ou, du moins, on l’a mis à toutes les sauces (si vous me pardonnez l’image, nous évoquerons bientôt vos passions culinaires), on l’a utilisé à tout propos, pour des artistes qui n’ont rien en commun, qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, le Caravage et Rubens, Bernin et Velázquez, Rembrandt et Poussin… Ce mot, vous l’avez défendu avec humour. Je vous cite : « Comment ce terme d’histoire de l’art (et particulièrement de l’architecture) a-t-il été parachuté au milieu des doubles croches, au point d’y semer la zizanie ?… La situation est à ce point confuse qu’il serait inutile de lancer un concours, le gagnant doté de son pesant de croches en chocolat, pour trouver un terme de remplacement : car tous ceux qui emploient ce mot et l’appliquent ne veulent pas dire la même chose, ou plus précisément veulent ne pas dire la même chose. » Mais ce mot vous l’avez justifié avec sincérité, avec cette conviction souriante, cette allégresse non dénuée d’ironie qui vous caractérisent.
Je vous redonne la parole : « En revanche et voyez comme vont les choses, il n’est pas absolument exclu que Mozart, joué avec des violons montés à l’ancienne, des flûtes Hotteterre, et des clarinettes d’époque, ne soit pas qualifié de baroque, tout classique qu’il est… » (Pour ceux qui l’ignoreraient, les Hotteterre sont une famille de facteurs et d’interprètes du XVIIIe siècle. Ils ont donné leur nom à des flûtes renommées pour leur son.) Je reprends : « Nous sommes alors en pleine confusion linguistique et peut-être mentale. » Comment, Monsieur, ne pas vous approuver !
Vous donnez vous-même des verges pour vous faire fouetter. Vous aviez, sur France Musique, osé qualifier Jean-Sébastien Bach de « musicien baroque », ce qui vous valut d’amers reproches. Vous voulûtes vous racheter. Je vous cite à nouveau : « La vérité est que nous n’avons pas de mot pour indiquer à la fois le repère chronologique et les tendances dominantes de la musique et de l’art entre 1600 et 1750… »
Deux voies, deux voix (avec un « x ») oserais-je dire, s’ouvrent à moi. La première consisterait à proposer à mon tour la définition parfaite du terme. Vous vous êtes vous-même, Monsieur, courageusement, avec brio et souvent avec bonheur, livré à l’exercice, dans votre Vous avez dit baroque (1991) dont je rappelle le sous-titre, Musique du passé. Pratiques d’aujourd’hui. Vous avez tenté de « sortir de cette ornière, de cette fondrière, de ce marécage ».
Je rappellerai la définition de notre dictionnaire dans son édition de 1694 : « Baroque. ad.[jectif]. Se dit seulement des perles qui sont d’une rondeur imparfaite [exemple] : un collier de perles baroques. » Si seulement nous en étions restés là…
À la vérité, le terme baroque couvre tant de choses différentes que l’on s’y perd. Son sens varie considérablement selon les pays, les langues, les arts et les dates qu’on lui assigne. Le mot allemand Barock ne peut se traduire par baroque. Il a donné lieu à de savantes exégèses qui ont vu s’affronter quelques grands noms de l’histoire de l’art et de la pensée : Jacob Burckhardt, Heinrich Wölfflin, Aloïs Riegl, Eugenio d’Ors, Benedetto Croce, Werner Weisbach, Otto Kurz, Henri Focillon, Victor-Lucien Tapié, bien d’autres… Il n’est pas jusqu’à Anthony Blunt, dont la notoriété, hélas, repose plus sur ses talents d’espion que sur ses irremplaçables travaux sur Poussin, qui ne se soit fourvoyé dans cette galère.
Les essais de deux de mes collègues, Claude Mignot à plusieurs occasions, Alain Mérot dans son récent Généalogies du baroque (2007), me paraissent avoir, pour dire les choses simplement, remis avec sagesse les pendules à l’heure. Je me dois de les citer. Le mot baroque « a perdu toute précision et peut-être toute véritable existence ». « Devenu "commodité de langage", il a été vidé de sa substance. » Et de mentionner l’exemple de Versailles, ce Versailles qui vous tient à cœur, Versailles classique ou Versailles baroque ?
J’en aurai fini avec baroque en évoquant ces « baroqueux », ces « musiciens baroqueux » qui vous sont chers. Le mot est lui aussi absent de notre dictionnaire. Il vous reviendra de l’y faire entrer. Il vous faudra, Monsieur, attendre quelques années.
Des deux voies qui s’étaient offertes à moi, j’emprunte avec soulagement la seconde, celle de la musique.
La musique est votre champ, je n’ose écrire votre chant. Vous devez sa découverte à votre mère. Je vous lis : « Ma mère était une bonne pianiste amateur. Elle faisait dans sa jeunesse ses cinq à six heures de piano par jour, elle avait travaillé avec Ricardo Viñès et jouait Granados et Albéniz mais surtout Bach, ce qui était encore rare dans les années 1920. Mes plus beaux souvenirs d’adolescence, ce sont les soirées où elle jouait Bach, et aussi César Franck qui était l’arrière-grand-oncle de mes cousins et le fétiche de la famille… »
Vous avez consacré aux musiciens que vous aimez des monographies essentielles. Couperin, votre préféré, en 1980, Rameau en 1983, Lulli en 1992 (il deviendra Lully avec un « y » à la page 237 de votre ouvrage), Monteverdi plus récemment (2002 et 2003). Je vous cite à nouveau :
« Chaque été, je faisais une randonnée solitaire, sac au dos. Et ne voilà-t-il pas que je me suis trouvé un jour, par pur hasard, à Aix-en-Provence, en plein festival, que j’ai lu sur les affiches : Monteverdi l’Orfeo, et la date : ce soir-là ! Impulsion subite – je me suis dit : "J’y vais." J’ai acheté un billet, au dernier rang comme l’imposait ma bourse modeste. Je n’avais jamais vu d’opéra, je n’étais jamais entré dans un théâtre lyrique, et je me suis trouvé dans un lieu plus émouvant qu’un vrai théâtre, par ce soir d’été, à l’Archevêché, face à Christiane Eda-Pierre en Eurydice, à Jeanne Berbié en Messaggiera… Le coup de foudre… La découverte d’une musique qui bouge, qui vit, qui pleure, qui danse… l’opéra, c’était ça ! »
Vous avez voulu faire connaître la musique que vous aimez. Vous avez fondé en 1986 le « Centre de musique baroque de Versailles », le C.M.B.V., dont vous serez le conseiller artistique de 1987 à 1996. Il faisait suite à l’I.M.D.A., l’Institut de musique et de danse ancienne. Vous avez créé, en 1995, le Centre des arts de la scène des XVIIe et XVIIIe siècles, qui associait chanteurs, comédiens et danseurs.
Vous vous êtes allié à de nombreux musiciens et chefs d’orchestre qui aujourd’hui ont tenu à vous honorer. William Christie, Philippe Herreweghe, Gustav Leonhardt, j’aimerais les citer tous…
Vous créez des ensembles mais, vous ne vous en cachez pas, vous auriez voulu être chef d’orchestre, chef de chœur. Vous jouez de la flûte, cette flûte qui tient une place importante dans votre roman L’Archéologue. Souvent vous composez des concerts. Vous en bâtissez les programmes. Vous en choisissez les interprètes, les musiciens, les chanteurs, le chef d’orchestre, le « batteur de musique » comme on disait autrefois. Vous décidez du lieu…
En 1994, Pierre-Jean Rémy, Jean-Pierre Angremy (il écrit Lully avec un « y »), qui dirigeait la villa Médicis, notre Académie de France à Rome, vous proposa d’organiser un concert de votre choix. Vous y apportâtes le soin que l’on vous connaît. Chantaient Howard Crook et Isabelle Desrochers, un Américain et une Canadienne que nous avons entendue avant-hier. Tout paraissait au point. Nous étions en juillet. Il faisait chaud, très chaud. On décida de donner le concert en plein air, sous la loggia, la fameuse loggia de la villa Médicis. À 21 heures 30 précises, les premières notes retentirent. Soudain, à 21 heures 40, un hurlement épouvantable, un cri de joie s’éleva des fenêtres voisines, de toutes les fenêtres de Rome. L’Italie venait de marquer son premier but au Mondial ! L’histoire ne dit pas si ce but fut marqué contre la France…
Votre vie a été consacrée à la musique, à faire connaître ces musiciens italiens et français des XVIIe et XVIIIe siècles qu’un XIXe siècle paresseux et sûr de lui avait négligés et, trop rapidement, rayés de la carte. Vous y avez réussi. Plusieurs générations vous en savent gré. La bataille est aujourd’hui gagnée. Il suffit d’ouvrir la radio, France Musique, Radio Classique, mais aussi les chaînes étrangères, l’admirable filodiffusione italienne par exemple, pour constater votre triomphe. La radio a été votre instrument de travail privilégié. À combien d’heures d’antenne avez-vous eu droit ? Le calcul mériterait d’être fait. Vous figureriez, j’en suis certain, dans le peloton de tête. Depuis 1974 et jusqu’en 2006, vous avez été, chaque jour ou presque, à l’antenne. Qui ne se souvient de vos Matins des musiciens, trois heures d’affilée, seul devant le micro, du lundi au vendredi, seul avec la musique, avec votre musique ?
Votre musique, je vous ai prié de me proposer le programme de votre choix, votre concert idéal. Le voici. Jean-Sébastien Bach, un ou deux Prélude et Fugue du Clavecin bien tempéré interprété par Gustav Leonhardt, en souvenir, nous l’avons deviné, de votre mère, Les Ombres errantes et Les Idées heureuses de François Couperin, ce Couperin que vous aimez « comme un frère de lait », avec Noëlle Spieth au clavecin, Monteverdi, l’Orfeo dirigé par Gabriel Garrido et les madrigaux chantés par l’ensemble Concerto italiano dirigé par Rinaldo Alessandrini, puis César Franck, le vieil enregistrement d’Alfred Cortot et enfin La Cathédrale engloutie de Claude Debussy, interprété par ce même Alfred Cortot ou Sviatoslav Richter.
Vous m’en voyez navré, Monsieur, ce concert de vos rêves, il vous faut, Mesdames et Messieurs, le faire sonner dans votre tête, l’imaginer, le recréer en silence et, au lieu de l’écouter, m’écouter.
Pardonnez-moi une nouvelle parenthèse et de revenir à la villa Médicis. Elle joue un rôle essentiel dans les relations artistiques entre la France et l’Italie. Elle est capitale pour tout jeune historien de l’art. Depuis Malraux, les meilleurs d’entre eux y ont eu accès. Ils y découvrent Rome, ses richesses illimitées, ils y font connaissance avec leurs jeunes collègues allemands, américains, italiens. Surtout, ils y font leurs premières armes. Un exemple parmi bien d’autres : notre confrère de l’Académie des beaux-arts et mon successeur à la tête du Louvre, Henri Loyrette, m’assista, lorsque Balthus, à la veille de son départ à la retraite, me demanda d’organiser à la villa une exposition Poussin, ce Poussin qu’il vénérait… Ces historiens de l’art, on voudrait aujourd’hui en limiter le nombre (limiter, en l’occurrence, est synonyme de diminuer), parfois même supprimer leur section. L’avenir de notre profession serait alors définitivement compromis.
J’aimerais consacrer quelques instants à vos compositeurs favoris. Le profane que je suis choisirait, je le confesse, Bayreuth plutôt que les Concerts spirituels. Et tout d’abord Rameau (1683-1764). Je suis de ceux qui à Rameau préfèrent son « neveu », mais, grâce à votre Rameau de A à Z, grâce également au beau texte de notre confrère Claude Lévi-Strauss, En écoutant Rameau, mes oreilles se sont ouvertes.
Vous chérissez François Couperin (1668-1733). Pour vous, il est le Watteau (1684-1721) de la musique. Ils sont contemporains, mais ne se sont sans doute pas connus. Ils ont l’un et l’autre rompu avec leur temps. Watteau tourne le dos à Le Brun et Pierre Mignard. Il aborde de nouveaux sujets, la « fête galante » pour le dire d’un mot, il accorde une place essentielle au théâtre, à la mode, à la pastorale, aux ambiguïtés des sentiments amoureux surtout. Son monde confond rêve et réalité, une réalité souvent poignante. Il dessine aux trois crayons, comme personne avant (ni après) lui, joueurs de basson et clavecinistes, flûtistes et hautboïstes. Comme chez Mozart, sous une apparente gaieté, la mélancolie et la nostalgie nous serrent le cœur. Couperin, Watteau, Mozart, les arts n’évoluent pas du même pas. « Les correspondances trop littérales, je n’y crois pas » s’exclamait tout récemment Pierre Boulez.
« Monteverdi ne m’a plus quitté depuis [Aix-en-Provence]. Même si j’écrivais sur Lully et sur Rameau c’est lui qui était au cœur de la chose. » On entend les inflexions de votre voix. « Je ne dis pas que j’ai vu tous les Orfeo, mais beaucoup. Je suis allé trois fois à Zurich, pour l’entendre dirigé par Harnoncourt et le voir mis en scène par Jean-Pierre Ponnelle ; à Lyon avec Claire Gibault ; à Paris avec Gardiner, puis Charles Ravier ; à Aix avec Corboz ; à Anvers avec Herreweghe ; à Nancy avec Minkowski ; à Ambronay et à Beaune avec Garrido, à Tourcoing avec Malgloire ; mais j’ai manqué Savall… (Avouerai-je que je ne l’ai pas entendu par René Jacobs parce que je n’avais pas envie de voir la mise en scène de Trisha Brown ? Je rougis, mais je persévère…) ». Orphée, c’est aussi Poussin, ce Poussin dont José Cabanis sut si bien parler lorsqu’il me reçut ici même il y a tout juste douze ans, le tableau de Poussin du Louvre dont la reproduction illustre la couverture de votre Chant d’Orphée et à qui Michel Déon a consacré un bel essai au titre provocateur, Orphée aimait-il Eurydice ?
Vous persévérez… Ces mots sonneront familiers aux lecteurs de votre Malscène (2005), un « livre de colère » selon votre expression, qui vous a valu quelques inimitiés − je ne vous sais pas d’ennemis −, un livre sans concession, un chant d’amour en faveur de la musique et des voix, écrasées si souvent par des mises en scène prétentieuses, surinterprétatives et qui voudraient faire oublier, à leur seul profit, l’essentiel, la musique et les voix. On vous dit distrait, je ne vous connaissais pas exaspéré…
Monteverdi est enterré à Venise, aux Frari, dans la Cappella dei Milanesi. En permanence, une rose fraîche est posée sur sa tombe. J’ignore l’auteur de ce geste touchant. Je vous ai longtemps soupçonné…
e la musique à la gastronomie, il n’y a qu’un pas. Vous l’avez allègrement franchi. Vous n’êtes pas le premier. Déjà Balzac s’était livré à l’exercice dans Gambara, dont le titre ne laisse rien présager. Vos titres, eux, sont sans ambiguïté : Manger baroque et rester mince (1999), Préludes, fougasses et variations. Nouvelles recettes baroques (2004). La table des matières, que vous intitulez joliment table des mets, mérite que l’on s’y attarde. Elle ouvre l’appétit. J’en signale quelques rubriques : « le coq au riesling de Jean-Claude Malgloire », « le potage d’artichauts de William Christie », et vais vous lire une recette à laquelle vous tenez car vous en êtes l’inventeur. Il s’agit de la recette de la soupe au potiron : « Préparez 1 kilo de potiron en enlevant sa peau et en le détaillant en petits morceaux.
Faites chauffer 2 cuillerées d’huile d’olive dans une grande casserole, faites rissoler le potiron sur feu vif afin que les morceaux caramélisent un peu. Cette opération peut durer 5 bonnes minutes.
Ajoutez 2 gros oignons hachés menu ainsi que 2 gousses d’ail et versez 1 litre 1/2 de bouillon de poule (préparé à base d’une tablette de bouillon ou un vrai bouillon), laissez cuire un 1/4 d’heure sur feu modéré ou jusqu’à ce que le potiron soit cuit.
Passez liquide et morceaux dans un moulin à légumes.
Faites ramollir une poignée de cèpes secs dans un peu d’eau chaude. Quand ils sont tendres, coupez-les en petits morceaux et jetez-les avec leur eau.
Laissez mijoter 10 minutes en réduisant un peu ou, au contraire, en ajoutant de l’eau afin d’obtenir la consistance désirée.
Salez et poivrez.
Avant de servir, enrichissez la soupe d’une bonne cuillerée d’huile d’olive et de crème. Servir avec quelques croûtons frits et du parmesan râpé. »
Vous nous apprenez que les musiciens aiment faire bonne chère et sont excellents cuisiniers. « Pour avoir vécu », je vous cite, « trente ans au milieu des flûtistes et des joueurs de viole de gambe », vous avez pu composer, le mot me paraît bienvenu, à l’aide des recettes favorites de vos amis musiciens, votre Manger baroque…
Votre découverte de Monteverdi nous vaut une belle liste de recettes de Mantoue, le risotto aux grenouilles et cresson, les tortelli di zucca (à la citrouille), que sais-je ? Pour connaître Mantoue et ses ressources gastronomiques, je ne peux que m’incliner devant vos choix. S’il vous reste quelque temps à Mantoue, entre deux repas, n’hésitez pas. Il y a Leonbattista Alberti et Giulio Romano, Mantegna et Rubens, sans oublier Ovide. Il y a Verdi, le Verdi de Rigoletto (Verdi n’aimait pas Monteverdi). À Mantoue, on ne sait où, le 24 février 1607, une date sacrée pour vous, votre 25 février 1830, votre 29 mai 1913, se donnait la première d’Orfeo. Le 24 février 2007, pour son quatrième centenaire, à Mantoue, vous écoutiez l’Orfeo…
ous êtes un romancier tard venu. Dès votre premier roman, Le Biographe (1978), vous recevez le prix Ève-Delacroix de l’Académie française. Suivent L’Archéologue, La Belle au bois, puis Héloïse (1993) qui vous vaudra notre Grand Prix du roman, un an avant que Frédéric Vitoux ne l’obtienne. Stradella (1999) est une biographie romancée de ce compositeur de génie longtemps oublié et par ailleurs intrépide aventurier. Vous l’avouez, non sans ingénuité : « Si je dis la vérité personne ne me croira, et si j’invente, personne ne s’en apercevra. Il n’y a donc aucun inconvénient à avouer avant de tricher. »
Où en étais-je ? vient de paraître. J’aimerais cependant m’attarder sur votre Rendez-vous de Venise paru en 2003 que j’ai particulièrement aimé… Je ne voudrais pas oublier de mentionner que vous fûtes en 1973-1974 le secrétaire de Madame Romain Rolland, la veuve de l’illustre prix Nobel de littérature de 1915. Illustre, mais hélas aujourd’hui encore au purgatoire, avec qui vous partagez un amour absolu pour la musique, même si Beethoven n’a pas sa place dans le panthéon de vos compositeurs. Je rappellerai bien sûr son Jean-Christophe, mais également le titre de son doctorat soutenu en 1895 : Les Origines du théâtre lyrique moderne. Histoire de l’opéra avant Lulli et Scarlatti (Lully avec un « i »). C’était, m’avez-vous dit, la première thèse en Sorbonne sur la musique.
J’aime votre Rendez-vous de Venise pour bien des raisons. À votre habitude, vous promenez votre lecteur. Vous le promenez dans le temps et dans l’espace. Vous pratiquez le double, le triple récit que vous tricotez habilement afin de ménager vos effets. Vous l’entrelardez à merveille. Je l’aime, à cause de Venise, je l’aime parce que le héros, ou plutôt les héros de votre livre sont des historiens de l’art, je l’aime enfin parce que votre roman d’amour se termine bien, ce qui aujourd’hui n’est plus de mode.
Je l’aime aussi parce que le mot baroque n’apparaît pas avant la page 108, parce que vous mentionnez le nom de Poussin (p. 145), enfin parce que Wagner (p. 165), dans une phrase ambiguë sur « l’Âme allemande », y fait une brève apparition (alors que ni Monteverdi ni Rameau ne sont cités). Et comment aurais-je pu résister aux deux pages que vous consacrez à Chardin ? Je vous laisse dire : « Ah ! je vous revois, oncle Charles. Indéfiniment, vous me parliez du bleu Chardin, vous dissertiez sur la manière dont ce vieux bonhomme, avec ses besicles et sa toque blanche, étale son bleu et le fait fondre dans tout l’espace de son tableau. Vous me disiez : « Regardez, Pierre, il y a du bleu partout, jusque dans le fond brun, jusque sur la joue rose de la maîtresse d’école, jusque dans ses cheveux blonds… » Bien vu.
Votre roman s’assemble autour de cinq personnages, si l’on oublie la servante au beau nom de Mariette. Il y a d’abord Venise. Laissez-moi vous faire une confidence : vous n’êtes pas le premier romancier de l’Académie à avoir déclaré votre amour pour Venise. Je me tourne vers nos confrères et n’en compte pas moins de douze (sans oublier notre dernier élu, Jean Clair) qui partagent avec vous une passion pour la « cité des doges ». Tiendrait difficilement sous la Coupole une bibliothèque des ouvrages de nos confrères consacrés à Venise. Il serait temps que nous élisions un romancier qui la déteste. Vous la décrivez avec sobriété, sans lyrisme, en évitant, ce qui n’est pas aisé, les poncifs, et vous consacrez à ses peintres quelques passages bienvenus. Giovanni Bellini et ses Madones de l’Accademia, Antonello de Messine, le Tintoret, Giambattista Tiepolo, « son élément c’est l’air » déclare votre héros, comptent parmi vos favoris. Vous, ou du moins votre héroïne, comme le guide Michelin, leur donnez des étoiles sous forme de oui, répétés une, deux ou trois fois. Ces étoiles que si peu de restaurants de Venise méritent.
L’oncle Charles Millau, historien de l’art, est mort depuis cinq ans. Il n’aime que la peinture. Membre de l’Institut, il porte en permanence une écharpe blanche. Homme d’une parfaite urbanité, grand utilisateur de l’imparfait du subjonctif, sa science est infinie, sa mémoire infaillible. Il est bon, touchant, raide sans doute, pédant parfois et quelque peu − c’est un euphémisme − maniaque. Il s’intéresse tout spécialement au portrait, aux portraits peints qu’il sait ressusciter en s’appuyant sur les indices de leurs visages et de leurs habillements. Il les imagine en vie jusqu’à retrouver « la sonorité exacte de leur voix », pour reprendre les mots que Jacqueline de Romilly prononçait lors de la récente remise de votre légion d’honneur à Versailles.
Son neveu, Pierre Voisin, a hérité de sa maison aux confins de la Brie. Il est en quelque sorte, en plus jeune, son double, son successeur, son continuateur, un « maniaque en second ». Les dessins de Sebastiano del Piombo font l’objet de ses recherches. « Il n’y avait pas de femmes dans la vie de mon oncle » pensait-il et voici qu’il découvre un carnet secret, un carnet intime destiné à disparaître. Dans sa maturité, l’oncle a connu l’amour à Venise, l’amour fou. La jeune femme, Judith, voulait un enfant de lui. Il le lui refuse.
Vous ne nous avez guère habitués, Monsieur, vous le pudique Philippe Beaussant, aux quelques lignes assez crues que je lis : « Quand je disais non en regardant Judith en larmes, quand je brisais volontairement notre élan amoureux, “non, nous ne pouvons pas, nous ne devons pas avoir un enfant, à cause de mon âge”, quand j’interrompais son plaisir et que je me retirais d’elle par un effort terrible de ma volonté, qu’est-ce que je faisais ? »
Charles abandonne Judith. Il est désespéré : « As-tu raté ta vie ? », se demande-t-il. « Je ne retournerai jamais à Venise. »
Pierre est atterré. Il n’a rien vu, il n’a rien soupçonné du grand secret de son oncle. « Comment peut-on être à ce point aveugle ? »
Judith est d’origine ukrainienne, Judith Vycherova, qu’on devrait écrire (et prononcer) Vychtchierova. On la devine élève de Charles Millau. Elle est belle, entière, passionnée, imprévisible, irrésistible et zézaie délicieusement : « Je veux z’un enfant de toi. »
J’interromps ici mon récit (c’est bien entendu le récit de Philippe Beaussant) pour à mon tour faire preuve de pédanterie. Charles Millau est-il l’historien de l’art à l’impeccable érudition que nous décrit son neveu ? Se serait-il, en ce domaine également, laissé aveugler ? Je l’ai pris à trois reprises en flagrant délit d’erreur.
Pages 126, 130 et 132, Charles ou Pierre nous parlent, à propos d’un tableau anonyme du début du XVIe siècle du musée des Beaux-Arts de Bruxelles représentant une Petite fille à l’oiseau mort, de « bleu de Prusse ». Monsieur le professeur Millau, le bleu de Prusse est une couleur chimique dont l’invention remonte au plus tôt au début du XVIIIe siècle…
Vous connaissez la bruyante fontaine des Fleuves du Bernin place Navone à Rome, je cite, « avec ses géants barbus se faisant des signaux avec leurs mains », « l’un d’eux, disait mon oncle en riant, pour proclamer l’horreur que lui inspire la façade Sainte-Agnès, parce que le Bernin haïssait Borromini son rival ». Certes, les deux plus grands architectes de leur siècle ne s’appréciaient guère. Mais lorsque le Bernin fit élever sa magnifique fontaine, la façade de Borromini n’existait pas encore…
Plus grave, p. 30 et suivantes, 37, 41-42 et 105, le Portrait de Simonetta Vespucci du musée Condé à Chantilly. Charles Millau paraît hésiter sur l’auteur du tableau, Piero di Cosimo ou Antonio del Pollaiuolo. L’attribution à Piero di Cosimo n’est aujourd’hui plus discutée. En revanche, il semble accepter l’identité du modèle, cette Simonetta Vespucci, maîtresse de Julien de Médicis, morte en 1476, à l’âge de 23 ans. Écoutons l’oncle Charles : « Observez sa bouche. Regardez bien ses lèvres, Pierre. Elles sont si justement dessinées, avec une précision si merveilleusement exacte que vous pouvez reconnaître le son de sa voix. Je peux vous affirmer que bien qu’elle fût génoise…, elle prononçait l’italien avec le délicieux défaut de langue qu’on entend ici à Venise… Vous pourriez l’entendre réciter les petits poèmes amoureux qu’écrivait pour elle Laurent – ne serait-ce pas plutôt Julien ? – de Médicis… »
Je n’ignore pas que Charles Millau, en observant la bouche de Simonetta Vespucci, entendait sa chère Judith. Mais l’oncle Charles s’égare. Le tableau de Chantilly ne peut en aucun cas représenter Simonetta Vespucci et ceci pour de multiples raisons. Je n’en citerai qu’une : comment imaginer un seul instant qu’une jeune femme mariée de la meilleure société se laisse peindre la poitrine nue ? Même l’hypothèse d’un portrait allégorique posthume – en fait, Piero di Cosimo n’avait pas quinze ans à la date de la mort de Simonetta Vespucci – n’est pas recevable. Absente, indifférente, la prétendue Simonetta Vespucci regarde au loin. Son délicat visage se détache devant des nuages sombres, sombres pour mieux mettre en relief son profil ? noirs par quelque allusion funèbre ? Un arbre mort, sur la gauche, étonne dans ce paysage de collines verdoyantes. La savante coiffure de la jeune femme, en nattes tressées, est ornée de perles et de chaînettes d’or. Autour de son long cou s’enroule un aspic dont on voit la langue et qui se mord la queue. Cet aspic est-il vivant ? Est-ce un bijou ? Son ombre se détache sur la chair blanche de la poitrine nue de l’héroïne dont les seins aux formes parfaites, vus de trois quarts, ont beaucoup fait pour la célébrité du tableau.
Reste l’inscription en lettres capitales Simonetta Ianvensis Vespucci. Elle est en fait tardive et a été portée au bas du tableau bien après son exécution. Vasari, dans sa Vita de Piero di Cosimo, décrit, chez son ami Francesco da Sangallo, una testa bellissima di Cleopatra con un aspico involto intorno al collo. Serait-ce le tableau de Chantilly ? Rien ne l’assure. Les iconologues y reconnaîtraient plutôt une allégorie de la beauté parfaite que l’on n’atteint qu’au-delà de la mort, symbolisée par le serpent qui se mord la queue.
C’est grâce à un conservateur du Louvre, Frédéric Reiset, que le duc d’Aumale put faire l’acquisition de ce fascinant chef-d’œuvre. Les collections de peintures et de dessins de Chantilly sont les secondes de France (les troisièmes, assurent les zélateurs de Versailles), après celles du Louvre bien sûr. Souhaitons qu’à l’occasion de l’indispensable et providentielle restauration du château et de ses jardins, ses collections ne soient pas oubliées. Pour être mieux connues, ses immenses richesses mériteraient un personnel scientifique bien plus nombreux et des publications scientifiques qui font toujours défaut.
Il est temps, Monsieur, de revenir à votre roman qui n’a rien, j’en conviens, d’un « nouveau roman ».
L’oncle Charles a quitté Judith. Charles est mort. Quelques années ont passé. Pierre se rend à un colloque d’historiens de l’art à l’Université de Rome. Il lui est facile de reconnaître en l’une des congressistes, Judith Desgranges, la Judith de son oncle. Elle satine toujours ses « s ». Ils marivaudent. Elle lui présente sa fille Sarah. C’est le portrait de sa mère. C’est l’amour fou. Elle s’installe dans la vieille maison de l’oncle Charles avec sa deux-chevaux verte, son chat, son désordre sauvage, ses horaires peu matinaux, son charme irrésistible. Elle bouleverse la maison à laquelle Pierre n’avait pas touché. Elle va jusqu’à détériorer la syntaxe parfaite que Pierre avait héritée de son oncle. Au bout de quarante-huit jours, Sarah s’enfuit au volant de sa deux-chevaux. Pierre est désespéré. Elle revient. Elle est enceinte. Il s’appellera Charles. « Ce que l’oncle Charles a raté, nous on l’a fait », déclare-t-elle. Elle se chargera de l’aérer. Je vous l’avais annoncé, le beau roman de Philippe Beaussant s’achève bien.
Le congrès de Rome vous est prétexte, Monsieur, pour ironiser gentiment sur la nouvelle histoire de l’art et son jargon. Comme je vous approuve ! Cette « constellation épistémologique », ce « paradigme perceptif » sont insupportables. J’attendais beaucoup, Monsieur, de la réponse à la question de la jeune Sarah : « un chef-d’œuvre c’est quoi ? » (déjà dans votre Couperin vous vous interrogiez : « qu’est-ce qu’un génie ? »). J’attendais beaucoup, mais la réponse n’est pas venue. Pouvait-elle venir ?
Un dernier mot sur votre Rendez-vous de Venise qui m’a longtemps retenu. Nous sommes cette fois à Rome, à l’église S. Agostino, devant la Madone des Pèlerins du Caravage. « Il y a des peintures qu’on admire et d’autres qui touchent. Celle-là fait les deux à la fois. Je me sens devant elle un peu comme la vieille femme qu’on voit au premier plan à genoux devant la Madone, avec ses pieds sales. Elle a l’air si heureuse, avec son sourire de vieille et ses pieds sales : moi je suis en adoration exactement comme elle. » Bravo Judith ! Merci Philippe !
’heure est venue de conclure. Je citerai Paul Valéry dans une lettre récemment publiée, adressée à son frère Jules, et de quelques années postérieure à son élection ici-même : « Quant à moi, je crois que si c’était à refaire, je ne me présenterais pas à l’Académie. Je l’ai fait par considération pour les miens ; et les enfants en profitent en somme. Mais personnellement, les ennuis passent de beaucoup les avantages qui en résultent ; les avantages, fumée… »
Aujourd’hui, bien sûr, vous ne regrettez rien. Parfois, sans doute, vous vous interrogerez : que suis-je venu faire ici ?
Vous êtes venu pour défendre le français. Vous y êtes parce que vous avez défendu la musique de votre cœur. Vous avez devant vous un chœur d’admiratrices et d’admirateurs. Vous avez devant vous un orchestre de violons et de violes de gambe, de flûtes et de clavecins. À la phrase sacramentelle, « Soyez, Monsieur, le bienvenu », j’aimerais aujourd’hui ajouter : faites-nous partager votre passion pour la musique baroque !