Homélie prononcée par
M. le cardinal Jean-Marie LUSTIGER
Archevêque de Paris
En l’église Saint-Germain des Prés
le mardi 29 janvier 2002
« Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu ». Cette phrase de saint Paul dans l’épître aux Colossiens, Léopold Sédar Senghor l’a méditée chaque samedi saint. Oui, sa vie est désormais cachée dans le Christ, dans la gloire invisible. « Là où je suis, vous serez vous aussi », dit Jésus à ses apôtres. Nous prions pour lui. Nous prions avec lui le Seigneur Miséricordieux.
Léopold Sédar Senghor s’est défini « comme un poète tombé en politique ». Comprenons exactement cette expression. Politique, il n’a jamais cessé d’être poète et mystique, un mystique tombé en politique, comme aurait dit Charles Péguy ; ce politique n’a jamais cessé d’être d’abord un mystique.
Sa pensée s’est élaborée dans l’immédiate avant-guerre à Paris, puis dans les années qui ont suivi la Libération. Lisant Marx, Engels, Teilhard de Chardin, il s’est donné des raisons, construit une représentation de ce qu’il était en train de vivre et de découvrir.
Mais Senghor, par ce qu’il est, ce qu’il vit, par son destin, nous parle encore plus puissamment et plus profondément du mystère même de la vie humaine.
Son existence d’un africain né à la culture française la plus raffinée, « le néo-africain », comme il se dénomme lui-même, « humilié parce que aliéné » (je le cite), trouve dans cette situation même une force étonnante qui lui fait éclater, déborder, sans peut-être qu’il s’en rende compte, les concepts et les outils que lui donne sa brillante culture de normalien et d’universitaire français.
Il dit lui-même, parlant de ces années d’après la Libération, « je cherchais ma propre libération dans la sueur et le tremblement. Car, par-delà le politique, voire l’économique, il s’agissait de libération spirituelle véritablement, de recherche. Il s’agissait de trouver, à travers et par ma négritude, mon identité d’homme. Il s’agissait, en un mot, non plus d’être un consommateur, mais un producteur de civilisation : la seule façon, en définitive, qu’il y eût d’être». Et il souligne le mot « être ».
Avec une extraordinaire lucidité, il décrit là cette force et cette richesse que nous avons tant de mal à identifier. Sa méditation sur la négritude s’inscrit, bien sûr, dans le courant de la décolonisation et la requête de l’identité africaine dont il a été l’un des grands inspirateurs. Mais sa manière de procéder est originale, alors même qu’il se sent solidaire et proche de ceux qui ont entrepris la même tâche.
En vérité, sa condition de Noir n’entrait dans aucun concept. Elle le faisait semblable et cependant différent. Cette différence que l’on nomme la race ou la couleur est bien une réalité existentielle de la vie humaine. Mais la seule théorisation qui en était faite était celle du racisme.
Or, à voir vivre, à écouter parler et penser Léopold Sédar Senghor, on perçoit bien que s’il forge le concept de négritude, c’est pour revendiquer sa condition concrète d’homme, alors que l’homme blanc s’identifie au concept universel de l’homme. Sa foi l’aide à situer son existence dans une autre lumière. Il est « ce » Noir, frère de « ce » Blanc ; ils sont l’un et l’autre un homme « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ».
Et ce concept n’est la négation ni de la négritude ni de l’identité blanche. Le Noir et le Blanc sont situés non dans une relation conflictuelle, mais existentiellement, l’un autant que l’autre et l’un avec l’autre, sous le regard bienveillant de leur Créateur.
Cette expérience spirituelle va lui servir d’outil sur le terrain politique.
En vérité, la question de Dieu est au centre de ses préoccupations et explique les choix concrets de l’homme, de l’intellectuel, du politique.
Malgré ce qu’il en dit, il n’a pas connu le conflit entre la foi et la raison, tel que le scientisme du début du siècle le formulait pour les intellectuels d’Occident et de France. Une opposition l’a habité entre l’africain qui découvre la grandeur de Dieu, qui vit dans une harmonie joyeuse et exultante en sa présence, qui a la certitude de pouvoir un jour le contempler, et l’intellectuel français qui reçoit de sa culture les normes de la pensée occidentale. Si l’on préfère, c’est le conflit entre l’Africain et le normalien, non entre la foi et la raison.
Il conceptualisera cette opposition en attribuant par exemple la raison à l’Occident et l’intuition, le sensible et le corporel à l’Afrique. Mais l’unité de sa vie est plus forte que le système de pensée qu’il échafaude pour la justifier et l’exprimer. Et c’est là où le poète triomphe car il dit le réel.
Il n’a jamais cessé de vivre avec cette évidence de son enfance, je le cite, « l’important, c’est d’aimer Dieu. Ma vie fut ainsi peu à peu guidée par la vision de l’amour et des joies du Paradis... Je rêvais que le bonheur du ciel consistait à chanter en dansant devant le trône de Dieu comme David. Chanter avec les anges en chœurs polyphoniques ». Il n’a jamais perdu cette joie de contempler « la Cité sainte, la Jérusalem nouvelle, toute prête, parée comme une fiancée pour son époux » selon la parole de l’Apocalypse que nous venons d’entendre.
Et si la mort était présente à sa pensée, c’était dans l’exultation de la vie. En un sens, l’enfant africain en lui allait tout droit à l’essentiel du message chrétien sur lequel bute la tentation matérialiste de l’homme blanc et son scepticisme. Même dans les plus graves épreuves de sa vie, cette certitude paradisiaque n’a, me semble-t-il, jamais quitté le fond de sa conscience.
Dès lors, on devine son long travail pour rendre la fierté à sa condition, nommer sa négritude, la dire dans le langage du Blanc pour que le Blanc comprenne ce qu’est le Noir et ce qu’il vit ; pour, en se découvrant comme « l’homme noir », faire comprendre que le Blanc est « l’homme blanc », qu’ils sont frères également hommes, et que du coup l’humanité ne se résume pas à la blancheur pas plus qu’à la négritude, mais qu’elle les fait vivre l’une et l’autre.
On comprend dès lors comment la revendication de l’identité qui pour lui a été la délivrance de la condition humiliée et aliénée, n’a pas pris pour moyen la révolte ou la négation ou la haine ; mais la charité au sens le plus fort du mot.
On a dit que Senghor est l’exemple d’une double identité. Cette formule, à mes yeux, ne convient pas. On ne peut parler à son sujet ni « d’inculturation », ni « d’authenticité africaine ».
C’est bien la charité qui faisait se rencontrer en lui ces deux cultures. En aimant l’autre culture comme distincte, il l’accueillait et pouvait la faire sienne, comme l’époux et l’épouse ne font qu’un en restant cependant avec leur part de mystère et de secret l’un à l’égard de l’autre.
En un sens, cette communion des cultures est beaucoup plus forte et grande que tous les essais d’inculturation ou que les exclusions au nom de « l’authenticité », parce qu’elle permet aux hommes de communier dans leurs différences au lieu d’exhiber leurs différences pour se distinguer et s’opposer. La communion ainsi conçue valorise l’identité propre de chacun, alors que le conflit ne peut que les blesser et les détruire. C’est en étant vraiment homme noir qu’il accueille en lui et partage la manière d’exister de tout homme, dans l’unité intérieure de celui qui a appris du Christ qu’aimer c’est d’abord donner, mais aussi recevoir.
Senghor avait compris que l’africanité gagne à découvrir l’autre culture qui était aussi la sienne ; et qu’à l’inverse, par cette communion de charité, l’Occident blanc gagnera en humanité, en accueillant avec amour cette identité, jusque là méconnue, de l’homme noir.
Dès lors, les problèmes politiques sont comme décentrés par rapport à la manière dont nous les formulons habituellement. Et nous voyons les traits étonnants, qui ont déconcerté, de sa « voie africaine du socialisme », pour ne citer que cet exemple.
Ses affirmations sur la laïcité appliquée à la constitution de l’État du Sénégal, la place des religions qui y est reconnue et qui est comme nécessaire à l’édification d’une conscience nationale à laquelle contribuent dans une même communion de charité (c’est le chrétien qui parle en disant cela) l’islam et le christianisme, ont déconcerté ses amis politiques et peut-être ceux qui aujourd’hui prendraient connaissance de son discours lors de l’inauguration de la Mosquée de Tuba, le 7 juin 1963 (je le cite) :
« La religion, comme l’art, est le propre de l’homme... Pour construire la civilisation de l’universel, il faut à la raison discursive le concours de la raison intuitive qui est l’esprit de la religion ». Et il plaide à la fois pour « le bénéfice que représente l’indépendance de l’État face aux religions et la nécessité pour celles-ci – christianisme et islam – d’assimiler les réalités sociales de l’Afrique. »
Il précise parlant du christianisme mais aussi de l’islam : « Je veux dire ici "se faire nègre avec les nègres" ». Vous aurez reconnu, bien sûr, dans cette expression une citation de saint Paul qui « se fait grec avec les Grecs et juif avec les juifs ».
Il a compris la valeur exemplaire des relations entre l’islam et le christianisme, que la sagesse africaine a su établir, sans syncrétisme ni confusion.
Plaise à Dieu que ce vœu de Senghor ne soit pas un rêve dépassé par la cruauté des hommes.
Dès lors nous pouvons comprendre la grandeur spirituelle du pardon qui agit comme une vraie réalité politique. L’un de ses poèmes l’exprime, je pense ici à sa Prière pour la paix, dédiée à Georges et Claude Pompidou :
« Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche ! » écrit-il dans une page magnifique, aux traits parfois violents.
« Seigneur, pardonne à ceux qui ont fait des Askia des maquisards, de mes princes des adjudants.
De mes domestiques des boys et de mes paysans des salariés, de mon peuple un peuple de prolétaires.
Car il faut bien que Tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes enfants comme à des éléphants sauvages.
Et ils les ont dressés à coups de chicotte, et ils ont fait d’eux les mains noires de ceux dont les mains étaient blanches.
Car il faut bien que Tu oublies ceux qui ont exporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires.
Qui en ont supprimé deux cents millions.
Et ils m’ont fait une vieillesse solitaire parmi la forêt de mes nuits et la savane de mes jours.
Seigneur, la glace de mes yeux s’embue
et voilà que le serpent de la haine lève la tête dans mon cœur, ce serpent que j’avais cru mort...
Tue-le Seigneur, car il me faut poursuivre mon chemin, et je veux prier singulièrement pour la France.
Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père.
Ô bénis ce peuple, Seigneur, qui cherche son propre visage sous le masque et a peine à le reconnaître.
Et (bénis) avec lui tous les peuples d’Europe, tous les peuples d’Asie, tous les peuples d’Afrique et tous les peuples d’Amérique
Qui suent sang et souffrances. Et au milieu de ces millions de vagues, vois les têtes houleuses de mon peuple.
Et donne à leurs mains chaudes qu’elles enlacent la terre d’une ceinture de mains fraternelles
DESSOUS L’ARC-EN-CIEL DE TA PAIX. »
Il ne se contente pas d’évoquer et ces douleurs et ce pardon. Il lit dans l’épreuve de l’Afrique non pas une souffrance inutile, vide de sens qui ne peut appeler que la révolte. Il arrache à l’oubli ces pages cruelles de notre histoire commune, européens et africains, et les assume dans sa vision chrétienne.
Sa prière pour la paix commence par ces mots :
« Seigneur Jésus, [... ]
au pied de mon Afrique crucifiée depuis quatre cents ans et pourtant respirante,
laisse-moi Te dire, Seigneur, sa prière de paix et de pardon ».
Il décrit ailleurs, je le cite : « L’Afrique depuis cinq siècles, comme le Christ, crucifiée par la traite des nègres et la colonisation, mais l’Afrique rédimée et par ses souffrances rachetant le monde, ressuscitant pour apporter sa contribution à la germination d’une civilisation pan-humaine ».
Cette vision ne propose ni excuse ni récupération de la souffrance. Elle exprime une découverte puissante et forte : rien, pas même l’abîme du malheur, ne peut arracher à l’homme son humanité ; cette humanité donne valeur même au pire que des hommes peuvent subir.
Ainsi, il invite le continent africain à trouver dans ce passé humilié la source non de sa révolte mais de sa fierté ; et à découvrir comment ce peuple « crucifié » a appris la dignité humaine dans l’épreuve de sa négation.
L’esclave n’est plus aliéné quand il découvre mieux que le maître où est la dignité et où est l’amour.
L’esclave peut alors enseigner à son maître le chemin de la liberté qui sera leur commune découverte.
Saint Paul nous rappelle que dans le Christ « il n’y a plus ni esclave ni homme libre ». C’est ce que Senghor contemple dans les dernières lignes de l’Élégie pour Martin Luther King :
« Je chante avec mon frère
La Négritude debout, une main blanche dans sa main vivante !
Je chante [] un paradis de paix ».
* décédé le 20 décembre 2001, à Verson.